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EPhEP, Grande Conférence, le 24/05/2018

Patrick Guyomard – Pour cette dernière réunion du séminaire que Charles Melman a proposé cette année autour du thème « l’inconscient c’est la politique », je me suis proposé la tâche toute simple, mais au fond peut-être pas si simple, d’aller voir où Lacan disait cette phrase, dans quel contexte il la disait, et d’en mesurer exactement la portée, en tout cas le plus précisément possible au-delà de ce que cette phrase peut avoir à certains égards d’évidence –mais il faut se méfier des évidences – et aussi de déni et d’opacité. On dit « l’inconscient c’est la politique », mais après tout on peut dire « l’inconscient c’est autre chose ».

Qu’est-ce qui est venu, qu’est-ce qui a conduit Lacan à prononcer cette phrase de façon assez abrupte, inattendue dans un passage d’un séminaire. Il ne le reprend pas, en tout cas à ma connaissance dans ce séminaire-là, il ne le développe pas. Mais ça ne veut pas dire que le séminaire, dans son ensemble, ne soit pas un long commentaire ou un long développement de cette formule, qu’en somme cette formule vient cristalliser un moment de la réflexion de Lacan ; et que d’autre part, elle vient à un moment précis autour de questions très précises dont vous verrez qu’elles sont étonnamment d’actualité, même si on peut, en lisant ou en réécoutant cette séance du séminaire de Lacan, être étonné de la forme de recul qu’il prend pour l’aborder.

Pour ceux d’entre vous qui ne le sauraient pas, la formule de Lacan « l’inconscient c’est la politique » c’est dans La logique du fantasme, le 10 mai 67. Elle surgit de façon, comme je le disais assez abrupte, à une époque, à un temps auquel Lacan fait référence très brièvement, un temps marqué par un peu plus que des prémisses de mouvements politiques qui ne sont pas sans rappeler certains mouvements que nous pouvons constater aujourd’hui. Quel que soit leur avenir ou leur ampleur, Lacan s’y réfère très explicitement, et par conséquent ça donne à cette phrase un certain nombre d’échos que je vais vous donner très brièvement en commençant et puis on y reviendra.

D’abord Lacan utilise un certain nombre de formules. Je crois qu’il faut toujours, en tout cas c’est ma position, les entendre un peu comme des mots d’esprit, mais  aussi comme des sortes de concepts. Je prendrai pour exemple la formule de Lacan, la formule de l’athéisme, la vraie formule de l’athéisme : « Ce n’est pas Dieu est mort mais Dieu est inconscient ». J’ai vu pas mal d’amis se casser la tête évidemment là-dessus, même dans un livre qui vient de paraître, qui s’appelle Lacan et le christianisme écrit par Jean-Daniel Causse qui est venu dans ce séminaire parler l’an dernier. Évidemment il tire le commentaire de cette phrase « Dieu est inconscient » dans le sens d’une sorte d’identité entre inconscient et Dieu, du savoir de l’inconscient, du savoir de Dieu ; et puis, quelque chose qui va aussi dans le sens d’une intimité de Dieu qui serait comparable en somme à l’intimité de l’inconscient.

Pourquoi pas ! Néanmoins ce n’est pas du tout ce que je pense. Je pense que la formule « Dieu est inconscient » comme véritable formule de l’athéisme, il faut l’entendre comme un mot d’esprit. Dire que Dieu est inconscient, c’est exactement la même chose que ce qu’on dit quand on dit que tel ou tel est inconscient, c’est-à-dire qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Voilà ! Donc dire que Dieu est inconscient, c’est dire que Dieu ne sait pas ce qu’il fait – aussi radicalement que ça – pas plus que l’inconscient en un sens ne sait ce qu’il fait.

Pourquoi l’inconscient ne sait pas ce qu’il fait ? Eh bien parce que ce n’est pas un sujet, c’est un savoir qui ne se sait pas. Donc dire que Dieu ne sait pas ce qu’il fait, c’est dire que Dieu n’est pas un sujet, n’est pas une conscience, n’est pas à penser sous le mode d’une réflexivité, et qu’il sait peut-être quelque chose, mais quant à savoir ce qu’il fait, il ne le sait pas. Formule assez radicale de l’athéisme. Ça ne suffit pas de dire que Dieu n’existe pas, ça ce n’est pas du tout une affirmation de l’athéisme, ni que Dieu est ceci ou cela. Voilà c’est une phrase postfreudienne de l’athéisme : Dieu n’est pas un sujet.

Alors en ce qui concerne « L’inconscient c’est la politique », on va peut-être arriver à mettre cette phrase dans un sens qui soit un petit peu comparable, ou du moins qui lui donne une portée relativement précise.

Quant aux thèmes qui seront développés, qui tournent au fond autour de cette phrase et qui manifestement amènent Lacan à l’énoncer de façon assez abrupte et inattendue, ce sont des thèmes actuels. C’est la question de la révolte, c’est la question de la radicalité, c’est la question du masochisme - je vous dirai pourquoi tout à l’heure - et c’est la question de s’identifier à une victime. Ce sont ces questions que Lacan reprend dans le fil d’un ouvrage auquel il se réfère tout de suite, très rapidement, et là aussi de façon étonnante, ouvrage dont je vous conseille la lecture. Lacan en conseillait la lecture aux auditeurs de son séminaire de 67. C’est un livre de Bergler, de 1929, La névrose de base, paru chez Payot.

Est-ce que la lecture de cet ouvrage vous sera aisée ou pas ? Je ne sais pas. Ça dépend de votre familiarité avec une certaine conceptualité qui bien évidemment est absolument freudienne, de plus un freudisme de l’époque. Mais en tout cas, il s’y énonce un certain nombre de thèses que Lacan reprend, puisqu’en somme, au début de cette séance de séminaire, il passe un bon quart du temps, sinon un tiers, à lire des passages entiers de cet ouvrage de Bergler tout en faisant de grands éloges.

Alors quelle est la thèse de Bergler ? Il y a une question et une thèse. Sa question, il la formule de la façon suivante : « l’énigme d’aujourd’hui » – en 1949 – « ce n’est plus l’énigme du sphinx » – ce n’est plus du tout ça – « l’énigme aujourd’hui c’est le masochisme », comme si en somme le malaise freudien, le malaise de la civilisation avait, passée la deuxième guerre mondiale, fait une espèce de tour de plus ou franchit quelque chose de plus, et que la question centrale devenait moins le malaise que le masochisme.

