EPhEP, MTh4-ES14 4, le 12/03/2018
Ce titre vient du fait que le concept de responsabilité et la manière dont les experts psychiatres en ont usé ont été largement dénoncés par Michel Foucault. Dans Surveiller et punir, vous avez toute l’introduction sur l’expertise et ses défauts. C’est un texte dans lequel Michel Foucault insiste sur le fait que l’expert ne prend pas en compte l’accusé. C’est au juge qu’il s’adresse, il vient en orthopédie du Moi du juge qui, « depuis que celui-ci s’est condamné lui-même à une requalification par un savoir qui lui est extérieur », fait qu’il a besoin du recours à une scientificité présumée pour assoir ses jugements. Voilà le pourquoi du titre.
Maintenant le corps de ce que je vais vous exposer quitte Michel Foucault immédiatement ; enfin je ne le quitte pas immédiatement parce j’y reviens spontanément sans le vouloir, mais la manière dont je vais essayer d’aborder les choses avec vous concerne la pratique. Je vais prendre deux affaires qui ont défrayé la chronique. Celle qui concerne Louis Althusser et celle qui concerne Jean-Claude Romand. Je vais vous rappeler un petit peu les faits, aujourd’hui on dirait « la scène du crime », termes dont j’ai parfaitement horreur, mais en usage.
Je pense, avec Albert Einstein, que le temps est relatif. Il est d’autant plus relatif qu’en matière d’expertise psychiatrique, il va à rebrousse-poil, il va à l’envers. En 1980, c’est Louis Althusser qui assassine sa femme, et en 1990 c’est Jean Claude Romand qui tue femme, enfants et parents. Entre ces deux dates, la pratique de l’expertise psychiatrique est revenue au XIXème siècle, c’est-à-dire que Louis Althusser a bénéficié de la mansuétude des magistrats et des experts, alors qu’évidemment Jean-Claude Romand va rester en prison à perpétuité, de façon réelle.
Donc l’expertise psychiatrique a changé, enfin, a changé de libellé au 1er mars 1994, puisque le 1er mars 1994, c’était un dimanche, on a réformé le code pénal. Depuis le mois de mars 1994, ce n’est plus le code Napoléon – comme on le disait de manière tout à fait abusive parce que Napoléon n’y était pas pour grand-chose, c’était la Constituante qui avait fait les articles de loi, mais on a appelé ça le code Napoléon - donc, depuis le mois demars 1994, l’article 64 de l’ancien code pénal a été changé en un article 122-1 du nouveau code, article qui comporte 2 alinéas. Le premier alinéa dit très exactement « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Et le 2ème alinéa dit « La personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable, toutefois la juridiction tient compte de ces circonstances lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime ». Le régime c’est soit la détention, soit la réclusion. Vous remarquez d’emblée que les 2 alinéas ne correspondent pas, on change de concepts. Dans le 1er alinéa on dit « n’est pas responsable » et dans le 2ème alinéa on dit « demeure punissable ».
Alors pour toutes sortes de raisons, sur lesquelles je ne vais pas insister parce que cela me ferait couvrir à peu près 50 ans de réformes diverses et variées, toutes ces réformes ont consisté à dire « on ne va plus dire responsable, on va dire punissable » et puis à la réforme suivante, « on ne va pas dire punissable on va dire responsable ». Au niveau de cet article 122 -1, les sénateurs ont dit « n’est pas punissable » mais la Chambre des Députés a dit « demeure responsable ». Voilà, ça c’est un peu la petite histoire. Celui qui faisait la navette, c’était monsieur Toubon. Mais il faut bien comprendre qu’un code de loi, lorsqu’il est voté par l’Assemblée, c’est chaotique, cacophonique de manière extraordinaire, c’est-à-dire que les députés, et quelle que soit la loi qui passe, expriment des opinions différentes et à la fin il faut bien réunir tous les arguments. Alors on les réunit, mais pas seulement selon une logique juridique puisque grosso modo les magistrats n’y sont pas pour grand-chose.
Donc, je ne pense pas que ce soit ça qui ait changé fondamentalement l’expertise, je ne pense pas que ce soit ce libellé, parce que avec le libellé précédent on pouvait très bien se débrouiller quand même : ceux qui étaient rédempteurs ou accusateurs pouvaient l’être et ceux qui au contraire étaient en faveur de la mansuétude, de la bonté pouvaient l’exercer aussi, et ça reste vrai. C’est un peu plus difficile maintenant, parce qu’il y a eu l’arrivée en puissance des Parties Civiles et des victimes aux procès. Et cette arrivée dans le débat public des associations de victimes n’a pas entrainé une répression plus efficace de la délinquance. En revanche, elle a permis de renforcer la sanction des malades mentaux parce que, quels que soient les régimes présidentiels successifs depuis 1994, quand on veut absolument se montrer fort, se montrer sévère, on choisit un bouc émissaire. Alors le bouc émissaire, c’est évidemment le malade mental qui a défrayé la chronique à grands renforts de journaux. Donc, si on dit de celui-là : « Ah ! Il va prendre perpète ! », eh bien tout le monde est content. Cela n’arrive pas dans la réalité, encore que, si ! ça arrive, par exemple dans l’affaire Moitoiret, un grand schizophrène complètement délirant. Les magistrats n’ont pas accepté qu’il soit déresponsabilisé par les experts psychiatres ; donc, ils n’ont eu de cesse d’en trouver d’autres, grâce auxquels ils ont pu responsabiliser Moitoiret, mais à l’audience, tous les journalistes qui suivaient la procédure avaient les yeux exorbités par le délire de Moitoiret, y compris la mère de la malheureuse victime qui a eu cette réflexion: « il n’a pas sa place ici ».
Mais je passe. Je ne vais pas cesser de digresser parce que j’ai le souci d’alimenter mon discours de cas pratiques, d’illustrer.
Je vais quand même revenir à Louis Althusser, qui comme vous le savez tous était un philosophe renommé, qui a fasciné des générations d’élèves qui lui demeuraient fidèles et qui régnait sur l’Ecole Normale Supérieure où il habitait d’ailleurs. C’était ce qu’on appelait à l’époque un Caïman, c’est-à-dire un professeur résidant à l’Ecole. D’ailleurs il est fort possible qu’une des causes de son crime soit un petit litige sur la copropriété, enfin ça, c’est vu de ma fenêtre, je suis toujours un peu réducteur. Mais Hélène Rytmann Legotien ne voulait pas partir, elle ne voulait pas quitter son 4 mètres sous plafond et les 300 mètres carrés. On est quand même dans une ambiance de grands intellectuels de gauche et j’aimerais bien rappeler quelques réalités concrètes, pratiques, des grands intellectuels de gauche ou pas d’ailleurs. Donc Hélène Rytmann Legotien, elle, n’était pas une philosophe renommée. Elle avait été résistante, communiste, juive et surtout elle avait pris le devant de leur relation. J’ai même tendance à penser qu’elle avait pris le dessus, au cours d’une nuit de 1947, quand elle a déniaisé Louis Althusser qui était puceau jusque-là.
