EPhEP, MTh2-ES7-6, le 18/03/2019
Je ne vais pas suivre le titre que j’avais donné, il y’a plusieurs mois, à Jean-Louis Chassaing mais nous allons rester dans la clinique contemporaine, à pieds joints dedans, et je vous propose le titre suivant : « JE ne sais pas me définir ».
C’est une formulation que je dois à une patiente mais c’est une formulation je dirais suffisamment commune pour qu’elle ne fasse pas singularité ou rupture dans la confidentialité ; de cette formulation qui apparaît sur l’écran : « JE ne sais pas me définir », notez les guillemets qui indiquent que c’est une citation et le JE écrit en majuscules.
La langue française, vous le savez, distingue le « Je » et le « Moi » et pose dans sa construction même, le rapport du sujet qui dit « je » à un autre qui est son « Moi ». La grammaire endosse le hiatus, l’écart, c’est-à-dire la différence de registre qui existe effectivement entre le « Je » et le « Moi » et que Lacan a souligné en instituant les trois registres du réel, de l’imaginaire et du symbolique dont vous avez dû entendre parler longuement et souvent. Pourtant, rien n’est simple et si la grammaire est aussi une manifestation, une expression de l’inconscient, le « je » de la langue n’est pas le « je » de l’inconscient mais il a à voir avec celui-ci.
En français, le « je » sujet grammatical effectivement a un lien avec le « je » du sujet de l’inconscient, sans pour autant être le « je » de l’inconscient.
Alors cette phrase, comme je vous le disais, je la dois à une patiente qui m’a parlé des questions que font surgir la vie sur les réseaux et la première d’entre elles, celle de devoir se définir. Se définir, c’est-à-dire isoler des traits de soi-même qui peuvent être attrayants ou au contraire repoussants, fait partie de l’inscription sur les réseaux, c’est la manière d’y figurer. Noter la forme réciproque du verbe « se définir », qui conduit aussi souvent à se nommer, à se renommer. L’usage de pseudonymes, leurs choix, fait aussi partie de la vie des réseaux et des jeux sur Internet.
Auto-définition, auto-nomination, nous ne sommes pas très loin du fantasme d’auto-engendrement, d’auto en tout genre. Le narcissisme, vous vous en doutez, est en première ligne et la paranoïa pas loin.
Les adolescents, les jeunes adultes naviguent à temps plein sur ces réseaux dont on peut nommer les plus fameux, vous les connaissez mieux que moi : Snapchat favoris des adolescents, Facebook, WhatsApp que j’utilise avec ma famille dispersée dans le monde, LinkedIn impossible à prononcer si on ne détache pas les deux mots linked, lié, et in, Twitter que les politiciens utilisent pour faire savoir ce qu’ils pensent en peu de mots, et on connaît l’usage qu’en a fait Trump, Instagram ; tous ces noms vous sont devenus familiers, ils esquissent un puzzle du monde numérique qui ne cesse de se complexifier et de s’enrichir. S’exprimer sur Twitter, par exemple, c’est donner son avis, son opinion sans qu’il n’y ait aucune dialectique ni échange.
Une de mes patientes, âgée de 30 ans, cela pourrait être celle-ci mais cela pourrait être une autre, dit aller au moins 150 fois par jour sur Facebook. À chaque moment de flottement, du passage d’une activité à une autre, d’un entre-deux, elle va voir son mur, voir la vie de ses amis, voir ce qui a été posté, photos, vidéos, écrits. Les écrits, ça peut être aussi bien des phrases débiles que des citations savantes ou poétiques. Elle participe d’un vaste partage, et j’insiste sur le mot « partage », qui est essentiel à la dynamique de Facebook et à son idéologie.
La visée que la technique engage et permet, vise le partage de données en nombre illimité et dans l’espace le plus étendu possible : les contenus mis en ligne ( quels qu’ils soient) doivent être viralisés, c’est-à-dire susceptibles de se déployer comme des virus, le plus largement possible. Bien sûr, il y a différents niveaux de confidentialité déterminés par chaque titulaire de compte. Cette viralisation prend aussi la forme d’un marketing intense qui envahit le réseau et conduit à la nécessité d’une police interne, puisqu’il y a vous le savez, une viralisation de rumeurs, de fausses nouvelles, de fakes et de toutes ces théories du complot qui se déploient. Quiconque s’inscrit sur un réseau doit y mettre son profil : quel portrait, quelles images de vous-même, allez-vous mettre en ligne ?
Cela, bien sûr, va dépendre du réseau que vous avez choisi, selon ce que vous cherchez, vous allez sur Tinder rechercher une brève rencontre d’un soir, pas loin de chez vous, ou un partenaire de bridge virtuel, un correspondant pour occuper vos insomnies, ou bien retrouver un copain de votre cours préparatoire, ou des contacts professionnels.
Suivons un instant notre patiente moderne . Elle se décrit comme boulimique, affirme que son problème majeur, c’est son poids et son image. Son image qui n’est pas conforme aux critères de l’époque. Et elle ajoute qu’elle n’a rien à dire, parce que rien ne l’intéresse. Seule son image l’intéresse. Bien sûr ce n’est pas vrai, mais c’est son discours, c’est-à-dire un discrédit qu’elle porte sur tout ce qui pourrait témoigner de sa subjectivité et d’autre chose que son image. Tout le monde dans ma génération, dit-elle, est sur Facebook : « C’est un constat d’évidence, vous n’allez pas le nier, être sur Facebook signifie donner des images de soi, se définir, se montrer, c’est une manière d’être dans le monde. » Trois photos définissent son profil Facebook : une photo d’elle, incognito, avec un chapeau et un filtre qui permet de voir une femme tout à fait, comment dirais-je, mystérieuse, non reconnaissable, comme une star, et puis deux portraits d’actrices, des actrices qui sont, je dirais, mal traitées dans les films dont ces portraits sont issus. L’une et l’autre sont des femmes torturées par les autres, dit-elle. Ni les noms des films ni les noms des actrices ne figurent sur les photos choisies, ils sont effacés volontairement. Pourtant ce sont des noms qui vont résonner pour elle, et les photos pourront aussi agir comme des signifiants à reconnaître, qui sont, comment dirais-je, des signifiants cachés, des signifiants à lire derrière l’image . À l’étalement généralisé de la vie dite privée, qui est un des versants du réseau, caractérisée par l’accumulation de trivialités, je veux dire l’accumulation de biens de consommation, de jouissances d’objets divers (les vacances que l’on passe, les restaurants où l’on va, les plats que l’on mange, les enfants que l’on aime tant) notre patiente oppose en quelque sorte un palimpseste à décrypter : la star qu’elle n’est pas. En toile de fond de sa page Facebook, elle a ajouté une image d’un film, d’un film qui a été vu par très peu de personnes et qui représente des adolescents en fuite. Et elle commente effectivement ses différents choix sur lesquels je ne m’attarde pas, qui sont extrêmement intéressants, mais elle les commente en ajoutant : « je suis incapable de me définir, de donner une image cohérente de moi-même ». Et comme pouvait le remarquer Melman dans une conférence sur le « Moi », à des journées sur le « Moi », le « Moi , disait-il, est en souffrance de trouver la bonne identification, ce qui en terme lacanien s’exprime pour tout à chacun, pour chaque parlêtre, par la souffrance ou l’intolérance à la division subjective. » La jeune femme constate qu’elle n’a pas d’image unifiée d’elle-même qu’elle n’est pas certaine de ce qu’elle peut donner à voir, si ce n’est celle de son surpoids qui l’obsède. La seule définition qu’elle pourrait donner, et qu’elle ne va pas donner sur Internet, bien sûr, c’est qu’elle est grosse et seule.