Cette question du masochisme dans la civilisation, dans la subjectivité, de son pouvoir, de ce qu’il nomme de la façon suivante : « pourquoi les gens éprouvent un tel besoin insatiable d’autopunition ? » Cette phrase de Bergler n’est pas sans rappeler tout un type de réflexions politiques, à commencer par Le discours sur la servitude volontaire.

Donc tous les propos de Lacan, y compris cette phrase de « l’inconscient c’est la politique », sont en fait un commentaire du malaise masochiste, appelons le comme ça, qui serait actuellement un, sinon notre malaise.

Cela c’est la thèse, ça c’est la question. Lacan l’explique avec la théorie qui vous est familière et elle s’emboîte si je peux dire très bien avec la théorie de Bergler. Bergler évidemment n’est pas lacanien et a d’autres références. Mais c’est un ouvrage cliniquement riches, freudien je dirais dans le meilleur sens du terme ; Lacan le commente d’une autre façon.

Les propos de Bergler, là d’où il part, ce sont deux thèses. Alors la névrose de base, on n’est pas forcé d’adhérer, on peut l’entendre de différentes façons, peut-être qu’on pourrait l’entendre autour du fantasme de base ou des fantasmes originaires. C’est pour lui ce qu’il appelle une névrose orale. Vous allez voir ce qu’il veut dire.

La névrose de base c’est la névrose orale. Lacan ne contrevient pas à cette définition, je dirais même pas du tout. Ça ne l’empêchera pas plus tard de l’interpréter autrement.

Alors cette névrose orale, elle se concrétise par un fantasme. On peut dire que ce livre, en tout cas au début, est l’analyse d’un fantasme, fantasme de désir évidemment, qu’on peut tout à fait mettre sur le même pied que ce fantasme que commente Freud dans son article : On bat un enfant. Ce fantasme, bien sûr, ce n’est pas « On bat un enfant », mais c’est le désir d’être refusé. C’est comme ça qu’il l’énonce : le désir d’être refusé, le désir d’être rejeté, le désir en quelque sorte masochiste d’être rejeté et également d’être refusé. Quel est le poids de ce désir ? Il le commente en dégagent trois temps du fantasme, en le dénouant – je vais vous donner quelques indications – exactement de la même façon que Freud dégage ses trois temps quand il analyse le fantasme On bat un enfant.

Donc être refusé, être rejeté. Là aussi, puisque la politique ne nous quitte pas, ce qu’il faut avoir dans l’oreille, c’est que quand nous réfléchissons sur les radicalités, sur un certain nombre de formes de violences nouvelles, extrêmes, elles aussi radicales, quand nous réfléchissons politiquement mais aussi analytiquement sur la puissance de la victimisation, la construction masochiste du fait d’être victime, et les conséquences éventuellement sacrificielles terrifiantes et terroristes qu’elles peuvent avoir, eh bien c’est exactement ce dont parle Lacan. C’est pour cette raison qu’il se réfère à Bergler en essayant d’en dégager effectivement la portée.

Alors Bergler a une théorie et je vais vous expliquer sa théorie. Je vous ai dit, je vous le redirai, que Lacan cite la page de Bergler in extenso. Donc il la commente, il y croit, il y adhère.

La théorie de Bergler est la théorie suivante : la névrose de base c’est une névrose orale. Le danger, le premier danger est un danger oral et ça serait - alors je dis ça au conditionnel - ça serait un danger évidemment fantasmatique, qui serait attaché très essentiellement à cet aspect de l’oralité qui se constitue autour de l’enfant nourri par le sein. Et première originalité, en tout cas à l’époque de Bergler et évidemment Lacan s’y retrouve, il situe cette expérience dans une relation, plus qu’autour d’un objet. Dans cette relation, sa thèse, c’est que le danger de la phase orale, danger auquel tous les enfants ne sont pas exposés de la même façon, le danger de la phase orale conduit l’enfant passif à ressentir « paradoxalement le fait d’être nourri au sein comme une agression maternelle. » Voilà c’est sa thèse : « comme une intrusion agressive. L’enfant se sent passivement pris comme victime de l’agression maternelle ».

Vous voyez que ça donne un autre relief à l’idée de ce que serait une bonne mère. Bergler ne cite pas du tout Winnicott. Mais ce n’est pas du côté de l’environnement, la bonne mère serait du côté de ce qu’elle pourrait apporter de tempérance à cette agression pulsionnelle de sa part qui s’exerce quand elle nourrit l’enfant, et sinon l’enfant risquerait d’être une victime passive du sein plutôt qu’un enfant actif dans des pulsions orales. Voilà c’est ça sa thèse. C’est-à-dire que c’est cette passivité face aux pulsions maternelles, cette espèce de parasitage par la rencontre de ces éléments pulsionnels du côté de la mère comme du côté de l’enfant qui engendrent à la fois un danger chez l’enfant, une espèce de réaction fantasmatique.

« L’effet de ces réactions fantasmatiques, c’est que les enfants deviennent » – alors je vais vous expliquer comment – « des masochistes psychiques, ils aiment inconsciemment l’humiliation, la défaite, le refus, car le seul plaisir » – dit-il –« qui peut découler du déplaisir est de faire du déplaisir un plaisir », c’est-à-dire d’érotiser la violence qu’ils subissent ou qu’ils encaissent. Et c’est à ce moment-là, en réaction à cette violence, que se construisent des fantasmes.

Très vite Lacan va reprendre cela à son niveau, mais là je suis au niveau de Bergler. Toute la question évidemment est de savoir si les violences politiques que nous constatons, sont en fait des violences qui sont portées par un désir d’arrachement, de construction, ou bien si ce sont des violences extrêmement négatives, qui en somme sont nourries du refus, sont nourries d’une position victimaire, et par conséquent cherchent la défaite. Si en somme le désir que ça échoue, le désir d’être refusé, donc le désir de montrer que l’autre vous refuse, n’est pas finalement plus fort que tout. C’est ça que Bergler appelle le masochisme, c’est se construire un fantasme qui est le fantasme d’être refusé, rejeté, et évidemment pousser l’autre d’une façon ou d’une autre, quoi qu’il fasse, à alimenter ce fantasme dans une conduite masochiste d’échec.

