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Conférence de Leiden (Leyde) du 17 décembre 1999 

Si j’avais à écrire le roman du XXème siècle – car on peut l’écrire – l’histoire de ce siècle finissant sous une forme narrative – romanesque ou tragique -, sous la forme d’un récit plein de bruit et de fureur – si j’avais donc à écrire cette histoire, je commencerais peut-être, par une sorte d’introduction, prélude ou préambule, qui se déroulerait ici, dans la bonne et illustre ville de Leiden.

La rencontre dont j’aimerais parler, en ouverture à une exploration, sans doute trop brève, schématique même, de notre XXème siècle, a vraiment eu lieu.

C’est donc par une histoire vraie que je commencerais l’histoire romancée, et romanesque, du XXème siècle.

Ici, à Leiden, en effet, en 1910, se sont rencontrés Sigmund Freud et Gustav Mahler.

Pour être tout à fait exact, je préciserai que cette rencontre a eu lieu le 26 août 1910.

Sigmund Freud : il me semble inutile de longuement signaler et souligner la place éminente que sa recherche théorique et pratique occupe dans l’histoire des idées du XXème siècle. Il s’agit de la constitution, d’abord, de l’exploration, ensuite, des territoires de l’inconscient ; de l’élaboration de la technique analytique, par nature indéterminable, illimitée, mais néanmoins productrice de concepts et de codes, narratifs et scientifiques.

Il me semble aussi qu’on ne peut enfermer dans le domaine strictement psychanalytique la contribution inventive de Freud aux idées du siècle. Ce serait lourdement réducteur.

Il me semble que les études de Freud sur la société, l’art et la religion dépassent largement le cadre proprement analytique et touchent à des questions essentielles pour la compréhension de notre époque.

Parmi tous les  travaux de ce genre (Totem et Tabou ; Malaise dans la civilisation ; L’avenir d’une illusion, entre autres) je voudrais souligner l’intérêt capital de l’essai de Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi (Massenpsychologie und Ich-Analyse) qui est sans doute un des livres les plus éclairants, les plus fructifères de ce siècle.

Du philosophe espagnol Ortega y Gasset à Hannah Arendt, d’Elias Canetti à Kornhauser, tous ceux qui se sont intéressés à l’investigation et à la critique des démocraties de masse et de marché, auront trouvé chez Freud une forte inspiration intellectuelle.

Mais Psychologie des masses et analyse du Moi est un livre de 1921, d’après la catastrophe de la Première guerre mondiale, d’après la prise du pouvoir par le parti bolchevik.

Nous n’en sommes pas encore là. Nous sommes encore en 1910, en plein « belle époque ».

Cette dernière expression « belle époque », vous l’avez déjà compris, ne peut être dite que par antiphrase, avec un zeste de dérision. En vérité, ces années-là ne sont une « belle époque » que pour une infime partie de la société occidentale, des pays les plus développés.

Dans un article récent, où il aborde, lui aussi, la question d’un bilan de ce XXème siècle, le philosophe allemand Richard Roselleck dresse un tableau sombre et significatif de la situation mondiale, vers 1900.

Il est intéressant de rappeler certains des épisodes historiques que Roselleck énumère.

En Europe, certes, règne la paix. D’une certaine façon, l’Exposition universelle qui s’ouvre à Paris, en 1900, en est le symbole. Elle vient couronner un siècle de progrès, d’expansion industrielle, de colonisation. A l’ombre tutélaire de la tour Eiffel – souvenir désormais ineffaçable dans le paysage parisien de la précédente exposition, celle de 1889 – s’étaient les grands palais à la gloire de la science, de la fée électricité.

Dans le reste du monde, pourtant, la situation est moins brillante, davantage remplie de dangers.

Deux ans auparavant, et 1898, les Etats Unis ont fait irruption dans la politique mondiale. Aux Philippines et dans les Caraïbes, leurs navires de guerre, modernes et bien armés, ont détruit la vieille flotte militaire espagnole. La catholique Espagne, figée dans des structures politiques et sociales obsolètes, a été balayée par la nouvelle puissance émergente. Elle a perdu les derniers fleurons d’un « empire où le soleil ne se couchait jamais ».