Cette définition, bien sûr, est recouverte par l’incertitude et la multiplication des images possibles d’elle-même qui la font souffrir. « Je ne sais pas me définir » : en pointant l’intrication du « Je » et du « Moi » dans la formule, elle en repère l’écart, déjà là dans la langue française mais qui est aussi l’écart entre sa volonté d’avoir une image conforme aux critères esthétiques qu’elle suppose être les critères de séduction possible recherchés par l’Autre , et sa conviction d’une cause qui l’en empêche, c’est-à-dire son poids. Toute sa souffrance est liée à son poids, c’est un postulat indiscutable.. L’ écart se situe donc aussi entre sa volonté de maigrir et les forces incontrôlables qui la poussent à manger. D’ailleurs, m’explique-t-elle, Facebook propose des « Face tests » pour justement apprendre à se définir par quelques mots, mais ça, je ne peux pas dit-elle, car elle ressent ce manque de « Un » comme un symptôme, comme un défaut dont elle serait responsable. Parmi les gens qui ont accès à mon profil, ajoute-t-elle, il y a ceux qui vont voir, qui vont me reconnaître, et les autres. Mais que vont-ils reconnaître ? Le voile de références que déploient les photos ? Voile constitué de noms d’actrices, de réalisateurs de films, de scénarios des films autrement dit de références culturelles ? Ce voile d’images et de noms vient il affirmer sa participation à un patrimoine commun ? Où indiquer sa participation à un imaginaire collectif qui dirait : belles ou pas belles, stars ou pas, les femmes sont mal traitées et leur être intime reste secret, caché sous des images fabriquées. Ce serait une lecture, la lecture qu’elle espérerait peut-être. Que l’on reconnaisse, que l’on lise derrière des images assemblées associées par elle, quelque chose de l’être insaisissable et incertain qui l’anime et qu’elle ne sait ni définir ni nommer.
En tout cas, notre patiente se saisit de Facebook comme d’un lieu créatif où elle produit une sorte d’autofiction, un peu esthétisante, où elle dit sans dire, où elle montre sans montrer, où elle donne à lire avec les images choisies, quelque chose d’elle-même. Elle s’intègre ainsi dans un collectif virtuel, sans corps, et l’on peut se demander ce qu’il advient de la libido, de quel type de foule il s’agit alors dans ce collectif. Il y a avec les réseaux la formidable possibilité de se raconter, et de se raconter selon des versions différentes, selon les adresses et selon les liens supposés. Chacun peut créer ses autofictions ou pour parler comme les adolescents, ses « égo-trips », « égo-trip » est une forme de rap. Ainsi je peux sur Facebook mettre en ligne mon égo-trip du moment, et j’en aurai des retours. Je saurai si je plais à mes amis selon les retours que je recevrai, le nombre de likes, commentaires des photos, des vidéos, des mots, mais aussi des citations, et j’y répondrai par d’autres photos, d’autres mots, d’autres citations, d’autres images. Je me donne à voir et je vois ce que les autres, mes semblables, font. Il y a un circuit réflexif qui pousse à la mise en scène de sa propre image, de ses propres images au pluriel, et des accessoires. C’est ce que je peux appeler un pousse au narcissisme. Certains, vous le savez, mettent en ligne des images de leurs partenaires sexuels et d’autres, celles de leurs menus, des objets de consommation, des accessoires qui diraient la vie accomplie joyeusement ou la vie en panne. Certes, les objets racontent une histoire, vous savez, c’était un grand roman de Georges Pérec (Les choses), les objets racontent une histoire mais les photos, pas plus que les vidéos ne sont appelées à rester. Un site comme Snapchat, vous le savez, leur alloue une durée de vie très brève, et c’est justement une manière d’indiquer l’éphémère, le mirage de l’instantané, le rapport au temps et à l’oubli.
L’instantané de l’image ne serait-il à prendre que comme une parcelle éphémère du « Moi », comme l’évanescence d’un « Moi » réduit à cette image du jour ( comme on dit menu du jour) ? D’un « Moi » dont les images démultipliées seraient déconnectées du corps propre, du corps libidinal ? La vérité entrevue est celle du choix qui a été opéré par un sujet : Choix d’un trait de lui-même qu’il voit dans le miroir et qui n’est pas forcément le trait que les autres verront.
Il y a, avec ce système de réseaux, un montage optique qui peut être cruel, car même sur Facebook, le sujet ne se verra jamais tout à fait comme les autres le voient. Il va expérimenter l’écart, et là encore je souligne le terme d’écart, entre ses représentations mises en ligne et les images et commentaires que les autres lui renverront. Ainsi, l’illusion de maîtrise peut être défaite ou au contraire confirmée. Tout se joue dans l’instant. Je peux sur les réseaux développer plusieurs versions de mon « Moi », plusieurs images i(a), construites à l’image des petits autres, je peux même y mettre des versions crashes et déverser ma haine, ma misogynie, mon racisme, ma grossièreté, mes appétits de pouvoir et de fric, y déployer le versant sale en rapport avec le versant propre et bien-pensant que j’aurai produit ailleurs. Je peux jouer du déchet comme des fleurs dont je me pare. Je n’ai plus honte, je ne suis plus seul avec mes pensées sordides, je suis avec d’autres, des autres qui ne sont pas là, des autres désincarnés, souvent anonymes, mais avec qui je me retrouve virtuellement sans avoir honte, ni de ma haine, ni de ma déréliction. Ainsi je participe quelle que soit ma place sociale au spectacle du monde. Je m’intègre dans le spectacle du monde, c’est la démocratisation de la société du spectacle, chère à Guy Debord, enfin réalisée pour tous dans la marchandisation généralisée pseudo-égalitariste. L’immondialisation, l’immonde, le néologisme est de Lacan ou de Debord, peut-être des deux.
Alors, j’ai parlé, peut être abusivement, à propos de ces images qui se déploient sur les réseaux sociaux, de « Moi » multiples » et ces « Moi » deviennent pour ceux qui s’y réfèrent, c’est-à-dire quand ils prennent valeur de « Moi idéal » des prescripteurs de jouissance. En effet, les images des autres, des petits autres, viennent dire ce que je ne suis pas, les objets que je n’ai pas. Il y a toujours un petit autre qui aurait justement ce que je n’ai pas, lieu de l’envie, lieu de la jalouissance, je reviendrai sur ce mot, et de la persécution. Il y a toujours un petit autre qui aurait le pouvoir de m’annuler, répétant le stade originaire de la constitution de l’image première du « Moi ». Vous savez que cette image première du « Moi » se fait à l’image d’un autre, et l’alternatif qui s’ensuit ou « Moi ou l’autre » est un pousse à la paranoïa. C’est ainsi que peut en parler notre patiente. Le corps propre, le corps libidinal, pulsionnel, celui des sensations est hors-jeu, mis de côté, alors que les images ne cessent d’en parler, de ce corps. Dans le cas évoqué le corps est réduit au trait de minceur, la minceur étant prise pour l’essence du féminin et de la beauté que justement elle n’aurait pas et que toutes les autres, toutes celles qui l’écrasent, auraient, elles.
Et cette question de la beauté et du corps tel qu’il est représenté et envié sur ces réseaux, est éminemment présente. À l’envers de la beauté socialement convenue, des sites montrant les cicatrices ou des difformités se sont créés. C’est aussi le corps sexué érotisé voir pornographique, transformé par la technique, qui sert au harcèlement : je pense à ces pré adolescentes de 10 12 ans harcelées sur les réseaux , injuriées parce que leur corps est perçu par les autres comme trop ou déjà sexualisé. Il peut suffire pour ça de porter une jupe en classe ou de se singulariser par rapport au groupe et telle jeune fille va être dénoncé par des copines et devenir l’objet d’ignominies diffusées sur les réseaux sociaux.
Mais qu’est ce qui commande ? D’où viennent alors ces prescriptions du bien, du pas bien, du beau, du moche ? De quelle doxa anonyme ?