Alors Bergler décrit ce mécanisme en trois temps. Là aussi Lacan s’y attache en détail. La couche la plus profonde, selon lui, il l’énonce de cette façon-ci : « je me créerai le désir masochiste d’être rejeté par ma mère ». Alors ce n’est pas la mère œdipienne, c’est la mère préœdipienne. « Je me créerai le désir masochiste » – qu’a le sujet – « d’être rejeté par ma mère en déformant des situations dans lesquelles quelque substitut de l’image préœdipienne de ma mère refusera mes désirs. Je me crée des situations dans lesquelles mes désirs seront refusés. »  Ça c’est inconscient.

« Deuxième temps » – dit-il – « je ne serai pas conscient de mon désir d’être rejeté et de ce que je suis l’auteur de ce rejet. Je verrai seulement, je penserai seulement que j’ai raison de me défendre, que mon indignation est bien justifiée, ainsi que la pseudo-agressivité que je témoigne en face de ces refus ». Pseudo agressivité, c’est un terme très important, parce qu’au fond ça fait la différente entre une vraie révolte et une espèce de pseudo-agressivité stérile dont le seul but évidemment est d’échouer et surtout de ne pas se construire quelque chose.

Et troisième temps, « après quoi, je m’apitoierai sur moi-même en raison de ce qu’une telle injustice ne peut arriver qu’à moi et je jouirai une fois de plus d’un plaisir masochique ». C’est-à-dire que je jouirai masochiquement du plaisir d’être une victime comme si le sujet en somme se récupérait là-dedans, comme il peut, autour de cette jouissance victimaire avec ce qu’elle peut avoir de narcissisante, mais évidemment de ce qu’elle peut avoir de totalement stérile – c’est vraiment le cas de le dire ! – autour de cette conviction : on me refuse.

« Être refusé », alors continue Bergler, « ce serait se sauver soi-même en somme fantasmatiquement de l’engloutissement du partenaire maternel ». Comme si l’enfant n’était pas capable de désirer, s’arracher à cette puissance maternelle, il risquait trop d’être mangé et dévoré, et qu’au fond, là aussi, dans le fantasme de refuser ou d’être refusé, ce n’est pas lui qui se sauve, c’est l’autre qui le rejetterait, ou plutôt il serait refusé, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Thèse principale : le sujet veut être refusé dans la pulsion orale.

Bergler va un petit peu plus loin. Il insiste sur la valorisation d’être rejeté. Il parle des collectionneurs d’injustices. Alors il fait toute une liste de patients qui sont des collectionneurs d’injustices – on peut évidemment transposer ça politiquement – et il dégage comme une espèce de jouissance, secrète celle d’être effectivement rejeté.

Alors Lacan reprend cela en en faisant l’éloge. J’ai parlé dix minutes de Bergler, beaucoup moins longtemps que Lacan dans son séminaire. Il commente, il y vient, il en fait l’éloge, et évidemment il va un petit peu plus loin.

Alors quel est le sens de l’avancée de Lacan, c’est-à-dire là où il avance effectivement sa propre théorie et où il souligne les limites de la théorisation de Bergler ?

Tout d’abord c’est autour du fait que ce n’est pas l’objet sein qui est en question, ce n’est pas de ça dont il s’agit, mais c’est évidemment de la position du sujet. Et là-dessus il fait une espèce de saut, on commence à voir pourquoi ça l’intéresse. Alors je vous lis la phrase qu’il dit :

« La dimension du masochisme elle est définie par le fait – alors ça c’est sa théorie – « que nous donnons au mot objet pour le définir, cet effet de chute et de déchet, ce reste de l’avènement du sujet ».

C’est-à-dire qu’il pense, il expose sa théorie ; il pense le masochisme autour de l’objet petit a, c’est-à-dire autour du fait qu’il n’y a pas d’avènement du sujet sans le fait que le sujet a à se débrouiller avec ce reste, objet a, auquel il peut s’identifier ou pas, en tout cas auquel il a affaire, qui s’il s’y identifie, lui renvoie à lui sa position d’être rejeté. C’est toute la théorie qu’il développe dans L’angoisse comme identification à l’objet a, mais qui bien sûr, en tant que cet objet est objet, est un reste, est toujours en demeure, en mesure d’être l’objet repris par un autre, approprié par un autre, de devenir l’objet de jouissance d’un autre, c’est-à-dire qu’il n’en est dépossédé qu’au bénéfice d’un autre. Il est extrêmement difficile que cet objet soit simplement perdu, il en est dépossédé. Il ne peut pas penser que sa jouissance lui échappe sans qu’un autre n’en jouisse de cette jouissance qui lui échappe, et de ce qu’il a effectivement perdu.

Donc théorie de l’objet petit a – j’y reviendrais tout à l’heure – qui renvoie effectivement à la structure.

Alors c’est sur ce point que Lacan reprend les choses, et il reprend les choses autour du fait d’être effectivement rejeté. Là il commence à critiquer Bergler. Il dit : en somme, c’est très bien de développer ce fantasme d’être rejeté, ce désir d’être rejeté, mais au fond qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ce n’est pas un peu naïf de penser qu’il suffirait de traverser ce fantasme, ou de s’en déplacer, ou de le mettre de côté, pour enfin accepter d’être admis une fois pour toutes dans un endroit confortable, dans une table agréable, et qu’au fond le bénéfice d’une analyse ça serait d’aller au-delà de ces fantasmes de rejet et de mise à l’écart, et d’accepter effectivement de trouver sa place dans un monde qui serait censé nous attendre.

Alors il le dit de la façon suivante : après tout, il vaut peut-être mieux de temps en temps être rejeté qu’accepter trop vite d’être admis. La rencontre qu’on peut faire avec telle ou telle personne qui ne demande qu’à vous adopter n’est pas toujours la meilleure solution, ce n’est pas mal de vouloir y échapper ; et puis au fond qu’est-ce que c’est que cette idée qu’il y aurait une table bienfaisante qui nous attendrait, et qu’au fond il suffirait d’y prendre gentiment sa place pour que tout aille très bien ?

Là-dessus il passe à la politique. 1967 c’est l’époque des comités Vietnam de base. Je ne sais pas si ça vous évoque des souvenirs d’histoire ou des souvenirs de vie. C’était à une époque du début du développement du maoïsme, pré-68, extrêmement violente, très mobilisée bien sûr aux États-Unis par tous ceux qui refusaient d’être incorporés et de partir au Vietnam pour faire la guerre. Mais aussi dans notre pays, en Europe, on peut dire dans l’ensemble des pays, il y eut une mobilisation autour à la fois du soutien au Vietnam et d’une lutte contre le capitalisme et ses bienfaits.

