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EPhEP, MTh1-ES1cours n°2, le 24/09/2018

Je suis le docteur Forget.

Je suis psychiatre, psychanalyste à l’ALI et avec Marika Bergès, que vous avez dû voir la semaine dernière, nous organisons l’enseignement de l’EPEP qui est l’École de Psychanalyse de l’Enfant et de l’adolescent à Paris et nous nous efforçons aussi, depuis un certain nombre d’années, de d’éditer une série de textes de psychopathologie de l’enfant dans la collection chez Érès.

Ces travaux portent sur des thèmes de la clinique actuelle, ils sont accessibles et ils ne s’adressent pas simplement aux analystes mais à tous ceux qui travaillent dans le champ des soins. Les thèmes sont l’hyperactivité le TDAH comme on dit maintenant, les problèmes des apprentissages, le corps, les phobies, etc.., et récemment les écrans, intitulé « les écrans de nos enfants ».

Pour ce qui est de la clinique des adolescents, j’en ai eu l’expérience dans le public pendant un certain nombre d’années, notamment dans le 13e arrondissement, avec Alain Braconnier sur un secteur d’adolescents. Je ne travaille désormais qu’en ville où je reçois, outre des adultes, des enfants et des adolescents. Je reçois souvent les adolescents avec leur famille car les manifestations cliniques qui sont souvent un peu dramatisées, intriquent de manière complexe une part de responsabilité de l’enfant comme de la famille. A partir du moment où le praticien repère le nœud du symptôme dans ces enjeux emmêlés, les choses se désamorcent avec une grande rapidité.

C’est une clinique difficile parce que très mobile, dont les éléments au premier plan peuvent se modifier, mais aussi très mobilisable. L’important, pour les adolescents comme pour les enfants dans la clinique actuelle, est d’avoir des repères cliniques rigoureux pour pouvoir les manier avec souplesse, pour pouvoir faire du sur-mesure. Dans les situations difficiles, les enfants et les adolescents n’attendent pas d’un analyste ou d’un interlocuteur qu’il les écoute d’une oreille attentive mais silencieuse ; ils exigent que ce dernier puisse témoigner de la structure de sa propre subjectivité.

L’adolescence est synonyme de l’émergence du désir sexuel, plus exactement de la sexualité comme un Réel qui surgit dans le corps. Le Réel, ce qui surgit dans le corps, est quelque chose d’imprévisible, d’incoercible et d’inimaginable. Ce sont des caractéristiques importantes. On insiste beaucoup sur l’information sexuelle ou l’éducation sexuelle, à l’école ou ailleurs ; il s’agit là de savoirs constitués, qui sont intéressants et nécessaires, d’autant plus s’ils font partie des échanges avec les parents et les familles. Mais quand le sexuel surgit dans le corps d’un enfant ou d’un adolescent, il y a quelque chose là d’absolument nouveau, et qui dépasse ce que le sujet, l’enfant pouvait supposer.

L’adolescence est aussi une clinique de la dépersonnalisation. L’enfant, dans un monde traditionnel (on précisera un peu plus tard les nuances à apporter à ceci) se trouve engagé dans les apprentissages, dans le rapport à un adulte, puis à un maître, et constitue peu à peu l’identité de sa personne. Or les traits d’identité qu’il s’approprie, sont les traits de sa personne. Etymologiquement la « personne » est le masque : c’est l’apparence qu’on donne aux autres. L’irruption du sexuel dans le corps, et la nécessité de tenir compte de la jouissance du corps propre et de la dimension du désir ne peut permettre au jeune de laisser cet enjeu à la charge d’un autre, comme c’est le cas dans un apprentissage. Il s’agit pour l’adolescent de frayer son chemin, de « faire son trou » dans la vie sociale, que ce soit du côté de l’identité sexuée, que ce soit du côté d’une place reconnue dans la vie sociale avec la pression qui s’exerce dans ces années-là par rapport aux études. L’élan sur lequel il est amené à compter, et j’y reviendrai, est un élan qui tient compte de la propre structure de son identité et qui ne peut pas se contenter de la personnalisation, de la manière dont sa personne était constituée jusqu’alors. Logiquement donc, un adolescent passe par un moment de dépersonnalisation. C’est plus ou moins sensible mais je vous en donnerai des exemples pour éclairer ça.

L’important est de rapporter les manifestations des jeunes (chez les adultes aussi mais c’est plus nuancé) à la structure du discours en regard duquel se constitue et se manifeste la souffrance. Il ne s’agit pas de supposer qu’on se trouve devant des manifestations symptomatiques qui sont déjà constituées. Il s’agit de les traiter d’une manière relative et de les rapporter à la logique du discours dans lequel ils se constituent ; ce qui implique d’être extrêmement rigoureux sur ce qui se dit dans l’entourage de l’enfant ou de l’adolescent, sur ce qui se dit dans la famille, sur les mots qui ont une importance pour essayer de saisir comment l’enfant a pu constituer la manifestation d’un malaise, et pour repérer un peu clairement où intervenir.

Il faut ménager pour cela un temps préalable avec les proches d’évaluation du contexte, de l’ambiance de ce qui se joue dans la famille ; c’est important. Ce n’est pas quelque chose de nouveau ; quand Mélanie Klein abordait les enfants, elle passait énormément de temps avec les parents avant de proposer quoi que ce soit et d’aller plus avant ; c’est un élément important qui nous permet de nous représenter où situer la subjectivité. Un sujet n’est pas une entité déjà structurée ; la subjectivité d’un enfant et d’un adolescent n’est pas un élément qui serait constitué comme un élément fermé. C’est dans l’articulation avec les autres que se met en jeu la subjectivité. Vous pouvez constater que pour pouvoir affirmer quelque chose de nous-même, l’intimité d’un choix personnel, quelque chose d’important, il faut avoir un interlocuteur, il faut avoir une adresse. Il faut avoir quelqu’un avec qui on va pouvoir converser, dans un climat de confiance. A ce moment-là on découvre quelque chose de nous-même, on peut se lancer, se livrer un peu et, là on s’entend parler, on entend nos pensées parlées. Dans ce brouillon de nous-même, on découvre quelque chose qui n’apparait pas autrement. Ceci implique qu’il y ait une adresse, qu’il y ait des interlocuteurs. La subjectivité se joue dans ces conditions ; une fois qu’on est lancé, on bricole des choses à notre manière en tenant compte des limites qu’on peut avoir. Il y a quelques années, quand on parlait beaucoup des mises en acte, j’insistais pour souligner l’importance de faire le point avec les parents, de travailler les choses avec eux, parfois même, de travailler pendant longtemps avec les parents sans voir le jeune. On me rétorquait souvent d’un point de vue, comment dire, dogmatique, que ce n’était pas le sujet, que le sujet c’est l’enfant seul. Or le sujet, il est dans cette articulation, d’autant plus dans le monde actuel, je ne sais pas si on aura le temps d’en dire un mot, où les propos ne sont pas structurés comme des discours.

On peut dire strictement n’importe quoi maintenant. On a un pseudo-discours sans contradiction, ce que Lacan amenait comme un discours capitaliste. On peut dire une chose et tout de suite se reprendre, dire le contraire, ou plutôt l’envers de ce qu’on vient de dire, sans que ça pose énormément de problèmes. Vous n’avez qu’à écouter les émissions de télévision, et constater ce qui se passe dans votre entourage.

Dans ce contexte c’est d’autant plus difficile de structurer un symptôme.

Un symptôme, en principe, part d’un élan personnel, vous voulez réaliser quelque chose, il y a un obstacle, ça pose un problème, on en souffre, on demande de l’aide.

Dans l’état actuel des choses, des manifestations de souffrance des enfants et des adolescents, révèlent qu’ils vont chercher dans leur entourage une limite, qui se substitue à la limite qu’ils n’ont pas intégrée en eux-mêmes ; et souvent la souffrance de cette tension, c’est l’interlocuteur qui la subit, ce n’est pas l’enfant.

Très souvent en entretien ou en consultation, des parents accompagnent les adolescents ou les enfants ; les parents se font du souci, l’enfant s’en moque complètement. Il s’agit donc que l’enfant puisse se réapproprier un peu de ses souffrances, que le parent se décharge un peu de ce qui ne concerne pas sa responsabilité, en gardant le souci et l’intérêt qu’il a pour son enfant.

La particularité de l’adolescent est d’être précipité en avant par la puberté. Je trouve que ce terme de précipitation illustre bien ce qui se joue. On est précipité quand, marchant dans la rue, on bute sur un obstacle, et qu’on court après notre centre de gravité, parce qu’on risque de se casser la figure. C’est ça la précipitation. Il s’agit de se rattraper, de se récupérer, alors que quelque chose nous jette en avant, et on a du mal à le gérer.

L’adolescent est précipité par cette insistance du Réel qui vient du corps, et il est aussi embarrassé par son imaginaire et la manière dont il se représentait sa personne jusqu’alors.

Le rapport à l’image est un peu complexe, ce qu’a amené J. Lacan sur le temps du miroir est crucial. Nous passons notre vie à nous imaginer comme nous nous voyons dans le miroir. C’est-à-dire avec une image de nous qui n’est pas inversée. On voit notre main droite à droite, notre main gauche à gauche et on suppose que tous les autres nous voient comme ça. On est donc pris dans un leurre qui témoigne de la structuration de l’espace. C’est-à-dire que le rapport à notre image est structuré par le Symbolique, et nous passons notre vie à ordonner notre quête comme cela et à vivre ainsi.

C’est ce qui fait d’ailleurs (je fais cet aparté) que tout ce qui se joue au niveau des écrans, ou tout ce qui se joue au niveau de la publicité va venir obturer ce champ de l’image, et rabattre le rapport d’un sujet à l’écran à une image qui n’est pas non-inversée, qui est inversée cette fois-ci : l’interlocuteur voit sa main droite à gauche et la mains gauche à droite ; à ce moment-là, tout ce qui fait la structure intime de son rapport à l’image est désamorcé. Le but de la publicité c’est ça : on vous montre une image de jouissance, on vous suggère d’aller acquérir cet objet, et vous êtes sous le commandement du slogan de la publicité qui vous rend difficile d’avoir du recul par rapport à l’image.