Je trouve que c’est de cette impasse-là et du commandement dont peuvent nous parler les patientes, d’une manière tout à fait individuelle. Dans les jeux en réseau sur Internet, il y a la nécessité de se créer des avatars. Les adolescents sont souvent engagés dans toute une série de jeux très prenants et là aussi la question du « Moi », de sa formation, est posée, de même que la question des identifications. En effet y a t il un rapport entre la création d’avatars dans le jeu et la question des identifications secondaires à l’œuvre à l’adolescence ? Si on s’intéresse à cette question du jeu et en particulier chez des adolescents qui ne parlent pas, mais qui vont pouvoir vous parler de leurs jeux -à partir du moment où on s’y intéresse, je dirais d’une façon authentique- on est tout à fait étonné de tout ce qui va pouvoir être élaboré à partir du jeu et à partir des avatars. D’abord dans un jeu donné, le joueur se crée des avatars à partir de traits qu’il associe à une nomination. Avatar, vous savez, ça vient du mot sanscrit « avatara » qui signifie descente, incarnation divine et par extension métamorphose. Le Dalaï-Lama est un avatar d’Avalokitsevara, c’est-à-dire le bouddha de la compassion. Ces avatars représentent donc le joueur dans le jeu et ce qui est intéressant c’est que quand on interroge un joueur, il va nous parler de ses avatars, et les avatars souvent peuvent être tantôt masculin, tantôt féminin, tantôt trans. La question de l’identification sexuée n’est pas posée en tant que telle mais elle est résolue, je dirais, par la pluralité des genres que l’adolescent utilise pour se représenter dans le jeu. Ces avatars sont aussi dotés de qualités, de caractères spécifiques qui sont autant de signifiants qui les constituent et qui les distinguent. Ils sont aussi nommés par l’adolescent ou le joueur, qui n’est pas bien sûr forcément adolescent, les gens jouent à n’importe quel âge, mais c’est avec les adolescents que je travaille, donc ils sont aussi nommés par l’adolescent qui les lance dans le jeu en réseau. Un de nos patients, par exemple, a nommé son premier avatar « Anarkhé », alors pourquoi Anarkhé ? et il répond : « parce que c’est du grec, que cela sonne bien et que le mot signifie anarchie. » Son avatar était blanc, humain, ce n’était pas un animal ou un cyborg, puisque là aussi tout est possible dans le jeu, et de la classe des protecteurs. Il l’avait doté d’équipement visible, chapeau rouge, cape, ceinture, bottes, qui constituaient autant d’éléments d’identité.
Mais cette identité n’était pas fixée car l’avatar au fur et à mesure du jeu, des années de jeu, s’enrichissait d’éléments nouveaux et se complexifiait au fil du temps. Son jeu s’appelait « MMORPG », Massive Multiplayers Online Rôle Playing Game, les jeux ont aussi un nom propre, ce n’est pas la même chose de choisir appartenir à Star Wars ou au Lougarou ou à MMORPG. Alors vous voyez, il y a déjà à chaque fois des signifiants particuliers qui sont mis en circulation. Le jeu choisi peut être poursuivi pour certains pendant des années ; ces jeux définissent un cadre, des règles, et sont organisés par des signifiants qui peuvent valoir comme des signifiants d’autorité sous lesquels l’adolescent vient se ranger, pour un temps du moins, le temps du jeu.
Dans la cure avec les adolescents, les traits, les qualités qui caractérisent les avatars, prennent la valeur de signifiants pour l’adolescent qui les a choisis, de signifiants particuliers. De même pour notre patiente adulte qui avait fait un choix d’images à mettre sur Facebook : ces images avaient une valeur signifiante et étaient à entendre dans toute la complexité du jeu du signifiant.
Ainsi, un adolescent, investi dans le jeu Star Wars, avait choisit comme avatar « un soldat obéissant qui accomplit des missions » alors que justement ce garçon ne savait pas sous quel signifiant maître se ranger, ni ce qu’on attendait de lui sur cette terre. Et pendant trois ans, sans relâche, le jeu avait fait de lui le soldat virtuel d’une guerre des étoiles dont il écrivait chaque soir le nouveau chapitre. Le jeu en ligne répondait à des questions impossibles à formuler, en le cantonnant dans la représentation d’une virilité guerrière, en retrait de toute problématique sexuelle. Et c’est ce point que je veux souligner : tout en étant dans la représentation de la virilité versus « Guerre des étoiles », la problématique sexuelle était complètement mise sous le boisseau, récusée. Et c’est à partir de ces signifiants qui animaient son jeu qu’il devint possible de travailler à en déterminer la valeur, à en rétablir l’équivoque et à les inscrire dans une trame. Comme je vous le disais, chaque avatar créé a un nom et les avatars qui représentent le joueur sont autant de versions, de tentatives de représentations de lui-même. Chacun relève d’une auto-nomination et du fantasme d’auto-engendrement. On pourrait dire qu’au fond l’avatar représente le joueur pour d’autres avatars lancés dans le réseau du jeu. Lorsque la durée du jeu se poursuit pendant plusieurs années, les avatars trouvent une consistance, une complexité, de l’originalité et même de la classe, comme me l’expliquait un jeune homme mais leur identité reste mouvante car elle est sans cesse remaniée par le jeu qui suscite des transformations. Ces transformations (souvent par l’ajout de traits) témoignent de la mobilité des différents « Moi » qui représentent le joueur. Si l’on veut bien d’ailleurs nommer les choses ainsi. C’est une lecture. Si le plus souvent les avatars relèvent du conformisme dominant, la création des joueurs est sollicitée dans l’espace du jeu et les possibilités sont multiples. Alors ces avatars sont-ils pour autant des représentants du « Moi » de l’adolescent ? Comment sont-ils organisés ? Sont-ils organisés par l’idéal du « Moi », par les objets ? Relèvent-ils de la catégorie « Moi » idéal à partir de laquelle se constituent les identifications secondaires ?
Rien n’est moins sûr ! Le plus souvent ce sont des images projetées, successives, indépendantes les unes des autres. Elles ne sont pas, je dirais, enroulées les unes sur les autres, comme des couches superposées d’un bulbe d’oignon. Lacan avait fait une illustration du « Moi » dans un de ses premiers séminaires, dans le premier je crois, en tant qu’instance imaginaire, instance imaginaire construite, développée sous la dépendance de l’idéal du « Moi » symbolique et il comparait le moi à un bulbe d’oignon composé de couches successives ; chaque couche représentant les traits d’un « Moi » idéal, d’un moment identificatoire du sujet. En conséquence, avec cette représentation des identifications enroulées les unes autour des autres, l’analyse d’adultes avait pour fonction de défaire, de décoller ces couches identificatoires successives, ces « Moi » idéaux, et de permettre la réduction de l’imaginaire pour en faire non seulement surgir la méconnaissance mais en révéler la racine symbolique de l’identification première, organisatrice, que Freud appelle « l’idéal du Moi ». Il y a ces deux termes « idéal du Moi » et « Moi idéal » que Lacan a su lire dans le texte de Freud, Pour introduire le narcissisme et ça été souligné par lui dès son premier séminaire public.
Pour l’adolescent, le « Moi » avec ses feuilletages d’identifications secondaires doit se constituer et non pas se défaire. La visée se trouve en quelque sorte à l’envers de la cure classique d’adulte. J’avancerai que les avatars peuvent être de manière approximative considérés comme des équivalents d’identifications secondaires, de ces « Moi idéaux », mais qu’ils n’en ont pas pour autant la structure.
Pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas la structure de « Moi idéal » ? Parce que les avatars ne sont pas créés par rapport à des petits autres, à des semblables, des petits autres en chair et en os qui auraient été sollicités dans leurs structures, leurs structures de parole, mais ils sont créés simplement dans le code du jeu et dans le réseau. Faute de référence à la parole de petits autres, les avatars ne peuvent pas avoir la structure de « Moi idéal », ce sont des projections identificatoires sommaires qui ne sont pas articulées à la parole de petits autres, qui ne sont pas articulées à des parlêtres, mais qui sont des figures du jeu. Par exemple, quand un jeune homme choisit un soldat noir obéissant comme avatar, il se conforme au personnage du jeu Star Wars, dans un premier temps du moins. Ce n’est que secondairement, dans le récit du jeu, qu’il élabore aux cours des séances, que le travail sur les signifiants sera possible et que ce noir du soldat nous amènera bien loin du formalisme du jeu. Mais pour que cela soit possible, c’est-à-dire pour passer du formalisme du jeu au jeu du signifiant utilisé dans le jeu, il faut pour cela un analyste.
J’ai insisté sur le versant imaginaire et aussi symbolique des avatars car il se passe aujourd’hui quelque chose d’inédit dans le rapport de soi et aux autres, et ce sont les adolescents qui en font les preuves dans leurs jeux, qui nous enseignent, qui nous obligent à reconsidérer la formation du « Moi ».