On sait tout sur lui mais on le sait par lui. Je ne dévoile rien de très outrageant, c’est lui qui a écrit tout cela dans L’avenir dure longtemps. Il a d’ailleurs pris soin de faire publier ce texte deux ans après sa mort. C’est un texte posthume. C’est pour cela qu’il a pu se laisser aller aussi loin. Mais il n’a pas fait que se laisser aller, je trouve qu’il a apporté des découvertes sur le passage à l’acte criminel. Donc, en cette nuit de 1980, l’étreinte fut fatale à Hélène car il lui a massé le cou jusqu’à la priver d’air. Alors il y a eu un bon mot qui à l’époque circulait « il l’a étranglée parce qu’elle lui pompait l’air ». Je le cite parce que ce n’est pas de moi du tout. Et il y en a d’autres aussi qui voulaient faire plus savant et qui disaient « il a étranglé le parti communiste », etc. Enfin toutes les rationalisations de gauche possibles et imaginables ont été faites là-dessus.
Ce qui est intéressant dans cette affaire de Louis Althusser, c’est que la procédure, qui était une procédure évidente, a duré deux mois. En deux mois, le juge d’instruction avait bouclé le dossier. Et en deux mois, Louis Althusser avait été expertisé par les trois experts renommés de l’époque qui l’ont vu moult fois. Ce n’était pas très difficile parce qu’il n’était pas du tout en prison, il n’a pas fait une demi-heure, ni même un quart d’heure de garde à vue, il est allé directement à l’hôpital psychiatrique, à Sainte Anne.
Donc ces trois experts l’ont vu un grand nombre de fois et ils ont rédigé d’ailleurs deux rapports très valables. Ce qui est intéressant aussi dans cette histoire, c’est que Louis Althusser dans son écrit posthume ne parle pas du tout des expertises. Or, il les avait eues en main, forcément, il avait pu les étudier. Il n’en parle pas du tout contrairement à d’autres que lui, je pense à Pierre Goldman et son écrit Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France
La lente ascension du droit des victimes s’est associée à une psychiatrie de plus en plus en liberté surveillée et à une procédure soumise aux débats des avocats. Et cette prise, comme dirait Louis Althusser, cette prise au sens de Machiavel, cet ensemble-là, fait que l’expertise psychiatrique, qui a pu connaitre des moments d’expansion, des moments de compréhension, se retrouve dans un goulot d’étranglement. Je ne dirai pas que ce ne sont pas les meilleurs experts, ce n’est pas là la question, c’est que, les experts aujourd’hui ont intérêt à mieux connaitre le DSM IV que la psychopathologie de la vie quotidienne. Pourtant la psychopathologie de la vie quotidienne, c’est plus proche de la procédure criminelle et des passages à l’acte. Donc, aujourd’hui, s’il devait y avoir une nouvelle affaire Althusser, il est bien évident que ce ne serait pas bouclé en deux mois ! Cela n’a pas été mal fait mais ça a été vite fait. On voudrait qu’aujourd’hui nombre d’affaires en instruction aillent aussi vite. Ça permettrait que les inculpés ne restent pas en prison préventive pendant des années, qu’ils ne fassent pas leur peine avant d’être condamnés, parce que c’est très simple aujourd’hui, si vous arrivez à faire durer, c’est vrai avec les terroristes d’ailleurs, à faire rester en prison tel ou tel accusé, eh bien à l’arrivée le juge d’instance a juste besoin de dire « Bon bah, je confirme ce qu’il a déjà fait ». Alors ceci étant, si l’affaire Louis Althusser se présentait aujourd’hui, il y aurait plusieurs expertises, des contre expertises, une audience devant la Chambre d’Instruction, et un à deux ans de délai au minimum, avec un feuilleton médiatique et des discussions sans fin.
L’affaire Jean Claude Romand, qui est très connue aussi, mais peut-être pas dans les méandres dans lesquels je vais rentrer, se découvre le lundi 11 janvier 1993, à 4 heures du matin. Donc scène du crime : ce sont les éboueurs de Prévessin-Moëns qui voient dans leur tournée un début d’incendie et ils préviennent les pompiers qui éteignent l’incendie. Ceux-ci découvrent sur le sol du salon un homme qui est dans un coma profond. Il faut juste le savoir, c’est que Jean Claude Romand comme cela n’a pu être dit nulle part, était dans un coma profond parce qu’il avait ingurgité des médicaments arrosés d’essence, et non d’alcool, d’essence, et qu’il avait allumé l’incendie en étant dans l’incendie. Voilà : trois moyens pour se suicider, mais bien évidemment il a totalement contesté l’authenticité de son suicide. Il a raconté des choses, je n’en reviens pas encore aujourd’hui : il avait prévu que les éboueurs allaient arriver à cette heure-ci. Moi je veux bien, mais enfin, pourquoi on lui prête-t-on un tel machiavélisme ? Donc les gendarmes le découvrent lui, ils découvrent sa femme, qu’il a estourbie à coups de rouleau à pâtisserie, et ses deux enfants qu’il a tués au moyen d’une carabine 22 long rifle. Il avait mis un coussin devant, cela veut dire que ses enfants n’ont pas assisté à ce qui les attendait. Et les gendarmes évidemment poussent un peu plus loin et vont jusqu’au domicile des parents de Jean-Claude et là, ils découvrent son père et sa mère eux aussi tués à l’aide de la carabine 22 long rifle, et le corps du labrador. Le corps du labrador, c’est un fait sémiologique qui, je pense, est important et que les experts n’ont absolument pas retenu, parce que le labrador il l’aimait, c’était le chien de son enfance qu’il aimait, je ne dirai pas par-dessus tout mais, que ce soient les enfants, que ce soit le labrador, incontestablement il les aimait. Cela peut vous faire soupçonner une mélancolie altruiste. Mais pour les experts psychiatres : circulez, il n’y a rien à voir !C’est un fieffé menteur ! Je veux bien! Il fait aussi un autre acte : le lendemain il se rend chez sa maitresse et il prétend l’emmener dîner chez Bernard Kouchner. Dans le bois il essaie de l’estourbir elle aussi. Mais elle, elle se défend et elle lui dit « arrête ! », et il s’arrête, après l’avoir aspergée d’une bombe et l’avoir matraquée une seule fois, il s’arrête.
Donc vous pouvez remarquer immédiatement que le meurtre le plus sauvage consiste dans le premier, sa femme, et le dernier sa maitresse. Concernant sa maitresse ce n’est pas un meurtre puisque il n’a donné que des coups et blessures, et que cette sauvagerie pourrait être associée, si les experts avaient bien voulu réfléchir, à quelque chose qui est de l’ordre de la sexualité. J’avais dit dans un texte que la mélancolie enserre tous les partenaires aimés. Il y a ceux qui étaient aimés et ceux avec qui on peut être ambivalents parce que l’on partage une vie sexuelle, et dès que l’on partage une vie sexuelle avec quelqu’un ça devient ambivalent. Ça devient de l’amour mais aussi de la haine, ou de l’agressivité à tout le moins.