Le rapport de l’adolescent à l’image de son corps n’est plus aussi évidenete que dans l’enfance. L’adolescent ne se reconnait plus dans ce rapport au miroir, il est un peu perdu, on le sait bien, je ne veux pas trop insister là-dessus. Ce qui me semble beaucoup important plus c’est que les modifications du corps et de son image ont un effet d’excitation sur les adultes qui l’entourent. Alors que l’adolescent est plutôt gêné vis-à-vis de son image. Il s’habille sur un mode un peu ample pour qu’on ne voie rien des formes du corp ; ou bien au contraire il répond aux incitations du monde actuel à prendre tôt des habitudes vestimentaires d’adultes. La société actuelle l’y incite. Ce qui fait qu’il est très important d’être attentif à écouter les adolescents. A écouter ce qu’ils disent. C’est-à-dire quand on rencontre un garçon qui « fait » homme ou bien une fille qui « fait » femme, l’important est d’écouter ce qu’ils disent. Vous êtes alors surpris d’entendre des propos d’enfant. C’est important de repérer dans le rapport à ces jeunes, l’écart qu’il peut y avoir entre l’image qu’ils nous offrent d’homme ou de femme et le fait qu’ils ont des propos d’enfant. Il s’agit de respecter le rythme dans lequel se trouve chacun et on est vraiment très surpris de l’excitation ainsi suscitée.

Il y a un exemple que je reprends toujours, parce que je le trouve formidable. Une adolescente et ses parents viennent consulter pour des violences entre eux. Je propose de voir la fille deux, trois fois puis de la revoir avec ses parents. Dans les entretiens avec cette fille il n’y a rien d’extraordinaire qui se manifeste ; quand je les revois tous ensemble, les parents me disent : « Elle est guérie. » Je suis un peu surpris, et je leur demande pourquoi ; ils me disent « Parce qu’elle a fait une varicelle ». Je suis tout aussi étonné. En fait cette fille a fait une varicelle et s’est trouvée au fond de son lit ; les parents ont retrouvé alors un rapport au corps de leur enfant, comme au corps d’un enfant. Ils ont retrouvé un rapport au corps de leur fille tout à fait pondéré et tempéré alors qu’auparavant le père était un peu excité par l’image de femme que lui présentait le corps de sa fille, et la mère éprouvée par une forme de jalousie. Il y avait un changement qu’ils n’avaient pas très bien géré, et qui générait des conflits entre eux, et des violences familiales. C’est un exemple représentatif de ce qui surgit à l’adolescence. Les affrontements se sont apaisés et les parents ont retrouvé un rapport à leur enfant et au corps de leur enfant plus approprié.

C’est une des dimensions de l’imaginaire qui est délicate à repérer, par l’excitation qui surgit et que vous pouvez identifier partout. C’est pour cela qu’il s’agit de prêter attention à l’autre dans ce qu’il dit et par ce qui vient à notre oreille, et non par l’apparence et ce qu’elle suscite. Ce qui ne veut pas dire non plus écouter de manière silencieuse. C’est prêter attention à l’échange avec les familles, à ce que disent les enfants et à les interroger sur ce que nous ignorons de leurs manières d’être ensemble.

Pour l’interlocuteur-même, cette position de faire attention à son oreille est différente de celle qui est dépendante du regard où il peut s’agir de regarder, de deviner, scruter ce qui se passe chez l’autre. Le lieu d’appui sur notre corps n’est pas le même. Mais si on fait attention à notre oreille et à ce qu’on dit, on s’entend parler aussi, la manière dont on tient notre équilibre est différente. C’est fondamental. C’est déterminant pour une une position analytique, pour une position d’adulte, pour une position d’enseignant ou d’autre responsabilité dans la vie sociale.

Le deuxième versant de l’imaginaire est celui de la personne ; le premier concerne l’image bien entendu, mais l’autre élément de l’imaginaire, c’est l’Idéal du moi. L’idéal est un élément important puisqu’il guide les apprentissages d’un enfant, si les conditions s’y prêtent. Dans un apprentissage, on met le parent, puis le maître en position de pouvoir et en position d’idéal en quelque sorte. Si on met l’adulte dans cette position idéale pendant tout le temps d’un apprentissage, on fait crédit à l’autre de ce que sa satisfaction (une part de satisfaction) puisse primer la nôtre. L’enfant fait crédit, fait confiance à l’adulte de ce qu’il peut le suivre, qu’il n’y a pas de danger ; la sexualité est interdite, le rapport affectif est interdit pour pouvoir suivre l’adulte ou le parent en toute confiance. Or, au terme de l’apprentissage, l’enfant s’approprie la matière de l’apprentissage, bien entendu, mais il s’identifie aussi au trait de pouvoir qu’il avait consenti à l’autre pendant ce parcours. C’est ce qui constitue toute une part de l’identité de la personne. On a mis quelqu’un en position de pouvoir et au terme de l’apprentissage, on a acquis le savoir, le rapport à ce maître disparaît puisqu’on est son égal mais, de ce fait, on s’est identifié à l’autre. Ces traits d’identité participent aux éléments qui constituent la personne.

De ce fait, à l’adolescence quand un sujet, se trouve sollicité par le réel du sexuel, il ne peut plus faire crédit aux autres de la même manière. Il a à rendre compte de ce qui le précipite en avant, et il faut qu’il se débrouille tout seul. Il ne va pas demander à un maître comment récupérer son équilibre quand il est précipité en avant. Il y a une part de son rapport au maître, de son rapport à l’autorité qui choit et qui se modifie, logiquement. Ce n’est pas qu’il ne respecterait pas le maître, c’est que le rapport au maître va se modifier. Puisqu’il s’agit de pouvoir rendre compte de sa jouissance ou de son désir ou de ce qui se joue dans son corps dans son intimité. Il y a donc quelque chose de très particulier qui se joue à ce moment-là. Puisque si le rapport à l’autorité du maître se modifie, l’adolescent le sollicite dans ce qui fait la structure de son identité.

Il va lui demander : comment vous vous débrouillez, qu’est-ce que vous aimez dans la vie, qu’est-ce qui vous intéresse ? Vous êtes marié ? Vous avez des enfants ? Et si l’adolescent ne pose pas de question directe, c’est une quête permanente… : « Tu sais s’il est marié, il est tout seul ? Il est célibataire ?», et cetera ; il y a des enjeux de séduction qui se jouent, en même temps des interrogations pour savoir. Est-ce que l’adulte a du répondant, en quelque sorte ?

De même du côté des parents, qu’est-ce qui fait leur lien ? C’est un moment où les adolescents viennent mettre les parents en difficulté, en les sollicitant sur leurs problèmes de couple. Cette sollicitation a des leviers tout à fait inconscients car, étant plongés dans le bain familial, les adolescents perçoivent très bien ce qui se passe ; à leur insu, ils dénoncent les difficultés du couple des parents ou leurs petites malhonnêtetés du quotidien, etc. Il s’agit de ne pas supposer que c’est un savoir pensé, que c’est un savoir réfléchi, ce sont des propos inconscients ; il ne faut pas supposer qu’ils ont un savoir à l’égard de leurs parents ni non plus que ce qu’ils vont livrer à leur insu puisse devoir remettre en cause le couple des parents. Les parents peuvent en conclure que c’est là ce qu’ils vivent, mais ils ne doivent pas supposer qu’il s’agit là d’un savoir ; autrement ça désamorcerait leur position d’autorité.

Ce sont des éléments qui se jouent dans le rapport à l’idéal, ce désamorçage du rapport à l’autorité, et la sollicitation de l’autre dans son identité, dans la manière dont il tient son équilibre, se développent logiquement. Ce n’est pas que l’adolescent voudrait disqualifier les maîtres, ou qu’il voudrait particulièrement embarrasser les parents, c’est qu’il ne peut pas faire autrement.

C’est dans ce sens-là qu’une forme de dépersonnalisation est incontournable parce qu’il s’agit que l’adolescent puisse compter sur son propre élan. Voici un exemple de dépersonnalisation.

C’est une jeune fille que j’ai vue dans un état de dépersonnalisation survenu après quelques remarques que lui avait faites son copain, et son copain s’appelait Mathieu. Au fil des entretiens, elle a réalisé que plusieurs de ses amis et de ses petits amis successifs portaient aussi ce même prénom : Mathieu. En fait cette fille butait depuis l’enfance sur l’érotisation du regard de son père qui la regardait comme une femme et pas comme une enfant, et elle avait déplacé dans le rapport à son frère Mathieu une part de l’impossibilité de se trouver reconnue dans le regard de son père ou plus exactement dans la parole d’un père. Elle était initialement très liée à son petit frère qui s’appelait Mathieu, du fait que dans Mathieu il y a Mat, « mater », et les yeux « ieu » ; « mater » c’est regarder mais aussi tuer. C’est l’érotisation d’une fixité du regard de la part de son père qui la faisait souffrir et qui s’était déplacée sur ces lettres ; elle avait déplacé ce défaut de reconnaissance de la part d’un père à défaut de pouvoir avancer, de pouvoir mettre en cause ce manque, ou d’y trouver une solution, elle avait donc déplacé ce malaise sur le rapport intime d’un petit frère puis de copains qui portaient le même prénom. Ce qui lui donnait un soutien en miroir, comme un double imaginaire, comme le soutien que fournit celui d’un compagnon. Une solidarité se jouait ainsi. Puis ce garçon, ce camarade, ce petit copain lui dit un jour « Tu es comme ma sœur ». Ces propos ont un effet interprétatif, ils mettent à jour toute sa stratégie ; ils la laissent complètement désemparée, puisqu’elle ne pouvait désormais plus se soutenir de ce type qui lui dénonçait qui il était pour elle… Ils dévoilaient toute sa stratégie antérieure et la laissaient démunie. Sa stratégie de recherche de soutien, d’une solidarité compensatoire qu’elle avait mise en jeu pendant toutes ces années avait éludé en même temps tout ce qui pouvait se rapporter à la reconnaissance de sa féminité, aux initiatives de sa féminité et aux difficultés de faire le chemin singulier de son identité de femme.

Voilà ce type de moment de dépersonnalisation.

Vous trouvez cette logique de dépersonnalisation souvent aussi chez de jeunes couples. Dans des couples qui ont à peu près le même cursus, qui sont des copains de classe. Ce sont de vieux amis, qui un beau jour, se mettent en couple ; il y a une sorte de solidarité entre eux ; au bout d’un certain nombre d’années, ils découvrent qu’au fond, la question de la différence sexuelle est complètement éludée. Ils en sont mal souvent ; ils ont du mal à se séparer mais leur malaise correspond en partie cette même logique-là. Une sorte de solidarité réciproque qui élude complètement la différence sexuelle.

