Conférence de Nazir Hamad (psychanalyste ALI), le15 janvier 2019, à la demande d’Annie Douce, psychiatre (Point Écoute Jeunes Reims), psychanalyste (ALI) dans le cadre de l’Assemblée générale de la Licra de Reims.
"Tous les membres de la Licra et les psys présents ont grandement apprécié cette conférence et la finesse de Nazir Hamad. Le débat qui a suivi fut très vif"
Nous connaissons tous au moins deux étrangers, un troisième est celui de Camus. Il est étranger parce qu’il n’a pas de nom propre. D’abord, l’étranger est celui qui est de l’autre côté de nos frontières nationales, le deuxième est celui qui nous habite et qui nous inquiète.
Depuis Hérodote, l’identité se définit en référence à un ensemble de repères dont la langue, la culture, la religion, les coutumes et la terre. Nous évoquons ces repères en totalité ou en partie chaque fois que nous nous interrogeons sur ce qui fait le « Nous » et les conditions requises pour se sentir appartenant à un groupe humain.
Dans son livre L’événement Paul paru chez Bayard en 2009, Alain Marchadour réinterroge la question de la terre et introduit un nouveau repère, l’ancêtre commun. Il nous dit que si la terre n’a pas pris d’importance comme repère identitaire chez les Grecs, c’est justement à cause de la stabilité de ce peuple sur un même territoire. En revanche, si la dimension territoriale a pris une valeur importante pour Israël c’est « à partir de l’exil, où la nostalgie pour Eretz reste vive pour tous. ». Chez Saint Paul, « l’absence de la terre comme référence reçoit une justification forte par l’événement de la Résurrection qui ouvre la révélation aux dimensions de l’univers tout entier. » (p.192). Le fait d’ouvrir la révélation à l’univers entraîne aussi la chute d’un autre repère, celui de la langue commune. Paul s’est adressé d’abord « aux Juifs aux langues diverses, habitant les divers territoires de l’Empire » avant d’inclure dans son adresse les autres nations dans la mesure où il considérait le message du Christ comme ayant une portée universelle. Chacun de ces repères peut, selon les circonstances historiques, perdre de son importance ou devenir essentiel dans l’édification de l’identité nationale ou communautaire. Ils n’ont pas besoin d’être toujours évoqués ensemble, un seul peut prendre une place prépondérante et constituer à lui seul l’élément identitaire exclusif.
Dans La cité de Dieu, livre 26, Saint Augustin reprend la question de la langue et la lie à l’origine. Quelle langue ont parlé les hommes avant que Dieu ne décide de la frapper de confusion ? Cette langue qu’Adam parlait au paradis allait se perdre pour tous sauf pour Heber, le cinquième descendant de Sem. Il écrit : « Après la division des autres familles humaines en autant de langues différentes, cette langue, que l’on croit conservée dans la race d’Heber, fut appelée depuis hébraïque. », et il conclut que la langue hébraïque aurait pu être la langue du paradis[1].
Parler d’une langue originelle ne relève pas seulement de l’élucubration d’un Saint Augustin occupé à défendre et à diffuser la pensée chrétienne. « Chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l’Humanité. » (Herder, cité par Maurice Olender in Les langues du Paradis, Seuil, 1989, p.17). Occuper la place originelle reste une nécessité absolue qui perpétue le lien organique de l’homme à son texte de référence et à son créateur. Ainsi, les Musulmans se targuent d’être les seuls à avoir un texte qui est resté à l’abri de toute réécriture humaine. Il a conservé son authenticité et sa crédibilité de message divin. Les Musulmans continuent à croire qu’ils sont les seuls détenteurs d’un texte sacré et dans la langue originelle, la langue arabe.
Cela, on le trouve aussi chez les Chrétiens. L’Évangile de St Jean m‘autorise la question suivante : Si au commencement était le verbe, et si Jésus est l’incarnation de ce verbe, peut-on dire si ce même verbe, relève d’un champ sémantique spécifique ? Et si oui, est-ce la langue du paradis ?