Je reviens sur Althusser : Althusser comme je vous l’ai dit tout à l’heure, était résident à l’Ecole Normale Supérieure, et le 16 novembre 1980, vers 7 heures du matin, complètement affolé il réveille le docteur Etienne. Le docteur Etienne était aussi le médecin de l’Ecole Normale et était aussi résident. C’était une petite colonie dans cette Ecole Normale à l’époque. Il lui dit « J’ai tué Hélène ». L’autre ne le croit même pas, il va quand même voir, on ne sait jamais, et là il constate le décès de Hélène Rytmann Legotien. Il décrit chez Althusser un état d’agitation anxieuse extrême. Althusser menaçait de mettre le feu à la maison. En dressant les troubles de comportement de son patient et ami, il le fait directement interner à Sainte Anne. Le juge d’instruction comme je vous le disais tout à l’heure, ne lui fera pas faire un seul quart d’heure de garde à vue. Il ira l’entendre à Sainte Anne où il va constater les anomalies mentales extrêmes, enfin de cette nuit-là, et s’agissant de Louis Althusser, il va repartir avec sa besace et va dicter le tout à sa greffière. Donc, à l’époque évidement, le docteur Etienne l’a fait interner sous le régime du placement volontaire selon la loi de 1938. Je vous rappelle que le placement volontaire n’avait de volontaire que le nom, puisque évidemment cela se faisait absolument contre la volonté du malade. C’est ce qui s’appelle aujourd’hui « Les soins psychiatriques à la demande d’un tiers ». Il est interné dans le service du professeur Deniker. On constate aussi à l’autopsie l’asphyxie, les fractures des cartilages cricoïde et thyroïde. Chez les hommes, c’est plus ou moins proéminent, le cou des femmes est plus joli et on ne les voit pas. Toujours est-il que le magistrat renonce à signifier son inculpation à Louis Althusser qui va mourir 10 ans plus tard à la MGEN, à La Verrière.
Alors, l’histoire de Louis Althusser, est une histoire extraordinaire d’un certain point de vue, parce que entre 47 et 80 ou 90, il a été hospitalisé en psychiatrie 30 fois. Il n’arrêtait pas d’être interné du fait d’une mélancolie récidivante. Il a eu droit à tous les traitements antidépresseurs de l’époque et encore d’aujourd’hui. Néanmoins, ce qui est un peu abandonné aujourd’hui ce sont les IMAO, inhibiteurs de la monoamine oxydase, qui est un antidépresseur redoutable parce qu’il avait des nombreux effets secondaires. Il y avait l’anafranil, les neuroleptiques qui accompagnaient les antidépresseurs ; il y avait aussi plusieurs cures de sismothérapie, d’électrochocs, y compris au lendemain du crime, parce que la mélancolie d’Althusser était telle que à un moment donné il fallait en passer par les électrochocs.
Il avait des thérapeutes renommés dont son psychanalyste qui était René Diatkine. Il était toujours au premier rang des séminaires de Lacan puisque c’était un commentateur éclairé des Ecrits. Donc il a toujours baigné dans le milieu psy et surtout dans le structuralisme, puisque je vous rappelle que le structuralisme c’était Lacan, Althusser, Michel Foucault, Barthes etc. D’ailleurs Michel Foucault était resté ami avec lui, enfin je présume, je n’ai pas de confidences là-dessus. Mais il est allé le visiter plusieurs fois alors qu’il était à Sainte Anne, lui et André Green aussi (André Green ne le dit pas, il ne l’écrit pas, mais il semble avoir été reconnu par certains qui le connaissent). Alors, Althusser n’a épargné aucun détail sur la scène de crime. Il écrit en 1992, je cite : « j’appuie mes pouces dans le creux de la chair qui bande le haut du sternum et appuyant je rejoins lentement un pouce vers la droite un pouce vers la gauche en biais, la zone plus dure au- dessous des oreilles, je masse en V, je ressens une grande fatigue musculaire dans les avants bras, je sais, masser me fait toujours mal aux avants bras. Le visage d’Hélène est immobile et serein, les yeux ouverts fixent le plafond. Et soudain je suis frappé de terreur, ses yeux sont interminablement fixes et surtout voici qu’un bref bout de langue repose insolite et paisible entre ses dents et ses lèvres ». Un tel récit, dit en Cour d’Assises lui aurait valu la perpétuité, voilà. Parce que si vous voulez, et c’est toujours le même problème, entre l’idéologie aussi généreuse soit elle et une Cour d’Assises, il y a un monde. Et si vous osez parler comme ça devant des jurés, vous n’y échappez pas.
Donc, si on avait écrit ça dans un rapport de police, les experts auraient conclu à un discours logique et cohérent et ne l’auraient absolument pas déresponsabilisé. Dans le fond, c’est ce qu’on a tendance à exiger d’un accusé lors de son procès. On exige de lui qu’il relate son passage à l’acte tel qu’il est supposé avoir été agi et au moment où il a été agi dans la seule nudité de son appareil locomoteur, sans âme et sans sentiments. C’est ce qu’on a obtenu de Jean Claude Romand à l’audience. A l’audience on a réussi à lui faire dire mot à mot tout ce qu’il a fait, heure par heure, minute par minute. Mais il y a deux goujateries qui ont suivi Jean-Claude Romand. C’est d’abord le roman L’adversaire de Carrère et le film L’adversaire de Nicole Garcia : ça ne suffisait pas qu’il s’auto punisse lui-même, il a fallu avec ces deux grands auteurs, il leur a fallu faire une œuvre, commettre une œuvre qui hurlait avec les loups.
Donc autant on a taxé Jean Claude Romand de machiavélisme, on l’a mis au pied des faits objectifs, autant pour Louis Althusser on a mis en avant sa propre subjectivité pour déclarer qu’il était en état de démence selon l’article 64 de l’époque. Donc Louis Althusser, a eu un non-lieu, prononcé en février c’est-à-dire 3 mois après le passage à l’acte. Alors j’insiste là-dessus : Louis Althusser ne cesse de revendiquer : « Et ce jour-là j’ai été écrasé sous la pierre tombale du silence ».C’était sa phrase à Althusser. Et qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? C’est qu’il n’avait pas le droit à un procès public. Dans son texte, il dit « Ah ! Comme j’ai été maltraité, j’ai bien droit à un procès public ». Il est bien gentil mais avec un procès public il aurait commencé par faire 5 ans de prison préventive, ça change quand même les données du problème. Il croyait que la justice, ce n’était que discours. La philosophie, ou la psychanalyse par certains côtés ne sont que discours, mais la justice, elle, recouvre une réalité concrète, une réalité de sanction. Et donc demander pour le malade mental, comme Louis Althusser qui le demandait pour lui-même, de comparaitre en justice, c’est ne pas se rendre de ce qu’est la Justice.