Il conviendrait d’ailleurs à ce point de développer l’imaginaire tel que Lacan l’a abordé, ce sont des chapitres immenses qu’il faudrait ouvrir, imaginaire du miroir et l’imaginaire du fantasme. C’est une distinction tout à fait formelle puisqu’il n’y a en fait qu’un imaginaire, mais qui renvoie à la distinction que fait Freud à propos de la libido, dans «Pour introduire le narcissisme ». Contre Jung, Freud posait la nécessité d’inscrire la division de la libido entre libido du « Moi » et libido sexuelle dirigée sur les objets extérieurs. Et c’est cette dialectique libidinale d’investissement et de mouvement entre le « Moi » et les objets extérieurs qui est le moteur du développement du « Moi » et des identifications secondaires. Cette dialectique des deux libidos, que l’on trouve chez Freud dans le texte de 1914, suppose le passage par un petit autre, par un semblable, renouvelant ainsi l’opération fondatrice du miroir. Le sujet s’empare de traits identificatoires, un ou plusieurs, prélevés sur les petits autres qui constituent des « Moi » idéaux, mais ce passage par le petit autre n’est possible que s’il est référé à un grand Autre, le grand Autre de son idéal du « Moi », autrement dit au symbolique déjà là dans le langage.
Pour saisir le mouvement des identifications et le développement du « Moi », la distinction freudienne « Moi idéal - idéal du Moi », telle que Lacan l’a lue dans Freud, est un outil précieux. Mais pas seulement. Il y faut aussi la division de la libido et ses mouvements d’échange entre le « Moi » qui se constitue et les objets extérieurs. Vous pouvez remarquer comment à la suite de Freud, Lacan a insisté sur la question de la division, sur la division de la libido, division du « Moi » qui deviendra pour Lacan la question de la division subjective. C’est-à-dire cette question du deux, elle est tout à fait présente dans le texte freudien.
On peut se demander, du moins je me demande, si les avatars ne permettraient pas aux joueurs qui les créent de supporter avec un peu moins de douleur l’incertitude et l’infinie faiblesse de leurs propres identifications. En produisant des avatars, c’est-à-dire des « Un » successifs, des petits « Un », il tenterait dans le jeu de répondre à la question de la bonne identification, celle qui ferait de lui un « UN » que j’écris en grand, en majuscule, un « UN » monolithique, ce « UN » justement qui ne cesse pas de lui échapper ; il tenterait ainsi de répondre à la question impossible « qu’est-ce que je suis ». Il y répondrait par tous ces petits « Un » représentés par ses avatars.
Ainsi, la création d’avatars lui permettrait de déployer les traits multiples des identifications : pluralité des traits qui diraient la vérité de l’impossible identification à un « Un » ; En effet, s’identifier à un « Un » monolithique ce serait la folie. Le joueur expérimenterait en quelque sorte, avec ses avatars du jeu, différentes modalités de la division subjective.
De s’éprouver divisé, le sujet pourrait ainsi en rendre compte dans la création de ses différents avatars qui seraient à lire comme des tentatives de réponses à cette question impossible : qu’est-ce que je suis ?
La multiplicité des figures des avatars témoignerait non seulement de la fragilité des identifications propres à notre temps, mais aussi de la mise à nu de la formation de l’identité dans sa complexité plurielle.
Vous voyez comment ces questions de l’identité et des identifications, sont actives, de manière implicite dans ces jeux sur Internet qui supposent la multiplicité des figures représentées et la multiplicité des nominations.
L’adolescent dans ces jeux ou dans les réseaux retrouverait-il cette construction du « Moi » par identification secondaire, par trait ? Retrouverait-il en l’expérimentant de manière virtuelle l’organisation de ces couches successives d’identification à des « Moi » idéaux tels qu’ont pu l’incarner pour lui différents petits autres ?
Encore une question, y aurait-il expérimentalement dans cette « phase de métamorphose libidinale » qu’est l’adolescence, la mise en jeu de ce « Moi » originaire fondé sur l’image première du petit autre, que Lacan écrivait i(a) ? « Phase de métamorphose libidinale », c’est une formule que Lacan utilise pour parler de ces grands moments de changements libidinaux dans le sujet, moments qu’il va mettre en série, en nommant : le sevrage, l’œdipe, l’adolescence, la maturité, la maternité pour les femmes, le vieillissement ; il nomme ainsi ces moments de rupture libidinale qui impliquent une remise en cause des identifications chez le sujet.
Donc, ma question : est-ce qu’il y aurait là, expérimentalement, dans le jeu, le retour à ce moment de mise en place du « Moi » originaire fondé sur l’image première du petit autre i(a) ? Ce petit autre qui donne sa forme à l’image anticipée de lui-même, c’est le petit autre du miroir, le sujet se voit lui-même, comme un autre ou comme le petit autre réel qui occupe cette place d’image idéale.
Cette première image, bien sûr, cette image dans le miroir, ne vaut que si elle est validée par une parole de reconnaissance. Cette première image n’est pas encore le « Moi » mais elle en constitue la matrice originaire, le narcissisme originaire. Ce narcissisme premier est sous la dépendance du grand Autre, de la voix du grand Autre, c’est-à-dire du symbolique. Le grand Autre incarné est le plus souvent celui qui porte l’enfant, c’est à dire la mère (mais ce n’est pas forcément la mère).
Dans le schéma optique de Lacan, ce grand Autre est représenté par le miroir plan, c’est sa voix qui joue du miroir plan, en modifie l’inclinaison, rendant l’image que le sujet a de lui-même plus ou moins floue, plus ou moins stable, plus ou moins précise. L’illusion d’optique consiste à faire de l’image réelle, c’est-à-dire l’image du vase renversé entouré des fleurs, celle du schéma optique, à faire de cette image réelle1 , une image virtuelle qui ne peut être vue dans le miroir plan que si le sujet occupe une place précise dans l’espace. Il faudrait à ce point revenir en détails sur ce stade du miroir, parce que je crois que nous avons avec les réseaux sociaux, un montage optique de ce genre. Le sujet envoie des images de lui-même, tel qu’il voudrait se voir ou croit se voir, et reçoit en retour des commentaires, des photos de ceux qui le voient. Ça colle ou pas, ça s’efface ou ça se fixe, ça permet d’enchaîner d’autres images ou pas. Il y a du jeu virtuel, une mobilité qui est intéressante. Cette mobilité virtuelle a une autre face, celle d’un enfermement, d’une mise à l’écart du corps propre, du corps libidinal. Vous le savez, l’adolescent est aujourd’hui un individu branché d’une manière permanente, il est en relation avec un ou plusieurs semblables, un rapport média à l’autre, petit autre toujours présent mais souvent désincarné. Alors la question des identifications comment se pose-t-elle dans un mode virtuel de relation et qu’en est-il du grand Autre ?
Deux conséquences me paraissent repérables dans notre clinique aujourd’hui. Le pousse au narcissisme du côté du « Moi » imaginaire qui constitue une défense fondamentale contre le manque à être du sujet, et le pousse aussi à la paranoïa du côté de l’intrusion par le petit autre, par le semblable.
Le narcissisme mis en jeu sur Facebook ne serait peut-être au fond que le témoignage d’une plus grande fragilité quant à l’identification symbolique. Peut-être traduirait-il la nécessité de prendre un appui majoré sur l’identification imaginaire. Il y aurait là un changement de paradigme car si le sujet est seul avec l’écran, il n’est jamais seul, il toujours avec des autres virtuels sans corps, et pourtant, du corps, il ne cesse pas d’en être question sur les réseaux sociaux justement. Le temps de l’accès aux fantasmes et aux rêveries qu’il produit est barré par la communication permanente et par les fantasmes communs prêts à porter. Jamais la dictature par une doxa anonyme n’a peut-être été si grande. La question du poids par exemple, des normes de l’esthétique. Ces contraintes semblent venir d’un grand Autre à la fois anonyme et médiatisé. « Allez voir, c’est écrit partout comment il faut être », dit une patiente. Bien sûr, on peut contrebalancer cette affirmation en remarquant que les fantasmes qui organisent le désir, au fond, sont en petits nombres, ils sont très communs et largement partagés. Et que d’ailleurs, ils constituent de façon implicite le plus grand élément de communication. Les romans, les séries, les films, leur succès tient au fait qu’on va y retrouver son fantasme et que donc on est bien chez soi. « Le désir dans une culture donnée fonctionne de façon à peu près semblable et avec des fantasmes à peu près identiques alors que le symptôme sera lui la marque individuelle. » remarquait Charles MELMAN dans un Séminaire ancien.