Si j’évoque ici ces divers repères identitaires c’est pour vous dire qu’ils sont nécessaires pour définir un dedans, un « Nous » séparé d’un dehors, ceux qui ne sont pas comme nous, les étrangers. Autrement dit, « Pour qu’il y ait des ‘frères’, il faut qu’il y ait aussi des ‘autres’. Les frontières, qu’elles soient géographique ou psychologiques, devraient être cohésives et diviseuses à la fois. » (voir Scott Foresman, Ethnic politics in America, Glenview, Ill. 1970, p. 4).
Cependant, si les frontières géographiques s’accouchent dans la douleur et prennent beaucoup de temps pour se stabiliser et pour désigner un dedans et un dehors, il n’en reste pas moins qu’une fois stabilisées, ces frontières connaissent des interstices qui lézardent les murs de l’intérieur. De nouvelles frontières se tracent à l’intérieur de ce « Nous » séparant les classes sociales, les ethnies ou encore les groupes religieux. L’Histoire nous a appris que les conflits qui dégénèrent en guerres civiles sont souvent plus acharnés et plus féroces que les guerres menées contre l’ennemi de l’extérieur.
La « frérocité » est d’autant plus implacable que les protagonistes s’acharnent à effacer leurs images dans le miroir. La guerre civile ressemble au bal des vampires. L’image dans le miroir est l’intruse qui rappelle l’altérité. Cette image est l’extérieur qui se signale par la présence physique d’un autre à l’intérieur d’un groupe qui se veut homogène. Cette intruse est parfois l’image de l’immigré et dont la fonction est de ressouder le groupe autour de son rejet. Ce phénomène a été étudié par les ethnologues qui suivaient de près le destin des groupes d’immigrés au sein de leurs pays d’accueil. W.E Freeman attribue l’évolution des groupes vers une structure ethnique fermée grâce à leur isolement dans leurs pays d’accueil. Il dit notamment : « Le système normatif des personnes qui vivent dans l’isolement communautaire crée la base commune pour l’endogamie locale, la langue et la religion. De telles bases communes constituent les fondations pour les prototypes des structures ethniques. » Et plus loin il ajoute que ces structures tendent à se défaire quand la culture d’accueil introduit les nouveaux venus dans son dynamisme (Freeman W.E., “Functions of ethnic conflict and their contributions to national growth”, p. 179, in Ethnicity and Nation Building, Beverly Hills, Calf. 1974). Bref, nous comprenons avec lui que le phénomène ethnico-communautaire se radicalise ou au contraire se résorbe en fonction de la disposition de la culture d’accueil à accepter l’apport de ses nouveaux venus comme une richesse ou de sa réaction de rejet contre ce qu’elle tend à vivre comme une menace contre son identité propre.
Ces repères jalonnent notre vie et nous affectent à notre insu. Prenons un exemple banal. Les églises et les cathédrales nous offrent ce que la muse de la peinture a fait de mieux. Toutes sortes de représentations de la création et de la vie du Christ. Croyant ou pas, nous visitions ces lieux de culte et nous regardons et admirons les peintures. Il suffit d’examiner les tableaux de plus près pour constater que les repères sont là ainsi que la frontière qu’ils posent. Si par chance vous avez visité le Duomo de Volterra, le tableau de Niccolo Cerignani « Immacolata Concezioné », peint en 1590, n’aura pas échappé à votre regard. L’intérêt de ce tableau c’est qu’il dit en trois temps ce que le catholicisme rejette dans le judaïsme. En bas, on voit Ève et Adam nus, couverts de honte d’avoir commis le péché, derrière les deux personnages, un peu plus haut, il y a le serpent représenté avec une tête et un torse humains, et plus haut, Marie, majestueuse dans ses vêtements rouges et verts, avec les pieds nus, posés sur la tête du serpent. Le peintre nous suggère que Marie réussit brillamment là où Ève échoue. Marie écrase le péché tandis qu’Ève, honteuse, est celle par qui le péché est arrivé. Entre Marie et Ève tout un monde prend place, celui de la religion chrétienne. Marie enfante Jésus grâce au Saint Esprit, et Jésus rachète le péché de l’humanité par son sacrifice. Voilà une manière d’occuper la place. Un monde nouveau succède à l’ancien monde. L’amour du Christ remplace l’élitisme juif et l’universel remplace le local. L’alliance n’est plus entre Jahvé et son peuple élu mais entre Dieu le Père et l’humanité entière.
