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                 Depuis longtemps, nous savons qu’en Islam, le mauvais œil, nazar, a une place particulière. Le Journal Asiatique de 1838 donne une très bonne illustration de ce qu’est le porteur de l’œil. C’est un individu qui, naturellement et involontairement, exerce une « influence funeste sur les personnes et les objets qu’il contemple « avec plaisir » . Sa vue fait périr l’objet.

Plus loin, toujours dans ce Journal Asiatique de 1838, il est rapporté ce qu’en écrit Ibn Kahldun :

«  Parmi ces influences spirituelles, il faut compter la fascination produite par l’œil. C’est un effet qui émane de l’esprit de l’homme dont le regard a cette propriété, lorsqu’il arrête son œil sur un être ou sur une chose, qu’il en admire excessivement la beauté, que cette admiration a fait naître en lui un sentiment d’envie qui le porte à vouloir enlever cette chose à celui de qui l’on a parlé, et en amène la destruction. Cette influence du regard est une propriété tout à fait naturelle. La différence qui existe entre elle et les autres influences spirituelles, consiste en ce que son effet est naturel, inhérent à la personne, ne saurait être réprimé, ne dépend point de la volonté, et ne s’acquiert pas…  

                  Deux détails attirent notre attention. Tout d’abord on parle plus d’œil que de regard. L’œil et le regard ne sont pas la même chose comme nous pourrons le voir plus bas. Ils ne sont pas articulés de la même façon au désir. La distinction me semble importante. Cela peut sembler être une coquetterie mais nous devons remarquer que ce qui est incriminé, c’est l’œil. Pourquoi ? Parce que le regard fait partie des déclinaisons de l’objet a. Pour faire très court, le regard peut être objet de désir. On le cherche, on le provoque… Il me semble que c’est moins évident pour l’œil.

                  Ensuite, il n’est pas fait référence ici à la jalousie, mais à l’envie. Cette distinction peut paraître mineure. Il y a pourtant là une nuance qui semble centrale. Pour la comprendre, tournons-nous vers Lacan lorsqu’il évoque le mauvais œil et le rôle de l’envie dans Les Quatre Concepts Fondamentaux de la Psychanalyse  - édition de 1964, pp. 131-132. Comme la jalousie, l’envie est liée à l’expérience d’une frustration. Cependant, il y a des différences. La jalousie concerne des objets précis, alors que l’envie est provoquée par « la possession de biens qui ne seraient (…) à proprement parler d’aucun usage », dont la véritable nature n’est même pas soupçonnée. L’autre différence est que l’envie est surtout provoquée par l’image de la complétude (Darmon, « Envie », DictionnairedelaPsychanalyse, Larousse, édition 2009, p. 182.)

                  Je vais tenter de faire l’économie de la question de l’objet a – qui nous embarrasse du fait de la proximité entre œil et regard – et passer par un autre chemin en prenant cette bifurcation qui nous est indiquée par ce point : avec le nazar, plutôt qu’éviter l’expérience d’une frustration à l’autre, il s’agit surtout d’éviter de lui donner une image de complétude. Il ne faut donc pas paraître comblé, satisfait, complet, c’est-à-dire  non manquant.

                  C’est d’ailleurs ce qui ressort des entretiens à ce sujet. Que nous disent les personnes interrogées ? Une choseétonnante est que le nazar ne provient pas forcément des personnes qui vous haïssent. Le nazar est souvent provoqué par les mères qui jettent le mauvais sort à leurs enfants en se vantant ou en critiquant les enfants des autres. Faire des compliments à son enfant (« tu es beau ») porte malheur : il faut s’exprimer par antiphrase (« que tu es laid ! ») pour ne pas attirer le nazar. Une personne qui se répand de façon excessive en compliments peut être jugée « envieuse », surtout si elle ne ponctue pas son discours de masallah, « Dieu l’a voulu » en arabe, accompagné de la gestuelle de se tenir l’oreille gauche, de frapper la table avec les phalanges du poing droit tout en émettant trois bises en l’air. On se mordra alors la langue pour conjurer le sort, ou on se grattera la fesse gauche. Ou encore, technique intéressante car elle fait apparaître la notion de miroir : on en rajoutera, on reprendra le compliment, comme pour renvoyer à l’autre l’image de son envie.