Et bien qu’il s’inscrive dans les grandes catégories de la nosographie, le symptôme, lui, vient dire la jouissance singulière et donner sa marque d’identité au sujet, contrairement au fantasme, lequel est beaucoup plus largement partagé.
L’individu, adolescent ou pas, sur les réseaux, est dans la foule mais une foule sans corps, une foule virtuelle. Il peut rester seul dans sa chambre, refuser la collectivité trop angoissante et attendre en restant branché. Attendre le bon moment. Vous connaissez le syndrome d’hikikomori qui a été décrit par les Japonais.
Le sujet des réseaux, parce que je crois qu’il y a bien un sujet affecté de l’inconscient, est un sujet qui décide, qui choisit son profil, ses avatars, sans jamais vraiment savoir ce qu’il montre de lui-même. Ce sujet des réseaux, que je suppose, s’adresse à un collectif mouvant, à un collectif qui représente à un temps « x » une image du social déjà dépassée puisqu’elle est produite , ce collectif mouvant réuni sur un certain nombre de signifiants, comme le signifiant « partage » si fondamental.
Remarquons encore que pour se parler sur le Net, à une autre échelle que l’échelle locale, il faut aussi une certaine identité, et ce qui pourra faire identité pourra être « démission Macron », « Macron démission », ça peut faire identité, c’est suffisant en soi, et cette identité, elle peut être tout à fait minimale. Une forme s’impose, je crois, dont Facebook est le prototype et le modèle. Communication large qui recrée le circuit pulsionnel, voir, être vu, se faire voir, ou lire, être lu, donner à lire du texte ou à écouter de la musique. L’individu intégré dans les réseaux, dans la société du spectacle n’est plus jamais seul. Sur Facebook, le sujet rend son vécu virtuel. Ce qu’il vit ne prend sens et valeur qu’à être diffusé et vu sur la scène du monde la plus large possible. Ce n’est pas l’usage général mais c’est un type d’usage. D’être montrée, l’existence trouverait ainsi sa réalité. Le sujet de Facebook a-t-il quelque chose à voir avec une existence singulière réelle ? Il se fait autre. C’est souvent un consommateur qui se montre avec des objets qui peuvent produire l’envie, une façon de mettre en scène sa vie privée, vraie ou pas, ses objets de jouissance, et de se rendre désirable, consommable à son tour. La dimension paranoïaque inhérente à l’identification moïque est en quelque sorte relancée par le montage des réseaux. C’est notre hypothèse. La paranoïa, rappelons-le, c’est la certitude que l’autre est là, à l’intérieur de l’espace propre du sujet, qu’il est là, menaçant, inquiétant, et qu’il dérobe au sujet sa propre identité. Que cette dimension pathologique soit au cœur de la formation de l’identité ne suffit pas pour rendre compte des paranoïas. Il y faut non seulement des circonstances particulières mais aussi des montages comme ceux que propose la communication non-stop des réseaux sociaux.
La rencontre avec le petit autre implique toujours une tension ravivant le temps premier de la constitution dans le miroir, ou « Moi » ou l’autre, plus joliment dit sous la forme : lequel des deux vient incarner pour l’autre le « Moi idéal ». Cette question reste toujours vive et actuelle pour les adolescents qui se plaignent des moqueries et des dénonciations des autres, mais elles constituent aussi le ressort classique de l’amitié.
Pour l’adolescent et même de plus en plus souvent pour des enfants, la question se transforme vite en question sur la dépendance et la soumission : suis-je soumis ? Suis-je dépendant de l’autre ?
Autrement dit, de quel côté se situe le « Moi idéal » ? Est-ce moi pour lui ? Est-ce lui pour moi ?
Une jeune fille raconte comment elle a connu sa période de gloire au lycée en incarnant le « Moi idéal » commun de fille mince, blonde, lointaine, fille « minceblondelointaine », c’est en un seul mot, et comment plus tard elle reste fixée à cette image faute d’avoir su décrypter que l’idéal commun des trentenaires, puisqu’elle a trente ans, supposait d’autres traits.
Qu’en est-il sur les réseaux sociaux quand le « Moi idéal » n’est pas incarné ? Ne reste-t-il que des traits stylisés, sans vie, le narcissisme imaginaire est réduit », pour désigner la souffrance de cette jalousie d’un bien que l’autre aurait, d’un bien qu’on ne sait même pas nommer, et dont pourtant on serait privé. C’est-à-dire jalouser chez l’autre quelque chose qu’on ne peut pas nommer, qui est de l’ordre d’un bien, ce n’est pas un objet, c’est un bien, on ne peut pas le nommer, on pense qu’on ne l’a pas, qu’on en est privé et que l’autre l’a.
Ça peut être, par exemple, jalouser chez l’autre la jouissance de la vie, l’éclat, quelque chose qui est tout à fait difficile à nommer et qui pourtant met le sujet dans une situation de jalousie de la jouissance de l’autre, sans pouvoir nommer ce qu’elle est. Jalouissance, c’est un joli terme, je trouve, qui 8est à mon avis assez éclairant sur cette forme de jalousie qui ne peut pas nommer, qui ne peut pas être nommée. Ce n’est pas un objet que l’autre a et qu’on n’aurait pas, parce qu’à la limite on pourrait se donner les moyens de l’acquérir, mais là c’est quelque chose qui est tellement impossible à nommer que cette jalousie ne fait que du ravage, que de la souffrance et l’on s’éprouve comme radicalement privé.
L’individu des réseaux est-il pour autant un sujet au sens de la logique lacanienne, c’est-à-dire un individu affecté par le signifiant ou n’est-il qu’un sujet positivé captif du kaléidoscope qui fait défiler des images de lui-même ? Je reprends cette question.
Ce sujet que je suppose participe d’une foule incommensurable, imprévisible dans son ampleur, qui se caractérise d’être sans corps, une foule virtuelle mais cette foule virtuelle peut aussi soudain devenir réelle et provoquer de grands rassemblements. On se souvient de « Nuits debout » à Paris, maintenant, on a l’expérience des gilets jaunes depuis dix-huit semaines, c’est-à-dire que ce rassemblement inouï s’est produit sur des mots d’ordre surgis de partout, très pauvres, mais extrêmement opérants, justement par leur simplicité et leur extension leur viralisation qui a provoqué une foule d’un seul coup bien réelle.
Alors, est-ce qu’il y a un leader dans cette foule ? On sait aujourd’hui la multiplicité des portes paroles et la difficulté du mouvement à se reconnaître des représentants : quelques noms émergent aussitôt désavoués vilipendés . C’est un constat, cette foule devenue réelle n’a pas de leader. Pourtant il y a une place d’où surgissent des impératifs, des impératifs d’autant plus impératifs qu’ils sont sans corps et sans référence, une place toute prête mais indéterminée où la fameuse prosopopée de Lacan « moi, la vérité je parle » parlerait. Internet, on le sait, est aussi devenu le lieu des fausses nouvelles, des fakes, des fakesnews, le lieu de la désinformation, de la calomnie. N’importe quel discours prescripteur et arbitraire peut surgir de cette place et passer pour la vérité. Ces discours prescripteurs de conduites sans qu’on sache d’ailleurs d’où viennent les règles, s’imposent comme des vérités incontestables, voire divines. Un de nos collègues, Ali Magoudi, pendant un moment s’interrogeait avec humour sur l’origine du commandement « No glu, pas de gluten » ou encore sur l’extension fulgurante du régime Vegan. Il y a là des prescriptions qui s’imposent comme des vérités incontestables. On ne sait pas d’où elles viennent. Assiste-t-on, avec la mondialisation, à l’invention de nouvelles communautés dont l’incidence sur le rapport de l’imaginaire et du symbolique se trouverait bouleversée au point que nos catégories seraient aussi à réinventer ?