Les immigrés musulmans n’arrivent pas seuls. Ils arrivent avec leurs repères identitaires et de ce fait, ils brouillent les repères de leurs pays hôtes. L’immigration a fait une France et une Europe plurielle, et cette pluralité est tantôt source de fierté et d’enthousiasme comme nous l’avons vu lors de la Coupe du Monde de 1998 et de 2018, et tantôt vécue comme un handicap, comme beaucoup l’ont laissé entendre lors de la Coupe du Monde de 2014. Les banlieues des grandes villes françaises et européennes recueillent beaucoup d’immigrés venant des quatre coins du monde. Ils y vivent dans des conditions parfois difficiles. Beaucoup d’entre eux ont obtenu la nationalité française et essaient d’entrer dans l’anonymat d’un citoyen lambda. D’autres échouent et cet échec a toujours des causes multiples.
Des hommes politiques ont tendance à transformer la question de l’immigration en une polémique dont l’effet sert rarement à l’intégration sociale des immigrés. Parallèlement, l’immigration avec sa forte densité sur un territoire donné met à mal forcément les repères familiers des anciens habitants. Qu’une réaction de rejet en résulte n’est pas de nature à nous choquer. Personne n’accepte de bonne grâce de voir son monde disparaître, noyé par les vagues de nouveaux venus, d’autant plus lorsque ceux-ci se révèlent parfois insensibles voire indélicats quant au malaise qu’ils causent par leur présence massive ou par leurs agissements répréhensibles.
L’immigration comme l’adoption, pose problème, car toute intégration implique un sentiment de perte de part et d’autre. Tant que cette perte est comptabilisée en tant que pure perte, on tend à marginaliser, voire à refuser mutuellement l’apport de l’autre. Les réfugiés ou les immigrés notamment musulmans, font partie de ce malentendu. Les intégrer revient à intégrer leur religion. L’Islam, en France comme en Europe, devient la deuxième religion du point de vue démographique. Les Musulmans revendiquent des lieux de culte afin de vivre en accord avec leur foi, et cela ne va pas de soi. Les minarets polluent-ils l’espace européen habitué depuis des siècles aux clochers ? L’Islam est-il conciliable avec la laïcité et la démocratie ? Voilà deux questions qui méritent réflexion. Et si réponse il y a, c’est d’abord aux Musulmans de la trouver sous la forme d’un Islam européen sachant concilier la foi avec les valeurs démocratiques de l’Europe.
Cependant, il est une autre question qui appartient, de mon point de vue, aux Européens eux-mêmes. L’Islam en Europe est-il le fruit du hasard, ou est-il une des conséquences de l’histoire du colonialisme ? Le colonialiste croyait faire l’Histoire, et c’est justement l’Histoire qu’il croyait faire qui le rattrape par ses effets inattendus : les anciens colonisés recolonisent, à leur manière, la terre de l’ancien colonialiste et l’immigration, musulmane ou pas, est le fruit d’un déséquilibre économique sévère qui déstabilise complètement de nombreux pays et brouille leurs repères culturels. Les ressortissants de ces pays sont les victimes de ce bouleversement économique et social et beaucoup d’entre eux ne trouvent leur salut que dans l’immigration. Les pauvres de la terre entière bougent, ils veulent saisir la chance qu’ils n’ont plus chez eux. Ils débarquent sur de nouvelles terres où la cohabitation forcée avec les populations sur place se révèle parfois heureuse mais souvent douloureuse. Pourquoi douloureuse ? En voici quelques raisons.
La question de l’ancêtre.
Adopter une nouvelle culture pose une question identique à celle que pose la clinique de l’adoption. Cette dernière nous enseigne que l’adoption réussie empêche rarement le retour de ce que nous pourrions appeler la nostalgie de l’origine. Tous ceux qui ont eu l’occasion de travailler avec les enfants adoptifs savent qu’à un moment ou un autre, ils s’attellent à retrouver des éléments de leur passé, devenus tout à coup indispensables. De même, des Français nés de parents étrangers se mettent en quête du chaînon manquant qui pourrait relier à leurs yeux deux cultures, deux pays et deux histoires.