Lacan dit les choses carrément. Il y avait eu une conférence à l’époque où il s’agissait de réunir les pays non-alignés de l’Asie du Sud-Est pour les convaincre des bienfaits du capitalisme et qu’il fallait y être admis. Lacan commente : mais de quoi s’agit-il ? Il s’agit de convaincre ces gens qu’ils ont bien tort de ne pas pouvoir être admis aux bienfaits du capitalisme. Donc valorisation du fait d’être rejeté ; ils préfèrent être rejetés. Mais après tout, pourquoi on leur en voudrait de préférer être rejetés ? Ils ont peut-être bien raison de préférer être rejetés. C’est-à-dire qu’il reprend les fantasmes de Bergler, mais en les valorisant complétement d’une autre façon, d’une façon, qui pour le coup a un sens politique et non un sens névrotique, si je peux dire, puisque ce dont parle Bergler, c’est de la névrose de base ; et le commentaire qu’avait fait Lacan au départ, c’était autour de la névrose de base comme névrose orale. Ici on est dans un mouvement légitime de rejet du capitalisme avec les espoirs – ils ont été effectifs en ce qui concerne le Vietnam, puisque les Américains sont partis – en se révoltant de parvenir à rejeter le capitalisme. Et c’est à ce moment-là –je vais vous lire le passage – que vient la phrase qui fait l’objet de ce séminaire. Il faut quand même réfléchir, dit Lacan, à ce que nous disons et à ce que Freud a dit :

« Si Freud a écrit quelque part que l’anatomie c’est le destin, il y a peut-être un moment où quand on sera venu à une saine perception de ce que Freud nous a découvert, on dira : je ne dis même pas la politique c’est l’inconscient, mais tout simplement l’inconscient c’est la politique ».

Voilà, on passe d’un paragraphe à l’autre, de la guerre du Vietnam, de la préférence d’être rejeté, à « l’anatomie c’est le destin » et à « l’inconscient c’est la politique ». Directement ! Ce qui montre bien que toutes ces questions étaient présentes dans l’esprit et dans la pensée de Lacan.

Comment entendre à ce moment-là l’inconscient c’est la politique ? Eh bien il faut l’entendre comme « l’anatomie c’est le destin », cette phrase de Napoléon, comme vous le savez, que Freud cite en tout cas à deux reprises à propos de la question de la différence des sexes, autant d’ailleurs pour les hommes que pour les femmes. Donc d’un côté la politique c’est comme le destin, ça se construit sur le destin, il y a un enjeu destinal, ça fabrique des destins, ça fabrique de l’histoire ; et de l’autre côté, l’inconscient c’est comme l’anatomie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça ne veut pas dire que c’est de la biologie. Ça veut simplement dire que l’inconscient obéit à une structure. De la même façon que l’anatomie est une configuration destinale, puisqu’on ne peut pas en changer, l’inconscient obéit à une structure, à une logique. Tout le séminaire de Lacan sur La logique du fantasme  développe la dimension logique de sa théorie. Cette logique de sa théorie, logique du fantasme, logique de l’inconscient, c’est une clé, c’est une des clés, mais « la clé » de ce qui se passe dans la politique vraiment. En somme, ce que la psychanalyse pourrait apporter comme éclairage, sinon à la politique du moins à la pensée de la politique, c’est à partir de la structure que Lacan dégage, encore plus à ce moment-là qu’avant, autour de la logique de l’inconscient ou de la logique du fantasme.

Alors là on a quelque chose d’un petit peu plus clair, parce que l’articulation qui est faite, elle est très classique, on voit bien que ça fait le lien autour de l’objet a. C’est comme si au fond, ce serait qu’autour de la théorie de l’objet a, du fait qu’il n’y a d’avènement subjectif que sur le fond du reste d’un objet, que le sein représente, mais qui représente aussi le désir de la mère, ce serait sur cette base là qu’une pensée de la politique autre et différente peut se construire au titre de la psychanalyse.

On pourrait dire aussi qu’il pourrait y avoir une théorie analytique de la servitude volontaire, du masochisme, des pathologies du masochisme, et de la façon dont le masochisme – ça c’est une idée freudienne mais je pense que Lacan n’y objecterait pas – a plusieurs destins. Il y a trois masochismes, vous le savez chez Freud, ils ne sont pas tous pathologiques. Et on pourrait soutenir – je ne le ferai pas maintenant – que concernant la pensée du masochisme ou la traversée du masochisme, il y a aussi plusieurs destins que Lacan reconnaîtrait bien évidemment et qui n’en ferait pas quelque chose d’à jamais victimaire, à condition que puisse s’y construire un désir. Puisqu’au fond c’est ça la question : comment un désir, comment un sujet désirant, comment l’avènement d’un sujet désirant peut-il se construire à partir de cette configuration ; et comment ce qui reste, l’objet qui reste, peut devenir objet, nous disons cause d’un désir, et pas objet dérobé par un autre, pas objet garant d’un statut de victime, pas un objet de revendication préjudicielle indéfinie.

L’objet a n’existe que pour être perdu, c’est-à-dire que pour nous sortir du préjudice,tant qu’il n’a pas atteint cette dimension-là, on reste enfermé dans une logique victimaire, préjudicielle qui demande réparation, qui s’appuie sur un dommage injustifié – en effet pourquoi le serait-il ? – mais qui instaure pour la politique, pour l’action publique, pour les autres, pour la pensée, une relation forcément déviée et dans laquelle le masochisme, c’est-à-dire la jouissance vient dominer.

Chaque fois que Lacan, enfin très souvent quand Lacan essaie d’expliquer, de commenter ce qu’il entend par jouissance, c’est toujours le masochisme qui revient, toujours. Pas seulement, mais c’est toujours le masochisme qui revient comme une espèce d’évidence freudienne qu’il reprend, lui, au titre d’une jouissance. Donc le destin du masochisme c’est le destin de la jouissance, et la façon dont le sujet confronté à cette question, qu’il le veuille ou pas, bien sûr, peut se trouver en mesure ou pas, sans doute d’y perdre quelque chose, mais en même temps d’y instaurer une perte sur laquelle le désir puisse effectivement s’appuyer.