Quand j’ai des collègues qui m’appellent pour me dire : « Ah mais je vais conseiller à ma patiente de se dénoncer, parce que voilà, ça va lui faire du bien ». Je réponds : « Mais non ! Laissez faire les choses, et si elle n’en dit rien, qu’elle n’en dise rien nulle part ». Le mieux pour parler, c’est le divan et que ça ne sorte pas du divan, voilà ! Parce que dès que ça sort du divan, c’est dangereux. Si le psychanalyste conseille à son patient de parler dans l’espace public – parce c’est arrivé, avec la vague qu’il y a eu de penser que « parler ça vous soigne » - alors il ne se rend pas compte que par exemple des jeunes femmes victimes effectivement de viol, d’inceste, de réelles victimes, le fait de parler dans l’espace public n’a fait que redoubler leur douleur et leur traumatisme. Je ne dis pas qu’il ne faut pas parler, bien sûr, mais parler – c’est une autre affaire.
Donc Jean Claude Romand est condamné à la perpétuité, avec mesure de sûreté de 22 ans. Donc d’un côté le crime de Jean Claude Romand horrifie, d’un autre côté, Althusser, il dérange. Pour le premier, pas d’autre issue que la peine maximum, pour le second il faut laisser la primauté au désordre mental. Pas de pitié pour celui qui a menti toute sa vie, et à qui on ne reconnait pas le bénéfice d’une tentative de suicide qui l’a entrainé pendant 9 jours dans le coma. Ce qui se passe, c’est que les experts psychiatres qui ont été commis pour Jean Claude Romand – alors que, comme je vous l’ai dit tout à l’heure pour Althusser, une seule expertise a été faite et puis l’affaire est bouclée, à juste titre d’ailleurs, parce que c’était une bonne expertise, très classique – étaient des psychiatres classiques, mais qui ont mis du soin au travail. Par psychiatrie classique, j’évoque des psychiatres humanistes européens, je ne parle pas d’autres horizons.
Donc, qu’est ce qui se passe quand on n’accorde rien, comme circonstances atténuantes à Jean Claude Romand ? Il se passe que les experts ne parlent pas ni de dépression, ni de tentative de suicide. Ils n’en parlent pas à tel point que le juge d’instruction les commet de nouveau pour un complément, leur disant : « Excusez-moi docteurs, mais moi quand je l’ai recueilli, il sortait de l’hôpital de Genève où il avait passé 9 jours dans le coma quand même ! Donc j’aimerais bien que vous m’expliquiez ce qui l’a amené là ». Donc ils ont été obligés, à la fin, de condescendre à se repencher sur ce qui a fait qu’il a tenté de se suicider ? Parce que ce dont Jean Claude Romand est le plus coupable, vous pourriez croire que c’est le meurtre des enfants, vous pourriez croire que c’est le meurtre des parents, d’autres pourraient croire même que c’est le meurtre du labrador, ou de sa femme. Non, non ! Ce n’est pas ça qui a fait que Jean Claude Romand apparait toujours comme un être horrible. C’est l’escroquerie ! Il a grugé tout le monde, donc, nous, on ne va pas s’en laisser conter ! On ne va pas se faire avoir, escroc un jour, escroc toujours. En plus c’est quelqu’un qui a volé. C’est vrai que pendant dix ans il a pas mal volé, parce qu’il fallait bien qu’il justifie, parce que Jean Claude Romand s’est lancé dans une grande mythomanie, que ce soit envers ses parents ou sa femme, qu’il a laissé croire qu’allait tous les jours à Genève où il était médecin, chercheur, etc. C’était sa grande construction, donc une grande construction mythomaniaque incontestable. A cause de cela, il s’est attiré la vindicte du monde entier, parce que c’était un calculateur, et ça ne pouvait pas être un dépressif. Comme si les mythomanes escrocs ne connaissaient pas de dépression ! C’est exactement le contraire, tous connaissent un moment dépressif, tous. Enfin tous ceux que moi j’ai connus, et j’en ai connu un peu plus de 200, près de 300. Alors, pour Jean Claude Romand, ça ne faisait pas un pli, ils ont évoqué la préméditation.
A propos de Louis Althusser, sa femme et lui, je les ai appelé « les séquestrés de la rue d’Ulm », en analogie avec les séquestrés d’Altona. Pourquoi ? Parce que c’est un couple qui, malgré leur aura, malgré leur renommée, vivait en circuit fermé, totalement. Ils étaient tous les deux membres du parti communiste français. Sauf que Hélène Rytmann Legotien, qui avait un caractère difficile, s’est fait exclure du parti. Je n’ai pas retrouvé, ou je ne m’en souviens pas, dans L’Avenir dure longtemps à quel moment elle est exclue du parti. Mais je présume que c’est au moment de l’entrée des troupes soviétiques en Hongrie et de l’affaire de Budapest. La chose un peu cocasse, c’est que, comme ils étaient dans des joutes théoriques l’un et l’autre et qu’ils s’opposaient, c’est que lui, Althusser a voté son exclusion, à elle. Donc dans les années 60, il l’a quand même exclue du parti communiste. Quand ils sont rentrés chez eux le soir, bonjour l’ambiance ! Ce qui est drôle avec Louis Althusser, c’est qu’il écrit quelque chose comme - je cite de mémoire - « Et j’ai vu ma main droite se lever », il regarde sa main droite se lever comme si déjà il n’y était pour rien dans l’exclusion de Hélène, voilà. Mais enfin, s’il voit sa main droite, elle peut s’abaisser, il n’y est pas pour rien quand même.
Alors effectivement, l’intrication de ces deux êtres, Louis Althusser et Hélène, pose le problème de tout passage à l’acte. La conjonction de son intentionnalité et des facteurs extérieurs à lui ont abouti à l’acte. Althuser ne parle pas des arrêts des antidépresseurs, les choses un peu brutales qu’il a pu subir, pas du fait de la responsabilité de personne. Il supportait très mal les antidépresseurs qu’on ne les connaissait pas à l’époque à l’époque. Il y a eu des assauts de thérapeutiques un peu violentes et d’arrêts un peu violents aussi, parce que les IMAO ne doivent pas être arrêtés du jour au lendemain. C’est ce qui est arrivé peu de temps avant qu’il commette son passage à l’acte. Ce qui est intéressant, c’est que le suicide altruiste qu’il revendique, c’est-à-dire le suicide de l’autre, parce qu’il représente soi-même, est une interprétation que l’on peut suivre parce que c’était un grand auteur, et que même s’il était extrêmement rationalisant dans L’avenir dure longtemps, il n’empêche que, quand il dit qu’Hélène n’était qu’une projection objective de lui-même, qui lui permettait de n’être pas uniquement fait d’artifices et d’impostures, ce n’est pas totalement faux. D’autant plus qu’il ne cesse de s’auto punir dans ses textes. C’est de l’auto affliction. Il se déclare être le maitre du subterfuge, d’avoir commencé à faire dans le subterfuge lorsqu’il était en classe préparatoire à Louis Legrand, ; il relate comment il a pu copier son professeur de philo Jean Guitton. Il dit « Je n’ai toujours été qu’un copieur ». Et d’ailleurs dans ce texte – je vous rappelle qu’il a écrit, Lire le capital – il fait suivre un certain nombre d’élèves pas à pas dans la connaissance du Capital. Dans ce texte, il écrit « Ah mais moi, je ne l’ai jamais lu Le capital, moi je ne l’ai jamais lu ». Il écrit que Marx il ne l’a jamais lu, Freud c’est tout juste, Lacan aussi ; s’il dit qu’il ne l’a jamais écouté, mais il avait sa place réservée sur les premiers rangs de l’Ecole. Il dit qu’il y a un seul auteur qu’il a vraiment connu sur le bout des doigts, c’est Machiavel.
