Aller au contenu principal

… pour la dernière fois de ce module qui avait pour titre « Du savoir aux savoirs faire »,  j’ai choisi de vous parler de la douleur morale parce que c’est une entité qui évoque une séparation entre les états dépressifs ou la dépression et la mélancolie, parce que c’est une entité qui s’est étoffée au cours de l’histoire, que ce soit Cabanis, Séglas, Freud et Lacan. Lacan a apporté un véritable plus à cette notion de douleur morale, et en particulier à la pratique qu’on peut avoir en face de cette douleur morale. Je me suis beaucoup servie d’un livre qui était un ouvrage collectif, La douleur morale, aux éditions du Temps, qui date de 1996, que nous avions édité, c’était coordonné par Rémi Tévissen et nous avions tous fait des articles, Georges Lantéri-Laura, Rémi Tévissen, Paul Laurent Assoun, Christophe Louka qui est praticien dans le service, Jean Luc Martin.

La locution de douleur morale existe depuis des décennies, dans les usages de l’idiome psychiatrique, même s’il ne s’agit pas d’un concept proprement dit, ni même d’une expérience vécue univoque. C’est une expression qui traduit un état d’âme, c’est aussi un concept issu en droite ligne de la psychiatrie classique, et c’est un signifiant évoquant une expérience vécue dont la complexité structurale est peut être trop souvent masquée par l’univocité de la notion contemporaine de dépression. Il s’avère en fait porteur de dimensions très diverses que nous allons tenter d’interroger ou d’effleurer ce soir.

Si j’ai choisi de terminer sur cette douleur morale, c’est parce que on peut tout à fait passer à côté et que la sanction du passage à côté est quand même souvent le suicide du patient. Il ne faut pas confondre état dépressif et douleur morale, et donc il faut savoir la reconnaître, la rechercher et savoir ce qu’on en fait.

La douleur morale

Elle apparaît vers le début du 19ème siècle, mais il ne nous paraît nullement certain que le sens des deux mots soit resté identique. Rien ne garantit que « morale » corresponde à ce sens figuré, et que la douleur corresponde à la réalité. « Morale » est à prendre dans l’acception que lui donnait Georges Cabanis en 1802, dans un travail sur les rapports du moral et du physique de l’homme. Cabanis a donné son nom à la rue dans laquelle se trouve l’Infirmerie psychiatrique, c’est un nom qu’on retrouve souvent. Dans un ouvrage célèbre, Le rapport du physique et du moral de l’homme, il écrivait en 1802 : « Nous voyons également des impressions arriver au cerveau par l’entremise des nerfs. Elles sont alors isolées et sans cohérence. Le viscère entre en action, il agit sur elles, et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées que le langage de la physionomie et du geste ou les signes de la parole et de l’écriture manifestent au dehors. Nous concluons avec la même certitude, que le cerveau digère en quelque sorte les impressions, il fait organiquement la sécrétion de la pensée ».

Il y a différents paradigmes dans l’histoire de l’aliénation mentale, le premier paradigme c’est l’aliénation mentale avec Pinel et Esquirol, le deuxième paradigme, c’est le paradigme des maladies mentales, au pluriel. Un des premiers qui a parlé de la douleur morale, c’est Griesinger, 1817-1868. Dans plusieurs chaires en Allemagne, il a souligné les altérations de l’humeur et en particulier de l’humeur douloureuse et les sentiments pénibles, sans repérage à signal, qui constituent une donnée première de la pathologie mentale, première en tant que fondatrice de tout le reste, mais aussi première en tant que tout commence par cette expérience vécue. Le premier qui a réellement parlé de la douleur morale, c’est Griesinger.

Comme l’a montré Georges Lantéri Laura, Séglas arrime la notion de douleur à la clinique de la mélancolie. C’est à Séglas qu’on doit cet arrimage sur la clinique de la mélancolie, qui se voit dans le même temps référé à des perturbations primaires de la cénesthésie. Pendant très longtemps le rôle de la cénesthésie a été très important. Nous verrons qu’effectivement l’apport freudien et l’apport lacanien ont bougé un peu cette conception. Séglas disait « La mélancolie est une psychonévrose qui en plus de symptômes physiques d’une grande importance, est psychiquement caractérisée, premièrement par la production d’un état cénesthésique pénible, deuxièmement par des modifications dans l’exercice des opérations intellectuelles, troisièmement par un trouble morbide de la sensibilité morale, se traduisant par un état de dépression douloureuse. A ces symptômes fondamentaux peuvent se joindre des troubles délirants qui en résultent directement, leur sont secondaires ». Dans la notion de Séglas, vous avez un état cénesthésique pénible, et vous avez un état dépressif, une dépression douloureuse, et vous avez un trouble délirant qui est secondaire. Nous verrons plus tard que ça va un peu s’inverser et que peut-être actuellement nous considérons que le trouble délirant n’est pas secondaire mais primaire. Ce qu’on peut en tirer dans la pratique, c’est qu’il faut toujours rechercher des troubles délirants, même lorsque les gens apparemment sont insérés socialement, n’ont pas eu d’hospitalisation, n’ont pas de trouble manifeste avant cet état dépressif, il faut toujours savoir rechercher un trouble délirant. Rechercher un trouble délirant, ce n’est pas dire aux gens « est ce que vous avez des idées bizarres » ? Vous pouvez, mais vous n’en n’aurez pas grand-chose. C’est dans le discours que fait le malade, repérer ce qui n’a pas tout à fait sa place. Ça on le verra peut être un peu plus tard, je vais vous raconter une histoire où vous verrez que la douleur morale a été secondaire à l’état dépressif et que quand elle est apparue, nous n’avions plus d’état dépressif. Il ne faut pas toujours accoler dépression et mélancolie. Ça, c’est certain. C’est Griesinger d’ailleurs qui disait que « la douleur morale est constituée par la conscience de ce dérangement survenu dans la marche normale de la pensée ». On parle de dérangement, on parle d’état cénesthésique pénible, on parle de trouble de la sensibilité morale, on parle de dépression mais on parle surtout en premier, de ces éléments.