La dépersonnalisation est un moment où le sujet voit poindre la question du désir sans qu’il l’ait traitée dans son intimité, par rapport à son propre fantasme, alors que cette insistance du désir est portée par son corps. C’est cette modalité de l’insistance du désir qui est douloureuse dans la dépersonnalisation du sujet, dans ce qu’on appelle « la perplexité anxieuse ». C’est un signe clinique très important. La perplexité anxieuse témoigne que le sujet est concerné par ce qui lui arrive. Ce qui est tout à fait différent de ce que vous trouvez dans des dépersonnalisations ou plutôt des dissociations psychotiques. Dans le cas de la psychose, vous ne retrouverez pas cette perplexité anxieuse, même si le sujet est ébranlé par ce qui lui arrive, qu'il considère plutôt comme une incidence extérieure. La perplexité anxieuse signe la névrose, le fait, que le sujet est pris au piège. Il est pris au piège, il ne sait pas comment s’en sortir mais il est concerné par ce qui lui arrive. Il n’est pas du tout hors sujet comme dans d’autres situations. Donc ce sont là des repères qui sont importants.

A l’adolescence, vous avez donc à la fois le réel qui insiste, les différents versants imaginaires qui sont remis sur le métier, et la manière dont le sujet va essayer de prendre appui, sur ce qui a pu structurer antérieurement son identité. C’est-à-dire comment dans l’enfant a pu constituer un fantasme ? Un fantasme c’est-à-dire, une manière de rendre compte de la singularité de sa place vis-à-vis du bain de parole dans lequel il se trouve, et de ce qui l’anime intimement en regard du lien sexué des parents. Le fantasme est une structure grammaticale, rappelez-vous le travail de S. Freud sur « On bat un enfant », structure grammaticale qui tient compte de la structure de la parole et du langage dans lequel il baigne. C’est aussi l’inscription d’un scénario où un sujet, enfant, réalise que l’autre, ceux à qui il s’adresse, dans l’avidité symbolique dans laquelle il est, ne peut répondre à sa place de ce qui l’anime.

Initialement l’enfant est prématuré, il n’est pas comme les animaux qui se mettent debout tout de suite. Il est prématuré, il quête chez l’autre quelque chose qui rende compte de son désarroi, de sa prématurité. Il s’accroche à des sons, à des mots qui sont porteurs d’une attention de la mère, de ceux qui s’occupent de lui. Au fil du temps, il découvre des ratages, dans les réponses qui lui viennent de l’autre. Au fond il fait le tour des propos de l’autre, se rend compte que ces propos, tout ce champ langagier à sa disposition, est marqué d’une perte.

Il y a quelque chose qui manque tout simplement parce qu’il y a une dimension du désir ne se dit pas. Dans la génération antérieure les parents manquent de mots pour dire leur désir. Ce qui rate dans son rapport à l’autre, témoigne d’une perte dans la structure langagière et recouvre ce qui ne peut se dire dans le champ du désir. Du fait de cette limite langagière, le sujet s’approprie ce défaut, cette incomplétude de la structure langagière. Il se l’approprie en inscrivant en lui un scénario sous forme d’une phrase, d’un postulat en quelque sorte, qui est une phrase grammaticale. L’exemple que donnait Freud : On bat un enfant est l’exemple d’une forme indéfinie, un scénario indéfini : on, c’est un indéfini, bat un enfant ; c’est général, et une construction.

Il a mis en évidence comment cette construction correspond à plusieurs temps : celui où l’enfant d’abord suppose et se réjouit dans sa jalousie qu’un petit frère serait battu par le père. Dans un second temps l’enfant se réjouit d’être l’objet d’une attention exclusive de la part d’un parent ; scénario d’exclusivité qui ne peut se dire, que l’enfant ne peut pas reconnaître ; il élude donc ce temps intermédiaire du désir pour tomber sur une formulation indéfinie. La formulation indéfinie correspond à une inscription qui est marquée d’une perte. Il y a un temps qui a été perdu et qu’on peut reconstituer mais qui n’existe pas. Ceci aboutit à une phrase, qui constitue un scénario : « on bat un enfant » ; ce peuvent être d’autres scénario : « on me regarde », ou bien « on regarde une femme » ou « on s’approprie quelqu’un », vous voyez ce sont des petits scénarios qui ont une forme d’indéfinis mais qui vont devenir des postulats pour un enfant et qui sont le postulat de la manière où il pourra prendre position plus tard quand il sera adulte. C’est sur un tel scénario que va s’appuyer le sujet quand l’insistance du réel dans son corps exige de trouver comment canaliser sa précipitation.

La dimension du fantasme est un peu particulière à saisir puisqu’elle est à la fois une inscription grammaticale et que celle-ci suscite un scénario imaginaire. Et nous parlons là de la structure du fantasme bien entendu. Car la manière dont chacun a conscience de ses fantasmes, dans le langage courant, ça s’apparente à ses envies ; mais si on cherche à saisir petit à petit à quoi correspondent ces fantasmes quotidiens, on se rend compte qu’à l’origine, ils sont structurés sur ce mode-là. Ce qui nous anime dans le quotidien, c’est un fantasme un peu habillé, pourrait-on dire, d’un certain nombre de couches, qu’on peut décomposer pour repérer ce qui est sous-jacent, et qui est un scénario sur lequel s’appuie le sujet. Il y a une image très illustrative de ce que peut être un fantasme. Dans un livre de Musil, Les Désarrois de l’élève Törless, deux élèves parlent ensemble ; l’un explique à l’autre ce que sont les nombres imaginaires. Les nombres imaginaires sont des nombres qui sont la racine carrée de nombres négatifs. Ils n’existent pas, mais on les écrit et on s’en sert pour faire des calculs. C’est comme un pont dont ne sont présents que les piliers du pont. Le tablier du pont n’existe pas mais on arrive quand même à passer sur l’autre rive. C’est une représentation d’objets mathématiques ou d’inscriptions, qui, en eux-mêmes, n’existent pas mais sur lesquelles on peut compter néanmoins, avec lesquels on peut avancer.

C’est ce que on peut repérer quand on fait des choix dans la vie, des choix graves, etc., on se rend bien compte que le moment où l’on va faire un choix, est un moment d’incertitude. On n’est pas très sûr, on essaie de cerner les choses mais on n’a pas de garantie. Quand on a une garantie, c’est plutôt problématique et ce n’est sûrement pas un choix grave. Mais un choix grave, il y a une incertitude, c’est-à-dire que l’objet de notre désir nous échappe, et c’est en nous appuyant sur un scénario de cet ordre qu’on va passer à l’acte, et on peut s’y retrouver après coup. On va dire « Ah oui ! c’est un bien ça » ou au contraire « Non, ce n’est pas ça ». Il y a un moment d’incertitude où on compte sur une trame fantasmatique, dont on a plus ou moins conscience et qui est l’élément qui va nous permettre d’aller de l’avant, et de retomber un peu sur nos pieds.

Le problème bien entendu, c’est que cette inscription sur laquelle l’enfant a pu prendre appui dans l’enfance pour d’autres enjeux, est un élément inconscient. Ce qui est particulier à l’adolescence c’est que le sujet est amené à prendre appui sur des éléments de lui-même qu’il ignore, et qu’il découvre au fur et à mesure qu’il y prend appui. C’est quelque chose de relativement compliqué. Ce qui fait percevoir à quel point qu’il est important que les tâtonnements que l’adolescent peut faire pour avancer nécessitent un climat de bienveillance.

Les conditions d’un brouillon représentent assez bien cela. L’adolescence c’est faire le brouillon de soi-même. Quand on fait un brouillon, il faut une sorte de disponibilité, de bienveillance, sans de jugement de valeur, parce que sans ça on est paralysé. Un brouillon est moche pour un temps, mais on consent à ce que ce soit moche. C’est un peu éprouvant parce que ça ne peut pas se montrer. C’est le brouillon manuscrit bien sûr, parce que faire un brouillon sur un ordinateur ce n’est pas la même chose. Parce que vous pouvez effacer les traces des tâtonnements ; ou au contraire, parce qu’on a l’impression que les autres vont tout de suite nous lire, c’est paralysant. Sur l’écran de l’ordinateur le tâtonnement qui n’est pas tout à fait le même. Un brouillon sur papier ça ressemble assez bien à ce qui peut se jouer dans l’avancée d’un adolescent. Sachant que cette bienveillance à tâtonner permet que le sujet tienne compte de son initiative, de son élan ou de sa parole après coup. Par exemple pour la parole, apparait le temps pour s’entendre ; il faut pouvoir s’entendre dire quelque chose, affirmer quelque chose pour bricoler là-dessus et dire : « Eh bien non, ce n’est pas ça ; ou c’est à peu près ce que je veux dire ; ou pas du tout ; ou bien je vais affiner les choses. »

Un exemple : c’est un père que j’avais rencontré parce qu’il s’inquiétait de la toxicomanie de son fils. Le père avait cette particularité d’être un chirurgien qui savait trancher, mais qui ne savait pas sanctionner son fils. On avance ensemble un peu, puis un beau jour son fils qui était en terminale, se met à bosser, c’est-à-dire, qu’il réalise qu’il faut quand même préparer le bac, il arrête de fumer, etc. Il vient voir son père un jour et il lui dit : « Tu sais l’année prochaine, je vais faire HEC. » Le père a eu l’astuce de se taire. Il a dit : « Oui bon, pourquoi pas. » Une semaine, quinze jours après le fils revient le voir et lui dit « Tu sais, je crois qu’HEC ce n’est pas mon niveau, je vais plutôt faire des études d’économie à la fac. » Voilà une temporalité, la possibilité que le père a laissé à son fils d’entendre ce qu’il avait dit pour ajuster ses propos, en un second temps. Voilà le temps du brouillon auquel participent les parents. Si le père rétorque : « Écoute, HEC tu ne réalises pas, tu es complètement nul en maths cette année », ça ne va pas. On s’embarque dans un registre d’opposition. Le fils dit « Enfin… mais… nul, c’est toi qui es nul toi-même », etc. Dans l’opposition l’enfant prête attention à ce que dit l’autre, plus du tout à ses propos. Et il n’évalue pas, il n’a pas le temps d’apprécier et d’ajuster ses propos pour lui-même.