La même année 1898, en Afrique, après que l’Angleterre et la France se sont affrontées à Fachoda, une entente que l’histoire à qualifiée de « cordiale », s’établit entre les deux puissances. Elle vise, en premier lieu, à s’opposer aux velléités d’expansion de l’Empire germanique. Subsidiairement, elle délimite les zones d’influence et de pouvoir des deux pays en Afrique centrale et australe.

Assurée de la neutralité de la France, la Grande Bretagne commence en 1899, la guerre contre les Boers, de Boerenoorlog. C’est la première guerre totale de ce siècle. A la guérilla des Boers, l’Angleterre répond par la tactique de la terre brûlée : près de trente mille exploitations agricoles sont détruites, et la population civile est enfermée dans des camps de concentration, qui font ainsi leur première et sinistre apparition dans l’Histoire.

En Asie, les Boxers, « combattants du poing fermé pour les droits et l’unité de la Chine », déclenchent une révolte sanglante contre les puissances coloniales européennes qui s’efforcent d’ouvrir à leur commerce l’énorme marché chinois.

Dans cette même région du monde, en 1905, le Japon écrase les troupes russes de l’Empire tsariste. C’est la première défaite d’une puissance blanche dans un conflit international. L’impérialisme lui-même aura, à cette occasion, changé de couleur, il cessera d’être une exclusivité européenne.

Drôle de « belle époque » en vérité !

D’autant que, quelques années après cette rencontre de Leiden, dont j’aimerais faire le préambule de mon histoire du siècle, éclate la Première Guerre mondiale, aboutissement et conséquence des conflits plus ou moins ouverts, des contradictions plus ou moins aigües entre grandes puissances.

La guerre de 14/18 est l’un des conflits les plus sanglants de l’histoire de l’humanité, car il ne concerne pas seulement les combattants, mais aussi, de façon massive, les populations civiles.

L’un des conflits les plus sanguinaires, certes, mais aussi l’un des plus absurdes. Car, si l’ordre ancien des empires est a jamais détruit, il n’en sortira pas un nouvel ordre international plus équitable et plus égalitaire.

Vingt ans après, malgré la création de la Société des Nations et l’instauration de procédures internationales d’arbitrage – qui s’avèreront inefficaces – la guerre dévastera de nouveau le monde entier.

Ainsi, la conséquence principale de la guerre de 14/18 – qui aura marqué de façon déterminante la mémoire et la conscience collectives des Européens – se manifestera dans la perte de prestige et de crédibilité de la démocratie libérale. Qui entraîne, c’est facile à comprendre, le succès international des théories et des pratiques révolutionnaires, antidémocratiques, aussi bien de droite que de gauche.

Le Nazisme et le Communisme – certains, en fonction d’un prurit de précision nostalgique et ontologique, et pour ne pas confondre l’idéal communiste avec sa réalisation concrète et ignoble, qualifieront celle-ci de stalinienne – le Nazisme et le Communisme, quoi qu’il en soit, seront la riposte massive, millénariste et populaire, aux impasses et aux échecs de la démocratie libérale, dans la grand crise du système dominant qu’ouvre la guerre de 14/18.

Incapable d’éviter cette guerre, incapable, plus tard, de faire face aux questions de la paix, incapable de porter remède aux problèmes du chômage massif et de la pauvreté généralisée des couches moyennes, durant les années Vingt et Trente de notre siècle, la démocratie libérale, parlementaire et pluraliste, devient non seulement le régime le plus honni par les mouvements extrémistes, mais aussi le plus faible.

Il faudra l’échec militaire de l’Allemagne nazie et du Japon, au cours de la première moitié du siècle ; il faudra l’échec social et économique de l’Union soviétique, pendant la seconde moitié, pour que la démocratie pluraliste – laquelle malgré ses capitulation successives et son manque de vision stratégique, aura tenu le coup, aux moments décisifs de l’Histoire, face aux entreprises totalitaire – pour que la démocratie libérale, donc, s’affirme comme système politique le plus apte à permettre l’exercice collectif des libertés individuelles et citoyennes.

Ce n’est pas la fin de l’histoire, certes. C’est plutôt, bien au contraire, la possibilité d’un commencement de l’histoire de la liberté et de la responsabilité.