L’apparition d’un sentiment de malaise général en résulte. C’est souvent d’ailleurs plutôt un sentiment de malaise. Le mélancolique ne vous dit pas tellement qu’il est déprimé. Le mélancolique… il est classique de décrire l’oméga mélancolique, c.à.d. des rides du front qui sont en oméga, qu’on retrouve dans les états douloureux physiques. Quand vous avez des comateux qui se mettent à souffrir, vous avez un oméga. La douleur et de même… il faut se rappeler que pendant très longtemps, on utilisait, un peu moins peut être le palfium ou la morphine dans les services de neurologie ou les services de réanimation, mais qu’on utilisait contre la douleur physique des anti dépresseurs. L’anafranil reste un anti douleur tout à fait intéressant. Ce qui prouve bien quand même que cette douleur morale s’apparente peut être plus à une douleur corporelle, physique, qu’à l’expression d’un état dépressif. La douleur est de surcroit renforcée par la conscience du changement survenu dans l’individualité psychique. « Toutes les circonstances – disait Griesinger – qui troublent la succession et l’enchaînement des idées qui représentent le Moi, peuvent engendrer la douleur morale qui est constituée par la conscience de ce dérangement survenu dans la marche normale de la pensée ». Séglas conçoit donc deux origines à la douleur mélancolique, un état cénesthésique pénible, et un trouble de l’exercice intellectuel secondaire, avec des troubles cénesthésiques. Cette cénesthésie est proche du sentiment de l’existence de Maine de Biran. Maine de Biran, on l’a cité dans les troubles de la conscience et l’onirisme, on le retrouve dans cette atteinte du sentiment de l’existence. Ce sentiment de l’existence, il est Un mais pas Moi, il est quelque chose qui juge en moi, sorte de sentiment irréfléchi et impersonnel qui ne parvient pas à la conscience mais dont le sujet est en quelque sorte la proie passive. L’infinité de la mélancolie et la disparition du sentiment de l’effort n’est pas nouvelle. Comme l’évoquent les travaux du philosophe anglais Burke, dans Recherche philosophique sur l’origine de nos idées, du sublime et du beau, la mélancolie, l’abattement, le désespoir, et souvent le suicide, sont la conséquence des idées noires qui se présentent dans cet état de relâchement du corps. Ce concept de cénesthésie fixe la clinique de la mélancolie dans une référence qui subordonne passivement le sentiment d’exister à la tonalité interne des sensations corporelles. Ce qui ouvre la voie à privilégier le déterminisme organique des troubles de l’humeur. Quand Freud parle de la mélancolie, il dit que l’humeur et la souffrance des mélancoliques s’apaise vers le soir, et il le rattache effectivement à une organicité. On n’a pas trouvé de localisation de la mélancolie, on a trouvé par contre un certain nombre de familles où il y a des mélancoliques. C’est toujours très difficile de savoir… un suicide dans une famille c’est quelque chose de très lourd, le mélancolique se tue lui, mais quelque part il tue l’autre aussi. Et c’est toujours un peu difficile de savoir si c’est ce sentiment un peu inexorable dans une famille, d’une solution mélancolique, ou si il y a effectivement un aspect génétique. Il est certain aussi que dans les campagnes, pendant très longtemps, les mélancoliques n’ont pas été enterrés par l’Eglise, c’est relativement récent que l’Eglise accepte. En 1960, l’Eglise… Paris était peut être un peu plus ouvert, mais en tout cas dans la province et dans tout le Languedoc on n’enterrait pas les mélancoliques, ils étaient enterrés subrepticement dans le caveau de famille, et certaines familles n’aimaient pas beaucoup qu’on mette dans le caveau les mélancoliques. C’est une interrogation de savoir comment dans une famille, se transmet ce cadeau empoisonné. Ce concept de cénesthésie fixe la clinique mélancolie dans une référence qui subordonne passivement le sentiment d’exister à la tonalité interne des sensations corporelles… Bien que Séglas avance malgré tout l’idée selon laquelle « les images intérieures perdent leur adéquation aux excitants normaux, et les sensations même régulièrement transmises, n’arrivent plus à la conscience que comme autant d’impressions aliénantes par leur étrangeté. Séglas n’envisage pas qu’il puisse y avoir là un phénomène que la référence à un trouble de la cénesthésie ne permet pas d’expliquer. Un phénomène qui concerne plus primitivement peut être la représentation des sensations corporelles ou des affects, ou encore plus précisément l’adéquation de la représentation à ces objets, c.à.d. en somme la vérité, selon sa définition classique d’adéquation des idées et des choses ». Cette notion de vérité, nous allons la retrouver. La question qui est souvent posée, on a tous relu les articles qui nous avaient été envoyés, quelque fois un peu remis en ordre, c’était l’article de Rémi Tévissen. Le paradoxe, pose la question du paradoxe de l’anesthésie douloureuse et de la dépersonnalisation. C’est pour ça que nous sommes quand même loin de l’état dépressif habituel. C’est quand même une pathologie qui est à part et une pathologie qui est plus difficile à repérer que celui qui arrive en pleurant, en se plaignant et qui va finalement avoir un discours assez abondant sur tous ses malheurs.

Dans la mélancolie coexistent la douleur et l’anesthésie. En ce sens la douleur morale est anesthésie douloureuse. Kraepelin dira que le mélancolique est dans l’incapacité d’être aimé. Ce qui n’est pas le cas des déprimés. Les déprimés sont émus par leur malheur. Le mélancolique, lui, n’est pas ému. C’est cette diminution de la capacité d’être ému, la perte de l’intérêt intime qu’on prend aux évènements qui se passent autour de vous, c’est cela qui est ressenti le plus douloureusement pour les malades. Ils n’ont plus aucun sentiment de besoin. Le déprimé, lui, il pleure sur ce qu’il n’a pas, il en a besoin de ce qu’il n’a pas. La douleur naturelle ne revient qu’à l’issue de l’accès mélancolique. Il y a une anesthésie dans la mélancolie qui est très importante, on le verra tout à l’heure dans le cas que je vais vous dire. Et d’ailleurs très souvent les mélancoliques étaient choqués, on choque encore des mélancoliques. Pourquoi est ce qu’on est ce qu’on les choque ? On les choque parce qu’on n’arrive pas à les tirer de leur état mélancolique. Qu’on les tire par l’accès confusionnel d’une sismothérapie, ça donne un accès confusionnel. On les choque surtout quand on n’a pas assez de personnel pour les surveiller. Si vous avez deux petites minettes fraichement sorties de l’école infirmière, absolument adorables, qui vont se laisser leurrer par le mélancolique, si vous n’avez que ça pour surveiller quinze à dix sept malades, il vaut mieux choquer son mélancolique, c’est certain. Les cliniques privées choquent beaucoup plus que les services de secteur. Parce que les services de secteur gardent quand même, même si les séjours se sont beaucoup raccourcis, on prend son temps  et on pense quand même qu’avec des antidépresseurs, en essayant d’avoir un contact avec son patient, on va y arriver sans sismothérapie. Les services universitaires qui hospitalisent beaucoup moins longtemps et également il y a un aspect médico légal important. Si vous avez un suicide, et c’est la hantise des cliniques privées,  maintenant un suicide et une clinique privée, ça veut dire un procès. A ce moment là on vous reprochera de ne pas avoir mis plus de traitements, de ne pas avoir suffisamment de surveillance, de ne pas avoir proposé de sismothérapie. Moyen en quoi, il faut être juste aussi, je me souviens avoir soigné une mélancolie post puerpérale pendant trois mois en se donnant beaucoup de mal, en prenant le bébé, en lui laissant prendre le bébé, en mettant la famille… tout le service s’était beaucoup agité. On l’envoie en consultation à St Antoine parce qu’elle avait un problème de suite de couches, elle tombe dans les escaliers, elle se fracture la jambe, et elle aboutit dans le service orthopédie où l’interne de Ferreri est appelé parce que quand même ils ne la trouvaient pas nette. Ferreri la choque deux fois et il me téléphone pour me dire « tu sais elle est impeccable ta malade maintenant, complètement sortie de son état mélancolique ». Je pense qu’il y avait quand même eu tout un travail avant et qu’on était sur la fin de la mélancolie. Mais, enfin quand même… Deux fois il l’a choqué, elle est sortie. Il ne faut pas avoir de position apriori sur les traitements.