Pour trouver l’appui sur le fantasme, pour faire le brouillon de son désir, l’adolescent a besoin d’un climat de bienveillance et d’une forme de répondant de la part des adultes qui l’entourent. Le répondant, ce n’est pas que l’autre réponde à sa place, fasse le travail à sa place, c’est que l’autre tienne compte des tâtonnements de sa parole. Les initiatives, les paroles du jeune présentent une forme de gravité qui n’est pas à cautionner mais qui est à écouter ; or écouter ne correspond pas à écouter silencieusement, mais à écouter en interrogeant l’adolescent.

Interroger un jeune, c’est partir de l’intérêt qu’on lui porte et de l’ignorance où on en est de ce qu’il vit. Sur un plan structurel ça revient à ce que Freud développe quand il travaille sur les théories sexuelles infantiles. L’intérêt ou la curiosité qu’on peut avoir pour l’autre est pour chacun sa manière de rendre compte de la question de son origine. L’enfant, qui n’arrive pas à se représenter les parents autrement qu’identiques, se demande bien comment ils ont pu le concevoir et il se confronte à une impossibilité ; il y a un quelque chose qu’il n’arrive pas à imaginer. Il construit donc une théorie pour tenir compte de cette impossibilité, théorie qui est bien entendu inexacte mais qu’il va modifier en des étapes successives, entrainé par sa curiosité à affiner celle-ci. Quand le clinicien est amené à interroger un patient qu’il ne connaît pas, il prend appui sur sa propre impossibilité, sur sa propre structure, sur sa propre manière de penser. C’est une démarche authentique dont l’enfant se rend très bien compte. Quand on l’interroge, ça peut le gêner, mais ça l’oblige à prendre position comme sujet. C’est un élément important. On vous rencontre ce mécanisme en jeu à l’extrême dans les inhibitions. Quand vous rencontrez un adolescent ou un enfant inhibé vous êtes amené à l’interroger sur ce qu’il vit. Quand un enfant parle peu, qu’il est inhibé, c’est extrêmement compliqué et ça donne l’impression de faire la conversation. Mais fondamentalement c’est beaucoup plus important : chaque fois que vous lui posez une question, vous l’obligez à prendre position comme sujet et donc à vous dire quelques mots de là où il en est et ça l’amène à faire l’expérience d’une position subjective, qui lui donne les prémices de son fil personnel.

Un adolescent que j’ai rencontré ainsi pendant un an ou deux me disait, lors d’une rencontre commune avec ses parents, que nos rencontres l’avaient beaucoup aidé parce que ça lui avait permis de se situer par rapport à un adulte. Ça lui apprenait à trouver en lui une sorte d’autorité, qu’il avait du mal à concevoir, se percevant immature ou sans valeur ou n’osant pas affirmer quelque chose de lui-même.

Un adolescent freiné dans sa parole, qui a du mal à s’exprimer, à faire le brouillon de ses affirmations peut en percevoir les conséquences dans sa vie sentimentale et affective. Un jeune qui allait progressivement de l’avant dans sa vie sociale, y trouvant une forme d’assise, s’est trouvé plongé dans le désarroi par les sollicitations d’une fille. Ils entretenaient entre eux des échanges cordiaux, dans une sorte de solidarité amicale. Puis cette fille a un peu insisté pour qu’il fasse le pas, qu’il soit un peu plus entreprenant ; il s’est trouvé en difficulté ; il a réalisé l’ampleur des difficultés d’affirmation qu’il avait depuis toujours dans le temps même où ces difficultés étaient mises à jour par les sollicitations de son amie. Il était éprouvé par ses difficultés dans deux temps logiques différents qui se confondaient. Celui de son affirmation, de l’assise intime de son propre fantasme, et de ce qui pouvait lui échapper dans ses marques inconscientes du côté de la sexualité ; et celui de l’incitation introduite par les attentes de son amie. Car curieusement, compter sur des éléments de nous-même qui sont inconscients, c’est pouvoir compter sur des éléments qui nous échappent. Ce qui est vraiment paradoxal. Pour en faire l’expérience il faut se hasarder à aller de l’avant.

Ce qui peut se comparer à la marche. Quand un enfant marche, il se lance dans le vide, anticipant qu’il va marcher. C’est uniquement quand il se lance dans le vide qu’il peut tenir compte de son équilibre. Il faut un préalable de confiance pour pouvoir se lancer, découvrir des atouts de nous-même qui n’apparaissent pas autrement. Quelque chose nous échappe en permanence ; dans la marche, on ne prête attention à notre équilibre que de manière un peu décontractée quand elle nous est familière, mais il faut quand même y veiller parce qu’on trébuche et qu’on tombe assez facilement.

Ce garçon n’arrivait effectivement pas à se familiariser avec quelque chose qui pouvait lui échapper ; il avait des moments d’angoisse où il se trouvait assujetti à la demande de son amie ; et une culpabilité, un malaise à devoir différer en permanence toute réponse aux sollicitations de cette fille. Elle était furieuse ; il finit par réaliser qu’il ne peut que se déterminer, se dit : « Je n’ai pas le choix. » Il fait alors un rêve qui est assez intéressant : Il se trouve dans la salle de bains d’un hôtel, mot qu’on peut entendre comme « autre d’elle », « hôte d’elle », il est tributaire de l’autre ; et dans la salle de bains de cet hôtel, il ne peut ajuster son nœud de cravate en se regardant dans la glace du lavabo car celle-ci est brisée. Il doit donc s’efforcer de compter, non plus sur son image dans le miroir, mais sur sa propre adresse à constituer son nœud de cravate. Quelque chose se désamorce en lui de son assujettissement à l’image qu’il suppose devoir offrir à l’autre, il compte sur l’agilité de ses membres, de son corps. C’est un exemple d’une sexualité « tempérée ».

La référence aux marques symboliques intimes, la référence au fantasme, c’est tenir compte d’un impossible dans le rapport à l’autre. Au même titre que les théories sexuelles infantiles tiennent compte d’un impossible dans leurs constructions. C’est-à-dire que l’autre est radicalement différent de moi. Radicalement. C’est notamment ce qui se joue dans la confrontation à l’autre dans la sexualité. L’autre est radicalement différent, et au-delà de ce qu’on imagine. Homme et femme sont sur des planètes différentes.

La manière dont Lacan a écrit la formule du fantasme, je vous le rappelle: S barré poinçon petit a ($<>a). Le sujet est barré, il s’accroche, il s’articule justement d’une manière insaisissable au vide de l’objet. Je vais quêter un impossible ; mon désir vise quelque chose de perdu, de radicalement perdu. Alors je peux toujours courir et mettre des objets à cette place, mais il faut que ce point soit évidé. Or je trouve intéressant dans le monde actuel de lire la formule autrement, c’est-à-dire de la lire : a<>$.  

Parce que pour qu’on ait accès au fantasme, pour qu’on ait besoin de s’appuyer sur un fantasme, il faut qu’il y ait une perte. Il faut qu’il y ait une perte radicale et dans le discours actuel, dans le monde actuel, il faut qu’il y ait un discours constitué, pour qu’on se confronte à un impossible, et ne pas avoir accès immédiatement à toute jouissance garantie. Or on est dans un monde d’immédiateté, qui n’est pas simplement celui de la consommation mais qui est l’immédiateté du marché qui fait qu’on a l’impression qu’il n’y a pas de perte. Or s’il n’y a pas de perte liée à la prise en compte d’un impossible, il n’y a pas de quête nécessaire, ni de manque ni de désir sexué. C’est en cela que les manifestations cliniques actuelles des jeunes, révèlent qu’ils vont provoquer des adultes pour que ceux-ci leur fassent valoir qu’il y a un impossible, qu’il y a un interdit, qu’il y a des limites, pour eux-mêmes les adultes. Ceci pour leur permettre de tenir compte ou de se rappeler, qu’ils se sont déjà confrontés à des limites-là, à un impossible, à l’impossibilité d’avoir accès à une satisfaction immédiate ; c’est la condition pour pouvoir constituer un fantasme, opérer un refoulement, s’appuyer sur un fantasme pour ordonner son désir et pouvoir quêter une satisfaction de manière différée.

La formule du fantasme, on est amené à l’exercer dans le monde actuel dans la clinique en faisant valoir aux enfants, aux adolescents, mais aussi aux adultes et aux parents notamment, qu’il y a des limites, qu’il y a des interdits, qu’il y a des impossibilités à poser. Ce qui va à l’encontre d’une économie ou d’une éducation du don et du bonheur. On garantirait le don, le bonheur, etc. ; mais au fond les manifestations cliniques des jeunes nous illustrent que c’est l’interdit que cherchent les enfants et les adolescents.

La dimension de l’adresse, de pouvoir s’adresser à un interlocuteur fiable, je vous en ai parlé à propos de la nécessité de faire le brouillon de soi-même, et de la nécessité de trouver du répondant chez l’autre. Un exemple en est celui de l’interrogation directe qui peut nous être adressée de la part d’un jeune pour s’assurer de la justesse de la position de l’adulte. Car ils attendent une rigueur et un effet de vérité. Souvent, vous pouvez vous trouver dans des entretiens, des consultations, où on fait le point avec un jeune, avec les parents, etc… et puis sur le pas de la porte, ils se retournent vers vous, et directement vous demandent : « Écoutez c’est très bien ce que vous dites là, mais qu’est-ce que vous en pensez ? » Vous êtes amené à dire ce qui vous vient à l’esprit, sans réserve. Parce que ça a un effet de vérité, ça révèle que vous n’avez pas d’arrière -pensée. Le contenu n’a pas beaucoup d’importance. S’il s’agit de dire ce qui nous vient à l’esprit, c’est que ça veut dire qu’on dit vrai ; c’est là-dessus que s’appuie un enfant. C’est assez frappant si on compare cette exigence à la labilité du discours social et aux petites malhonnêtetés auxquelles se confronte souvent l’adolescent.