                  C’est bien l’image de la complétude, de la satisfaction, qui attire le malheur. Je ferai un pas de plus et je dirai que c’est l’absence d’un manque. Mais de quel manque s’agit-il ?

                  Ne nous posons pas la question du côté de l’envieux mais de celui de l’envié. Du côté de  l’envieux , à travers l’image de la complétude de l’autre, il fait l’expérience d’un manque et par là se constitue comme sujet.  La chose est entendue. Mais pourquoi l’envié se pense-t-il envié ? quelle place a l’envieux chez l’envié ? Finalement, que celui-ci existe ou n’existe pas, cela ne change pas grand-chose à l’affaire. C’est du côté de celui qui se pense envié que nous devons regarder. Ce que l’envié voit dans le regard de l’ envieux est un autre manque : celui du manque lui-même. Autrement dit, l’envié voit qu’il y a un manque du manque en sa position. Or, que dit Lacan sur l’angoisse ? Qu’elle apparaît quand le manque vient à manquer. Autrement dit, l’expérience du nazar est d’abord une angoisse : l’envié, comblé, vient à manquer du manque.

                  J’ai écrit plus haut que la question de l’envieux n’tait pas le problème. Cette affirmation peut paraître curieuse : dans les histoires de nazar, il y a toujours une accusation portée sur un autre, un semblable. Posons que l’envieux est nécessaire à l’envié. Lorsque le nazar se déclare en dehors de toute suspicion directe (on ne connaît pas l’envieux), on cherche alors à savoir qui vous a lancé le sort. Le nazar se déclare alors par des incidents : une tasse qui se casse d’une façon inexpliquée, une fatigue soudaine, etc. Bref, un réel qui émerge. Il nous apparaît central qu’une des façons de s’en débarrasser est de trouver le nom de la personne « envieuse », en ayant recours, par exemple, au « docteur du plomb » : on jette dans une casserole d’eau au dessus de la tête du patient du plomb fondu : la forme qui en ressort peut indiquer une initiale, voire le nom de l’envieux.

                  L’envieux est nécessaire à l’envié. Cela nous paraît naturel mais il pourrait en être autrement.  Le mauvais sort pourrait être mis sur le dos de la mauvaise chance, de la destinée, voire de Dieu. Or Dieu ne semble rien à voir avec le nazar parce que ce dernier n’est pas une histoire entre Dieu et le sujet mais entre semblables. Le nazar n’est pas de l’ordre de l’écrit divin, du kismet, du kader, de Dieu. Il est de l’ordre du sort, de l’accident.

                  Alors pourquoi, dans cette affaire d’angoisse, l’autre est-il si nécessaire ? Pourquoi n’est-ce pas l’Autre qui se charge de la besogne plutôt que l’autre. Pourquoi certaines sociétés, face à l’angoisse, optent pour telle solution (celle du nazar, l’autre comme semblable) plutôt que pour telle autre (le fatum, Dieu-l’Autre) bien que la solution privilégiée reste souvent d’accuser l’autre (cf. la sorcellerie ?) Pourquoi ce recours à la xénopathie adressée au semblable ? Après tout, on pourrait inscrire ce manque du manque dans le champ de l’Autre – le mauvais sort ne serait pas le fait du voisin mais de Dieu – et laisser ce même voisin tranquille. Quant à l’envieux, le vrai, il ne ferait pas plus peur qu’une personne un peu chagrine. Son œil ne compterait pas. Or, cet œil compte si bien que cela détermine les relations entre individus : il y a toujours une suspicion d’avoir affaire à un envieux.

                  Précisons d’abord qu’il y a un effet de structure. Le moi se construit dans une relation spéculaire avec l’autre, via l’identification. On pourra se référer au schéma L où l’on voit bien comme l’axe imaginaire vient faire barrage à la relation entre S et A.

                  Reprenons l’affaire de l’autre bout. Soit une angoisse d’un manque qui vient à manquer. Comment la faire taire si ce n’est en introduisant ce fameux manque par l’irruption « homéopathique » du réel : une tasse qui se casse, un mal de tête, bref, un truc qui cloche et qui vient signifier qu’il y a bien un manque. Nous voilà sauvés de l’angoisse.