En 1900, je l’ai déjà indiqué, l’Exposition universelle de Paris symbolise, à l’orée du XXème siècle, l’optimisme général des sociétés industrielles.

L’optimisme européen en tous les cas.

Quelques décennies plus tard, en 1937, c’est à Paris de nouveau que se tient une Exposition universelle. Mais la situation a radicalement changé.

Redoublant les effets de la crise politique et morale qui s’installe en Europe, après la première guerre mondiale, le krach boursier de New York, en octobre 1929 – qui se développe, en ondes de choc à travers tout le système capitaliste-marchand– a déstabilisé de façon profonde et durable les régimes politiques de la démocratie libérale.

Enracinés dans la crise économique et sociale, nourris par les échecs et les compromissions de la démocratie parlementaire, les deux mouvements totalitaires du XXème siècle, Nazisme et Communisme, atteignent simultanément à l’apogée de leur puissance.

Les deux pavillons monumentaux de l’Allemagne de Hitler et de l’Union soviétique de Staline, se faisant face, se défiant, symbolisent parfaitement cet affrontement, la lutte à mort pour l’hégémonie en Europe, qui oppose Moscou et Berlin.

Affrontement qui a trouvé un premier champ de bataille en Espagne, où la guerre civile fait rage, où aussi bien Staline que Hitler testent leur matériel militaire et poussent les pions de leur stratégie de domination.

Cependant les deux pavillons ne symbolisent pas seulement la grandiloquence de leur architecture et de leur figuration statuaire ou picturale, l’affrontement entre leurs deux projets totalitaires.

Ils révèlent aussi une évidente - et troublante - identité culturelle profonde ; une même conception de l’art, de son rapport avec la société.

Ces dernières années, vous le savez fort bien, l’histoire a mis à l’ordre du jour une discussion internationale, parfois sereine, orageuse parfois, à propos des ressemblances et des différences entre Nazisme et Communisme. A propos de l’identité et de l’altérité de ces deux phénomènes historiques.

Des études récentes comme Le passé d’une illusion, de François Furet, ou comme l’ouvrage collectif Livre noir du Communisme, ou encore comme l’essai d’Eric Hobsbawm sur le XXème siècle, Age of extremes (L’âge des extrêmes) sont venus compléter, nuancer ou corriger les arguments qui avaient déjà été développés en Allemagne, il y a plusieurs années, au cours de ce qu’il a été convenu d’appeler la polémique des historiens (Historikerstreit).

Loin de moi la prétention de résumer en quelques phrases le contenu, riche, dense, contrasté, de toutes ces discussions (il y faudrait, non pas une seule conférence Huizinga, mais tout un semestre de séminaires et de leçons dans votre Université !).

Pourtant, il faut ici dire quelques mots sur un sujet aussi grave. Impossible de parler du siècle qui se termine – et qui aura été dominé, éclairé (assombri, plutôt), par les flammes de passion politique qu’ont allumées Nazisme et Communisme – sans prendre position, même de façon cursive, sur cette question.

La première chose à dire est d’ordre méthodologique : il faut accepter, et même assumer, cette discussion comparative. Pour douloureuse qu’elle puisse être pour certains, il faut admettre cette discussion sur l’altérité et l’identité des deux systèmes d’essence totalitaire qui ont dominé le siècle.

Ceci dit, la ressemblance entre les deux systèmes est flagrante, si l’on examine d’abord les aspects formels et quantitatifs.

D’un point de vue formel, structurel même, il est clair que les deux systèmes sont fondés sur des prémisses identiques : liquidation du pluralisme ; parti unique et idéologie officielle d’Etat ; rigorisme moral et rejet de l’art moderne, expérimental, qualifié de « décadent » ; culte du chef et obéissance aveugle perinde ac cadaver ; horreur de la dissidence, de toute déviation de la pensée politiquement correcte, etc. etc.

D’un point de vue quantitatif, les deux systèmes sont également comparables : leur terrorisme d’Etat a produit, dans l’un et l’autre cas, des millions de victimes. Probablement, si l’on pouvait disposer de statistiques fiables, l’Union soviétique de Staline aurait sur l’Allemagne de Hitler quelque sinistre avantage. L’archipel du Goulag a sans doute produit davantage de victimes que celui des Iagers nazis.