Intervenant : et puis il n’aurait pas pu le dire au procès.
Michel Dubec : oui, surtout que les jurés ne connaissent pas forcément Machiavel avec la profondeur avec laquelle lui il le connaissait. Donc, il n’avait pas intérêt à le dire, non.
Alors j’ai écrit que la mélancolie altruiste est une forme entre autres de la mélancolie, mais j’avais associé l’un et l’autre pour faire un pied de nez aux grands théoriciens de gauche parce que d’un côté Jean Claude Romand est un fieffé menteur, est une ordure, alors que Louis Althusser, ça reste le grand Louis Althusser. Et pourtant, si on le lit bien, pas à pas, je dis que c’est de l’auto punition, mais je ne le suis pas dans toutes ses dénonciations, toutes ses auto dénonciations. Il y a une chose qu’il faut savoir quand même, que ce soit dans les phénomènes de mélancolie altruiste ou dans tout autre épisode délirant, c’est que très normalement il y a une amnésie qui suit les faits. Et quand une amnésie suit les faits, à l’instruction ça donne : « il ne veut pas se rappeler, c’est encore un menteur ». Mais non ! Louis Althusser, il le dit bien : « J’ai eu un passage à vide et je ne me rappelais rien ».
J’ai écrit un passage sur les conduites meurtrières qui ne sont pas toutes logiques, cohérentes et rationnelles, loin s’en faut. J’aime bien donner cet exemple : une mère qui tue son enfant ou ses enfants, parce qu’elle est dans une dépression profonde, elle peut tout à la fois ranger le cahier de texte de l’enfant, préparer ses affaires pour partir en week-end et en même temps mettre du valium dans son biberon. Elle fait tout en même temps. Il n’y a aucune logique. Elle ne peut pas récupérer la logique des actes qu’elle commet parce que je pense qu’il existe une vie psychique, alors ce n’est pas de la psychanalyse là, il existe une vie psychique végétative faite d’automatismes qui ne relèvent de rien, pas même de l’inconscient mais d’une liberté mécanique paradoxale faite de répétitions qui signent la vie singulière de chaque individu. Ils font tous la même chose, ne savent pas pourquoi ils le font mais sont seuls à le faire. On le retrouve dans tous les actes criminels ; pourquoi une maman prépare en même temps la valise de son enfant pour le weekend et en même temps la potion qui va le tuer. Donc, il y a aussi le fait que souvent les maniaco-dépressifs, en dehors même de l’oubli qu’ils peuvent avoir de la période de dépression profonde qu’ils ont connue, et surtout à cause de leur laconisme, résument en une seule phrase, parfois en un seul mot, des semaines de dépression. Ils ne restituent que « Bah oui, bah je n’étais pas bien ». Et ça c’est très vrai d’ailleurs de la dépression chez les alcooliques de Bretagne. Quand ils vous disent « Oh ça ne va pas », il faut tout de suite aller vérifier dans la grange s’il n’a pas déjà installé la corde pour se pendre. J’avais une collègue, c’était mon médecin chef de l’époque, il y a longtemps, qui avait exercé en Bretagne, et elle me disait « ils sont imprévisibles ». Quand ils commencent à être plus laconiques que d’habitude, parce que de toute façon ils ne sont pas causants, alors là il faut se méfier. Donc le problème est là, à partir du moment où le dépressif, le mélancolique a commis un crime. A ce moment-là on le regarde d’une toute autre façon et on n’arrête pas de supputer qu’il fait cela pour déguiser, pour travestir, alors que non, pas du tout. Il est comme les autres dépressifs. C’est vrai que le fait d’avoir commis un crime fait redoubler par son intérêt subjectif, et pour tout dire égoïste, le fait qu’il oublie ; parce que l’oubli peut être aussi favorisé par la nécessité consciente. Je vais vous lire quelques phrases : « …si le crime a été particulièrement horrible, qu’il a suscité une émotion générale, spécialement forte, les experts verront amoindrir leurs capacités descriptives, jusqu’à les ignorer, pour seulement se conformer à l’opinion générale du moment, pour servir l’émotion publique d’autant que leurs sentiments personnels vont normalement dans le même sens. Cela vaut pour tout un nombre d’experts qui oublient qu’ils sont psychiatres et qui ne font qu’aller dans le sens de la vindicte publique. C’est ainsi que le meurtre de Louis Althusser ne pouvait être que pathologique sous le sceau de la chimère, de l’usurpation et du subterfuge dont il se crédite, et c’est ainsi que le meurtre de Jean Claude Romand ne pouvait être qu’infâme, vil et vénal, lui pour qui le jeu n’était pas intellectuel mais intéressé… ».
Henri Ey avait assez bien traduit la chose quand il disait « …ces malheureux glacés d’effroi devant les cadavres abattus ou dépecés de leurs êtres les plus chers, lorsque, comme il arrive assez souvent le massacre les a, à la dernière seconde, épargnés pour les livrer à une torture pire que la mort… », il écrit cela dans son étude Le suicide collectif chez le mélancolique. Donc, j’en ai conclu, il y a « …impossible compréhension de la nouvelle psychiatrie statistique en comparaison de la phénoménologie du monde intérieur issue de la psychiatrie littéraire.. ». De cette phénoménologie du monde intérieur issue de la psychiatrie littéraire, Michel Foucault a triomphé, c’est sûr, il lui a fait un sort et beaucoup l’ont suivi sur ce plan mais j’ajoute : « Est-ce mieux maintenant ? »
J’espère que vous avez quelques questions ou quelques réflexions à me proposer
Céline Rumen : Eh bien merci beaucoup Michel pour ton exposé. Moi il me venait juste une réflexion à ce propos. C’est vrai qu’il y a l’évolution de la pratique expertale, une évolution majeure entre 80 et 90 qui a pu véritablement influencer la manière dont ont été traitées ces deux affaires. Après je repensais aussi à la place de chacune de ces deux personnalités. Je repensais à Louis Althusser qui était effectivement un intellectuel mais qui était un intellectuel qui avait une place particulière auprès des psychiatres, qui se retrouve à Henri Roussel, le lieu de la présentation et du séminaire de Lacan auquel il avait lui-même assisté et où il avait une place réservée. On imagine quand même le degré de déférence des experts juges qui viennent à domicile quasiment à Sainte Anne l’examiner, c’était presque, c’est un peu le roi et sa cour, complètement différent d’un Jean Claude Romand, qui avait abandonné ses études médicales en deuxième année, qui commençait à mentir à ses parents à ce moment-là, qui n’était donc pas un vrai médecin, qui a fait croire pendant des années qu’il était médecin chercheur à l’OMS. Donc on peut aussi imaginer pour des médecins, des experts qui sont médecins qui viennent l’examiner, l’espèce de rejet qu’il a pu susciter aussi. On sent une espèce de miroir inversé entre ces deux personnages, je trouve.