Autant de questions ouvertes, auxquelles d’autres réseaux qui s’appellent par exemple « CoDream, ou Dream Tank », tentent de répondre en proposant une manière d’être ensemble, de vivre ensemble, c’est la promotion du « co » et d’autres modalités d’échange en se passant de l’argent en rétablissant le troc ou les aides de voisinage. Les inventions sont multiples.
Quel rapport au grand Autre ? Quel est cet Autre qui vient faire médiation ? Un Autre auto-prescripteur, autoritaire, qui saurait vendre les objets des désirs, lesquels d’ailleurs sont les mêmes pour tous ? Un autre mot d’ordre simple ? ça pourrait être « consomme » mais ça pourrait être aussi bien « tuer » « tue les ! ».
Certes l’adolescent est une cible privilégiée pour la consommation mais pas seulement ; je remarquerai que le mot d’ordre « consomme », est un mot d’ordre finalement assez soft par rapport aux autres mots d’ordre . En effet, les objets de consommation, ces objets de jouissance partielle, créent aussi des liens, paradoxalement on peut se retrouver « tous unis dans des jouissances partielles » pour un bref moment puisque nous consommons les mêmes objets, les mêmes marques que vous soyez chinois, papous, russes ou juifs de New York. Pourtant, il y a une autre ruse de la mondialisation, infiniment plus dangereuse, c’est celle de la doxa anonyme qui figure le grand Autre et qui est la voie ouverte pour la propagation du religieux, du fondamentalisme. Elle ouvre une place prête à accueillir un « Un » tout puissant, ordonnateur de destruction. Le discours islamiste peut venir occuper cette place, laissée en creux, anonyme, car il fournit à la fois du sens et du « Un ». C’est l’envers de l’incitation à la consommation, c’est l’envers de l’incitation aux jouissances partielles. Il se propose comme un discours qui répond à cette faille du sens que l’adolescent rencontre. Là, je fais référence au livre de Féthi Benslama Un furieux désir de sacrifice, c’est une remarquable analyse de la radicalisation islamique et de son action chez les adolescents. Voilà ce qu’écrit Féthi Benslama : « la transcendance apocalyptique, la pulsion demeure magnifiée, lui (à l’adolescent) sont proposées à la place des jouissances vaines et éphémères de la consommation comme une réponse au désespoir des hommes ».
Voilà, le petit tour que je vous ai proposé, tour contemporain, déjà extrêmement daté. Vous voyez, c’était écrit il y a un an et demi et je m’aperçois en le lisant que déjà les choses ne sont plus comme cela, ça bouge à une vitesse terrifiante, ou terrible, ou passionnante aussi. Cette place pour un impératif minimal qui va être viralisé à un niveau mondial provoque ce passage du virtuel à un réel dont on ne mesure absolument pas les conséquences. Néanmoins, chacun en tant que sujet est amené à y participer à sa façon, à jouer de son « Je » et de son « Moi », de cette différence qui est inscrite dans la langue, dans la langue française en tout cas, et qui vient déjà là inscrire tout l’écart entre les représentations que l’on donne et la manière dont on en parle ; dès qu’on a affaire à un sujet qui parle dans le transfert , qui vient dire ce qu’il a mis sur Internet, eh bien aussitôt, on a affaire à des signifiants et à l’équivocité des signifiants. On est dans la langue et d’une certaine façon, on a affaire à la subjectivité et aux manifestations de l’inconscient. Voilà ce que je voulais vous dire pour aujourd’hui.
C’est bien que vous puissiez me poser des questions.
Parce que, bien sûr, j’ai fait référence à beaucoup d’éléments théoriques qui chacun d’eux, si on devait les développer, donnerait lieu à des cours très importants. Il y a une partie allusive qui est toujours un peu pénible.
Questions dans la salle :
Bonsoir, pourquoi est-ce que globalement les adolescents ont tendance à ne pas parler d’eux, pas parler beaucoup aux adultes ?
Dr Lerude : C’est la question générale ou les adolescents reçus en analyse, qui viennent voir un analyste ?
Je constate que les adolescents ont beaucoup de mal à parler d’eux-mêmes, de ce qu’ils veulent, sauf peut-être à d’autres adolescents, mais pas aux adultes, en fait il y a comme une barrière.
Dr Lerude : d’abord ce sont des questions en général impossibles qui leur sont posées, c’est-à-dire « qu’est-ce que tu veux faire, qu’est-ce qui t’intéresse, dis-moi ce qu’il te plaît », ce sont des questions impossibles, car on leur demande de se projeter dans l’avenir, alors que l’avenir, c’est le noir le plus absolu, c’est le pot au noir de la marine, c’est-à-dire ce moment où dans une navigation équatoriale , on ne peut plus bouger. Il y a vraiment un temps à l’adolescence où, comme j’ai essayé de le faire entendre, la question des identifications bloque le sujet, ce qu’on était en tant qu’enfant n’a plus cours. Il y a d’autres identifications qui sont en train de se remettre, je dirais, en action, qui sont en train de se choisir, mais elles se choisissent sur un mode inconscient, le rapport aux autres, aux figures tutélaires, aux parents, est complètement remis sur la table, et le sujet est dans un embarras majeur. Il est dans un embarras d’autant plus grand que, quand il parle, il a le sentiment très souvent de copier et dire ce que les autres lui disent. Et ce qui est vrai bien sûr car on parle la langue de l’Autre. Ce n’est pas de la copie, mais on parle avec les mots de l’Autre , avec la langue qui nous est venue de l’Autre avec un grand A. Avant de faire porter sur cette langue de l’Autre les marques de sa singularité, il s’agit de s’approprier la langue. C’est le problème de l’adolescence. Les jeux sur Internet permettent de traverser cette période en étant, et là je pense surtout à des garçons ( je n’ai pas reçu de filles, sauf une fois ou deux, qui étaient vraiment très mordues de jeu), c’était des garçons qui étaient mordus de jeux sur Internet, qui passaient trop de temps, qui jouaient, trop etc.… , et qui venaient pour ça,, parce qu’ils étaient déconnectés du système familial, du système scolaire et qui effectivement venaient voir un analyste en ayant strictement rien à dire. Mais, à partir du moment où ils pouvaient parler de leurs jeux, de ce qu’ils y faisaient, de la manière dont ils étaient engagés dedans, de la manière dont ils gagnaient, eh bien à ce moment-là, il y avait une adresse qui était possible, parce que le jeu n’était plus simplement le cadre virtuel dans lequel ils…, il y avait toute une partie créative d’ailleurs qui se déployait pour eux, mais c’était aussi une manière d’en faire une fiction qui s’adressait à l’autre. Il y avait ce passage du virtuel à la fiction du fait de l’adresse à un analyste. Adresse qui devenait transfert donc possibilité de parole. Les questions les plus difficiles, celles devant lesquelles les adultes souvent se sont dérobés, sont celles qui concernent la sexualité et la mort. Or jusqu’à pas très longtemps, dans les jeux sur Internet, on était sûr de gagner toujours. Le jeu pouvait durer plus ou moins longtemps, mais dans les règles du jeu, si on les appliquait, au bout du compte on gagnait toujours. On perdait, on perdait, on perdait et puis on gagnait, on finissait par gagner. Aujourd’hui il y a des jeux beaucoup plus, comment dirais-je, différents qui introduisent la mort et la perte. C’est-à-dire qu’on peut appliquer toutes les règles du jeu et perdre quand même. C’est-à-dire qu’est introduite dans le jeu, la perte qui va être due à la pure contingence. Ça, c’est très nouveau, depuis peut-être un ou deux ans. Les questions fondamentales de l’adolescent, avant de pouvoir être élaborées comme questions , nécessitent un trajet et pour l’accomplir il faut des outils et c’est souvent ce que le jeu va leur permettre. Mais pourquoi sont-ils silencieux, ? C’est votre question. Parce que probablement les questions qu’on leur pose, ce sont des questions impossibles. C’est bien sûr une affaire de singularité, puisque pour chaque adolescent, il y a toujours une histoire particulière et cette histoire particulière, c’est une histoire qui met en jeu la question de la perte. La question de la perte, ça va être la perte d’un parent, la séparation des parents, la manière dont ils ont été amenés à prendre en charge une garde alternée, par exemple. Il y a des évènements de la vie qui ont été pris en charge par l’enfant et qui à l’adolescence vont être remis sur la table et reconsidérés et souvent avec colère. Il y a des adolescentes des adolescents en colère. Mais encore une fois, c’est du cas par cas même si on peut tirer des grands traits.