Pour revenir à la structure des affects mélancoliques, elle est fort paradoxale, car la privation d’affects va de pair avec la qualité singulière d’un vécu, qui n’implique pas seulement la cénesthésie, mais aussi la représentation du monde. Et c’est ça qui est caractéristique dans la mélancolie et qu’on ne retrouve pas dans les états dépressifs. C’est à dire que lui, il n’a plus de besoin, quelque part il est mort, mais quelque part aussi le monde est mort avec lui. D’où d’ailleurs les difficultés de contact qu’on peut avoir avec quelqu’un pour lequel vous n’existez littéralement pas. Son corps et le monde paraissent au mélancolique artificiel et désespéré, rien ne pourra rien pour lui, pour toujours. Il est un automate dans un décor de théâtre. C’est vrai que on a assez souvent et c’est un côté de théâtralisme, dans le passage à l’acte du mélancolique. C’est quelque fois là, où quand on ne connaît pas son malade, il y a une forme de mélancolie qui est dite hystériforme, qui est surtout mélancolique, qui effectivement a un côté de mise en scène du passage à l’acte, par ex. elle essaie de se pendre, il y a une lettre ou pas de lettre, mais on ne pouvait pas faire autrement que de passer devant la porte, ça fait théâtre. Ça ne les empêche pas de passer à l’acte quand même, et il faut se garder de penser que tout cela est hystérique, que c’est un appel au secours, le mélancolique n’appelle pas au secours. Le corps est pris dans une expérience d’étrangeté inquiétante, les représentations perdent en quelque sorte leur valeur de vérité. Le mélancolique est donc privé d’affects, comme un corps mort, mais aussi privé de vérité. Cette perte de la vérité des affects, et l’image du corps, c’est aussi la perte de l’intérêt interne que porte le patient à la réalité extérieure, à ce qui lui arrive. Il y a une mélancolie anxieuse, une mélancolie délirante, une mélancolie stuporeuse, ça vous le retrouverez dans tous les manuels de psychiatrie. Dans la plupart des cas, le mélancolique, c’est une buche, c’est quelqu’un figé en face de vous, qui ne décroche pas un mot, qui aura peut être des petits mouvements, mais c’est une buche. Maintenant nous avons peu de temps pour examiner les patients, justement, c’est là où on se trompe. C’est là où on pense que c’est un état dépressif, s’il est un peu avancé vers la cinquantaine, on pense que c’est un état dépressif d’involution, avant on pense que c’est un peu de difficulté conjugale, si il y a eu un deuil, on pense que c’est  le deuil et quelque fois on oublie de voir que le deuil est arrivé il y a cinq ou sept ans… Mais c’est surtout quelqu’un qui n’est pas là.

- Est ce qu’on peut dire qu’il est apathique ?

Oui, vous pouvez dire qu’il est apathique, je crois qu’on dit qu’il est apathique. C’est souvent quelqu’un qui va vous répondre par des murmures, des borborygmes, il en a rien a cirer que vous soyez là et quand vous allez interrompre l’entretien parce que vous vous dites que vous n’allez rien en tirer, il va partir, il oubliera de vous dire au revoir d’ailleurs, ce n’est pas son problème. Il va partir, il ne va pas protester, il ne va pas réclamer un autre médecin, il va aller tout droit dans sa chambre.

C’est la déficience de la notion du Moi qui est bien explicitée dans les travaux de Minkowski. J’aime beaucoup Minkowski, il avait été l’assistant de Bleuler, il était entre les deux guerres. Il était donc venu à Paris quand en Allemagne ça commençait à être difficile. La France ne lui a pas fait beaucoup de cadeaux, je crois qu’il a été obligé de repasser pas mal de ses examens et il a travaillé, il a été beaucoup inspiré par les phénoménologues, par Merleau Ponty et il a une clinique qui est tout à fait extraordinaire. Il fait une observation : «  Je n’existe plus, je ne me sens plus, quand on me parle j’ai la sensation qu’on parle à un mort. Il faut que je me regarde pour m’assurer que c’est moi, j’ai à mon propre sujet la sensation de personnalité absente, en somme je promène mon ombre. Je ne sens plus que mon corps est à moi, je ne le vois plus, j’ai la sensation de ne pas être chez moi ici dans ma chambre, ni d’être chez moi dans ma peau. Je n’existe pas, je suis immatériel, je suis de plus en plus immatériel, j’existe de moins en moins. Voyant que je souris, il ajoute : cela me ferait sourire aussi si j’entendais une affirmation pareille de la part d’un autre ». Le mélancolique peut sourire, c’est là où il va vous leurrer d’ailleurs. Le mélancolique, vous lui renvoyez un petit bout de phrase et peut être effectivement un sourire un peu compassionnel pour essayer d’avoir une communication, et il va vous sourire aussi, mais vous n’allez pas sourire longtemps souvent. « Quand je me regarde dans la glace, je ne me reconnais plus, je ne retrouve plus mon image, je ne me rappelle plus m’être vu dans la glace. Un jour il est en train de parler avec moi dans sa chambre, il interrompt brusquement la conversation pour déclarer : je me fais l’impression d’être un type assis et qui cause, mais qui en somme n’est pas identique avec moi. Je ne me sens pas le droit d’employer les expressions « je » et « moi », elles ne correspondent à rien de précis pour moi ». C’est une observation intéressante, d’abord parce qu’à mon avis il était en train de sortir de sa mélancolie donc il pouvait en parler, et d’autre part parce qu’on voit quand même la déficience de la notion du Moi qui n’est pas toujours décrite dans d’autres ouvrages, qu’on ne retrouvera pas vraiment chez Freud, mais que par contre on va retrouver chez Lacan.