S’ils sont donc comparables du point de vue de leurs conséquences historiques concrètes, les deux systèmes totalitaires sont fort différents quant à leurs origines idéologiques et leur finalité proclamée.

Ainsi, le Nazisme s’organise autour d’un concept – par ailleurs mythique – de limitation, d’exclusion, de partialité arrogante : un concept réducteur, celui de race.

Le Communisme, quant à lui, ne se conçoit que comme un mouvement d’émancipation universelle humaine. Le prolétariat n’est investi de cette mission historique d’émancipation que parce qu’il est conçu comme une classe universelle, incapable de se libérer sans libérer à la fois toutes les classes de la société.

De cette différence, purement abstraite en apparence, découlent des conséquences bien concrètes.

Ainsi, du fait qu’il proclame ouvertement la supériorité de la race aryenne et en tire toutes les conséquences quant à l’organisation de la société, le Nazisme établit une cohérence – monstrueuse, certes, mais sans équivoque – entre son discours et sa pratique. La politique nazie est la vérité de son discours, sa réalisation. L’extermination des Juifs est l’atroce réalisation concrète du discours de Hitler : elle en constitue l’essentielle vérité criminelle.

De l’autre côté, en revanche, la pratique du Communisme – qui aboutit à la cristallisation d’une société bloquée, où les stratifications de castes et de privilèges quant au statut social ou idéologique sont plus accusées, plus mortifères aussi que partout ailleurs – cette pratique est le démenti constant, la négation permanente des fins proclamées. Le mensonge est la vérité de la pratique communiste, sa réalité est une illusion.

Mais la différence la plus significative entre Nazisme et Communisme est à chercher ailleurs. Elle tient à une expérience historique, trop souvent négligée, à mon avis.

Les deux mouvements, nous l’avons vu, dans leur différent contexte national, dans la diversité de leur expression idéologique, se présentent cependant comme des adversaires résolus de la démocratie libérale. Que les uns qualifient de « formelle » ou de « bourgeoise ». Que les autres traitent de « cosmopolite » ou d’«enjuivée ».

Mais si on compare la pratique réelle qui découle de ces deux discours anti-démocratiques, on s’apercevra bien vite que Lénine et les bolcheviks ont vraiment détruit la bourgeoisie en tant que classe, qu’ils ont vraiment liquidé la propriété privée des moyens de production. Hitler et les nazis, de leur côté, n’ont rien entrepris de semblable : ils ont certes contrôlé la vie économique et sociale, l’ont encadrée fortement dans les carcans bureaucratiques de l’Etat-parti.

Mais il n’ont pas détruit le moteur même de l’activité économique autonome, qui est le fondement de la société civile : je veux parler, bien entendu, du marché.

D’où cette conséquence paradoxale, peut-être même scandaleuse à première vue : il est plus facile de reconstruire la démocratie après la défaite militaire du Nazisme qu’après l’effondrement social du Communisme.

L’expérience de l’Allemagne après 1945 ; celle de la Russie, depuis 1991, le prouve abondamment.

Mais c’est un thème de réflexion qui nous entraînerait trop loin.

Pour l’instant, nous revenons au mois d’août 1910.

Cette année-là, Sigmund Freud a pris ses vacances d’été en famille, sur les plages de la mer du Nord. Ensuite, il a gagné Leiden, où se tient le Congrès international de Psychanalyse. Où il compte, surtout, retrouver son ami et disciple Sandor Ferenczi.

Exceptionnellement, Freud a accepté de rencontrer Gustav Mahler, à Leiden, à la fin du Congrès et avant son départ pour la Sicile.

Mahler, angoissé par l’évolution de ses relations avec sa jeune femme, Alma, relations qu’il ne parvient plus à maîtriser, a demandé à Freud de l’aider à y voir plus clair.

Contre son habitude – poussé sans doute par le respect et l’admiration qu’il éprouve pour le génie musical de Mahler – Sigmund Freud accepte que la rencontre ne se déroule pas selon les règles canoniques de la pratique analytique qu’il a mise au point.