Moi, je n’ai pas une question. C’est par rapport à ce que moi je vois là au quotidien en ce moment. Je suis complètement paumée, c’est le cyber-harcèlement, je crois que ça s’appelle comme ça. Et je me rends compte que nous les adultes, on est complètement paumés pour comprendre ce qu’il se passe là. Bien voilà, j’ai des ados là au quotidien qui se font des trucs comme ça très très douloureux où par exemple en cas de largage d’un garçon par la fille, le garçon poste sur les réseaux les photos, les nudes de la fille qui a été son ex pour se venger, tout ça c’est des maux qui sont en fait des maux d’adultes, je ne sais pas si c’est de cela dont il est question, et je suis complètement paumée. J’essaie de voir par rapport à tout cela ce que vous avez dit qu’est-ce qui peut se jouer là, c’est-à-dire, est ce que ce sont de vieilles histoires sur des nouveaux véhicules ou est ce qu’il y a quand même un retricotage nouveau de quelque chose-là qui me laisse, moi en tout cas en tant qu’adulte complètement désemparée quand je croise ces gamins en souffrance au quotidien. Et effectivement ils se taisent beaucoup là-dessus, ils savent très bien qu’on ne peut rien y comprendre et ils vont très, très loin dans la souffrance avant d’en parler. Je ne sais pas si vous là-dessus vous avez un peu des repérages ?
Dr Lerude : Quand vous dites on n’y comprend rien, je crois qu’il n’y a vraiment rien à comprendre, il y a des éléments de persécution qui utilisent, je dirais, cet outil fabuleux pour persécuter, c’est-à-dire ce pousse à la paranoïa. C’est-à-dire qu’on va entrer dans le champ de l’autre et on y rentre de manière intime et avec des éléments du plus intime , ce qui n’était pas possible auparavant ( encore qu’on pouvait avec les lettres dénoncer falsifier tricher mais sur une toute petite échelle) ; mais cette persécution n’est pas nouvelle , je veux dire, combien de jeunes, enfin de personnes adultes viennent parler de leurs années de collège comme des années les plus horribles de leur vie. C’est-à-dire le moment où un sujet va être désigné par un trait du corps, par exemple je pense à un patient, son nez retroussé suscita le nom de Pinocchio, alors bien sûr Pinocchio vous imaginez comment ça pouvait être transformé, c’est-à-dire quand d’un seul coup, le groupe s’empare d’une nomination qui vient désigner chez l’autre non seulement le défaut mais le sexuel comme ce qu’il y a de plus dégoûtant : si on a une pine à la place du nez, vous imaginez bien que c’est le truc le plus ignoble qui soit dit. Mais c’était dit dans la cour de récréation au collège, et c’était une affaire de parole et d’adresse qui produisait un groupe. Aujourd’hui c’est pris avec la parole, l’adresse, l’image, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il n’y a pas de temps d’arrêt, c’est toujours là. Alors, il n’y a rien à comprendre, sur le mécanisme automatique, il y a la difficulté d’intervenir. Comment intervenir sur quelque chose qui est une nomination qui exclut ? c’est comme les fakes news, c’est-à-dire que ce sont des éléments minimaux, des traits minimaux affirmatifs qui sont, comment dirais-je, qui viennent désigner le sujet. J’ai reçu des jeunes filles de 11 12 ans désignées nommées « putes et salopes » sur Instagram. Pour l’une, sa marraine lui avait offert une minijupe noire dont était très contente, et elle va en classe, en CM2, en minijupe noire avec un collant noir ; elle se fait traiter de pute et le mot pute est relayé sur les réseaux sociaux. Alors, il y a quelque chose-là qui est au principe même, je dirais, de cette alternative « ou moi ou l’autre », c’est-à-dire cette destruction de l’autre. Et quand on en trouve un, classiquement le juif qui portait les caractéristiques, à qui on attribuait des caractéristiques affreuses, odieuses de dénonciation etc., celui-là, on pouvait tous se mettre dessus. Dans une cour de récréation, il y a toujours quelqu’un qui est le juif des autres, et ça porte sur un trait du corps, sur la nomination, et sur l’image. C’est pour ça, qu’est-ce qu’il faut comprendre là-dedans, c’est-à-dire à ce déchaînement de haine ? Est-ce qu’il y a un leader ? Dans les phénomènes de groupe scolaire, il y en a toujours un qui est en position de leader et qui ensuite pourra éventuellement le regretter, enfin parce qu’il pourra y avoir des réunions, etc. Mais c’est véritablement l’usage de cette organisation qui est la nôtre, c’est-à-dire avec cette haine qui est la destruction du semblable. Se mettre ensemble pour détruire un semblable porteur de traits qui sont nos traits à nous, la sexualisation. Je ne réponds pas à votre question mais c’est vrai que c’est du jamais vu. Avant ça durait le temps scolaire, il fallait payer de sa personne.
Il fallait payer de sa personne mais là, il n’y a plus besoin de payer de sa personne !
Dr Lerude : puisque c’est effectivement virtuel, c’est viralisé !
Moi je suis tout de même très sidérée par ce truc-là, j’ai quand même l’impression, soit j’ai été très protégée quand j’étais ado, j’ai eu beaucoup de chance, soit je crois quand même qu’il y a quand même un truc d’une violence absolue qui bat un peu tous les records
Dr Lerude : c’est toute la question de l’autorité des adultes qui se trouve là mise en jeu, en tout cas au primaire. Quand il y a des violences dans la cour de récréation qui vont se retrouver, comment dirais-je, démultipliées par le système des réseaux, l’intervention des adultes est souvent complètement défaillante.
Et sur la question de l’adresse, il y a vraiment encore une adresse dans cette histoire ? De cyber-harcèlement quand le mec met des photos de nue de son ex de 13 ans, etc., est ce qu’il y a vraiment encore une adresse ou…
Dr Lerude : Ah bien, il y a tout de même quelque chose qui touche le groupe, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y en ait qui le voie ! Si c’était juste la personne concernée, il y a quand même l’adresse au groupe et la question du leader qui est posée. Est-ce que c’est un leader ou est-ce que c’est celui qui rêve d’être le leader, puisqu’il s’agit de réunir ceux qui vont par exemple en rire. Enfin, il est question du mouton noir, c’est à dire celui qui va porter les traits honnis et faire du même coup que le groupe trouve sa cohésion en l’excluant. Et en même temps ces choses-là doivent aussi, vont aussi sûrement changer, parce qu’il va y avoir, j’imagine, des voix qui vont s’élever à l’intérieur des groupes eux-mêmes. Ils ne vont pas accepter. D’ailleurs, ça se calme. Je veux dire, ces questions-là, je les ai entendues au niveau du collège, après en seconde, première, terminale, je n’ai plus entendu ces situations-là. Niveau du collège et de la fin de l’école primaire, sur la sexualisation des filles, c’est-à-dire la petite fille qui ne s’habille pas comme les autres, elle risque d’être traitée de pute, quoi ! Une jupe, un collant…
Question : Ce qui était limité à la cour de récréation et qui s’arrêtait quand l’école s’arrêtait, a pris un tour permanent :il y a du 24h/24, quelque chose qui relève de l’illimité maintenant, et donc, ces réseaux sociaux amènent une forme d’intemporalité . Alors en poussant ça sur l’étendue des réseaux sociaux, mais de la toile d’une manière générale, est-ce que ça ne pourrait pas tendre un peu du glissement de la métaphore à la métonymie au final ? C’est un peu quelque chose comme ça qui n’arrête pas de faire de la place à autre chose et qui tendrait à changer peut-être, changer je ne sais pas si c’est le mot, mais à tous les cas d’amener quelque chose qui est plus du côté de la métaphore qui glisserait peut-être vers la métonymie ? C’est vraiment une question que je me pose et que je partage là, en tout cas cette histoire de limite qui devient illimitée.