Michel Dubec : Autant je comprends la déférence des psychiatres quand ils vont voir Louis Althusser, d’autant plus qu’il y a ce que tu dis, la place très spéciale qu’il avait par rapport à tout un cortège psychanalytique et de psychiatrie ; autant je comprends leur déférence qui est d’ailleurs quelque chose qu’on retrouve dans toutes les expertises qui sont beaucoup plus communes, c’est-à-dire que à partir du moment où quelqu’un sait s’exprimer, qu’il est capable d’aligner 3 mots sans faire trop de fautes, c’est sûr qu’on l’écoute beaucoup plus agréablement que ceux qui s’expriment de manière confuse. Donc, c’est sûr et c’est vrai d’ailleurs de l’affaire de Gaston Dominici. Dans l’affaire Gaston Dominici, le patriarche du clan qui a été condamné, on a calculé qu’il avait un vocabulaire de 20 mots, donc c’est sûr qu’on ne va pas très loin avec ça. Mais autant je comprends la déférence vis-à-vis de Louis Althusser autant je ne comprends pas du tout le rejet, le dédain, la goujaterie à l’égard de Jean-Claude Romand, parce que justement, c’est quand même un peu méconnaitre la sémiologie, comme je l’ai dit tout à l’heure, enfin j’en ai dit un mot, la sémiologie de l’escroquerie. Moi j’ai connu un peu l’escroc qui mène grand train, Stavisky, encore que Stavisky, il connaissait une dépression aussi mais peu importe, il avait une belle femme, il avait une Rolls etc., il menait la tournée des grands-ducs, ceux-là existent peut être, enfin ils existent, oui, mais à exemplaires uniques, il n’y en a pas beaucoup. En revanche, les escrocs qu’on rencontre sont souvent des escrocs de nécessité. Jean Claude Romand comme tu le rappelais là, il a commencé par un premier mensonge, et il s’est trouvé engrené dans son propre mensonge à l’égard de ses parents quand il n’a pas osé leur dire qu’il avait raté la deuxième année de médecine. A partir de là, tout s’enchaine. Ce n’était pas un escroc par vocation. Beaucoup de ceux que j’ai rencontrés, par exemple, la comptable qui commence par ouvrir un 8ème compte en banque parce que son patron ne vérifie jamais et qui 5 ans après, on lui révèle qu’elle a escroqué pour 800 000 euros, elle ne s’en est pas rendu compte. Elle l’a fait par amour d’un gredin qui par ailleurs est violent avec elle. Donc, ce sont des enchainements amoureux souvent qui conduisent à l’escroquerie de répétition en tout cas, c’est-à-dire plus à l’abus de confiance qu’à escroquerie. D’ailleurs on dit toujours de Jean Claude Romand qu’il a commis des escroqueries, juridiquement ce n’étaient que des abus de confiance. Donc, voilà, je reproche à mes collègues d’avoir été aussi sévères et je les soupçonne, et je l’ai déjà dit, de n’avoir été aussi sévère que pour plaire à l’opinion publique et notamment plaire au Parquet. Il faut quand même savoir que la nomination sur les listes d’experts dépend du Parquet, pas du juge d’instruction, pas du juge du siège mais du parquetier. Et donc, il y a beaucoup de choses qui s’enchainent et qui sont de l’ordre de la petitesse plutôt que de l’ordre de la subjugation que l’on peut trouver du côté de Louis Althusser. D’ailleurs, les expertises, enfin je dis « les » expertises à propos de Louis Althusser parce qu’il y a toujours l’expertise médico-psychologique et l’expertise psychiatrique qui étaient d’ailleurs rédigées par le même expert, et ils ne se sont pas laissé subjuguer autant que ça. Ils ont bien dit que du côté intellectuel il est supérieur, ça c’est sûr, alors que du côté affectif il est immature. Ils ont bien distingué les deux aspects, que la faconde littéraire de Louis Althusser a toujours masqués, on n’a pas vu que derrière il y avait un être complètement immature, dépressif. Par exemple, c’est au crédit de la psychiatrie française, quand même, d’avoir masqué, parce que personne ne l’avait su, les 30 hospitalisations qui avaient été les siennes de 47 à 80, ça ne s’était pas su, c’est-à-dire que le couvercle du secret médical avait été très bien gardé. Et c’est Alexandre Adler, qui a été un élève de Louis Althusser comme beaucoup de philosophes de cette envergure, qui a dit « Maintenant j’ai fini par comprendre pourquoi Louis Althusser n’a jamais fait d’écrits politiques » Il ne pouvait faire que des écrits philosophiques et non politiques, parce que pour faire de la politique, il faut suivre l’actualité, et lui il était obligé de s’absenter de l’actualité assez régulièrement- et il donnait cet exemple de l’après mai 68, Louis Althusser, il vient vers lui au café du coin, enfin à la terrasse et : « Bon, raconte-moi ce qui s’est passé ». Il n’était pas là au moment de mai 68 ! C’est extraordinaire cette histoire.
Question: peut-il arriver que les expertises dans votre domaine soient discordantes entre elles ?
Michel Dubec : C’est à dire qu’entre experts, oui, ça arrive, qu’un expert arrive et dise non, moi je ne suis pas d’accord avec ce qu’a dit mon prédécesseur. Heureusement que cela arrive, c’est la liberté laissée à chacun de faire un diagnostic plutôt qu’un autre ou de faire l’inverse. C’est un problème dont jouent beaucoup les parquetiers parce que justement quand ils ont une déresponsabilisation, ils re-commettent des experts plusieurs fois jusqu’à trouver un expert qui va responsabiliser l’accusé. Mais ça, c’est la liberté des magistrats, c’est-à-dire qu’il faut bien savoir que notre exercice se fait au service de la Justice et donc au service des magistrats.
Question: Par qui et comment les experts psychiatres sont-ils choisis ? Que sait-on de leurs références théoriques ?