Alors après, juste après ce passage dans lequel nous avons trouvé la phrase en question, Lacan revient à sa théorie de la névrose, à ce qu’est pour lui le névrosé. Ce n’est pas par hasard, je pense, qu’il est allé voir du côté de Bergler ce qu’il disait de la névrose de base ; et Lacan revient à ce qu’il appelle le névrosé, sa théorie du névrosé qu’il développe en particulier à la fin de Subversion du sujet et dialectique du désir. Le névrosé c’est celui qui demande, c’est celui qui est pris dans la demande, c’est celui qui désire qu’on lui demande, c’est celui qui attend qu’on lui demande, et on pourrait presque dire c’est celui qui s’offre à ce qu’on lui demande. Et de ce point de vue-là, ce désir, ce fantasme d’être refusé, d’être rejeté s’articule assez significativement à quelque chose qui serait sinon une attente, du moins peut-être une demande. Comme si l’autre au fond avait la clé et que le sujet de façon masochiste et victimaire était dans cette attente « demandante», pourrait-on dire, de ce qui pourrait dégager effectivement son désir.

Pour qu’être rejeté – je reviens au texte de Lacan, au séminaire – pour qu’être rejeté soit essentiel comme dimension pour le névrosé, il faut en tout cas ceci, il faut qu’il s’offre. Le névrosé serait un sujet qui s’offrirait, qui s’offrirait pour qu’on lui demande ; très clairement ! Et il y a là le rappel de la part de Lacan d’une position essentielle à l’analyse : un analyste n’est pas quelqu’un qui demande. L’analyse n’est pas une demande, l’analyse c’est une offre. Lacan a toujours dit : avec de l’offre j’ai créé la demande. L’analyse est une offre de parole, est une offre de la possibilité pour un sujet de s’affronter au réel de sa parole, réel de sa parole qui ne peut en être une que si elle s’adresse à un autre matérialisé et incarné par l’analyste, et c’est l’analysant justement qui est là en position de demande. C’est sa demande qui fait l’objet d’une analyse. Si la psychanalyse est en position, elle, de demander, alors à ce moment-là les patients ne peuvent que s’offrir à l’analyse. Par conséquent s’y aliéner, s’y perdre, s’y consacrer, et pourquoi pas s’y donner et développer tout un type de fantasmes autour d’être refusé,  ou pas, autour de qu’on leur a donné, qu’on ne leur a pas donné, enfin tout ce genre de chose.

Là-dessus la position de Lacan est extrêmement claire ; et c’est sur cette considération et au fond sur cette critique de l’oblativité (sur laquelle je ne reviens pas parce ce que je pense qu’elle vous est familière), qu’il conclut, critique de l’oblativité au fond, critique d’une théorie de l’analyse et de la pensée de l’analyse selon laquelle il faudrait au terme de l’analyse que le patient s’offre, demande, donne quelque chose, mais à qui ? à quoi ? C’est-à-dire pour reconstituer une aliénation.

Voilà le contexte dans lequel cette phrase « l’inconscient c’est la politique » vient. Alors est-ce qu’on peut aller un tout petit peu plus loin ? Oui, il y a tout un écho freudien à cette phrase. Il y a un écho freudien évident.

Je me permets de vous le rappeler pour ceux d’entre vous qui ne l’ont très précisément en mémoire. C’est un article de Freud autour des personnages psychopathologiques à la scène, et un paragraphe qui s’intitule L’exception. Ce que Freud appelle l’exception – je vais vous en lire un passage –, c’est exactement ce qu’on appellerait la victime, le statut victimaire, le narcissisme de la victime, et la façon de se situer par rapport à toute souffrance, à tout dol, à tout ce dont on pourrait avoir effectivement à se plaindre, comme une victime bien évidemment injustement atteinte.

Je vous lis Freud :

« Il ne fait probablement aucun doute que tout à chacun voudrait se faire passer pour une exception et prétendre à des privilèges sur les autres. Mais ce n’est justement pas sans une raison particulière et qui ne se rencontre pas partout que chacun s‘affirme et se comporte effectivement pour une exception. Dans les cas que j’ai examinés on a réussi à mettre en évidence une spécificité commune à ces malades dans des destins antérieurs à leur vie, leur névrose se rattachait à une expérience vécue ou à une souffrance qui les avaient touchés dans les premiers temps de l’enfance, dont ils se savaient innocents et qu’ils pouvaient estimer être un préjudice injustement porté à leur personne. »

C’est exactement l’idée de Bergler. L’enfant se sent injustement agressé par sa mère. On note bien qu’il ne se sent pas privé, il se sent agressé par sa mère. Et c’est sur la base de cette injustice, c’est-à-dire de ce qui est vécu comme sans raison, et qu’il ne peut supporter que sous le mode de la culpabilité : pourquoi moi ? pourquoi à moi ?  qu’est-ce que j’ai fait ? que se constitue cette configuration.

Autre passage de Freud encore plus clair :

« Nous nous croyons tous fondés à en vouloir à la nature et au destin en raison d’un préjudice prégénital et infantile. Nous exigeons tous un dédommagement pour des atteintes précoces à notre narcissisme et à notre amour propre. Pourquoi sommes-nous nés dans un foyer bourgeois et non dans le château d’un roi ? Nous aurions autant de chance d’être beaux et distingués que tous ceux qu’aujourd’hui nous ne pouvons qu’envier pour cette raison ».

Puis il parle un petit peu du poète. Et il termine de cette façon :

« Ne quittons pourtant pas les exceptions sans avoir à l’esprit que la prétention des femmes au privilège et à la libération de tant d’obligations de la vie repose sur le même fondement. Ainsi que nous l’apprenons par le travail psychanalytique, les femmes se considèrent comme ayant subi un dommage dans l’enfance, comme étant raccourcies d’un morceau et mise à l’écart sans qu’il y soit de leur faute ». – Freud restera éternellement Freud – « Et l’amertume de tant de filles à l’égard de leur mère prend finalement racine dans le reproche que celle-ci les a fait naître femme et non pas homme. »

Autrement dit, chez Freud et chez Lacan, il y a cette question de savoir comment accepter le destin, ce qui n’exclut pas la révolte, mais d’une façon qui ne soit pas masochiste et qui se situe à l’écart ou en décalage par rapport à un certain nombre de ces fantasmes.