Dr Lerude : je suis d’accord avec votre remarque d’illimité. D’ailleurs c’est pour cela que pour Snapchat, les images ne durent que 24 heures ou 12 heures, c’est combien ? Elles sont supprimées sur Snapchat au fur et à mesure.
Oui les images sont supprimées mais toute l’histoire ne l’est pas, cela veut dire qu’après c’est monté en épingle.
Dr Lerude : c’est monté en épingle mais néanmoins, il y a comme ça des limites qui sont tout de même mises. Mais je suis d’accord avec vous sur cette dimension d’illimité et effectivement, il n’y a pas de scansions. La scansion, la propre limite, c’est le sujet qui va se la donner à lui-même : de ne pas ouvrir, de disparaître des réseaux sociaux, de ne plus y aller. Ça, c’est aussi un acte, arrêter d’y aller.
Oui, enfin, il va arrêter d’y aller, mais ça n’empêche que le lendemain, les petits autres seront au collège, au lycée ! Et eux pourront continuer…
Dr Lerude : je pense que la manière dont quelqu’un va aller se mettre dans cette position-là, c’est tout à fait singulier aussi. C’est-à-dire d’être, de devenir l’objet de la moquerie, puis ensuite l’objet de dénonciation et l’objet d’injures, parce que c’est la question de l’injure aussi qui est posée, ça va dépendre aussi de la personne, de l’enfant en question. C’est à la fois très simple au niveau des fonctionnements des groupes, parce que je crois que cela relève vraiment de la dynamique des groupes telle qu’elle a toujours fonctionné, et en même temps, c’est complètement dépassé par l’outil lui-même. Et puis après, il se passe aussi quelque chose, c’est que les adultes vont intervenir et contrôler ; je pense à des mères qui pouvaient régler des comptes au nom de leurs filles dans la mesure où l’école n’est plus un lieu, je dirais, séparé de la famille mais est devenue en quelque sorte la prolongation de la famille par l’intervention des parents. Mais, il n’empêche que la question du groupe, la question du leader, la question de la destruction, de la haine, sont là, il suffit d’un leader, il suffit du groupe pour que tout cela se déchaîne. Il suffit aussi de revoir le film de Peter Brook tourné quand il avait 25 ans, Sa majesté les mouches où ce sont des enfants ensemble, tombés sur une île déserte après un accident d’avion et la violence des enfants ensemble. Quand il n’y a plus la médiation des adultes pour faire la loi, c’est la loi du groupe des enfants qui prime, et c’est ça qui est terrifiant. Et là, avec des moyens qui échappent aux adultes. Mais je crois Sophia que ça va dépendre aussi des lieux. Il y a des lieux où telle cyber-attaque en quelque sorte ne sera pas possible du fait de l’intervention des adultes et de l’autorité, et de la manière dont l’autorité se déploie dans ce lieu-là. Mais c’est peut-être mon illusion !
En fait moi mon inquiétude de fond, c’est parce que vous disiez le fantasme, c’est collectif, évidemment il y en a assez peu, mais au moins au niveau du symptôme, on est toujours singulier. Moi, ce que j’entends dans votre truc, c’est qu’il y a quand même l’espoir que, malgré l’adultes du XXe siècle a comme soucis, à savoir qu’il y ait moins de sujets singuliers derrière toutes ces histoires. Vous, vous avez un optimisme de l’idée qu’en fait on, le sujet est toujours là, tout aussi singulier comme toujours.
Dr Lerude : oui, je suis foncièrement optimiste. Même cette jeune femme dont je parlais avec son problème de poids, sa conviction de ce qu’est la beauté… En fait, elle invente quelque chose. Je trouve que le sujet contemporain est dans l’invention, dans l’utilisation de ces moyens, ces moyens techniques. Alors, qu’il y ait comme cela un espace, cet espace de jeu, J E U, qui est aussi le jeu de Facebook, voyons ce les sujets vont en faire. Quand ça va être pris non pas pour la réalité de l’existence mais pour un jeu de création, sans pour autant en porter le nom parce que c’est un peu pompeux de dire jeu de création, alors que c’est effectivement un espace ludique et que dans cet espace ludique, eh bien il y a du sujet, forcément. Et ça, c’est intéressant. Mais pour que ça ne vire pas, je dirais, à quelque chose de figé, ce n’est même pas la question de la métaphore ou de métonymie, je pense qu’il n’y a pas de métaphore dans ce cyber-harcèlement du groupe. Ce sont des faits directs, Il n’y a rien à comprendre, c’est quelque chose qui fonctionne à la limite tout seul. Et qu’il s’agisse de la métaphore ou de la métonymie, cela suppose la substitution, qu’il y ait une substitution, substitution d’un signifiant à un autre signifiant. Et dès qu’on est dans la substitution, on est dans le jeu de la langue et quand on est dans le jeu de la langue, on n’est plus, je dirais, contraint dans une image fixe, on est dans un mouvement. C’est pourquoi quand quelqu’un se met à vous parler de ce qu’il fait sur Facebook, de la manière dont il l’utilise, Il dit énormément de choses. On passe dans le jeu du signifiant. Et quand un adolescent accepte de vous parler de ses jeux sur Internet, de ses avatars, il vous dit énormément de choses, comme un patient sur un divan.
Ce qui est joli dans ce que vous dites là, c’est que ça rappelle bien qu’il faut quand même changer le lieu du dispositif, et là on est dans le dispositif analytique pour remettre de la parole là-dedans.
Dr Lerude : oui, pour qu’il y ait de la parole, il faut qu’il y ait un changement de lieu, effectivement. Et pour qu’il y ait ce changement de lieu, pour qu’il y ait de l’adresse à un analyste, il faut qu’il y ait du symptôme et de la souffrance et effectivement ça va être, ça ne va pas être le leader qui dirige la cyber-attaque, le cyber-harcèlement qui va venir, ça va être la petite fille qui est traitée de pute sur Internet. C’est elle qu’on va recevoir ou l’adolescent qui ne va plus au collège parce qu’il reste dans sa chambre à jouer. Mais ça peut être aussi un temps intéressant. On ne le saura qu’après coup.Mais, avoir comme supposition qu’il y a là, avec toutes ces techniques, je dirais, un lieu d’invention, c’est un parti pris qui fait crédit au sujet. On ne peut pas faire autre chose que de faire crédit au sujet, et c’est un parti pris qui est absolument, je dirais, dans tous les cas, intéressant dans la mesure où on apprend. Chacun apprend c’est-à-dire l’analyste apprend en même temps que le jeune ou l’adulte qui vient là apprend quelque chose de lui-même à ce moment-là, qu’on n’avait pas imaginé, qui ne rentrait pas dans les cadres. Parce qu’il y a aussi cette manière singulière de faire avec toute cette technique qui est là à portée de main. Mon idée au départ c’était de parler de la manière dont certaines femmes vont employer les biotechniques comme la congélation des ovules. Alors on se dit qu’on peut avoir des jugements là-dessus, mais quand on travaille avec quelqu’un qui a recours à ce procédé, on s’aperçoit que les idées qu’on avait sur cette question, elles sont complètement fausses parce que le sujet lui-même s’empare d’une technique d’une façon radicalement singulière et c’est pris dans une histoire, c’est pris dans des éléments signifiants dont on n’avait pas idée. Ça ne veut pas dire que ça légitime la technique pour tous, la biotechnique pour tous, par exemple. Ça veut dire que d’un seul coup quand quelqu’un s’empare d’une invention de la science, d’une biotechnologie, il y a quelque chose à interroger et d’intéressant qui se passe. Voilà. C’est une disposition mentale que je suis en train de prôner.
Merci beaucoup, on va s’arrêter là.
Dr Lerude : Merci à vous.
Retranscription réalisée sous la responsabilité des étudiants de l’EPhEP
Retranscription faite par : ANASTHASE Thierry
Relecture faite par : FACHAN Yannick
1bien qu’illusoire, elle est nommée « image réelle », c’est le terme en physique optique-