Michel Dubec : Les experts psychiatres n’ont pas de références théoriques, enfin ils en ont, c’est-à-dire que entre nous, on se connaît mais le magistrat ne les connait pas, de toute façon et même s’il les connaissait je ne sais pas s’il les comprendrait. Mais qu’on soit psychanalyste ou pas psychanalyste, ça reste mystérieux, ce n’est pas affiché, d’une part. D’autre part, par qui les experts sont commis ? A chaque fois, affaire par affaire, ils sont commis par le juge d’instruction.
Question: Les experts ne sont-ils pas juste dans l’air du temps plutôt qu’intemporels ? Notre époque n’est-elle pas plutôt à appeler à la vengeance par identification aux victimes ?
Michel Dubec : Les experts ont une durée de vie longue, c’est-à-dire que les experts ils ont commencé en 1810, donc au bout de deux siècles, évidemment… Est-ce qu’ils sont toujours dans l’air du temps et est-ce que c’est leur seule préoccupation ? Il ne faut pas exagérer. Il faut savoir que le psychiatre est le médecin le plus culturel qui soit. Qu’est-ce que c’est que le psychiatre ? C’est quelqu’un qui joue avec les mots et qui dépend du discours du moment. C’est un animal culturel, et donc effectivement, il peut se laisser embarquer par les engouements divers et variés que les médias peuvent connaitre, parce que évidemment, ce qu’on calcule très mal aujourd’hui, c’est l’influence du numérique, c’est le fait que la médiatisation dépasse tout. Je pense notamment que quand Freud disait que la psychanalyse serait un jour dépassée, il pensait à la biologie, c’est-à-dire qu’une autre science dépasserait la psychanalyse. Mais ce n’est pas ça qui se passe, parce que la psychanalyse aujourd’hui, elle est plutôt dépassée par la cacophonie. Peut-on écouter quelqu’un dans un langage non cohérent qui lui-même ne fait que reproduire la cacophonie ambiante. Bon, on n’y retrouve plus son latin, si jamais on l’avait eu, donc c’est vrai que, moi à mon sens, j’ai peur que la psychanalyse soit dépassée et n’arrive proche de sa disparition à cause de l’évolution du numérique, pas du tout à cause de l’évolution de la médecine ou que sais-je, même pas des neurosciences. Les neurosciences ne menacent en rien la psychanalyse. En revanche, le fait que le jeune patient arrive sur une planche à roulette et qu’il reparte de la même façon et que pendant la séance tout glisse, parce qu’il est habitué à glisser, là justement la psychanalyse devient difficile. Mais ce qui est vrai de la psychanalyse, est vrai de l’expertise psychiatrique.
Question: Pour en revenir à la mythomanie, je me demande dans quelle mesure un mythomane ne croit pas à ses mensonges ?
Michel Dubec : C’est très difficile à répondre parce que pour vraiment gruger autrui il faut y croire un tout petit peu soi-même. Et pour vraiment gruger autrui, il faut complètement être dans le mensonge. Je pense qu’un escroc, c’est le caméléon du désir d’autrui. Pour escroquer quelqu’un, il faut s’adapter à son désir et quand je dis il faut s’adapter à son désir, pas s’adapter à son désir conscient tel qu’il le formule mais à son désir insu, que lui-même ne sait pas. Il y a des êtres qui comme ça ont le chic pour séduire, et séduire c’est correspondre au désir insu d’autrui. Voilà. Je ne sais pas si tu es d’accord ?
Céline Rumen : Je suis tout à fait d’accord, tout à fait d’accord.
Question: Deux courtes questions. Est-ce qu’on n’a pas parlé de phases maniaques chez Althusser ?
Michel Dubec : Si, mais elles ont été très rares et très courtes. Essentiellement, c’était des mélancolies à répétition, très peu de phases maniaques.
Question: D’accord, l’autre question, c’est que dans l’extrait que vous nous avez lu du récit qu’il fait de la mort de sa femme, c’est une description assez méticuleuse où il ne parle pas de la perte de conscience dont il parle dans le livre, il me semble. Est-ce qu’il a fait différents récits de cette soirée, enfin de ce massage ? Parce que dans l’extrait que vous nous avez lu, il n’est pas fait mention de…
Michel Dubec : Oui mais c’est un extrait vraiment raccourci, je vous renvoie vraiment à son livre là, à L’avenir dure longtemps. A ma connaissance, il n’y a pas d’autres récits que celui que contient L’avenir dure longtemps parce que il est paru deux ans après sa mort, comme lui-même l’avait exigé, donc il n’a pas pu écrire, par définition, il n’a pas pu l’écrire après. Il y a un autre récit qui s’appelle Les faits, mais je ne crois pas que dans Les faits il parle de cette nuit fatale pour Hélène. Dans Les faits je crois que c’est essentiellement son parcours politique… Je ne crois pas qu’il parle justement uniquement de sa dépression, … ça précédait son passage à l’acte et il ne va pas jusqu’au passage à l’acte. Il parle du parti, il parle de Lacan, etc. il parle d’un dirigeant vietnamien mais je crois que dans Les faits il n’arrive pas jusqu’à ce moment- là, c’est un écrit antérieur.
Céline Rumen: Et toi tu as eu accès aux expertises. Est-ce que les expertises font mention du passage à l’acte, est-ce qu’elles en parlent ?
Michel Dubec : Ah oui ! Elles en parlent bien mais ces expertises ne sont pas publiques. Mais c’est vrai que les experts en parlent très bien, oui. Ils ont fait leur travail, en essayant de trouver, de percer sa responsabilité au moment de l’acte, surtout que c’était des experts pas seulement de renom mais trois hommes qui travaillaient beaucoup, vraiment, surtout un, celui qui a rédigé.
Question: une toute dernière question. Est-ce qu’on peut entendre ce qu’il dit quand il explique qu’il cherche en écrivant le livre à répondre de ses actes parce qu’il en a été déresponsabilisé du fait du jugement ou est-ce que ça participe fondamentalement d’après vous d’un état pathologique ?
Michel Dubec : C’est un subterfuge, tout cela, c’est difficile, les 3 sont toujours mêlés chez Althusser donc je crois que, c’est vrai que, il y a 30 pages quand il revient sur la causalité de l’acte où je pense que c’est à André Green qu’il vient parler, mais ça c’est une hypothèse de ma part. Mais il y a 30 pages qui sont vraiment, qui pourraient être la bible pour les experts psychiatres, c’est-à-dire de comment il expurge toutes les données du passage à l’acte, ça va de l’action de tel médicament à tel autre qu’on a interrompu brutalement, ça va de la haine qu’il pouvait aussi éprouver à l’égard d’Hélène, il dit tout en 30 pages et moi je n’ai pas le même talent que Louis Althusser, je vous invite à le lire. Je trouve que là-dessus, autant je ne le suis pas sur beaucoup de choses, que ce soit à propos du parti communiste ou autre chose, dont je pense que c’est de la phraséologie stalinienne, parce je pense qu’il était resté quand même structuré comme un stalinien! Il y a un article que j’avais écrit, je l’avais appelé Le divan armé. Ce sont mes impressions à moi, ce sont mes idées à moi, et j’ai participé à des débats un peu houleux avec des communistes, mais autant on peut ne pas le suivre sur tout, autant il me semble quand même que il éclaire vraiment l’interlocuteur ou le lecteur sur son passage à l’acte, et cela en 30 pages.