La question de l’origine représente un malentendu grave qui tend à remettre en question l’idée qu’on a de la filiation ou de l’identité nationale. Quand une personne adoptée qualifie sa filiation adoptive de fausse filiation et pose ses géniteurs qu’il ne connaît pas, comme ses vrais parents, il défait en quelque sorte le lien que ses parents adoptifs ont péniblement construit. Quand les enfants français nés de parents immigrés se comptent comme les enfants de ces pays « étrangers » qu’ils connaissent à peine, ils donnent l’impression de faire fi de tous les efforts que la France fait pour les intégrer. Chantent-ils la Marseillaise quand ils représentent la France dans les diverses épreuves sportives internationales ? Il y a des Français de souche qui prétendent que quelques uns de ces joueurs crachent au moment où on joue l’hymne national. « Ils sont des ingrats », exactement comme le sont les enfants adoptés quand ils rejettent leur famille adoptive avec mépris. Il y a une violence réciproque qui s’installe petit à petit et qui finit par assigner chaque partenaire à une place qu’il aura du mal à quitter. Le discours social fait le reste.
Le discours social et ses effets sur l’individu
Un discours préside à notre arrivée au monde. Ce discours nous porte avant notre naissance et nous découvrons, parfois à notre insu, que nous le portons et le transmettons aux générations qui nous suivent. Ce discours est à la fois familial, social et culturel. Un Français d’origine étrangère est un élément de ce discours. Comment chacun le reçoit et en est marqué dans son destin de sujet n’est pas facile à cerner, car le message qu’un discours porte change en fonction des conditions socio-économiques d’un pays. Plus les conditions deviennent difficiles, plus il est nécessaire de sacrifier quelqu’un ou quelques-uns désignés comme porteurs de la faute. Dans la trilogie de Sophocle, Œdipe est à la fois le sauveur de Thèbes et plus tard la cause de son malheur. C’est Œdipe qui résout l’énigme du Sphinx libérant ainsi Thèbes de la férocité du monstre, et c’est à cause d’Œdipe que la peste ravage cette ville. Œdipe envoie son oncle Créon à Delphes consulter l’oracle. L’oracle proclame que la maladie continuera tant que le meurtre de Laïos, le père biologique d’Œdipe, n’est pas puni. Et voilà comment la tragédie tisse ses fils pour faire d’Œdipe la figure tragique par excellence. Tout à coup, Œdipe n’est plus le sauveur de la cité, il est celui par lequel le malheur arrive. Œdipe est un immigré. Si nous pouvons nous autoriser à faire un parallèle entre la Trilogie de Sophocle et l’immigration, nous disons que les immigrés ont participé à l’enrichissement de la France à l’époque où le pays avait besoin de main d’œuvre. Et maintenant que l’économie est faible, ces mêmes immigrés et leurs enfants sont accusés de porter la peste. L’oracle dit que les pauvres représentent un danger pour tous les Etats. Les peuples affamés n’ont pas de scrupules, ils s’invitent à toutes les tables.
Des voix se lèvent pour nous dire que la table de l’Europe ne peut pas nourrir tous les pauvres. L’Europe à ses pauvres aussi. Les peuples européens ne peuvent pas laisser développer une mixité sociale à l’infini tout en essayant de préserver une culture homogène et une identité. Peut-on recevoir tous ceux qui frappent à nos portent et rester nous-mêmes ? La réponse n’est pas simple. En tout cas, on voit naître un peu partout dans le monde un populisme dur qui revalorise la question de l’ancêtre en en faisant la référence ultime d’une identité nationale, de sa pureté culturelle, religieuse, raciale ou les trois à la fois. L’ancêtre devient une revendication, une référence presque sacrée qui ne se partage pas. On descend de cet ancêtre ou pas. Ce qui veut finalement dire que tous ceux qui ne descendent pas de lui sont condamnés à rester étrangers. Le discours ambiant de nos jours ne s’embarrasse pas du racisme qu’il véhicule. L’expression « Nous ne sommes plus chez nous » illustre parfaitement l’étroitesse de la maison de l’ancêtre. Les réfugiés ont appris cette réalité terrible devant les murs de barbelés qui les maintiennent en dehors des frontières européennes.