- Quand vous dite « déficience de la notion du Moi », vous vous appuyez sur les notions de narcissisme ? C’est à dire qu’il y a vraiment un désinvestissement total ?

Il y a une perte de l’investissement narcissique. Il n’y a pas que ça, mais il y a ça.

Délire de négation

Nous allons effleurer aussi le problème du délire de négation. Je ne sais pas si Marcel Czermak vous a parlé du délire de Cotard.  Cotard est un auteur qui est mort assez jeune, qui n’a fait qu’un seul petit ouvrage, qu’on peut donc lire facilement, qui est intéressant, je vous recommande vivement pour vos mémoires l’étude du syndrome de Cotard puisqu’il n’y a pratiquement pas de bibliographie à part celle de Marcel Czermak. C’est court est c’est quand même très intéressant. Le trouble de la cénesthésie est primaire et les troubles intellectuels qui en résultent, renforcent la douleur morale. Le délire de la mélancolie est lui même secondaire, tentative d’explication des phénomènes douloureux. Le malade se croit coupable, il ne sert à rien, il vaudrait mieux qu’il soit mort. Il n’est plus comme tout le monde – ça on le voit dans l’observation de Minkowski – il est ruiné, et il n’a plus d’organes, il n’existe plus. Séglas ne parle pas de – c’était en 82 – de délire de négation de Cotard, vous verrez souvent dans la littérature… par ex. Bleuler dit qu’il n’a pas connu les travaux de Chaslin, ce qui à mon avis est un honteux mensonge. Séglas a certainement connu les travaux de Cotard, c’est quand même un mini monde, mais ils aiment bien ne pas parler du travail des autres. Dans le syndrome de Cottard, vous retrouvez des idées de damnation, des idées d’immortalité, des idées délirantes hypocondriaques, qui nient l’existence d’organes, et qui aboutit à une méconnaissance systématique. Il faut vous rappeler que vous avez des idées de damnation, des idées d’immortalité, des idées délirantes hypocondriaques, et vous avez donc des négations de l’existence d’organe. Souvent la négation de l’existence d’organes, on la repère si on est un peu alertés, ce sont des patients qui arrivent en déclarant que ils sont constipés, ils ne peuvent plus y aller. Il y a quinze jours, un petit vieux qui doit avoir mon âge, est arrivé triomphalement en disant je n’arrive plus à uriner, ce qui normalement vous pousserait à déclarer que je n’étais pas urologue. Si on va le chercher un peu, on s’aperçoit qu’il n’arrive plus à uriner parce qu’il pense qu’il n’a plus de vessie. Comme on lui avait enlevé la prostate, il pense quelque part qu’on a un peu tout enlevé, et donc effectivement il avait des petits problèmes à uriner dus probablement à des résidus prostatiques qui avaient dû repousser un peu, mais ce qui est frappant c’est que c’est la première phrase qu’il me dit. Il ne me dit pas, alors qu’il a une pathologie cardiaque, qu’il a quand même essayé de se trancher les veines dans une baignoire, la voisine l’a récupéré un peu par hasard parce qu’elle est passé avant pour lui déposer ce qu’il lui avait demandé d’acheter. C’est la première phrase qu’il dit, et très souvent, dans la négation d’organe, vous les pincerez comme ça à la première phrase. Par ex. c’est quelqu’un qui ne mange pas. On a tendance parfois à penser que celui qui ne mange pas pense qu’il est empoisonné, c’est classique dans les services qu’on dise qu’il doit penser avoir des idées délirantes sur l’empoisonnement. Non, il ne mange pas parce qu’il n’a plus d’estomac. Il n’a plus d’estomac donc il ne mange pas et comme il est immortel, ça ne l’inquiète pas. C’est donc effectivement le cadre même de la mélancolie, où il est immortel, donc il ne meurt pas deux fois. Il y a deux choses qu’on ne fait pas deux fois dans la vie, c’est naitre et mourir, on ne les fait qu’une fois. Pour un syndrome de Cotard qui pense à la fois qu’il est immortel et qu’il n’est plus rien, donc il ne s’inquiète pas du tout, ce n’est pas la peine d’aller lui dire vous allez maigrir, vous allez avoir des malaises. En général c’est souvent des organes liés soit à l’absorption alimentaire, soit à l’élimination. La constipation des mélancoliques et le sentiment d’être bouché, c’est le sentiment qu’il n’a plus d’intestin et qu’il n’y a plus de trou pour sortir. D’ailleurs quelque fois ça se déplace un peu et le mélancolique vous dira « mes WC sont bouchés ». Donc il est quand même un peu curieux que quelqu’un qui vient d’arriver dans un service de psychiatrie, parfois maintenant en consultation, qui voit un psychiatre, la première phrase qu’il dit, c’est ça. Il pourrait dire pourquoi il vient, il pourrait protester, il pourrait déclarer qu’on n’a pas été sympas, qu’il ne sait pas où il est. Non, c’est la première phrase qu’il va dire.

Méconnaissance systématique

Le problème de la méconnaissance systématique, c’est un problème très intéressant. Si par exemple vous montrez à un malade une rose. Vous dites au malade, « regardez, c’est une rose ». Et le malade vous dit « non ce n’est pas une rose. Ça a la couleur de la rose, ça peut sentir comme la rose, mais ce n’est pas une rose ». Quand c’est une rose, ce n’est pas très grave, ça doit vous alerter. La méconnaissance systématique, on la retrouve dans la schizophrénie, on la retrouve dans les démences. Mais dans les démences on retrouve toujours l’origine de la méconnaissance systématique. Par ex. c’est une dame qui est encore relativement bien insérée, qui vient pour ça d’ailleurs, envoyée par le notaire dans ce cas là. Ils étaient en communauté de biens, et au moment de faire les papiers et d’envisager un testament, la malade dit à son notaire, « ce monsieur là n’est pas mon mari ». Ce n’est pas très fréquent, mais ce n’est pas une fois. Et donc on lui dit « mais il est habillé comme votre mari, vous portez la même alliance » « Non, il a les vêtements de mon mari, il a la voix de mon mari, mais ce n’est pas mon mari ». Quand on remonte un peu plus avant dans l’histoire d’avant, effectivement elle racontait que quand elle avait 17 ans elle avait été amoureuse d’un jeune officier de l’armée qu’elle aurait bien voulu épouser, que sa famille trouvait qu’il ne gagnait pas assez d’argent, qu’il n’avait pas de fortune personnelle. C’était très curieux parce que tout le restant, il n’y avait pas d’autres souvenirs. Mais elle se souvenait de ça, ça remontait et la méconnaissance systématique, elle est restée. Alors effectivement elle refusait de rentrer dans son lit. Je pense que là il y avait un côté de Cotard, le testament, elle préférait mourir avant, ça c’était sûr.