Question: Vous avez dit tout à l’heure que la lente ascension des droits des victimes va de pair avec la procédure judiciaire et l’expertise, quelque chose comme ça. Pourriez-vous développer et revenir sur la façon dont sont éventuellement contrôlés les experts aujourd’hui ?
Michel Dubec : Non, contrôler les experts, je pense que ça n’a pas grand-chose à voir avec cette analyse. Je ne cherche pas à trouver quel est le grand ordonnateur de tout ça parce que je ne pense pas qu’il y en ait un. En revanche je crois qu’il y a une conflagration, un croisement de différents faisceaux dans lesquels on peut distinguer la mise sous surveillance de la psychiatrie, à mon sens, mais ça les psychiatres ont scié la branche sur laquelle ils reposaient précédemment… Je veux dire, et là je bats ma coulpe, parce que depuis les années 70 les psychiatres ont réclamé à corps et à cris une judiciarisation de la psychiatrie. Eh bien ! Maintenant ils sont servis. Quand il faut qu’ils fassent attendre leurs malades je ne sais combien de jours avant de passer devant le JLD (juge des libertés et de la détention) … Il suffit de regarder minutieusement le film de Depardon. Si on le regarde minutieusement, on voit bien que c’est sûr que la magistrate que l’on voit le plus, qui a un pull bleu qui va avec ses yeux bleus et son corsage bleu, elle est bleue bleue bleue mais elle ne comprend rien à ce que peut être un malade mental, moi je regrette, et pourtant les magistrats en une seule audience vont prendre des décisions fondamentales pour le malade. Quand il y en a un qui rouspète, je ne me souviens plus bien, évidemment je n’ai plus les noms en tête, j’ai vu avec délice, enfin avec un œil critique ce film qu’il faut que je revoie plusieurs fois d’ailleurs parce qu’il vaut la peine, mais quand un malade rouspète et critique justement toute cette procédure, c’est lui qui est dans le vrai, même si il est à moitié débile et qu’il bafouille, peu importe, il est dans le vrai. Enfin, bon, j’arrête mon anti psychiatrie pure et dure mais de toute façon, je maintiens que les psychiatres, c’est bien fait pour eux aujourd’hui, enfin malheureusement c’est bien fait pour vous, et que c’est les gens comme moi qui ont induit tout cela. Enfin, moi d’emblée je disais non, il ne faut pas judiciariser. Pourquoi je disais il ne faut pas judiciariser ? Mais parce que je faisais beaucoup d’expertises et que je savais ce que c’était la justice, je le savais. Donc mes collègues qui disaient « oui le juge il va tout rétablir ». Mais un juge des enfants qui a 600 dossiers à l’année, quelle décision il peut prendre ? Quelle décision éducative ou de placement ? Le juge pour enfant s’il est intelligent il suit ce que va dire l’éducateur, voilà, c’est tout ce qu’il peut faire. Mais la justice, c’est ça quand même, c’est aussi une réalité quotidienne.
Céline Rumen: Ce que voulaient les psychiatres, moi j’ai le sentiment que ce qu’ils voulaient effectivement, c’est une baisse d’instance symbolique dans la figure du juge et ils n’ont eu que la judiciarité réelle, à savoir la paperasserie, c’est tout ! C’est tout ce qu’on a eu, la paperasse.
Michel Dubec : Ils voulaient Saint Louis ou Salomon, selon les obédiences vers lesquelles on se dirige. Bah non, ils n’existent pas ces gens-là, ça n’a toujours été que des fictions.
Question: Moi je reviens sur ce que vous avez dit, c’est que ce qu’on n’a pas pardonné à Jean Claude Romand, c’est l’escroquerie, le fait qu’il ait grugé tout le monde. Est-ce que à l’époque d’Althusser c’était vécu autrement ? C’est-à-dire est-ce que ça aurait été accepté ou plus acceptable ?
Michel Dubec : Non, parce qu’il y a 12 ans de différence. Non, je pense que la vindicte publique, elle est de toutes les époques et les experts serviles, ils sont de toutes les époques aussi. Regardez, l’affaire des sœurs PAPIN !
Céline Rumen : Elle est d’avant-guerre…
Question: Vous avez dit tout à l’heure que Foucault avait raison mais vous n’étiez pas sûr que c’était une bonne chose. Sur quoi il avait raison ?
Michel Dubec : Quand il décortique la jonction psychiatrie-justice, il la décortique bien. Quand il dit que l’expert ne s’adresse pas à l’accusé mais à un thérapeute du juge, il est un thérapeute de l’angoisse du juge. Badinter l’a dit avec d’autres mots, pas aussi brillants que Michel Foucault mais il a dit : « c’est angoissant de juger ». Lorsque Michel Foucault fait l’analyse que le juge, lorsqu’il introduit en 1832 les circonstances atténuantes – auparavant le juge était dans un système binaire, c’est bon ou ce n’est pas bon, il a fait ou il n’a pas fait, et donc il jugeait de manière quasi purement rétributive – il appliquait la loi. La loi disait : ça vaut tant, il appliquait tant. Avec l’introduction des circonstances atténuantes, ça voulait dire que c’est à l’appréciation du juge de mettre le maximum, le minimum ou entre les deux. Et à partir de là, il a, comment dirais-je, une angoisse de conscience quand il forme son jugement et il ne va avoir de cesse de trouver un secours à son angoisse et il le trouve par ceux qui sont des supposés savoir que sont les psychiatres.
Si on fait une expertise dans laquelle on travaille beaucoup, il n’y a aucun problème. Le problème, c’est l’expertise à la va vite, parce qu’elles suivent l’air du temps. Ça c’est un problème. Si quelqu’un travaille l’examen de l’inculpé, travaille même le dossier d’instruction, travaille effectivement aussi la relation qui s’est nouée ou pas nouée avec lui, lorsqu’il fait tout ce travail-là, l’expertise est justifiée parce que ça apporte une connaissance de plus. Vous savez, dans la réforme du code de procédure pénale de 1958, il y avait ce qu’on appelait la mission extensive. La mission extensive consistait à poser 5 questions sans poser la dernière qui est « Etait-il en état de démence au moment des faits ? ». Vous ne la posez pas parce que c’est du ressort du magistrat. C’est vrai, c’est-à-dire, il faut bien savoir que les conclusions d’une expertise ne lient pas le magistrat, au sens de lier. Donc le magistrat prend sa décision en toute indépendance théoriquement. Bon, bien évidemment, s’il commet des experts, c’est pour avoir leur avis quand même.. Il faut travailler aussi le texte de l’expertise, pour ça il ne faut pas faire du format prêt à poser à l’avance. Mais c’est long, c’est long de travailler un texte, pour l’écrire, c’est long.