Un exemple : Un adolescent est amené de manière un peu précipitée par sa mère, parce qu’après une déception sentimentale, il avait beaucoup bu, il avait mis l’appartement à feu et à sang ; la rue aussi ; les flics, les pompiers étaient intervenus. Il avait pu s’échapper. La mère qui a retrouvé sa trace chez des amis, l’amène et comme je le fais souvent quand un parent est présent, je cherche à faire la part des choses et je propose de les voir ensemble. Il me dit non, sûrement pas, je veux vous voir seul, etc. Bon. Donc j’obéis, je le reçois seul. Dès lors il me livre les violences dans lesquelles il baigne, les jalousies, les agressions à l’école, en famille, etc. il n’arrête pas…. Je n’arrive pas à placer un mot. Alors de temps en temps je grogne ou j’opine du bonnet pour montrer que je suis là mais je n’ai pas vraiment l’occasion de dire grand-chose ; et puis au bout d’un certain temps, quand il reprend son souffle, je lui propose qu’on puisse en reparler le lendemain matin. Il s’arrête alors, il regarde mon bureau et puis il me dit « Peut-être vous pouvez m’aider parce que vous avez beaucoup de bouquins ici…et à la fin de la semaine j’ai une interro et je n’ai pas pu la préparer… peut-être vous avez le bouquin… c’est les Cinq psychanalyses de Freud ? » Je lui ai prêté les Cinq psychanalyses de Freud, on s’est revu le lendemain et il me l’a rendu plus tard. C’est l’exemple même d’une attention sans paroles, quasiment, mais à partir de la structure de la parole de l’interlocuteur. C’est comme cela que se font souvent les articulations… c’est du sur-mesure et on est surpris après coup de ce qui peut se dire.

Dans ce sens il y a un texte de Jean Bergès qui est remarquable et que vous pourriez retrouver dans la dernière édition de l’ouvrage Le corps dans la neurologie et la psychanalyse. C’est un petit texte qui fait 4 pages, je crois, tout court, qui s’intitule « Adolescent, impasse[1] », c’est un texte intéressant car il dit que faire du silence de l’adolescent, en face d’un adolescent qui ne parle pas. Il formule les choses très justement ; ça m’a beaucoup aidé un temps où j’avais du mal à me sentir assuré dans les exigences que la clinique de l’adolescent suscite pour la position du psychanalyste… On commence à lui parler, en comptant sur notre structure d’être de parole ; on l’invite de ce fait à faire de même, en quelque sorte ; à ce moment-là, il se lance. On est surpris de reprendre dans nos propos, de découvrir dans nos propos des signifiants, des marques d’identité du jeune, qu’il va pouvoir s’approprier et qu’il va pouvoir reprendre lui-même dans un discours qu’il va constituer petit à petit. On est parlé par les marques d’identité de l’autre. C’est quelque chose de très particulier. Ce texte de Bergès est extrêmement précis et résume assez bien la manière dont on peut être amené à être parlé par l’autre. Mais c’est au prix de l’interroger, de s’engager dans une interrogation, dans une attente, dans une disponibilité, dans une bienveillance où il ne s’agit pas de cautionner ce qu’il dit bien entendu mais l’inciter à prendre position. Et petit à petit à faire le brouillon lui-même.

Je vous propose enfin quelques manifestations cliniques structurés, après la dépersonnalisation et la perplexité dont j’ai déjà parlé.

L’opposition, se rapporte à ce que je vous ai dit à propos de l’idéal du Moi. C’est-à-dire que, curieusement, quand aboutit un apprentissage, on s’identifie aux traits de pouvoir de l’autre. Mais Freud nous dit quelque chose de plus précis qui est absolument saisissant : les traits d’identité qu’on s’approprie dans ce parcours sont des traits qu’on va s’approprier à l’identique ; par ce trait on est identique à l’autre. Soit on peut donc s’approprier les traits de pouvoir du maître avec notre style, avec notre propre couleur, soit on peut craindre une identification mimétique au maitre.

Dans l’opposition, les enfants, les adolescents, les adultes tout autant d’ailleurs, se défendent d’une identification mimétique à l’autre, de se trouver réduits à ce que l’autre attend d’eux. Ils se bloquent un refus, « je suis contre ». Il suffit que l’autre ouvre la bouche : « Je suis contre. » C’est très facile, parce que c’est une position de force, de pouvoir, qui s’appuie sur l’initiative de l’autre ; on ne livre rien de soi-même. Dans ces situations d’opposition fréquentes c’est important de repérer autour de quel trait elle se joue pour pouvoir la désamorcer. Autrement elle va s’exacerber sans limites. Or on peut être surpris de constater que ce trait d’identité est un trait qui est l’enjeu de rivalité entre les générations et que la manière dont celle-ci se présente arrange un peu tout le monde : pour l’enfant, il va s’affronter aux parents, ses parents s’y trouver coincés aussi, et ils ne vont plus parler de sexualité. On fait la guerre, mais on ne parle plus de choses sérieuses, il n’y a plus de problème, on n’est pas en paix à essayer de construire quelque chose. Car on est beaucoup plus fragile quand on essaye d’élaborer les choses dans une avancée.

On est surpris, quand on désamorce cette opposition de découvrir que l’adolescent reprend à son compte ce contre quoi il s’opposait. C’est absolument formidable et cela illustre bien ce que disait Freud : le trait d’identité du maître, de l’adulte, se transmet à l’identique ; d’où l’importance que chacun ait sa marge de manœuvre pour se l’approprier à sa manière. Quand un sujet apprend une leçon, il ne la récite pas in extenso, à l’identique ; il la récite avec son style. D’où la difficulté que rencontrent des les jeunes qui ont des problèmes en mathématique, parce que le raisonnement mathématique correspond à un raisonnement modélisé où on ne peut introduire des marques de d’identité singulière, sauf dans les erreurs. À ce moment-là, le prof peut dire à l’élève: « Je vous reconnais bien là. » Il faut pouvoir être confiant dans son existence pendant le temps du raisonnement.

Un exemple d’opposition. J’avais rencontré une jeune fille qui faisait des tentatives de suicide à répétition, un peu impressionnantes à la fin ; elle tentait de s’injecter des produits de lessive dans les veines, alors son entourage s’inquiétait fortement. Les parents la pensaient psychotique, ils avaient cherché un peu partout. Je les reçois donc prudemment, un peu régulièrement, elle seule et elle avec les parents. Des gens qui étaient très attentifs à leur enfant, professionnellement dans les soins, ou quelque chose d’analogue. Le problème c’est qu’ils étaient à vouloir toujours expliquer, à vouloir donner une explication de ce que faisait sa fille ; ils désamorçaient donc la gravité de ses actes. Par exemple, elle ne ramenait plus son livret scolaire à la maison ; plutôt que de la réprimander et d’exiger quelque chose d’elle, ils avaient obtenu la photocopie du livret scolaire par la directrice de l’école. Ce qui désamorce la gravité d’un acte. Il y a un repère qu’on peut avoir à l’esprit à propos des actes des adolescents et qui correspond aux propos de Primo Levi concernant l’Holocauste : il dit « Il ne faut pas comprendre ». Parce que si on comprend on se met à la place de l’autre et on élude la gravité de ses actes. A l’adolescent, il s’agit justement de reconnaître la gravité d’un acte ; la sanction sert d’ailleurs à ça : la sanction ce n’est pas punir, donner des coups de bâton, c’est reconnaitre un acte, lui donner une consistance, vis-à-vis duquel on peut être d’accord ou pas d’accord. Il ne s’agit pas d’aller se mettre à la place de l’enfant ou de l’adolescent et d’essayer de le comprendre. Quand je parlais de l’intérêt qu’on pouvait avoir d’interroger et que l’enfant introduise ses réflexions, c’st bien cette exigence qu’il passe par la parole ; s’il n’y arrive pas facilement, ce sont des tâtonnements, mais il s’engage un peu ; alors qu’autrement dire – ce sont des propos maternels mais que les pères peuvent avoir tout autant - « Je sens bien ce qu’il vit, je sais, je sens ce qu’il vit, je sens bien qu’il souffre », c’est une projection, c’est se mettre à la place de l’autre, et c’est rendre inutile le détour de la parole. Par ses explications le père désamorçait donc ce que faisait sa fille en acte. Un beau jour en entretien, cette fille, qui était dans une scolarité qui ne marchait pas trop, déclare à ses parents : « Je veux être barman ». Les parents tombent des nues. Mais son affirmation était incontestablement authentique, et tranchait avec le côté dépressif et désespéré de cette fille. C’est un point sur lequel on peut compter : Quand un jeune en désarroi ou désespéré dit : « Je veux faire ceci, je veux faire cela », il y a une affirmation de sa part ; on est amené respecter ce qui surgit ainsi et à suivre l’amorce de ce qui a se joue là. Prudemment, car il ne s’agit pas de cautionner le contenu de l’affirmation ; il s’agit bien de différencier, sur ce plan-là, l’énonciation de l’énoncé.

L’énonciation ou l’affirmation c’est l’acte d’énoncer, c’est l’élan avec lequel on annonce la chose, le contenu est secondaire. Il ne s’agit pas de s’arrêter sur le contenu mais de tenir compte qu’il y a un élan à ce moment-là. Cette fille dit donc : « Je veux être barman ». Je propose aux parents - qui ont accepté cela avec courage - que pendant quinze jours cette fille n’aille plus à l’école, parce que ça ne marchait pas trop, qu’elle se renseigne pour savoir comment on fait pour devenir barman ; et qu’ils n’interviennent pas, qu’ils ne la pistonnent pas dans sa démarche. Ils ont joué le jeu. Au bout de quinze jours, cette fille avait fait le tour des choses ; elle avait découvert qu’elle pouvait faire une école d’hôtellerie mais qu’étant donné qu’elle était encore un peu jeune elle ne pouvait pas s’inscrire dans une filière spécialisée ; elle était obligée de continuer, je ne sais plus si en troisième ou en seconde, dans une filière générale ; elle s’était trouvé un internat qui allait pouvoir lui permettre de déboucher sur une filière spécialisée ultérieurement, et elle s’était arrangée pour s’inscrire…. Du coup elle s’est inscrite de son propre chef dans la filière générale, ce que désiraient ses parents, …. et elle a poursuivi ses études par la suite en optant pour une orientation qui correspondait à la formation de ses parents. On est surpris, dans ces moments-là, dès que vous introduisez une marge de manœuvre pour le jeune, de voir comment ces traits idéaux sont présents! Or les parents se lamentent souvent, de ce que les valeurs qu’ils ont voulu transmettre seraient dépréciées, alors qu’elles sont bien présentes chez le jeune. Mais la transmission ne se fait pas de façon linéaire. Pour qu’il y ait une transmission il faut qu’il y ait une perte. Il y a un renoncement. Pour les parents, c’est un deuil. L’enfant réel n’est pas l’enfant imaginaire qu’ils pensaient, et pour l’enfant il s’agit de s’approprier les choses avec son style. Dans ces situations-là, il faut tenir compte d’une antériorité ; c’est-à-dire que les parents étaient là avant leur enfant ; leur rêve correspond à l’antériorité qu’ils représentent ; et c’est à eux de désamorcer les choses. L’enfant s’agrippe alors à la marge de manœuvre qui lui est proposée et qui lui permet de sortir de l’opposition.