En adoption, l’ancêtre n’est pas un problème pour les parents adoptifs. Il l’est parfois pour l’enfant. Quelqu’un qui attend un enfant et qui ne pose pas de conditions quant à ses origines n’a pas de soucis de pureté. Il veut un enfant, il veut être parent, il veut se perpétuer, alors il transmet son nom à l’enfant, un nom que les autorités officialisent, faisant fi de l’ancêtre et de ses exigences supposées. Sur ce plan, l’adoption est un processus de batardisation
voulue de la race.
Plus le discours social se radicalise et devient rejetant à l’égard des étrangers, plus l’adoption nous rappelle que la question de l’ancêtre est une fiction, mais une fiction opérante dont chacun de nous est l’agent transmetteur. On raconte nos histoires à nos enfants et à nos petits-enfants, des histoires en partie vraies et en partie fictionnelles. On transmet un récit familial qui comporte les mêmes ingrédients heureux ou malheureux que les autres récits qu’on raconte sous les autres cieux. Le récit n’est ni vrai et ni faux, il est nécessaire à la construction de notre subjectivité d’être humain et à la banalisation de nos destins. Tous les contes qu’on raconte aux enfants commencent par « il était une fois », les enfants l’écoutent mais il ne vient jamais à l’esprit de quelqu’un de demander « quand ». Les enfants comprennent qu’il s’agit là d’un temps logique qui n’a rien à voir avec le temps de l’horloge. Chaque fois qu’on oublie cette dimension fictive, d’autres références viennent occuper toute la place. Celles qui prévalent de nos jours sont l’idéologie religieuse et l’idéologie populiste.
Père singulier, père universel.
La question qui se pose à présent est : « De qui est-on l’enfant ? » Est-on simplement l’enfant d’un père singulier ou est-on l’enfant d’un père universel ?
Charles Melman nous dit que si l’on réduit les traits de l’humanité aux traits singuliers d’un père singulier, c’est notre humanité qui en sort appauvrie. Si on ne croit plus à un père universel, on devient les enfants d’un père singulier et on n’échappe plus à sa tyrannie. Le père de la horde primitive est une illustration parfaite de ce que pourrait devenir un père singulier. Le père universel a pris sa place en tant que référence symbolique là où le père de la horde interdisait toute référence en dehors de lui et de son autorité. Selon la fiction freudienne, ce père avait été tué par ses enfants avides de partager sa jouissance, mais une fois mort, ce père est revenu en tant qu’instance morale qui allait régulariser la modalité des rapports de chacun avec la loi et l’interdit. L’idée que chacun se fait d’appartenir à l’humanité fait de nous des enfants d’un père universel. Ce sentiment d’appartenance à l’humanité ouvre des horizons que le père singulier tend à fermer. On s’organise mieux avec le père universel. Avec lui, l’humanité devient la déclinaison des mêmes problèmes. Autrement dit, celui que je prends pour étranger a les mêmes problèmes que moi. Alors que nous nous vivons comme étrangers les uns aux autres, la vie, les circonstances de la vie, nous obligent à découvrir que nous sommes fondamentalement les mêmes par nos problèmes et que nous sommes pareillement pris dans l’amour de l’identification.
Si cette identification n’est pas la même, nous allons nous juger ennemis, si elle est la même, nous allons aussi nous vivre comme ennemis ; entre frères, c’est la guerre permanente. Face aux flots de réfugiés, les hommes se sont divisés en deux camps : ceux qui ont réagi comme les dignes fils d’un père singulier et ont rejeté férocement les étrangers qui frappaient à leur porte, et ceux qui ont réagi comme les enfants du père universel et ont accepté de partager quelque chose avec leurs frères en humanité. Il en sera toujours ainsi.
On peut faire le même constat en adoption. Nous connaissons des situations où les enfants biologiques ne veulent pas adopter leurs frères ou sœurs d’adoption. On connaît aussi les réactions de jalousie des enfants adoptés vis-à-vis de leurs frères biologiques. Les difficultés pour les enfants adoptés, nous en avons déjà mentionné quelques-unes, viennent du fait que le père singulier disparu a tendance à occuper pour eux la place de l’universel mais de mauvaise manière. Dans ce sens, ils ont l’impression de le croiser dans beaucoup d’hommes de sa génération. Seulement, cette confusion ôte au père universel sa dimension symbolique parce qu’il se laisse incarner et se réduit ainsi à l’aspect d’un homme qui occupe fantasmatiquement la place du père singulier perdu. Le père adoptif, comme le père biologique, ne sont que des représentants du père universel. Ils sont en quelque sorte ses fonctionnaires dans l’exercice de la fonction paternelle.