Alors je disais tout à l’heure  c’était tout à fait en écho, et peut-être que notre discussion, que j’espère, va développer cela avec un certain type de violence, de radicalité, de radicalisation, de mise en avant du statut de victime, du rapport au préjudice, au destin aussi, aux marques du corps, à la maladie, etc. et à la façon dont le désir ou des désirs peuvent se construire à partir de là. Très clairement c’est la position de Lacan et c’est ce qu’il développera tout au long de ce séminaire.

Quant à la structure même, je l’ai indiquée tout à l’heure et j’y reviendrai juste brièvement, c’est bien sûr tout ce qui tourne autour de l’objet petit a. C’est-à-dire pas simplement de l’objet petit a comme objet perdu, mais de l’objet petit a tel qu’il apparaît beaucoup plus à ce moment-là, c’est-à-dire comme soustraction de jouissance. La question n’est pas cependant la soustraction de jouissance - et Lacan dans ses leçons du séminaire va assez loin - impossible d’affronter la sexualité sans la culpabilité, c’est-à-dire sans le masochisme. Il y a de nombreuses  réflexions sur le masochisme. Comme je le disais tout à l’heure, impossible d’affronter cette soustraction de jouissance sans le fantasme que quelqu’un nous en prive ou que quelqu’un en jouit à notre place. Là aussi on retrouve évidemment le politique, c’est-à-dire comment ce qui est vécu à tort ou à raison, et pourquoi pas à raison, comme injustice, ne peut pas être combattu sinon dans un fantasme que quelqu’un d’autre en jouisse ou que quelqu’un d’autre nous en prive. C’est-à-dire de faire en sorte, qu’au fond, on préfère s’en tenir au fait que c’est refusé, et par conséquent qu’on échoue. Parce que si on échoue, finalement ça nous donne raison et ça nous conforte dans des croyances ou des positions antérieures. Voilà ce que je voulais vous dire, qui est le commentaire le plus proche possible de cette phrase de Lacan.

Ch. Melman – Nous avons eu la chance d’écouter une parfaite leçon de psychanalyse, et je ne peux pour ma part que remercier Patrick Guyomard de son souci légitime de précision quant aux sources, quant aux conditions de production de cette phrase par Lacan, et également de nous avoir introduit un certain nombre d’assertions aussi essentielles que discutables. Et c’est assurément la difficulté propre à notre discipline que de proposer à chaque fois des assertions qui ne manquent pas de nous toucher, c’est-à-dire d’intuitivement nous paraître incompatibles, et qui néanmoins soulèvent beaucoup de problèmes.

Quoi qu’il en soit, cette mise en perspective opérée par Patrick Guyomard de la formule de Lacan nous introduit à la position, à l’incidence très précise, très particulière, qui chez Lacan justifie sa formule, et qui comme on le voit rend parfaitement anonyme l’autorité qui serait responsable de ce mal-être premier, fondamental et cause du masochisme ; et je dirais du même coup, décentre radicalement les revendications ordinaires exprimées dans le champ politique.

Il y a quelque chose qui pour nous se présente comme un dol originaire, une soustraction de jouissance comme Patrick Guyomard l’a rappelé, et dont nous serions en peine d’isoler, d’individualiser, voire de situer comme Un le responsable, puisque tout ceci est préœdipien. Ce qui est quand même problématique, puisqu’il y a une règle qu’habituellement on n’en reste pas à ce qui est préœdipien, que tout ceci est construit sur les bases de relations à la mère duelles, car ce qui est préœdipien est évidemment de nature duelle.

Pour solliciter davantage ce qui nous a été apporté ce soir, je ferai la remarque suivante : ce qu’avance Bergler, s’agit-il de construction ? de reconstruction ? d’expériences vécues dans la cure ? Je veux dire, la cure est-elle susceptible d’amener un patient à articuler des expériences aussi primitives ? La question est ouverte.

Je dirai que pour ma part, il est possible effectivement dans certains cas privilégiés de retrouver des expériences aussi primitives et dont l’étonnement est évidemment que le patient soit en mesure de décrire des situations et des réactions qui frappent par la pertinence avec laquelle elle justifie les constructions théoriques que l’on pourrait en faire. Ça, je dois dire, il est toujours extrêmement impressionnant de voir que ceci, à une époque supposée ante-verbale, préverbale, que ceci a pu être engrammé : cela fait toujours étonnement.

Sur ce qui est de ce qui est là inscrit, je dirais que, pour ce qui est de l’expérience donc limitée que j’ai pu en avoir, il m’a semblé que le conflit initial, effectivement se jouait dans – pour me servir d’un terme à la mode – dans la disruption entre ce qui est l’entrée du bébé dans le langage, et puis la physique d’un rapport à la mère où celle-ci est forcément dans l’attente de la vérification par le bébé, que premièrement elle est bien l’objet nécessaire, qu’elle le lui offre, qu’elle le lui donne, et alors même que celui-ci peut, est susceptible de répondre, comme on le sait, à cette offre, par le fait de refuser sa demande. Je passe sur les difficultés qui n’ont rien d’exceptionnelles du nourrissage et que toutes les mères connaissent à leur grande surprise et qui font surprise. On sait de quelle façon peut s’inscrire effectivement là un drame initial, premier, et où bizarrement va se jouer la question de la répartition du masochisme. Je veux dire de quel côté il se situe.

Mais ce qui reste la question de fond dans cette démonstration et telle que Lacan nous la propose, c’est l’affirmation que c’est dans un rapport duel, c’est-à-dire ou lui ou moi, que se décide la première manifestation du pouvoir. Alors on va répondre tout de suite que c’est contemporain de la phase du miroir qui est bien appuyée. Mais la question qui en découle, c’est : est-ce que ce qui serait cette matrice initiale préœdipienne, l’entrée dans ce monde défectueux, défectif, et où on ne peut être que soi-même défaillant, et donc après tout s’estimer ne pouvoir être que refusé, est-ce que ce dispositif nous permet de soutenir ce qui va être l’organisation ternaire imparable, inévitable, propre, susceptible de soutenir ce qu’il en est de l’autorité, du pouvoir, et de réinscrire dans un sens radicalement différent ce qui a été cette expérience masochiste primaire, puisqu’elle s’avère donc la condition de l’accès au désir.