C’est tout un travail assez délicat pour le clinicien qui nécessite de saisir comment être en confiance avec les parents, leur faire accepter que renoncer pour un temps c’est au contraire gagner en confiance avec leur enfant, et qu’il va falloir pouvoir faire ce pas pour que l’enfant puisse s’approprier les choses à sa manière. On est vraiment surpris après-coup comment se désamorce la violence. Vous pouvez constater cela dans la clinique ; on rencontre partout des oppositions, partout. On peut avoir à l’esprit, ce que disait Lacan : « Toute affirmation est une demande ». C’est un élément important pour introduire des nuances dans les paroles d’autorité. Notamment du côté homme. Si les hommes ou ceux qui sont en position d’autorité, arrivent à nuancer leur affirmation en y percevant l’enjeu d’une demande, ça permet à l’affirmation d’être moins tranchée, moins totalitaire et qu’elle soit mieux acceptée. Je vous rappelle que le piège de l’opposition c’est l’affrontement, on s’y sent fort, alors que tâtonner sur son chemin, on est beaucoup plus vulnérable.

L’adolescent déprimé. Etre déprimé, d’une manière générale en dehors des cas de mélancolie, c’est ne pas oser faire des choix, ne pas pouvoir faire le brouillon de soi-même, ne pas pouvoir aller de l’avant. Si vous faites un choix, vous perdez tout ce que vous ne choisissez pas, c’est logique, mais ce que vous perdez n’a aucune importance. Si vous faites de l’escalade vous prenez une prise et vous lâchez les autres prises qui n’ont plus aucune importance ; mais il faut pouvoir faire un choix. Si on n’ose pas faire un choix, pour des tas de raisons, on se déprime, et on voit tout ce qu’on perdrait si on faisant un choix. C’est important d’avoir cela à l’esprit parce que, quand on est en présence de quelqu’un en dépression, ça incite non pas à consoler le sujet, mais à repérer comment on peut l’inciter pour aller de l’avant, et à saisir ce qui fait obstacle à ce qu’il aille de l’avant.

On peut repérer en quoi, par exemple, l’initiative de l’enfant, de l’adolescent se confond, pour lui, avec la crainte de faire souffrir l’autre. Par exemple, un deuil qui ne s’est fait pas dans une famille ; l’enfant, se ferme, il n’ose pas être spontané de peur de rajouter de la souffrance pour ses proches. Ou bien un enfant malade, un enfant handicapé dans une famille ; les frères et sœurs, notamment celui qui vient après, celui qui est directement proche de celui qui est malade, n’osent pas intervenir, donc ils se privent de leurs initiatives. Ce qui se met en place ainsi dans l’enfance, se marque de manière plus vive à l’adolescence parce qu’il s’agit de faire son trou dans la vie. Et donc à ce moment-là ne pas pouvoir aller de l’avant, l’enfant n’ose pas, il suppose qu’il va introduire une gêne, un désagrément, une souffrance, alors qu’il s’agit de sa simple différence. Je suis différent des autres, la différence, c’est la surprise. Les parents sont surpris. Quand on est surpris de soi-même, c’est une marque de différence qui apparaît, c’est un atout de plus qui n’était pas là avant, c’est donc important. L’enfant craint les conséquences de la surprise, que ce soit une souffrance quand les parents ouvrent les yeux « Je ne te croyais pas comme ça ! » Il y a un désagrément sans doute, mais les parents font un deuil de ce qu’ils imaginaient et ils réalisent que leur enfant est différent de ce qu’ils imaginaient. Si ce n’est pas possible, l’enfant reste soit inhibé, soit déprimé. Un enfant qui n’ose pas marcher, il reste dans son coin, il se déprime. On l’incite à aller de l’avant.

On trouve ces manifestations dépressives souvent maintenant dans les gardes partagées. Car dans ces situations les parents se sont efforcés à leur insu par ce biais d’éviter à leur enfant la souffrance de leur séparation de couple, mais du coup ils ne leur ont pas permis le travail de deuil de la séparation. On veut leur éviter cela ; et plus couramment on vise un partage qui éluderait la perte de la séparation : il faut que l’enfant soit la moitié du temps avec le père, la moitié du temps avec la mère ; sans cela l’un ou l’autre perdrait une part de son enfant. Or une séparation c’est une perte logique, donc il faut bien qu’elle s’inscrive quelque part. Si les choses ne se sont pas posées correctement et si l’enfant n’a pas pu faire le deuil du couple des parents, il est toujours l’enjeu entre les deux. Si vous le représentez de manière géométrique, c’est tout simple si vous avez le père d’un côté et la mère de l’autre, si l’enfant est l’enjeu il est confondu avec leur différend et avec leur lien de couple. Pour qu’il ait une place il faut qu’il soit hors de leur lien de couple. S’il est pris dans l’enjeu, il va de l’un à l’autre, il se déprime parce qu’il n’a pas de place. Il faut qu’il ait une place autonome, qu’il soit distinct du différend. C’est compliqué de faire repérer aux parents qu’il faut qu’ils organisent leur séparation autrement pour que l’enfant puisse trouver une place qui soit singulière.

Sur la dépression à l’adolescence nous pouvons nous référer à ce qu’amène Lacan dans le séminaire sur l’angoisse sur le travail du deuil et la dépression. Sur l’adolescence même j’avais proposé dans une intervention et un écrit qui est paru dans le livre compagnon du séminaire sur « Le désir et son interprétation », que l’adolescent est emmené à s’appuyer sur des éléments inconscients qu’il découvre en même temps qu’il s’en sert. C’est un point extrêmement délicat, et s’il n’a pas la marge de manœuvre pour le faire, il hésite à s’engager et il se déprime.

Il y a un élément très important à avoir à l’esprit. C’est d’interdire de donner des antidépresseurs aux jeunes. Ce ne sont pas les psychanalystes qui disent cela, ce sont les organismes de la santé, les agences des médicaments le répètent. Pour des raisons simples, ce sont les Américains qui ont amené ces réserves, à la suite de suicides répétés… ça coûtait trop cher de dédommager les suicides… Mais, si un jeune est dans la quête d’un objet insaisissable qui puisse lui offrir une perspective dans la vie, lui donner un médicament pour supposer lui éviter la souffrance de cette recherche, fait que l’adulte se désiste de son incitation d’adulte, et rabat les choses sur un objet réel ; de ce fait les enfants font des tentatives de suicide, désespérés de ces désistements. C’est dire l’importance de bien savoir comment engager une thérapie ou une démarche de soins avec un adolescent. Si on le fait comme thérapeute, il faut savoir aborder les difficultés comme psychanalyste. Parce qu’en un premier temps l’enfant peut être soulagé parce qu’on fait attention à lui mai les problèmes reviennent dans un second temps. Dès lors, dans ce second temps, la manière dont on pouvait le consoler ne suffit plus, le thérapeute peut se trouver coincé. Qu’est-ce qu’il risque de faire ? De proposer un traitement, soit qu’il prescrive soit qu’il adresse le jeune à un psychiatre. C’est un désistement de l’adulte, l’adolescent est en désarroi. Il y a une exception, qui est la mélancolie. Ça arrive, des enfants qui sont mélancoliques, des mélancolies graves mais c’est vraiment exceptionnel. Les médicaments sont à proscrire en général chez les enfants et les adolescents. Il reste que c’est exigeant, c’est délicat d’inciter un enfant, un adolescent à aller de l’avant. Et ce, progressivement, à son rythme, il ne faut pas précipiter les choses ; c’est un accompagnement qu’il est important de mettre en place.

Il y a aussi les angoisses et les phobies. L’angoisse surgit quand on est incité à aller de l’avant ; habituellement on va compter sur notre élan. Si vous êtes incité à aller de l’avant et vous ne pouvez pas compter sur votre élan, le fait que l’élan fasse défaut, c’est l’angoisse. Il s’agit d’aider quelqu’un à pouvoir compter sur son élan. Il faut voir à quoi correspondent les difficultés du jeune à pouvoir aller de l’avant. Est-ce que ce sont des freins intimes ? Cela peut être une névrose, mais… il y a des cas de névroses constituées, des phobies, des obsessions, etc. C’est quand même très rare à l’adolescence, c’est plus tard ou avant que cela s’est constitué, ce peuvent être simplement des manifestations symptomatiques transitoires.

Dans le monde actuel, les manifestations sont peu structurées comme des névroses à proprement parler. On va plutôt avoir des manifestations d’allure névrotique mais qui ne sont pas prises en compte par le sujet mais qui sont adressées à son entourage, qui sont exhibées, en quelque sorte, les TOCS, par exemple, ce ne sont pas tout à fait des idées obsédantes.

L’angoisse se situe donc au niveau du défaut d’élan quand on est incité à aller de l’avant. Il s’agit de repérer à quoi ceci correspond dans l’entourage et notamment comment l’enfant est en défaut d’appuis rigoureux ou de limites rigoureuses pour aller chercher quelque chose qu’il n’a pas. Ce qu’on rencontre souvent pour l’instant, chez les enfants ou les adolescents, c’est la difficulté qu’ont les parents de fixer des limites, de cadrer l’enfant, de lui assigner une place qui soit précise : que cette place limitée soit pénible, c’est sûr, c’est pénible d’être un enfant mais on va chercher ce qu’on n’a pas, à ce moment-là. Et l’enfant peut bricoler pour avoir des outils qui lui permettent de chercher ce qu’il n’a pas. Si un enfant obtient trop vite par des passe-droits ce qu’il cherche, il n’est pas habitué à utiliser ses outils ; du coup quand il se trouve un beau jour confronté à du nouveau, à des exigences, dans une forme de solitude, il est complètement désemparé, et angoissé.