Mais c’est là aussi encore une fois, que les choses peuvent se gâter. Chacun de nous a besoin d’être reconnu et, en premier lieu, par son semblable. Ce semblable a besoin de s’appuyer sur la figure de l’ancêtre pour authentifier son appartenance à ce qui constitue notre ressemblance. Chacun veut s’affirmer comme relevant de la vraie filiation, l’authentique, et du même coup, il met en cause celle des autres. L’expression « français d’origine étrangère » nous donne une idée claire de comment les frontières qui tendaient à dessiner une fracture nette entre nous et ceux qui ne sont pas nous, se brouillent. Les frontières pourraient alors se dessiner à l’intérieur du groupe pour laisser surgir des classes, des clans, des familles ou simplement des groupes d’intérêt.
C’est peut-être cette idée de frontière intérieure au groupe social qui permet un certain éclairage sur la violence dans les banlieues. C’est encore Freud qui nous donne la clé de lecture. Il nous dit : « Lorsqu’une culture n’est pas parvenue à dépasser l’état où la satisfaction d’un certain nombre de participants présuppose l’oppression de certains autres, de la majorité peut-être – et c’est le cas de toutes les cultures actuelles – il est alors compréhensible que ces opprimés développent une hostilité intense à l’encontre de la culture-même qu’ils rendent possible par leur travail. »... et Freud d’ajouter : « Il va sans dire qu’une culture qui laisse insatisfait un si grand nombre de participants et les pousse à la révolte n’a aucune chance de se maintenir durablement et ne le mérite pas non plus. ».(Malaise dans la civilisation, Paris P.U.F., p. 152/153).
Freud, conscient de la fragilité de notre état de civilisés, nous explique que la culture porte en elle-même les germes de sa maladie ou pire encore, de sa mort. Je m’arrête ici sur un point essentiel que Freud analyse largement dans L’Avenir d’une illusion. Il nous dit que si la majorité des hommes acceptent les interdits culturels, ils ne le font que « sous la contrainte et aussi longtemps qu’elle est à redouter » (ibid. p. 152). Pire encore : « Un nombre infini d’hommes de culture qui reculeraient d’effroi devant le meurtre et l’inceste, ne se refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur plaisir - désir d’agressivité - et de leurs désirs sexuels. ». (p. 152) En quelque sorte, la vision freudienne de la culture récuse les idées utopistes égalitaires qui prônent un meilleur partage de l’objet et le droit d’en jouir. Or, l’objet n’est autant désirable que dans la mesure où il nous fait miroiter le bonheur et la complétude d’un autre posé de ce fait, comme rival. C’est l’objet de l’invidia augustinienne selon l’acception lacanienne de l’objet.
Comme une infinité d’hommes n’aspirent qu’à transgresser les interdits culturels, il suffit de justifier quelque peu la transgression pour voir que les hommes se mettent à se comporter comme si la culture et ses interdits n’avaient jamais existé. Autrement dit, le barbare est toujours une réalité. Et cette réalité nous est commune.
L’étranger que les frontières géographiques, religieuses, ou ethniques maintiennent à l’extérieur nous sert d’alibi, parce qu’il en cache un autre. Mon premier étranger est mon image. Le bébé humain, tel que l’animal, ne se reconnaît pas dans son image, il le prend pour un autre et cherche à l’atteindre. Les petits enfants se tapent parfois, et quand ils le font, cela donne deux victimes, celui qui tape et l’autre tapé car le je et le tu ne sont pas encore séparés. Notre image structurée et intégrée continue à souffrir d’un manque fondamental parce que quelque chose lui échappe, quelque chose qui ne se virtualise pas, et c’est normal, parce qu’il est d’ordre symbolique : la référence phallique. L’effort que les hommes et les femmes font pour pallier à ce malaise est considérable. Le temps qu’on passe devant le miroir avant de sortir n’est pas négligeable. Le recours à la chirurgie esthétique pour corriger quelque chose de son corps, est courant, mais décevant parce qu’elle rectifie le corps mais pas l’image qui elle est à l’origine du malaise.