Freud et Mahler, en effet, se sont retrouvés dans un hôtel de Leiden, et ils se sont ensuite promenés pendant quatre heures dans les rues de la ville…

Ainsi, pas de divan, pas d’écoute attentive mais muette : une longue conversation, à la place. Nous sommes plus près de la méthode d’Aristote et des habitudes de son école péripatéticienne, que des rites et rituels freudiens.

Les brefs compte-rendus qui nous sont parvenus de cette conversation – rédigés parfois des années plus tard – ne sont pas très explicites. Il semble pourtant que Mahler a été réconforté par la clarté que Freud l’a aidé à faire sur lui-même. Il semble que le musicien a enfin compris, si l’on me permet un witz freudien, un jeu de mots facile, mais révélateur, que chez Alma Mahler il y avait beaucoup d’alma mater.

Comme quoi, même en se promenant dans les rues de Leiden, surtout si c’est en compagnie de Sigmund Freud, on  peut tomber sur son Œdipe : sur son fantasme au moins.

Pourtant, quelle que soit la satisfaction que nous puissions avoir à connaître le soulagement que cette conversation a procuré à Gustav Mahler, le fait est qu’il n’aura pas pu en profiter longtemps dans sa vie conjugale : il est mort, en effet, quelques mois plus tard !

Freud, quant à lui, a vécu assez longtemps pour assister au déferlement des masses germaniques fanatisées par le national-socialisme.

A Vienne, peut-être, en 1938, au moment de partir pour Londres, en exil, où il mourra un an plus tard, Freud se sera-t-il souvenu des lignes clairvoyantes qu’il écrivit en 1921, dans son essai sur Psychologie des masses et analyse du Moi.

« Portée à tous les extrémismes », y écrivait-il, « la masse ne peut être agitée que par des mots d’ordre excessifs. Quiconque voudra agir sur elle, n’aura besoin d’aucun argument logique. Il devra utiliser des images fortes, en exagérant et en répétant toujours la même chose ».

Y a-t-il une meilleure définition des méthodes de propagande employées par Goebbels ?

Pendant quatre heures, nous dit-on, cet après-midi du 26 août 1910, Sigmund Freud et Gustav Mahler se sont promenés ensemble dans les rues de Leiden.

Imaginer cette conversation, reconstruire leur dialogue, à partir des quelques bribes qui nous ont été rapportées, et qui concernent exclusivement la vie interne de Mahler ; essayer, à partir de là, à partir d’Alma Mahler et de Vienne, de la musique et du chant, d’étendre et d’approfondir le dialogue de ces deux hommes de génie jusqu’aux confins de l’univers historique, voilà un défi littéraire passionnant, me semble-t-il.

Rien ne nous interdit d’imaginer, par exemple, que Gustav Mahler a évoqué pour Freud son amitié avec l’officier supérieur français Georges Picquart, mélomane distingué et admirateur du compositeur viennois.

Mais le colonel Picquart, qui faisait souvent le voyage de Paris à Vienne, pour assiter aux concerts de Mahler, aux répétitions de ses symphonies, a été au centre de l’affaire Dreyfus. C’est lui, vous ne l’ignorez pas, qui a découvert la fausseté des documents utilisés pour accuser le capitaine Dreyfus et le faire condamner au bagne ; c’est lui qui a permis, par son courage et son sens de l’honneur, au risque de sa carrière militaire et de sa liberté, que la vérité et la justice triomphent en fin de compte.

En 1906, c’est dans une loge du théâtre de Vienne où il assistait à la répétition d’une symphonie de Mahler, que le colonel Picquart a reçu le télégramme du Premier ministre français de l’époque, Georges Clemenceau, lui proposant de devenir ministre de la guerre dans son gouvernement.

Gustav Mahler a-t-il parlé à Sigmund Freud du colonel Picquart et de ses amis, ce groupe qu’il appelait « mon quatuor Dreyfus » ?

Nul ne le sait. Nul ne nous interdit de l’imaginer. Nul ne nous empêche, en tous cas, aujourd’hui, dans cette même ville de Leiden, en évoquant les figures de ces deux hommes de génie, de penser au destin du peuple juif en Europe, durant les années trente et quarante de ce siècle.