Donc effectivement le délire des négations pose la question de la secondarité des délires dans la mélancolie. Car pour Cotard, il peut paraître à minima dans l’hypocondrie mentale.

Il faut se rappeler que dans l’hypocondrie, vous avez une hypocondrie mineure, il y a des gens qui ont mal partout, et vous avez une hypocondrie majeure. L’hypocondrie majeure est une hypocondrie délirante, il y a un circuit. Quand vous avez un circuit, il y a un délire.

Cotard accorde une grande importance à la dimension de déréalisation. Séglas avance que « cette idée de négation procède secondairement d’un travail de dépersonnalisation, l’hypothèse d’un trouble sensoriel ne peut rendre compte de ces idées de négations ». C’est peut être pour ça qu’il ne cite pas les travaux de Cotard. Personnellement je ne rejoins pas toujours Marcel Czermak, mais là je pense qu’il a raison quand il voit l’importance des syndromes de Cotard.

Il y a eu, passé un moment en psychiatrie, on avait un peu la très mauvaise habitude de déclarer que les syndromes de Cotard ne passaient pas à l’acte. Je pense que c’était dû aux notions d’immortalité de Cotard. Quelqu’un qui vous dit je suis immortel, vous auriez tendance à être rassuré. En fait les syndromes de Cotard passent aussi bien par la fenêtre, il y beaucoup de défenestration dans les Cotard. Je pense que la défenestration ça évoque toujours la naissance. C’était Dolto qui disait « Fenaitre », je pense qu’elle avait raison. Ça évoque effectivement la naissance d’un mort, mais ça passe à l’acte, il n’y a pas de notion là dessus.

L’idée que le délire pourrait être primitif annonce l’accent qui est mis par la psychiatrie contemporaine sur la thèse de l’existence dans ces états d’une altération primitivement affective plutôt qu’idéique. Nous allons donc nous intéresser à la jointure entre idée et affect et d’une façon moindre entre énoncé et énonciation, rejoignant cette clinique de la mélancolie qui est une clinique du leurre. Le malade se trompant, nous trompant, ne retrouvant une valeur de vérité que dans le suicide. S’il y avait une phrase à garder, c’est ça « le malade se trompe mais il nous trompe » et effectivement c’est le suicide qui va remettre les choses en place. Kraus en 92 propose d’étudier sous le terme de motif du mensonge, un phénomène qui regroupe à la fois un motif de tromperie des autres mais aussi de soi-même, d’auto tromperie, par lequel le mélancolique se reproche à la fois de mentir, de tromper l’autre intentionnellement, voire d’être de mauvaise fois avec lui même. Le mélancolique s’accuse d’avoir trompé les autres. Ça, oui, mais il va vous vous tromper, et c’est pour ça que souvent, l’état dépressif n’apparaît pas forcément au premier plan, parce que vous tromper, c’est jouissif, il va y trouver sa jouissance. Il y a une jouissance du mélancolique, d’où des petits sourires… Quelque fois, alors que les déprimés arrivent sans bijou, un peu incuriques, le mélancolique à un moment, peut se rhabiller, mettre ses petits bijoux, tout ce qui va aller dans « vous tromper ». Le motif du mensonge n’est pas seulement lié au passé, mais renvoie également au présent, certains allant même jusqu’à s’accuser de simuler leur maladie, ce qui fait d’ailleurs que c’est là où on qualifie d’hystérie une vraie mélancolie. D’où le lien entre le motif du mensonge et la dépersonnalisation mélancolique. Le mélancolique, jugeant de la perte de ses sentiments comme une mauvaise foi. Si nous revenons à la question de la vérité, et en particulier du syndrome de Cotard, à la négation radicale de la valeurs de vérité de ces représentations, s’il y a dans la mélancolie négation de la valeur de vérité des représentations, plus rien alors ne peut garantir au sujet qu’il ne se trompe pas. Dans la mélancolie, il n’y a plus de vérité pour le sujet. Et d’ailleurs quand on parle de la négation radicale du Cotard, quand on est un peu naïf, un peu jeune, on aurait tendance à envoyer à l’échographie pour lui prouver que si, il a une… d’ailleurs mon petit monsieur voulait absolument avoir une écho de sa vessie, il y avait déjà eu des tas d’examens, mais je suis persuadée qu’il serait revenu en me disant « vous voyez, là, il y a un flou, on voit bien ». Il y croit dur comme fer. Et c’est d’ailleurs toujours un problème, qu’est ce qu’on fait de cette négation ? Effectivement quand il ne veut pas manger, ça pose des problèmes somatiques. Mais par ex. les méconnaissances systématiques, ça peut être une méconnaissance systématique d’un enfant. Ou une méconnaissance systématique d’une filiation, qui est délirante. Je pense qu’il ne faut pas les forcer, il faut leur dire « ah bon, vous pensez ça, on se reverra demain ». Et il faut essayer que tout le service rentre dans notre position. Parce que le forçage n’est pas une bonne chose et ne sert à rien.

Pour Lacan, la fonction d’une telle garantie est repérable dans l’œuvre de Descartes, parce qu’elle assurée par Dieu. C’est pour ça d’ailleurs que l’Eglise ne devait pas bénir les suicides de mélancoliques, c’était quand même une négation de la croyance de l’existence de Dieu. C’est Peillon qui était un assistant de Gorog et qui écrivait : « Les expériences limites les plus sévères comporteraient l’expérience d’une perte momentanée de garantie, de rupture du sujet avec son système antérieur de croyance, rupture à laquelle viendrait répondre la certitude délirante de l’auto reproche, par laquelle le sujet affirme son exclusion de tout champ de vérité possible. Avec la perte de valeur de vérité des énoncés, plus rien ne peut garantir au sujet qu’il ne trompe pas l’autre, mais surtout que l’autre ne le trompe pas. Il y a lieu de penser que dans le mélancolique prime le motif du mensonge, prime la perte de toute valeur énonciative de la vérité, et que secondairement s’en trouve emportée la valeur référentielle de vérité des représentations du monde, la déréalisation et du corps, dans la dépersonnalisation ».

Je crois qu’on va sauter cette très belle observation de Minkowski parce que sinon on va manquer un peu de temps… « Je me fais l’impression d’une ordure jetée dans la vie, tellement je me sens éloigné des autres. J’ai la sensation de ne pas pouvoir vous dire jusqu’à quel point j’ai besoin de tranquillité. Dès que vous êtes parti, j’éprouve le besoin de rectifier ce que je vous ai dit ». Ça c’est des patients qui effectivement vont revenir vous voir en vous disant, « non ne vous avais dit ça, ce n’est pas tout à fait ça, ce n’est pas vrai ». De toute façon, les patients qui reviennent vous voir, c’est toujours un peu agaçant parce que souvent quand on y a passé du temps, on pense qu’ils auraient pu dire durant le premier entretien, que ça bouleverse les consultations, que les autres n’apprécient pas du tout qu’on revoit un deuxième, mais en règle générale ce qu’ils disent est toujours important, donc il faut avoir le courage de les revoir.