Je suis donc en pleine interrogation, grâce à toi, en pleine interrogation sur d’abord la validation du terme de névrose orale, mais ça c’est un détail, ce n’est pas notre question fondamentale, mais la question de savoir si nous devons situer l’origine de notre rapport à l’autorité comme étant clos, enfermé dans ce qu’il en est de la dualité ici présentée, c’est-à-dire du jeu entre « c’est ça et c’est pas ça , et si c’est ça c’est donc que toi tu n’es pas ça. Et si tu n’es pas ça, eh bien à ce moment-là est-ce que moi-même je ne risque pas de ne pas être ça ». Autrement dit, le développement de ce qui est la coutume du conflit entre la mère et son enfant, voire la rivalité. Est-ce qu’ils ne peuvent pas être en même temps ?

Donc lorsque Lacan introduit sa formule à propos de ce passage de Bergler, dont on voit bien le profit qu’il en attend... Je passerai évidemment sur l’application qu’il en fait quant au problème politique de l’époque, puisque les pays qui refusaient leur admission ont très vite manifesté que c’est dans la participation qu’ils entendaient comme tout le monde s’illustrer. Je dirai donc que grâce à ce que tu nous as présenté, il me semble qu’une pluralité de questions est soulevée, qui mériteraient un peu plus que cette soirée pour être tranquillement abordées. Je t’en prie.

P. Guyomard – Merci beaucoup Charles. Tout à fait d’accord sur la pluralité des questions et encore un plus sur un peu plus que cette soirée.

Vous l’avez compris, mais j’éprouve le besoin de le redire parce que dans ce type d’exposé on peut adopter plusieurs perspectives. J’ai assez délibérément choisi de ne pas en faire trop du côté de la théorie, puisqu’au fond ma question c’était : pourquoi Lacan, à ce moment-là, attache une telle importance à cet ouvrage de Bergler et à la névrose de base ? Parce qu’au fond la phrase « l’inconscient c’est la politique » aurait pu lui venir dans bien d’autres contextes.

Ça n’implique pas une adhésion à la théorie de Bergler, ni au privilège qu’il donne à l’oralité, mais on peut au moins penser que cliniquement Lacan estime que quelle que soit la façon dont on la pense, la clinique sur laquelle s’appuie Bergler est suffisamment à la fois consistante, insistante et porteuse d’une certaine vérité pour qu’on mérite d’y attacher une certaine attention. Il n’y aurait pas le poids de cette clinique-là, je pense que Lacan ne s’arrêterait pas une seconde à ce que qu’il aurait pu considérer autrement chez Bergler, peut-être pas comme des élucubrations, mais enfin comme des divagations, et Dieu sait s’il a été rude avec la façon dont les analystes théorisaient un petit peu à côté.

Alors préœdipien, bon ça ne veut pas forcément dire avant le langage, ça veut dire avant cinq ans. Je ne sais pas du tout si Bergler était Kleinien, s’il croyait à l’Œdipe précoce ou pas. Il emploie ce terme de préœdipien, Lacan l’emploie descriptivement et pas théoriquement. Ça n’implique pas du tout une relation duelle avec la mère. Je pense qu’au contraire tout montre qu’il y a une relation, qu’il y a du tiers, qu’il y a du père. Donc il y a quelque chose de l’Œdipe, au sens où l’emploie Mélanie Klein dès les premiers temps de l’enfant.

Je crois que la question c’est : comment peut ou pas se constituer pour un sujet une espèce de solution masochisante – parce que c’est ça ! – fantasmatique, sur le mode un enfant est refusé, ou un enfant est rejeté, qui vient faire ce que vient faire tout fantasme, c’est-à-dire qui permet au sujet de se tenir  ̷S <> a, face à quelque chose qu’il encaisse dans un premier temps comme une perte assez radicale d’objet, un évanouissement ou une angoisse de nature telle que le désir n’y trouve pas sa place.

Donc si on allait, enfin si j’allais un petit peu plus dans ce sens-là en restant sur ce terrain-là, ça serait plutôt un jeu de masochisme entre l’enfant et la mère. C’est-à-dire une mère qui est forcément un peu masochiste comme mère, en tout cas comme mère d’un nourrisson, qui exerce à tort ou à raison une forme de toute puissance, et un enfant qui est dans la toute dépendance, plus ou moins, mais en même temps qui pense et qui développe une vie fantasmatique, laquelle peut lui faire préférer s’imaginer être rejeté plutôt que de grandir tout seul. Parce qu’au fond c’est ça, le fantasme d’être rejeté ou d’être refusé, c’est que le lien à la mère est privilégié par rapport à quelque chose qui pourrait être justement différents modes de référence au père, par exemple un appel à grandir, un appel à désirer qui pourrait venir du père, mais qui pourrait tout aussi bien venir de la mère. La mère, elle, n’est pas binaire, ce n’est pas ou l’un ou l’autre ! Elle peut à la fois être prise dans des relations masochistes et dans un type de lien avec son enfant, et en même temps désirer tout à fait que cet enfant grandisse à la fois pour s’en débarrasser mais peut-être aussi parce qu’elle peut avoir envie qu’il grandisse. Enfin les choses sont tressées de cette façon-là. Donc il y a effectivement tous ces éléments.

La question centrale, c’est comment effectivement Lacan, à ce moment-là, reprend au niveau théorique ce lien qu’il fait entre l’avènement subjectif et le reste d’un objet qui n’est gênant comme objet que parce que l’enfant s’y identifie. Ce qui est gênant dans l’objet, c’est que l’enfant lui-même s’identifie à cet objet laissé tombé. Donc il préfère être refusé que laissé tombé, parce qu’au moins ça fait peut-être une petite histoire. Voilà !

Il ne faut pas non plus trop théoriser. Effectivement on pourrait en parler assez longtemps et de façon très intéressante. Mais ce qui m’a intéressé c’est le lien, c’est l’articulation à Lacan, et la raison pour laquelle ce dernier se saisit de ce texte de Bergler dont on peut penser qu’après tout il n’aurait pas mérité autant que ça, mais il le fait !