Dans ces situations d’angoisse, souvent, on peut être amenés à inciter les parents, les proches, et l’enfant aussi, à consentir à un certain nombre de limites. Notamment, dans le domaine de la sexualité. Structurer un fantasme et y prendre appui correspond pour un enfant à tenir compte d’un impossible actuel et à percevoir la possibilité pour plus tard. Il pourra exercer sa sexualité, mais ce n’est pas maintenant. Si un enfant ne consent pas à ces limites-là et à la possibilité de penser une temporalité ultérieure par l’appui d’un fantasme singulier, il se freine lui-même il constitue un symptôme, il pisse au lit, par exemple, en réduisant l’exercice d’une puissance phallique à celle d’une fonction, qu’il échoue à maitriser. Des adolescents sont dans ce même type de stratégie inconsciente, ils réduisent la sexualité au fonctionnement d’un organe dans des ratages en ce fonctionnement.

Dans les phobies scolaires vous avez quelque chose d’analogue ; c’est-à-dire que l’enfant suppose que la pertinence ou l’autorité de son savoir intime pèsent peu par rapport au savoir constitué ; le savoir intime, c’est l’histoire de sa famille, c’est la manière dont il se pense, etc., qui semblent être écrasés par rapport au savoir qui lui est imposé du côté de l’école. Comme exemple de structuration d’une phobie, vous avez celle qu’a analysée S. Freud, celle du petit Hans. L’enfant manque de limite dans le lien à sa mère, et l’angoisse est une manière d’introduire une limite, en introduisant la peur de l’objet. Soit il y a une limite qu’on lui impose, soit s’il n’y a pas de limite qu’on impose, alors c’est lui qui crée une limite en étant angoissé. D’où l’importance d’être extrêmement rigoureux. Quand on aide les enfants à se cadrer, on leur évite de de rendre malades. Si on les laisse dans une sorte de laxisme, ils vont se créer des limites : ils vont pisser au lit, ils vont avoir des angoisses, pas oser aller à l’école. A l’adolescence ces manifestations s’exacerbent, bien entendu ; quand vous interrogez les enfants ou leurs familles, la sixième, la cinquième c’est un moment crucial. On vous dit qu’il s’agissait d’un bon élève, puis en sixième cinquième… la chute, plus rien ! La sixième, la cinquième, voir plus tôt, c’est le moment de la puberté et la question du sexuel qui survient à ce moment-là ! Les adultes, comme les jeunes ne savent pas comment faire. Il y a toujours ce tournant à identifier du côté de l’identité, pour ne pas se fixer sur le seul échec scolaire. Autrement on insiste sur la nécessité des résultats scolaires en rajoutant des professeurs particuliers pour les faire bosser, mais la question n’est pas là, parce qu’ils sont coincés dans un problème d’apprentissage. La question de leur identité elle n’est pas considérée comme telle.

Il y a deux éléments distincts : il y a des phobies scolaires classiques et a des phobies scolaires actuelles qui sont assez particulières. Dans la phobie, comme chez le petit Hans, l’enfant n’arrive pas à consentir à ne pas être l’objet de jouissance de sa mère ou un objet de jouissance pour les parents. C’est dans le sexuel. Actuellement c’est autre chose, l’enfant n’arrive pas à consentir à ne pas conforter les parents dans une sorte de complétude. Or il s’agit que les parents consentent eux-mêmes à une perte, en étant rigoureux dans leur parole et dans leurs exigences. Ils ont du mal à le supporter et l’enfant est piégé dans un laxisme qui se rapporte au discours, à proprement parler. L’éducation est actuellement conçue comme une éducation du don, comme une éducation de l’amour, et non comme une éducation où par un écart marqué par le monde adulte, l’enfant est amené à chercher ce qu’il n’a pas à sa disposition immédiate. Les enfants sont incités à une parité avec les adultes. C’est vrai au niveau vestimentaire tout à l’heure mais c’est beaucoup plus général ; les enfants et les adolescents se pensent à parité avec les adultes, ce sont déjà des adultes. La preuve, ils ont leur carte de crédit, ils peuvent conduire accompagnés, etc. Un exemple d’un enfant d’une dizaine d’années. Je fais repérer à sa mère qu’il se prend pour elle quand il lui emprunte son téléphone portable. Il prend son téléphone portable pour jouer aux jeux qui s’y trouvent ; je lui fais remarquer que contrairement à ce qu’elle pense, elle ne lui prête pas son téléphone mais que quand il a son téléphone, il est sa mère. Elle y fait un peu attention, un beau jour, et elle le lui reprend des mains ; il lui dit « Oh, tu aurais pu t’excuser ! » C’est vous dire comment il se situait sur le même plan. Très souvent, les parents pensent dans lmeur logique de névrosé : « Mon enfant voudrait être comme moi. » Actuellement ce n’est pas cela : « Il est comme moi », parce que je lui fournis les objets qui lui permettent d’avoir un accès et une jouissance d’adulte. Les téléphones portables et tous ces gadgets, les parents ont travaillé pour se les payer, c’est un petit plaisir qu’ils s’offrent. Quand ils sont offerts aux enfants c’est sans effort de leur part. Si l’enfant assume sa place, il n’y a pas de problème, le problème surgit dans un certain nombre de situations où l’offre est perçue par l’enfant comme le faisant sauter dans une étape, l’intronisant dans le monde adulte, alimentant une sorte de parité. La difficulté est de réintroduire des limites qui leur permettent de se situer par rapport à l’adulte dans une disparité de place.

De ce fait, dans les affrontements, c’est la guerre, c’est-à-dire l’un contre l’autre. Il y en a un de trop, il y en a un qui doit disparaître. Le désaccord parents-enfant implique une disparité de place. Une grande partie du travail qu’on peut avoir à faire avec les parents vise à les aider à retrouver une disparité de place et à poser des interdits ou des limites qui tiennent. Il n’y pas besoin de trente-six interdits, ou de cent trente-six limites, c’est la fermeté de leur consistance qui compte. Cette fermeté concerne souvent sur les points d’accord entre les parents. Souvent l’un disqualifie l’autre ; un point crucial est que ces limites puissent correspondre à un point d’accord entre les parents. Ils peuvent être en désaccord de couple, qu’ils soient ensemble ou qu’ils soient séparés, l’important c’est qu’il y ait des points d’accord pour leur fonction de parents. C’est cela qui fait autorité, parce qu’on ne va pas se bagarrer avec un point d’accord, c’est un point symbolique et c’est un tel point qu’on utilise dans les apprentissages.

Une dernière remarque je vous propose est une manifestation symptomatique qui concerne les questions de la féminité. Il y a deux éléments qui témoignent des difficultés des filles à trouver leur place dans le monde actuel.

D’une part le maintien du nombre des IVG chez les jeunes femmes. Ce ne sont pas seulement les psychanalystes qui disent ça, les gynécologues le relèvent tout autant. En dépit des informations sur la contraception, etc., le taux des IVG reste le même chez les jeunes femmes. C’est quand même tout à fait surprenant, ça montre qu’il y a là une quête, par le biais « être mère ou pouvoir être mère » ; c’est une manière d’introduire par un syllogisme, « si je peux être mère, c’est que j’ai des relations sexuelles et donc c’est que je suis une femme », la supposition d’une position féminine. Ce pourrait être une garantie du féminin. La potentialité de l’enfant assurerait la position féminine, alors qu’une position féminine, est liée à un rapport homme-femme. C’est une place dont l’assurance est difficile à saisir, qui nécessite la fiabilité du discours et de la parole d’un homme et c’est beaucoup plus problématique.

Un autre élément symptomatique de cette question du féminin, ce sont les échecs scolaires chez les jeunes filles, ou chez les jeunes femmes. Dans le primaire les filles n’ont pas d’échec scolaire. C’est une généralité, il y a des exceptions ; ce sont les garçons qui ont du mal lire et à écrire du fait de l’enjeu narcissique de leur affirmation ; ils ont du mal, au niveau de la lecture et de l’écriture, à se mettre dans une position de réserve dans la lecture, à se plier à la logique d’un texte. Par contre, les filles réussissent bien, elles sont souples, elles apprennent facilement…Il y a des exceptions, bien entendu, mais de manière générale, pas de problème. Par contre, chez les l’adolescentes et chez les jeunes femmes, il y a des échecs scolaires incompréhensibles : des filles brillantes, qui réussissent leur parcours, ou des jeunes femmes brillantes se trouvent brutalement en échec. Quelque chose rate ! Ou bien même, si elles réussissent, elles n’arrivent pas à profiter de leur succès. C’est leur manière à elles de manifester que, si dans l’apprentissage, je me conformer à ce qu’on s’attend de moi, que ce soit un maître, ou un idéal, je ne m’y retrouve pas. Or ayant éludé en étant bonnes élèves les difficultés à trouver une position féminine, ce qui est compliqué à vivre dans le monde actuel – les hommes aussi pour d’autres raisons - elles ont laissé de côté, les questions du féminin et poursuivent dans les études ou dans la formation professionnelle, un parcours qui marche bien, du fait de leur souplesse. Mais elles laissent de côté leurs questions de femmes, et celles-ci resurgissent dans l’échec de ce rapport à l’idéal. Je me conforme à une être une bonne élève, mais mon identité, je l’ai laissée de côté, et elle resurgit dans ce que je suis en échec, que je ne m’y retrouve pas dans ce qu’on attend de moi. Mais je n’ose pas affirmer quelque chose de moi-même, je n’ose pas tâtonner pour tenter quelque chose de moi-même.

 C’est d’important avoir cet enjeu à l’esprit parce que l’interlocuteur d’une jeune fille ou d’une jeune femme dans une telle difficulté se doit à la fois de pouvoir l’écouter pour l’aider à décrypter ses marques d’identité, mais se doit aussi de lui signifier que son échec est à prendre comme un symptôme, ce n’est pas une dépréciation. Ce n’est pas parce qu’elle ne serait pas capable, c’est parce qu’elle n’ose pas introduire quelque chose d’elle-même. Il s’agit d’introduire cette dimension, et de pouvoir le réintroduire de manière affirmative.  Parce qu’au premier abord, cette femme objecte : « Vous plaisantez ?! J’ai vingt ans, ou vingt -cinq ans,  ça fait toutes ces années que je suis une fille, je sais ce que c’est, enfin, quand même ! ». Mais non, c’est vraiment la question de sa position de femme, ou de fille qui est problématique et il importe de pouvoir réitérer cette question-là. D’une part une adolescente ou une jeune femme est soulagée de pouvoir considérer cet échec comme un symptôme et non comme une dépréciation, D’autre part, à partir du moment où les choses avancent, lentement, dans la confiance, où une femme chemine un peu sur ces questions, elle va réussir dans ses initiatives. Mais comme elle les réussit, elle perd le symptôme de son échec, donc il faut lui rappeler que son échec représente les questions de sa féminité. Il s’agit qu’elle reste dans son interrogation là pour que, allant mieux, elle ne retombe pas dans un échec. C’est un travail qui est tout à fait particulier.  Et en répétant cette affirmation de son identité de femme sous une forme interrogative, le psychanalyste la met , si on reprend les formules de la sexuation de Lacan, dans une position d’adresse de la parole, et lui permet de faire l’expérience d’être dans une position d’une adresse, du côté Autre, du côté langagier, du côté féminin. Ce type d’initiative est une des particularités que vous retrouvez avec les anorexiques, de la même manière. On décale alors l’attention qui lui est portée, des questions alimentaires, sur les conditions d’un inter-dit dans le champ de la parole ; puisque se priver d’aliment c’est ne pas trouver un interdit dans la parole. Il s’agit donc de traiter la question du côté de la parole, du côté de l’identité sexuée et pas du côté du côté de l’alimentation qui n’a pas énormément d’intérêt.