Pour Henri Ey qui présente les quatre aspects différents, l’aboulie, l’inhibition psychique, la douleur morale, et le pessimisme, la dépression est vécue comme un malheur et c’est pourquoi on parle de douleur. Ça, moi je ne suis pas d’accord, je pense que ni Freud ni Lacan ne seraient d’accord avec ça. « Le pire des malheurs pour un mélancolique, est non pas seulement d’être voué au malheur, mais de l’être par sa propre faute », ça c’est vrai. La culpabilité du mélancolique, c’est la culpabilité qui est liée à la tentative de suicide, et c’est sa faute.

« Le noir de la mélancolie, c’est l’ombre même de la culpabilité, de la faute, du péché ». Il y a un aspect de la croyance dans la mélancolie qui effectivement est négation de la croyance. Dans lequel il n’y a plus de Dieu, il reste du péché, de temps en temps il y a des diables. On avait une malade qui était sortie des camps de concentration et qui avait un aspect mélancolique – c’était quand même une dizaine d’années après – qui racontait qu’elle promenait dans son sac des diables. Mais qui nous disait aussi… mais il y a le phénomène de reconstruction, moi j’avais toujours été frappée parce qu’elle nous disait que la douleur qu’elle ressentait était bien pire que ce qu’elle avait vécu en camp de concentration. Je pense qu’il y avait un phénomène de reconstruction mais ça montre quand même l’intensité de la douleur morale. Et elle nous l’a redit souvent, elle s’est améliorée, elle se promenait avec… les déportés ont touché des pensions souvent en liquide, parce que souvent elle était désinsérée, il n’y avait pas forcément de compte en banque, et elle se promenait avec des sommes astronomiques dans son sac, pour payer un peu le diable, je pense qu’il y en avait quelques uns qui devaient enfiler un petit masque avec des petite cornes. Et donc on retrouve de temps en temps des diables, il ne faut pas forcément penser que c’est des délires mystiques, c’est parfois des éléments mélancoliques. C’est la formule de St Augustin « si nous prétendons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous mêmes et la vérité n’est pas en nous ». C’est à contrario de cette formule, que le mélancolique tenterait de retrouver quelques certitudes.

Auto accusation, Deuil et mélancolie

Nous allons terminer en nouant cette question de l’auto accusation de la mélancolie à la question posée dans Deuil et Mélancolie de Freud en 1915, du lien entre la perte d’objet et l’identification narcissique. Si vous n’avez pas lu Deuil et Mélancolie, il faut vraiment s’y mettre, c’est quand même extrêmement utilisé, et puis c’est écrit dans une très belle langue, c’est tout à fait intéressant, même si les travaux après Dalouche ( ?), les travaux de Lacan, ont dépassé cette notion freudienne, il n’en reste pas moins que c’est un article tout à fait intéressant. Je crois d’ailleurs que les extraits que j’en ai pris, sont des extraits qui sont p. 259, 278, vous pourrez les retrouver, p. 261, 262.  Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, patrie, liberté, idéal, parfois communisme, parfois les gens qui ont été très militants dans une croyance religieuse, et cette croyance pour une raison ou pour une autre disparaît et vous avez véritablement un phénomène de deuil. Ce n’est pas forcément la mort de quelqu’un. Sous l’effet des mêmes actions, chez mainte personne chez lequel il y avait probablement une prédisposition morbide,  à la place du deuil apparaît une mélancolie. Deuil et Mélancolie composent un tableau clinique identique à l’exception d’un seul, le trouble du sentiment de soi qui se caractérise par la présence d’auto reproches et d’auto injures. L’objet aimé n’existe plus, d’où un retrait de toute la libido de ses connexions avec le sujet. C’est le long travail du deuil. Le travail du deuil est un travail très long, on oublie souvent combien le travail est long. Réinvestir tout ce qui avait été investi dans le sujet qui est mort, n’est pas évident et curieusement les deuils les plus douloureux sont ceux où on avait une certaine ambivalence avec la personne qui est morte. Ce qui fait que quelque fois toute la famille est assez étonnée, quand une mère et une fille s’étaient littéralement étripées, avaient parfois été devant les tribunaux pour la garde des enfants, ce sont des deuils épouvantables. Parce que non seulement on fait le deuil de cette personne qui à un moment donné a peut être été aimée dans la toute petite enfance, mais on fait aussi le deuil d’une mère idéale qu’on pense ne pas avoir eue.

Il y a dans le deuil souvent des sentiments de culpabilité, surtout chez l’enfant. Il y avait un petit volume de la Revue du Littoral, qui s’intitulait Deuil d’enfant, où c’était à la fois des enfants qui étaient morts et c’était aussi des enfants qui avaient perdu leurs parents. C’était tout à fait intéressant, parce que l’enfant est souvent dans un premier temps culpabilisé par un phénomène de pensée magique où il pensait que s’il avait été là, son père, sa mère ou le petit frère ou la petite sœur ne serait pas morte, qu’il avait le pouvoir de l’empêcher de mourir. Et la plupart du temps les enfants se récupèrent en absorbant littéralement le mort. D’où l’absence de dépression, vous avez les familles bouddhistes, non elle n’a pas pleuré, elle ne pose pas de questions, elle va bien. Elle va bien parce qu’elle a avalé le mort, elle est le mort vivant. Et c’est souvent très longtemps après, en particulier au moment d’avoir eux mêmes des enfants… beaucoup d’enfants qui ont perdu leur mère ou leur père, leur mère surtout, qui n’ont eu apparemment pas de phénomène de deuil dans l’enfance, qui ont bien  marché, ont fait des études, se marient, vont se retrouver stériles ou du moins ne pouvant pas avoir d’enfant. Quand on donne des accords de FIV, à un moment on demandait aux psychiatres des accords de FIV quand les FIV étaient rarissimes, on retrouvait assez fréquemment ces problématiques de deuils où elle était toujours la mère.