                  Il reste ce truc qui cloche, ce réel encombrant sur lequel il faudra bien mettre du sens. À qui faire porter le chapeau ? au grand Autre ? Il paraît compliqué de remettre dans le circuit l’Autre alors même que c’était de son rapport qu’avait émergé l’angoisse. En tout cas, l’autre-le-semblable, et sa fameuse envie, trouve une fonction intéressante : il vient prendre la responsabilité de ce qui s’est passé, endosse l’opération d’imposition de sens que l’on pose sur le réel et réengage le sujet dans la boucle du désir. Ce dispositif intéressant repose sur l’ambivalence du rapport du sujet à l’autre : fondé sur l’agressivité – c’est un envieux qui m’indique que je suis dans la complétude, c’est ce même rapport qui fait de l’autre notre garde-fou, au sens littéral. Il est responsable de mon malheur et parce que responsable, il me garde de ce réel. L’œil de l’autre doit être nécessairement mauvais sans quoi il ne sert à rien.

                  Ce n’est toutefois pas entièrement cet autre qui me protège mais son œil, cela par sa malignité. En effet, dans le nazar, il s’agit moins de l’autre que de son œil qui apparaît ici comme un organe « vorace ». Dans le nazar, cet œil semble « autonome » de l’autre : il ne le contrôle pas, raison pour laquelle d’ailleurs on ne tient pas l’autre responsable du nazar. Il en est la cause, non le responsable, et c’est la grande différence entre nazar et sorcellerie.

                  Il  faut, pour que cette déresponsabilisation fonctionne, que l’œil se « détache » de l’autre. Ce détachement de l’œil nous importe parce qu’il introduit une bascule entre autre et Autre. L’œil de l’autre devient pour un moment l’œil de l’Autre. C’est ce que traduit finalement cette expression : « N’importe qui peut jeter le sort ».

                  Le nazar repose sur l’œil de l’autre, c’est entendu. Il faut bien que cet œil vienne en une position particulière pour que ma voracité m’indique que je suis « sans manque ». Il faut bien que je le suppose pour que je puise me défaire de mon angoisse de complétude.

                  Quelle place prend-il ? Il prend une fonction de miroir comme dans l’énigme des trois disques blancs et des deux disques noirs (« Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Les Écrits, Lacan, Seuil, 1966). Reprenons l’histoire des trois prisonniers. C’est parce que le prisonnier ne voit de rien de signifiant que le silence s’installe et ce n’est qu’au bout d’un certain temps, le temps de comprendre, que l’œil se tait, que les trois hommes se mettent à parler pour dire qu’il n’y a pas de différence entre eux et qu’ils sont tous blancs. L’œil ne voit rien parce qu’il est devant une absence de différence, et c’est sa fonction dans cette énigme : dire qu’il n’y a rien à voir. Et parce qu’il n’y a rien à voir, alors personne ne l’a (le disque noir). C’est à partir de là que peut s’engager la déclaration : « J’ai un disque blanc ». Souvenons-nous aussi que, dans l’article de Lacan, une partie de son raisonnement tourne autour de l’idée que je ne dois pas me faire persuader par les autres que j’ai le disque noir.

                  Peut-on faire un pas de plus et avancer que l’on s’affirme en déclarant que l’on a le nazar pour bien se placer sous la loi du manque, c'est-à-dire de la castration, c’est-à-dire se déclarer homme ? C’est un point qu’il faudrait creuser.

                  Dans le nazar, l’œil vient de la même façon indiquer une absence de différence. Nous retrouvons ici une idée de Lacan, qu’il n’y a pas d’image du manque du manque. C’est donc un œil « taiseux », dirait Fred Vargas. Et j’ai besoin qu’il se taise pour pouvoir l’incriminer. C’est un œil sans regard même si cela peut paraître contradictoire avec cette « envie » qui se lirait dans le regard de l’autre. L’œil de l’autre ne reflète pourtant rien, car l’absence du manque n’a pas d’image. Et c’est de cette absence que nous supposons l’absence qui nous concerne.

                  Pour le formuler différemment, il n’y a pas d’image de soi dans l’œil de l’autre, car il ne nous regarde pas ; mais on doit supposer qu’il existe, sans quoi, pas de libération.

 Benoît Fliche

                          

                 

Notes