Cet étranger est à la fois le plus intime et le plus inquiétant. Il nous accompagne toute notre vie. Freud nous raconte qu’un soir, il était dans sa cabine de train de nuit seul. La porte s’ouvre accidentellement et il voit un vieux monsieur à la barbe blanche et habillé en pyjama entrer dans sa cabine. Freud surpris, se laisse gagner par l’inquiétude. Il lui a fallu un moment pour se rendre compte que ce vieux monsieur à la barbe blanche n’était que son image dans le miroir de sa cabine. C’est de l’Umheimlich nous dit Freud. C’est ce qu’il y a de plus intime et de plus inquiétant à la fois. Parmi les choses qui constituent notre intime inquiétant est notre rapport à notre image, nos fantasmes et notre jouissance. Notre image est condamnée à rester manquante, nos fantasmes nous échappent et notre jouissance n’est jamais tout à fait ça. Lacan est formel. Il situe la haine de l’autre semblable sur ce plan. Nous haïssons ceux qui ne jouissent pas comme nous. Nous les haïssons, parce que leur jouissance est la preuve que ma jouissance n’est pas tout à fait ça.
Pour conclure je dirai ceci :
L’identité de soi se réfère toujours à quelque chose ou à quelqu’un de réel ou d’imaginaire, mythique ou sacré, et dont la fonction est de poser une origine spécifique à chacun dans un groupe spécifique. Sacré ou mythique cela n’a aucune importance quant à sa valeur fondatrice. L’important c’est que le groupe se réclame de cette instance et s’identifie à un ou à plusieurs de ses traits. Ainsi peut-on nous dire que l’identité désignée comme telle par les groupes humains n’est en réalité qu’une identification. Cette identification reste fragile parce que cette instance, divine ou mythique, reste hors d’atteinte.
Elle est donc par définition insaisissable et de ce fait personne n’est en mesure de l’incarner ou la conceptualiser pour la révéler toute. C’est ainsi que l’idée de « mêmeté » dans le groupe se fonde nécessairement de « l’altérité » irréductible. Un trou, un vide se maintient afin de protéger les groupes humains de toute idée de complétude dont le risque est la paranoïa collective.
L’histoire est chargée de telles paranoïas qu’elles soient nationalistes, raciales ou religieuses. Les religions, par exemple, se protègent de cette évolution par l’interprétation. Tant qu’on s’occupe à interpréter on accepte l’idée que la Vérité est toujours en devenir. C’est ce qu’on appelle « l’altérité ». L’altérité décomplète toute « mêmeté ». Elle introduit un trou, un vide et en fait un élément essentiel de la construction de l’identité collective.
Cette faille s’inscrit en termes de malaise. Freud appelle cela « malaise dans la culture.» Ce malaise a un effet double : il stimule dans la mesure où les hommes acceptent et les pays acceptent ce constat simple que ce nous faisons et ce que nous pensons n’est jamais tout à fait ça et qu’il nous faut maintenir l’effort pour rester dynamiques, ou alors, ils se retournent contre tout environnement différent pour le rendre responsable de leur malaise. L’Histoire nous a appris que les frontières géographiques, ethniques, linguistiques ou religieuses se sont tracées dans la douleur.
Une fois stabilisées désignant pour chaque pays un dedans, un « Nous » et un dehors, un « Étranger », d’autres frontières, internes cette fois, apparaissent et fragmentent le « Nous » construit parfois au prix de centaines de milliers de morts. Ce phénomène surprenant, la disharmonie au sein d’une nation qui était jusque-là soudée face aux dangers venant de l’extérieur, n’est autre que l’altérité qui s’est subrepticement réintroduite en son sein, justement à cause de la baisse de tension causée par les dangers venant de l’extérieur. Le « nous » homogène n’est qu’un moment éphémère dans la vie d’une nation. C’est pour cela que l’identité nationale n’est jamais un fleuve tranquille. Elle est toujours en devenir.
Nazir Hamad
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- Malaise dans l'identité le 28/05/2016
[1] La cité de Dieu, Vol. 2, Livres XI à XVII, éditions du Seuil, 1982, p.270)