Dans le deuil la douleur va de soi, tandis que dans la mélancolie, l’inhibition mélancolique nous fait l’impression énigmatique, la perte d’objet est soustraite à la conscience, il s’agit d’une perte insue, et c’est la différence entre le deuil et la mélancolie. Toute l’originalité de Freud est de prendre parti à la fois technique et éthique corrélatif de la découverte de l’inconscient, celui de rendre raison au mélancolique. Il a perdu son respect de soi et a nécessairement pour cela une bonne raison. Il s’agit d’une vérité, mais une vérité dont le mélancolique n’est pas moins malade, avec un désinvestissement de soi qu’il manifeste sans honte, avec une expansivité dans sa propre mise à nue – c’est là où on retrouve l’aspect du théâtralisme – avec une singulière absence de honte. Effectivement la honte du mélancolique est souvent - on ne la repère pas toujours - d’avoir échoué dans sa première tentative de suicide. Quand il dit « j’ai honte de ce que j’ai fait », il n’a pas honte de ce qu’il a fait, il a honte d’avoir échoué. Les auto-reproches du mélancolique sont en fait adressées à un objet d’amour et secondairement basculées sur le Moi propre. Ce qu’ils disent d’abaissant sur eux mêmes est en fait dit d’un autre. Le mélancolique, quand il tue, il tue l’autre. Manque de pot, l’autre c’est lui aussi. On le voit quand par ex. il y a des familles qui disent «  tu ne te rends pas compte, pour tes petits enfants, pour ta femme… » et on voit quand même toute la jouissance du mélancolique à l’idée que… et c’est là où ça rejoint le syndrome de Cotard, dans la mesure où il est éternellement mort. Ce n’est pas une mort ponctuelle et un enterrement ou une incinération, il est mort éternellement. Dans les familles on a l’impression que ça atteint la temporalité pour longtemps.

Le Moi prend la place de l’objet aimé, la part la plus opaque, la part d’ombre, la part fautive, celle qui à la fois fait défaut à la représentation et qui est en même temps visée par le reproche, revient sur le Moi pour être jugé. Au lieu que se produise en retrait de la libido de l’objet qui a déçu, un déplacement sur un autre objet, la libido est ramenée dans le Moi où elle sert à instaurer une identification du Moi avec l’objet abandonné. Il faut vous rappeler qu’il y a une identification à un objet de déchet à un objet abandonné. Et c’est pour ça qu’on retrouve également quelque fois dans les antécédents de mélancolie, si on a la patience ou qu’on arrive à les repérer, des placements nourriciers successifs. Je me rappelle d’un qui avait déclenché un syndrome mélancolique, je crois qu’il ne s’en rappelait même pas, il était cadre, gagnait de l’argent, tout le monde marchait très bien et il a su que sa nourrice était morte. Il ne se souvenait plus du nom exacte de cette nourrice, il a été à l’enterrement, ce qui était un peu étonnant parce que c’était un cadre très occupé, mais il a eu besoin d’aller à l’enterrement, et en revenant il a déclenché son accès mélancolique. Et effectivement cette nourrice il ne s’en était plus jamais occupé. Je ne sais pas très bien pourquoi… il n’était pas vraiment en état qu’on aille trop le triturer. Il ne s’en était pas occupé, après est revenue quand même la culpabilité de ne pas s’en être soucié, de l’avoir complètement oubliée, mais était revenue aussi… apparemment elle avait joué un rôle maternel très important. Là, il n’arrivait plus à réinvestir tout ce qu’il avait construit.

La mélancolie empreinte donc au deuil une partie de ses caractères, l’autre partie aux processus de régression du choix d’objet narcissique ou narcissisme.

Introduction par Lacan de la question des désirs dans la dialectique du deuil

Lacan a beaucoup fait progressé cette notion et nous a fait réfléchir et nous a certainement fait modifier notre position vis à vis de la mélancolie. Selon un exposé de Marcel Czermak, dans le service de Mr Lantéri-Laura, Lacan dit : «  Etant acquis que l’on ne désire jamais que parce que l’on manque, que ce manque tient à l’homme dans la mesure où il a capacité de parler, le manque est fondateur du désir subjectif. La perte en revanche, donne au sujet le sentiment que l’objet perdu est désormais celui qu’il désirait vraiment ». Dans le mélancolique, c’est l’absence de désir qui va faire que l’objet est perdu. « Ce faisant elle présentifie l’objet manquant à l’objet a, en comblant ainsi le manque, elle en obture la fonction et fait vaciller le désir. Cette distinction féconde pour la clinique psychanalytique va permettre d’éclairer le rapport à l’objet chez le mélancolique, dans la ligne des intuitions de Freud le mettant du côté du père mort. (…) Cet objet ne lui fait pas défaut. Cet objet, c’est celui qu’il possède, du fait même de sa propre perte, celui qu’il possède du fait de la perte de son propre Moi. C’est un objet voilé, l’image que le mélancolique se trouve de devoir traverser pour viser cet objet a qui lui échappe. C’est pour ça que Lacan fera du passage à l’acte une épiphanie. C’est cet objet qu’il possède et c’est donc cette absence du manque qui chez le mélancolique étouffe toute position désirante. C’est ce que va manifester la position ultime du Cotard, tout se bouche, s’obture, se compacifie ». L’objet perdu du mélancolique est celui qui au contraire du névrosé, ne lui a jamais fait défaut. Il est voilé. Ce n’est donc pas du tout la même position que dans la position dépressive.

L’objet perdu est irrémédiablement voilé, on le retrouve dans Lacan, dans Le transfert, p. 458, 459. « On peut se faire une idée de l’objet perdu du mélancolique en remarquant que l’auto accusation du mélancolique concerne des traits de l’objet qui sont bien plus de l’ordre du déchet que des traits narcissiques. (…) Un objet a été entré dans le champ du désir mais en a disparu de son propre fait ». La faute de l’objet revient sur le sujet. Il y a toute une interprétation d’Hamlet qui effectivement est intéressante.

Céder sur son désir

« La question de la demande d’analyse dans la douleur morale, même chez le névrosé… » je ne suis pas d’accord qu’on emploie le terme de douleur morale par rapport à la névrose. Jean Luc Martin disait que « ce n’est à pas son symptôme que tient le sujet, c’est à son fantasme ». Le fantasme ce n’est pas des rêveries… le fantasme, c’est des lignes de vie, et le sujet va y tenir énormément à son fantasme, c’est pour ça que les analyses sont longues, c’est pour ça que quelque fois on les arrête et puis le sujet revient dans le fantasme auquel il tenait, fantasme masochiste, ou fantasme de toute puissance. Essayez d’enlever sa toute puissance à un paranoïaque, vous verrez que « il dépose les armes, mais il va reprendre la guerre ».