Car nous avons dit Sigmund Freud, nous avons dit Gustav Mahler.

Mais nous pouvons dire Albert Einstein, ou Edmund Husserl, ou Hannah Arendt, ou Hermann Broch, ou Walter Benjamin, ou Paul Celan…

Nous pouvons énumérer la longue liste d’écrivains, de penseurs, d’artistes juifs qui ont brillé d’un éclat particulier dans la constellation culturelle de ce siècle.

Peut-on même imaginer la culture européenne de ce siècle sans ces noms d’écrivains, d’artistes, de penseurs juifs ?

A ce fait massif, incontournable, il faut ajouter un commentaire, une observation.

C’est que tous ces créateurs s’expriment en langue allemande, sont enracinés dans la plus haute tradition de la culture allemande. Ainsi, au moment où l’Allemagne va s’effondrer dans le silence tonitruant du Nazisme, ce sont des voix juives qui sauvent l’âme de ce pays, qui murmurent le chant intelligible de la survie de l’âme allemande.

Der Tod ist ein Meister aus Deutschland … , a écrit Paul Celan « La mort est maître d’Allemagne ».

Mais en écrivant ce vers, et tous les autres vers de l’inoubliable Todesfuge, en les écrivant en allemand, Celan, poète juif roumain, donne à la langue allemande, par cette capacité à nommer la mort, à l’identifier, et donc à la dépasser, la possibilité de survivre à la barbarie que le Nazisme a prétendu imposer à tout langage humain.

En nommant, en allemand, la maîtrise allemande de la Mort, Celan permet à la langue allemande de survivre au cataclysme du Nazisme.

Voilà le genre de choses sur lesquelles on pourrait réfléchir, ici, à Leiden, dans ce très ancien lieu de culture, en évoquant une promenade de Freud et de Mahler, un certain soir d’été, en nous rappelant l’extermination du peuple juif dans l’Europe de notre XXème siècle.

Ce rappel de la Shoah, qui nous conduit inévitablement à évoquer tous les conflits ethniques, les massacres, les génocides, qui ont eu lieu sur notre planète, depuis que l’Exposition universelle de Paris, en 1900, chantait naïvement les bienfaits de la Science et du Progrès ; cette énumération possible des multiples visages de l’intolérance mortifère au long des décennies passées, doivent-ils nous amener à qualifier le XXème siècle comme celui des camps de concentration et des génocides ?

Le XXème siècle a-t-il vraiment été, comme l’affirment d’entrée de jeu, comme s’il s’agissait d’une vérité d’évidence, aisément démontrable, tant de journalistes, d’essayistes et de politologues, le siècle le plus meurtrier de l’Histoire ?

Je me garderai bien de formuler une affirmation aussi tranchante. Je pense, de surcroît, qu’en donnant à cette affirmation un sens global, irréversible, on risque fort de méconnaître la réalité, de manquer la vérité essentielle de notre époque.

Il me semble, en effet, que cette réalité est beaucoup plus complexe, beaucoup plus riche, beaucoup moins unilatérale.

Deux remarques me paraissent nécessaires, pourtant, avant d’essayer de montrer, fut-ce de manière synthétique, peut-être même un peu schématique, la richesse contradictoire du bilan du XXème siècle.

La première est d’ordre matériel, statistique, objectif : elle n’a pas de portée morale, ce n’est pas un jugement de valeur.

Quand on observe l’histoire sur le long terme – l’histoire de l’Europe, en particulier – on arrive aisément à conclure qu’il est difficile, sinon impossible, de comparer objectivement, de façon qualitative et non seulement quantitative, l’impact des morts et des massacres à quelques siècles d’intervalle.

Ainsi, quantitativement, les morts produites par les épidémies de peste au Moyen Age, ou par la Guerre de Trente ans au XVIIème siècle, sont infiniment moins nombreuses que celles qu’on provoquées les guerres mondiales du XXème. Cependant, l’impact sur la démographie est moindre aujourd’hui, malgré l’immense différence quantitative.