Voilà, on a fait un tour de la clinique de l’adolescence ; j’aurais pu vous dire beaucoup de choses sur les actes mais c’est un autre sujet. Peut-être avez-vous des questions ?

[Administrateur] Juste il est vingt-cinq, ça sera la seule et unique question, désolé.

[Salle] Bonsoir, vous avez dit en début de cours, ou d’intervention, des choses qui m’ont parlé et en même temps, beaucoup interrogé sur la différence entre la formule de Lacan : $ <> a ( S barré poinçon petit a) et dans la clinique actuelle l’inverse : a <> $. Est-ce que vous pourriez revenir là-dessus ?

[Monsieur J.-M. Forget] Oui, oui, c’est que petit a, dans les deux cas, c’est le vide de l’objet. À partir du moment que je parle, que j’utilise la parole, dès qu’un enfant utilise la parole, en balbutiant pour appeler ce qu’il n’a pas, il utilise des mots, des phonèmes, et donc il renonce à un rapport direct à l’objet ; du coup, il y a une perte, et c’est ça petit a.

[Salle] En fait je n’ai pas été très précis, c’est sur la notion de poinçon… que je voulais que vous reveniez…

[Monsieur J.-M. Forget] Ah ! C’est sur la notion de poinçon ? C’est le fait que c’est un rapport impossible ; on va organiser un rapport impossible. Je parlais des nombres imaginaires, pour représenter un rapport qui n’existe pas. C’est la différence sexuée qui joue là. On est pris dans le langage, dans un écartèlement du moment qu’on parle ; dans la structure du langage, dans la succession des mots qu’on utilise, chacun avec notre style, il y a des lettres, des mots qui n’apparaissent pas. Ce sont les lettres perdues qui cernent l’objet, les marques intimes de ratages ; et on est écartelé entre les deux entre le fil de la parole et ce qui choit de ce fil, du fait de la simple logique de la succession de ce qui se dit.

La différence sexuée c’est que du côté femme, les sujets restent dans cet écartèlement, à des titres divers ; du côté homme le sujet s’appuie sur un fantasme, en ayant l’illusion que suivant ce scénario, il accéderait à l’objet. Les hommes s’accrochent à cela, vous en conviendrez : les hommes ont chacun « leur truc », leur idée fixe ; c’est ça s’appuyer sur son fantasme. « Mon truc » c’est ça, je ne pense qu’à ça : à ma voiture, à ma femme, je ne sais pas… à mon chien, à tout ce que vous voulez, ou à mon ordinateur, etc., il y a Her[2], là, qui était amoureux de son ordinateur. Il y a quelque chose du mono-idéisme comme ça, qui est corrélé à la construction du fantasme, et qui fait que du côté homme on a l’impression d’un pont qu’on peut faire entre ce qu’on dit et puis l’objet perdu. C’est un artifice qui tient jusqu’au moment de la jouissance sexuelle, où l’homme retombe sur ses pieds, comme être divisé. Du côté féminin, c’est complètement différent, il y a une position de lecture du fantasme qui fait qu’il y a une souplesse pour une femme, et un écartèlement qui est beaucoup plus direct et qui fait qu’elle est beaucoup sensible au Réel qui insiste. Mais en tout état de cause, il faut qu’il y ait cette perte symbolique d’une manière ou d’une autre, qu’on bricole chacun à notre manière. Et cette perte, il faut que les adultes qui parlent à l’enfant, ses parents notamment, témoignent de cette perte pour eux aussi, de ce qu’il y a quelque chose qui leur est impossible. Si on fait supposer à un enfant qu’il va pouvoir tout avoir tout de suite, il n’y a pas de référence à un perte, ni au manque sexuel qui représente cette perte, donc pas besoin de sexualité.

Vous avez beaucoup de situations où tout le monde couche ensemble maintenant : mais ce n’est pas de la sexualité ça. On se décharge ! Vous avez un très beau roman, qui est très difficile à lire, qui est très pénible mais qui rend bien compte de l’actualité des liens affectifs du monde actuel, qui est un livre de Camille Laurence qui s’appelle Romance nerveuse. C’est un roman qui est insupportable à lire car il rend difficile au lecteur tout processus d’identification aux protagonistes.  C’est un paparazzi qui est dans la décharge, qui est capable d’avoir des mots d’amour à l’égard d’une femme, et en même temps des mots orduriers, où il la traite comme un déchet, en même temps ; c’est insupportable. La femme supporte cela malgré tout, sensible à cet homme, sans doute à son regard. Jusqu’au moment où … il y a l’anniversaire du deuil de son enfant. Alors qu’elle est éprouvée par le réel d’une perte, son compagnon fait l’imbécile au théâtre, sans aucun aucun respect pour ce qui lui arrive. A ce moment-là, elle réalise l’écart entre la souffrance du deuil et la dépression dans laquelle elle était malmenée par cet homme ; elle tranche. Elle réalise ce qu’il en est. Elle dit de cet homme « il n’a pas de contradiction, il a un discours sans contradiction » ce qui est à la fois, vrai et faux. Elle a raison, parce qu’elle, elle est dans la névrose, et elle sait ce que c’est la contradiction, et elle repère, elle est le lieu de projection de tout ce qu’il fait et elle, elle comptabilise ce qu’il fait… il dit une chose et il fait l’envers, mais lui, il s’en moque. Il passe à autre chose ; ses initiatives sont une juxtaposition d’éléments sans lien entre eux. Il se décharge, puis après, il dit autre chose. Il s’en moque complètement. Et donc… elle a raison en partie…

Mais en fait, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas de contradiction. Parce que pour qu’il n’y ait pas de contradiction, il faudrait que ce soit inscrit quelque part. Tant que lui n’inscrit pas cela quelque part, et tant que vous ne marquez pas un élément sur une feuille, par une coche, puis par une autre coche sur la même feuille vous ne lisez pas qu’il y a une succession, une répétition, puisque vous marquez une coche sur une feuille et puis vous jetez la feuille. Pour que ça s’inscrive, pour qu’il y ait une répétition il faut que ça s’inscrive quelque part. C’est un élément important. Quand on voit un enfant, un adolescent, ou un toxicomane qui a des agirs successifs, on considère que c’est une répétition. Mais ce n’est pas vrai. Ce n’est une répétition qu’à partir du moment où lui, que ça peut s’inscrire quelque part, et qu’il l’a repéré ; d’où l’importance pour l’institution, pour les institutions, de noter tout ça. Ceci rejoint toute la question des actes et de la manière de les aborder qui est compliquée.

IL s’agit d’être rigoureux. Dans le discours actuel, il y a une petite modification pour exercer une écoute analytique ; jusqu’alors c’était écouter les lapsus, on écoute ce qui a échappé ; mais il s’agit au préalable de vérifier que les gens soient dans un discours structuré. Quand les parents se disent sont séparés : sont-ils séparés ou pas séparés ?! Ils sont séparés mais ils font la fête, les anniversaires ensemble ; ils ne sont donc pas séparés ! Il faut être logique. Pour un enfant qui utilise la langue française, et qui s’y exerce avec rigueur dans sa scolarité : séparés ça veut dire séparés : on ne peut pas faire n’importe quoi. Si on prête attention à ces points de rigueur, on constate qu’on a des propos sans référence à la perte, un pseudo-discours où il n’y a pas de perte. Un discours structuré fait référence à une perte : on ne peut pas dire une chose et immédiatement l’inverse. Actuellement on peut dire une chose et l’inverse, et l’envers de cette absence de perte dans le discours. C’est corrélé : soit il y a un discours qui est cohérent, et il fait référence à une perte, s’il est incohérent il n’y a pas de perte, on peut dire n’importe quoi.

Une des conséquences de ceci dans le monde actuel est la multiplicité des slogans. On peut dire n’importe quoi mais on va se fédérer autour des slogans. Et ce sont des mots qui sont fétichisés et qu’on ne peut pas mettre en cause. Dans le discours actuel, il y a des mots ainsi, on ne peut pas discuter ; « la parentalité » , c’est devenu un slogan ; quand ce terme a été discuté à l’Assemblée nationale dans les commissions pour préparer les lois de la famille, il y a eu une insistance pour ce mot, qui est corrélé au terme de parité, en lui-même un enjeu électoral. On ne peut pas en discuter, or la parentalité fait disparaître la différence sexuée père/mère. Mais la parité et la différence, ce n’est pas la même chose. On peut être à égalité mais différent. C’est cela qu’on a du mal à traiter. Ce sont des termes difficiles à aborder. C’est pour cela qu’on est amené à évaluer si le discours des professeurs, ou des parents est structuré, ou non, et celui de l’enfant aussi. L’enfant qui me dit « Je n’ai pas de copain, je n’ai pas d’amis, je suis triste, etc. » et puis quelque temps après déclare « Tiens, j’ai fêté mon anniversaire avec mes copains ». Il faut savoir ! On est donc dans ce temps préalable à aider les enfants, les jeunes ou les parents, à structurer leur discours. C’est pour cela que je vous citais précédemment le texte de Bergès, parce qu’il éclaire bien ce préalable, à ce que les uns et les autres structurent un discours, et qu’à ce moment-là ils soient pris dans une logique du discours. On ne peut plus alors dire n’importe quoi. Mais ça tient, c’est fiable, et puis on a des contradictions, ça nous fait souffrir d’accord mais enfin, c’est cohérent !

[1] Dans la section « Primat du symbolique », Éditions Érès, 2016, p. 391-395.

[2] Film de Spike Jonze, 2013.

Notes