Ch. Melman – Absolument. C’est,  permets moi un mot encore, c’est que nous sommes là à l‘endroit, si je puis dire, où l’on perçoit très bien de quelle façon vont surgir toutes les divergences possibles entre analystes. Nous sommes dans la zone matricielle où les analystes vont venir prendre leur lait ;  avec la question : est-ce qu’il y a une loi générale qu’ils devraient reconnaître, ou bien est-ce que nous n’avons jamais affaire qu’à des interprétations faites par l’analysant, et donc l’enfant qu’il fut, d’une situation donnée. Sauf, évidemment, le fait que si le masochisme est là à titre premier et généralisé, il faudrait effectivement convenir qu’au-delà des interprétations particulières, il y a bien cette loi générale que tu as très justement rappelée.

C’est drôle, parce que grâce à ce que tu as fait, il y a cette replongée dont j’ai été privé pendant un certain temps, cette replongée dans ce qui est la naissance de la psychanalyse. Parce que, celle du bébé, le masochisme propre au psychanalyste dans cette affaire, enfin la question qui me paraît s’en déduire : est-ce que ce débat nous informe sur ce qu’il va en être de notre relation générale et revendicative (ou revendicatrice), à l’endroit de l’autorité ?

P. Guyomard – Bergler  a sa théorie, c’est la mère qui fait ça, etc. Lacan, sa théorie est déjà faite, donc il s’agit du grand Autre, du langage.

Je crois que la question c’est celle des origines du destin masochiste en somme. C’est ça la question. C’est-à-dire c’est toute la question clinique des échecs, des ratages, de la peur de réussir, de la façon dont, peut-être, l’échec réunit plus que la réussite. On se retrouve parce qu’on a tous raté ; réussir et se séparer des autres, c’est peut-être un petit peu plus compliqué. Jusqu’où peut-on transposer cela dans des destinées bien sûr de vie, mais dans de destinées plus politiques ?

Et puis il y a un mot que je n’ai pas employé pour ne pas trop charger le débat mais que tu as tout à fait entendu comme moi, qui est évidemment la question du sacrifice. C’est-à-dire de la question dont dans le rapport à l’Autre, au grand Autre alors pour le coup, qu’est-ce qu’on négocie, qu’est-ce qu’on ne négocie pas ? Là Lacan va assez loin sur sa théorie sur le contrat masochiste pervers qui essaie de s’assurer de la jouissance de l’Autre en se faisant l’instrument de cette  jouissance. C’est vraiment sa théorie. C'est-à-dire : comment éviter les destins et les séductions des différentes formes du masochisme.

Ch. Melman – Merci Patrick. Est-ce que vous voudriez poser votre question très personnelle ?

Julien Maucade – Oui merci pour cet exposé. Ça m’a rappelé rapidement ce qu’on appelle dans les instituions, hôpitaux de jour ou autres, la problématique abandonnique. C’est des jeunes qui collent d’une manière presque fusionnelle à l’adulte, et puis très vite, pour faire court, ils deviennent insupportables et pour les adultes et pour leurs pairs. Et à ce moment, ce qui est intéressant, c’est une fois rejetés par les autres, ils sont dans une certitude comme quoi le désamour et le rejet étaient préalables à leur comportement. Et moi, d’après mon expérience, ils bouclent la bouche. C’est une des problématiques les plus difficiles à traiter dans les institutions, parce qu’ils peuvent détruire tout un groupe et même faire beaucoup de dégâts, c’est à dire qu’un jeune seul peut faire beaucoup de dégâts dans une institution.

Concernant le sacrifice, vous l’avez bien mentionné. Je pense que vous avez dit à un moment : on ne peut pas aborder la sexualité sans qu’il y ait une perte. La question c’est le lien, le rapport entre l’accès à la sexualité et le sacrifice. C'est-à-dire est-ce qu’il y a un accès à la sexualité sans sacrifice ? C'est-à-dire le sacrifice c’est une condition de l’accès à la sexualité.

P. Guyomard – Je ne pourrais pas répondre si je ne distinguais pas plusieurs régimes de sexualité. Il y a la sexualité pulsionnelle, est-ce qu’il y a du sacrifice là-dedans ? Pas sûr ! Il y a de la sexualité qui s’inscrit dans des relations, alors plus ou moins colorées, plus ou moins aimantes, plus ou moins amoureuses, plus ou moins passionnelles, et à ce moment-là, peut-être, la question d’un certain régime de la perte peut effectivement se poser. Mais alors perte de quoi ? Parce qu’on peut poser la perte dans l’absolu, on peut poser aussi quelque chose qui se réfèrerait peut-être un petit peu plus à une identité sexuée, c'est-à-dire se poser comme homme ou comme femme, comme jeune homme ou comme jeune fille. Et là il y a une perte. Voilà. C’est ça. Donc il y a différentes pertes effectivement. Merci de votre question en tout cas.

Intervenant – Monsieur Guyomard, dans ce que vous avez dit sur Bergler, le sein semble être un objet angoissant, et a priori il y a un manque de plaisir. Est-ce qu’on pourrait mettre en relation, comme vous le dites, le fait de toujours rater, qui est quand même un désir, un plaisir qui intervient au bout d’un certain temps quand le nourrisson est gavé, et donc il repousse le sein, il en a assez. Est-ce qu’on peut mettre en relation le fait qu’à un moment donné il n’y a plus de plaisir, parce que le nourrisson est complétement gavé  il a trop pris le sein, avec justement cette perte de l’objet a qui fait qu’on est beaucoup plus attaché à l’échec, et à être victime qu’à réussir.

P. Guyomard – Oui il y a plusieurs formes d’échec. Il y a des échecs qui soulagent : la peur de réussir… Freud a écrit pas mal de choses là-dessus. Mais je crois qu’il ne faut surtout pas organiser cet échange sur ce point là autour de quoi que ce soit qui soit des comportements ou quelque chose qui prescrirait une bonne ou une mauvaise façon de nourrir. On est dans la vie psychique. On est dans des fantasmes, uniquement. Et on ne peut absolument pas savoir ou prescrire si tel ou tel comportement serait plus ou moins adapté, le bon ou le mauvais sein pour prendre les kleiniens, ou le moment où le sein devient un objet psychique intrusif, et à ce moment là devant lequel l’enfant se sent trop écrasé ou trop passif. On est dans de la vie psychique. Donc c’est la rencontre ou le contact de deux vies psychiques avec des effets de passivité, avec du tiers et tout ce qu’on veut. Le tiers c’est le langage, forcément, et c’est à ce niveau là, je pense, qu’il faut penser les choses, et peut-être ne pas trop les surcharger non plus d’exemples.

Ch. Melman – Patrick merci encore pour cette leçon exemplaire !

Notes