Il y avait sur notre planète un milliard d’habitants en 1800 ; en 1930, il y en avait deux. Mais aujourd’hui, à la fin du siècle, il y a six milliards de vivants dans le monde. Au cours de ce siècle de massacres et de génocides, nous avons donc connu une explosion démographique. Ce n’est pas, comme après la peste du Moyen Age, le manque de bras et de cerveaux qui pose un problème à l’organisation de la société, c’est leur nombre excessif, plutôt.

Ma deuxième remarque, en revanche, est d’ordre idéologique ou moral.

Il me semble, en effet, qu’il faut se garder de globaliser les massacres du XXème siècle, d’en parler comme d’un phénomène univoque, où l’on pourrait additionner les morts dans une totalité abstraite.

Certes, d’un point de vue métaphysique, ontologique – ou religieux – toutes les morts se valent. Toutes les morts représentent la Mort. Il n’y a pas – il ne devrait pas y avoir, en tous cas – de massacres excusables, d’un point de idéologique, et d’autres inexcusables. Les morts du Goulag pèsent le même poids d’absence irrémédiable que les morts des Lagers nazis.

Pourtant, une fois ceci dit, une fois ceci pris en compte, il est indispensable, dans l’intérêt d’une compréhension active du monde où nous avons vécu, où nos enfants vivront, de structurer moralement le paysage de la mort violent au XXème siècle.

De ce point de vue, me semble-t-il, c’est l’extermination des Juifs en Europe qui se situe au cœur brûlant de notre histoire, par sa singularité.

Il ne s’agit pas, par exemple, de compter les Kurdes ou les Arméniens exterminés par une politique génocidaire. Il ne s’agit pas de savoir s’ils sont plus ou moins nombreux que les Juifs assassinés dans les chambres à gaz.

Il s’agit de comprendre la tragique singularité de l’expérience mortifère du peuple juif.

Car tous les massacres ont des motivations – monstrueuses sans doute ; inadmissibles, bien entendu – fondées sur la Realpolitik : des territoires qu’on convoite, des pouvoirs qu’on craint, des cultures dont on ne supporte pas la différence, l’originalité.

Aucune raison de Realpolitik, en revanche, ne pousse à l’extermination des Juifs. C’est seulement parce qu’ils sont juifs que les Juifs sont dangereux, aux yeux des Nazis. L’extermination des Juifs est la manifestation de la haine absolue, qui n’a pas à se justifier, au-delà de quelque misérable rengaine raciale, vide de sens comme une bulle de savon. La haine antisémite est insaisissable pour la raison critique parce qu’elle est absolue : haine de l’Autre dans ce qu’il a de semblable, précisément.

Mais l’extrême singularité de l’expérience juive de la mort collective, au cours de la Shoah, a encore un deuxième aspect.

En effet, l’extermination des Juifs d’Europe a un caractère unique de systématisation rationnelle, industrielle. Cette entreprise irraisonnée, complètement folle dans sa rigueur bureaucratique, aberrante pour toute Raison pratique, déploie pour se réaliser une logique froide, entrepreneuriale, d’une accablante modernité productive.

Le système fordiste dans la chaîne de production de la mort juive, voilà la terrifiante singularité de la Shoah !

Voilà pourquoi il faut, me semble-t-il, placer l’extermination des Juifs, au cœur même, au cœur glacial de l’expérience historique des hommes du XXème siècle. C’est sans doute cet événement majeur qui structure et met en situation et perspective l’expérience vécue – tellement multiple et diverse, par ailleurs – de la barbarie de notre époque.

Il y a quelque temps – le 28 novembre de cette année 1999 qui se termine avec le siècle, avec le deuxième millénaire, pour être tout à fait précis – lors d’un conférence du cycle des Berliner Lektionen, l’historien anglais Eric Hobsbawm (dont le livre Age of extremes, L’âge des extrêmes, suscite un intérêt considérable, des discussions passionnées), Hobsbawm, donc, disait que ce XXème siècle aura surtout été le siècle de la Révolution.

Mais Hobsbawm précisait aussitôt, fort heureusement, qu’il ne pensait pas, en disant cela, « aux grandes révolutions politiques et sociales à travers le monde, qui ont aussi caractérisé le siècle, mais aux bouleversements de la société, qui – surtout depuis le milieu du XXème siècle – ont transformé soudain et de façon radicale la vie de l’humanité ».