Lacan dit « Ce qui J’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet de quelques trahisons. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui même, et c’est sensible pour lui même, ou plus simplement il tolère que quelqu’un avec qui il est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi à sont attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte. Quelque chose se joue autour de la trahison quand on la tolère, quand poussé par l’idée du bien, on cède au point de rabattre ses propres prétentions, et de se dire : et bien c’est comme ça, renonçons à notre perspective, mais ni l’un ni l’autre, mais sans doute pas moi, nous ne valons mieux, rentrons dans la voie ordinaire. Là vous pouvez être sûrs que je retrouve la structure qui s’appelle céder sur son désir ». Et ça, on retrouve presque constamment dans les mélancolies ou dans les accidents somatiques graves, les infarctus, tout ce qui est cardio vasculaire est très sensible à cette position d’avoir cédé sur son désir. On avait un patient qui a fait une arythmie, le jour même – il n’avait pas de problèmes cardiaques avant – il avait accepté de vendre une voiture de collection à laquelle il tenait beaucoup, parce que sa femme en avait ras le bol de la voir dans le garage, il a fait une arythmie. Ce qui est très curieux c’est qu’on l’a choqué, on choque pour arrêter les arythmies, et après il nous est arrivé parce que le cardiologue a trouvé que… Mais ce qui est très curieux, c’est cette prise corporelle et je pense qu’il ne faut pas céder sur son désir, ce qui nécessite un certain courage d’ailleurs.

On va terminer sur la phrase de Lacan, Charles Melman était venu nous parler dans le service, je crois que c’était il y a deux ans, pourquoi Lacan dit-il de la mélancolie qu’elle est une lâcheté ? Lacan dans Télévision dit : « La tristesse par exemple, on la qualifie de dépression mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale comme s’exprimait Dante, voire Spinoza, un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée ». Vous pourrez demander à Charles Melman de développer la position de Lacan sur la mélancolie et la lâcheté morale.

J’ai gardé un petit quart d’heure pour vous citer une histoire. C’était un monsieur dans les 80, il avait un petit côté buche. Dans les CMP ou les CMPP un certain nombre de praticiens qui partent et qui laissent ce qu’on appelle une file active, ceux qu’ils aiment bien, ils les confient à quelqu’un qu’ils aiment bien, et puis il y a toujours un reliquat. Il y en a quelques uns qui s’en vont tout seul, en général les hystériques quand on voit qu’on ne va pas les aimer autant… il y a un reliquat qui s’en va, et lui, ce monsieur qui était comme on dit dans le midi, taiseux, il ne disait pas grand chose. Il avait fait une tentative de suicide assez grave, il était mélancolique, il venait très régulièrement. J’ai continué des anti dépresseurs, qui n’ont pas eu beaucoup d’effets. Quand on n’a pas d’effets avec les anti dépresseurs, c’est qu’il y a un état délirant dessous, c’est pour ça que vous pouvez balancer tout ce que vous voulez d’anti dépresseurs, comme le délire arrose tout ça, et comme il était vieux et diabétique, qu’il avait le cœur malade, tout ça c’était des contre indications. Un peu agacée je lui ai mis un neuroleptique retard et j’ai eu une amélioration, ce qui prouve bien qu’il y avait des éléments délirants. Mais ce n’était quand même pas la gloire. Un jour il est venu me dire qu’il s’inquiétait de son déménagement, sa femme était malade mais ce n’était pas ça qui l’inquiétait, il s’inquiétait de ce déménagement. Pour une fois qu’il demandait quelque chose, je lui ai demandé s’il voulait qu’on voit pour l’aider. C’était un vieux monsieur qui habitait je ne sais pas à quel étage sans ascenseur, on avait des chantiers thérapeutiques, je crois que c’était pour des raisons d’insalubrité. Là on voit d’ailleurs la jouissance du mélancolique, il m’a dit « non ». Et puis je trouvais qu’il n’était pas si triste que ça. Cet appartement il y était né. Et à ce moment là il m’a raconté – je crois que c’est la seule fois où il m’a vraiment parlé – qu’il y avait toujours vécu et qu’il avait 13 ans au moment où il avait été cherché le pain et il a vu en sortant de la boulangerie, la gestapo s’approcher. Il me dit « j’aurais eu le temps d’aller prévenir mon père » et puis il est resté figé, il a eu peur et il ne l’a pas fait. Son père a été déporté, il n’est jamais revenu, il n’a jamais pu déménager de cet appartement, il y est resté. Je lui ai dit vous savez c’est une histoire très triste, mais c’est une histoire qui a eu lieu plusieurs fois à cette époque et à Paris et c’était là où on voyait pourquoi il n’était pas allé prévenir son père. Il avait 13 ans, ils s’étaient peut être disputés, peut être que ce père il ne l’aimait pas tellement, c’est possible aussi. Il avait cédé sur son désir de monter et d’aller prévenir. Il avait une vie qui au démarrage qui avait été une existence de mélancolique, il n’avait pas eu d’enfants, visiblement il s’était marié mais je ne l’ai jamais vu évoquer un souvenir agréable, un moment de bonheur, il était perplexe. C’est la perplexité du mélancolique. Il se sentait coupable, il y avait un sentiment de trahison. A la suite de ça, il a déménagé, presque sans notre aide, alors qu’on avait l’impression qu’il ne pouvait pas faire trois pas. Il s’est secoué. A mon avis il n’a pas réaccueilli sa femme chez lui. Et donc il est venu me voir tous les deux ou trois mois pour me dire qu’il n’avait plus besoin de son neuroleptique retard, qu’il allait mieux. Il y a quand même un côté délirant qui à mon avis était à l’origine. Il avait cédé sur son désir.  Par ex. Il avait gardé de cette notion d’enfant, il pensait qu’il aurait pu sauver son père et quand je lui faisais remarquer qu’à mon avis ils auraient pu être embarqués tous les deux. C’était sûr, il aurait pu sauver son père. Je ne sais pas si Mouren-Siméoni est encore en activité, elle avait le service d’enfants de Robert Debré, elle était plutôt connue pour un certain nombre de codages assez importants du développement psychomoteur de l’enfant, elle me disait dans les mélancoliques, quand on fait bien raconter les histoires, on trouve souvent de l’innommable, l’innommable dans la personne, l’innommable au dessus, quelque chose qui ne peut pas être dit. Céder sur son désir… ils ont fait des tentatives de suicide, mais c’est quand même l’autre qu’ils auraient voulu tuer.

C’est de cette différenciation de la mélancolie par rapport aux états dépressifs dont je voulais vous parler parce que je pense qu’elle a des conséquences dans la pratique, il faut y penser. Il vaut mieux voir trop de mélancolique que pas assez. S’il n’est pas mélancolique, vous allez vous en apercevoir. Si vous l’avez laissé échappé, il va vous échapper.

Retranscription faite sous la responsabilité des étudiants de l’EPHEP

Retranscription de Véronique AUDREN DE KERDREL

Relecture de Martine ROQUES-LALANDE

Notes