Hobsbawm a raison : la vie de l’humanité a été, en effet, bouleversée pendant ce siècle. Mais ce n’est pas la révolution – dans le sens classique du terme, qui se rapporte aux sphères politique et sociale – qui a produit ce bouleversement. La Révolution, au sens classique – et j’écris ce mot avec une majuscule, en signe d’adieu définitif - a pourtant triomphé en Russie, en 1917, instaurant un système radicalement nouveau. Et puis, au cours des décennies suivantes, ce système s’est étendu à de vastes régions du monde.

Mais les sociétés de ce système mondial – qu’on a appelé « socialisme réel », dans le souci assez enfantin de distinguer le rêve de la réalité épaisse et opaque de l’histoire – n’ont pas été des sociétés d’émancipation, de libération. Bien au contraire : elles ont été les moins égalitaires, les plus injustes, les plus oppressives de l’histoire moderne.

La nouveauté radicale de la révolution léniniste a abouti à des sociétés bureaucratiques, figées dans un modèle de domination très archaïque, autocratique – comparable à l’ancien despotisme oriental – incapable, en tous  cas, de se renouveler sans s’autodétruire.

Des sociétés qui se sont effondrées de l’intérieur, sous la pression de la concurrence mondiale, des changements vertigineux qui se produisaient sans cesse dans le monde environnant.

Car le monde a changé, au cours du XXème siècle qui n’aura pas été celui de la Révolution mais bien celui des réformes et des émancipations.

Emancipation des anciennes colonies, émancipation de la femme : ces deux processus historiques – le second n’est pas encore terminé, loin de là, mais il est aussi irréversible que le premier – ont produit des transformations d’une portée incalculable. Difficile à imaginer, de toutes façons, au début de ce siècle.

Emancipation des sociétés civiles – du moins dans une majorité de pays, de surcroît parmi les plus influents, les plus développés – de tous les systèmes de pensée et de pouvoir de droit divin, d’ordre religieux. Or la laïcisation des sociétés est la conddition primordiale de toute émancipation globale.

Emancipation progressive du travail des conditions aliénantes qui lui semblaient consubstantielles, sous la pression, d’un côté, des organisations syndicales et des mouvements sociaux de toute sorte, et, de l’autre, de la révolution technologique en cours – révolution surgie au cœur même du capitalisme-marchand et qui est en train de bouleverser le mode de production.

Siècle des émancipations multiples, des réformes permanentes donc, même s’il n’a pas été, contrairement aux prévisions des uns et aux craintes des autres, celui de la Révolution, le XXème siècle se termine dans quelques jours en nous plaçant devant un dilemme inédit.

A la fin de la Conférence de Berlin à laquelle j’ai déjà fait allusion, l’historien anglais Eric Hobsbawm  se proclamait modérément optimiste quant à l’avenir de l’espèce humaine.

« Une espèce qui a survécu au XXème siècle », déclarait-il, « ne peut pas disparaître ».

Admettons, du moins comme hypothèse de réflexion, que l’espèce humaine ne va pas disparaître. Mais ne peut-elle pas se transformer, volontairement ? Les progrès foudroyants des sciences biotechniques, de la manipulation génétique – qui font renaître, en l’actualisant, la figure du Golem de certains textes judaïques, c’est-à-dire, le vieux rêve de la fabrication du vivant – ces progrès qui permettent d’envisager une procréation massive en laboratoire, d’où la sexualité serait exclue – exclus, donc, les rêves, les fantasmes, le désir, la tendresse, la volonté d’être autre, l’émotion de la découverte, la fusion spirituelle qui précède ou accompagne la connaissance charnelle : Sigmund Freud en aurait sursauté d’émotion et d’horreur, au cours de sa promenade avec Gustav Mahler dans les rues de Leiden ! Mais tout cela inaugure une problématique à laquelle, me semble-t-il, il est urgent de nous préparer sur le plan moral.

Quoi qu’il en soit, si le XXème siècle a été dominé par la question de la transformation de la société, il se pourrait bien que le XXIème le soit par la question de la transformation de l’espèce.

Notes