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EPhEP, le 22/09/2016 

Bonsoir, ce soir on va travailler sur l'adolescence. Je m'appelle Jean-Marie Forget, j’ai une formation de psychiatre, et j'ai travaillé dans le secteur public pendant un certain nombre d'années ; c’est notamment là que, après avoir travaillé dans la psychiatrie adulte et puis la pédopsychiatrie, j'ai eu l'occasion de travailler sur les questions des adolescents. Il y a notamment deux éléments que j'avais trouvés intéressants : la manière dont, quand on rapporte une manifestation de souffrance, ou un symptôme, qui semblent souvent avoir des allures dramatiques, à la logique familiale, on se rend compte qu'on arrive à désamorcer les choses très vite, et ça redistribue les responsabilités de chacun. C’est toujours un travail tout à fait intéressant et assez surprenant.

Et puis l’autre élément, c’est autour de la question des mises en acte . Il m’a semblé aussi important d’avoir des outils de pensée, des repères théoriques, sachant qu’au fond on est, si vous voulez, à la jonction de champs différents. En effet on se trouve souvent devant des manifestations psychiatriques, mais dans la psychiatrie on ne trouvera pas d'outils théoriques concernant les mises en acte : c’est essentiellement du côté de la psychanalyse qu’on les trouve. Mais il y a quelques années encore, la psychanalyse avait du mal à traiter les questions des mises en acte parce qu’elles étaient apparentées à un ratage : le patient passait à l’acte quand l’analyse avait raté. Donc s’intéresser aux passages à l’acte, aux mises en acte, c’était assez mal venu puisque c’étaient plutôt des signes de ratage. Cela ne concernait pas directement la pensée. Depuis l'eau a coulé sous les ponts, et la clinique s'est un peu modifiée.

Alors il y a trois points que je vous proposerai : d’abord des éléments de clinique concernant les adolescents ; vous verrez qu’on pourra faire un tour d'horizon assez vaste et évoquer aussi la psychopathologie de l’enfant ; et puis en un second temps, on reprendra les questions des mises en acte, parce que je pense que ça vaut le coup de les traiter de manière bien distincte.

Toute la clinique de l’adolescence, comme celle de l’enfant d’ailleurs, vous amène à avoir des repères théoriques assez rigoureux, nécessaires pour avoir une forme de souplesse, pour faire du sur mesure. C’est vrai avec les enfants et les familles, c’est d’autant plus vrai avec les adolescents.

Dans ce temps logique de l’adolescence, on assiste à l’émergence de la puberté et de la sexualité dans le réel du corps, qui fait qu’un adolescent va tout de suite se trouver mobilisé et embarrassé par ce qui se passe dans son corps, sans très bien saisir ce qu’il s’y joue. La manière dont il a l'habitude de se repérer au niveau de l'image de soi est défaillante et inattendue, et la manière dont il va être amené à prendre appui sur des repères symboliques ou des repères d’identité qu’il n’a pas eu l’habitude d’utiliser jusqu’alors, l’amène dans un champ qui est tout à fait nouveau.

Donc sur ces trois points, c’est une sorte de désarroi dans lequel se trouve le jeune. On pourrait formuler cela comme un temps de dépersonnalisation physiologique, c’est-à-dire que l’enfant ou l’adolescent sort en principe d'une période de latence : au fond toutes les dimensions de la sexualité étaient un peu laissées de côté pour utiliser toute son énergie dans les apprentissages (enfin, c’est quelque chose qui se discute dans la clinique actuelle). Mais il y a toute une dimension de la constitution de l'identité qui se joue dans l’enfance autour de la personne, et la manière dont l’enfant s’est approprié des traits d’identité auprès des adultes qui l’entourent, et c'est cette dimension qui va être mis en pièces à l’adolescence. Car la question du désir ou de la prise en compte du désir à partir de ce qui émerge de la sexualité dans le corps va amener le jeune à introduire, à bricoler une solution qui lui soit singulière, qui lui soit personnelle, et qui ne ressort pas d'une personne ou d’une image qui renverrait aux autres.

Donc c’est un état de dépersonnalisation physiologique : il est obligé de prendre appui sur des traits d’identité, en partie inconscients.

Ce qui est aussi tout à fait intéressant, assez riche à traiter, c’est que vous vous trouvez à un temps frontière : le moment où un jeune qui a pu constituer son identité, sa subjectivité dans l’enfance, se trouve amené à utiliser ces repères-là, dans un enjeu qui est quand même considérable, à savoir : comment va se jouer pour lui les questions de son identité sexuée pour de vrai, et de sa place dans la vie sociale ? Il y a quelque chose d’une confrontation entre ce que l’enfant a pu constituer dans son intimité, et puis la logique du discours dans lequel il se constitue.

Et donc les manifestations cliniques vont vous renseigner sur la logique du discours auquel il se confronte : à la fois la logique du discours familial, mais aussi la logique du discours social actuel – Lacan parle du discours capitaliste – qui est inconséquent, c’est un discours où on peut dire strictement n’importe quoi, c’est-à-dire où il n’y a pas de contradiction. Il me semble que c’est intéressant parce que ça vous montre très bien quel éclairage on peut avoir en traitant ces manifestations, et cela demande beaucoup de précautions : il s’agit d’être rigoureux d’un point de vue clinique. Cela nous renseigne non seulement sur la clinique de la subjectivité – ou de l’identité si vous voulez – de l’enfant, mais en même temps l’identité, la subjectivité, se jouent dans le rapport aux autres ; et donc ça vous renseigne, par résonance, sur la logique du discours de l’autre à laquelle se confrontent l’enfant et l’adolescent. Vous voyez un certain nombre de situations qui semblent pathologiques ou transgressives, qui sont en fait une manière pour l’enfant, pour l’adolescent, de solliciter une position éthique de la part des adultes qui ne la tiennent pas.

Alors cela souligne aussi le côté relatif de l’adolescence qui est une construction du monde moderne, c’est-à-dire que dans le monde actuel il est difficile pour un jeune de devoir attendre et différer à plus tard les questions de la mise en jeu de sa sexualité et de son identité sexuée, comme de sa responsabilité. Il n’y a plus comme autrefois d’acte initiatique lui permettant de passer dans le monde adulte. Patrick Huerre avait publié un livre qui souligne bien ça, qui s’intitulait « L’adolescence n’existe pas », qui expose le côté très relatif de l’adolescence, et la construction du discours qui la constitue.

La clinique va donc résulter des effets de cette émergence du sexuel dans le corps. L’émergence du sexuel dans le corps, il faut bien comprendre que ça arrive d’une manière imprévisible, incoercible, et incontournable ; c’est-à-dire qu’on a beau enseigner la sexualité à l’école, on a beau dans les familles avoir des discours tout à fait ouverts, dans le meilleur des cas, sur la sexualité : quand un enfant se trouve confronté à ce qu’il se passe dans son corps, dans le réel du corps, il y a là quelque chose qui le rend tout à fait désemparé. Et je pense que c’est un élément important, parce que là il va retrouver la référence à un savoir qui n’est pas un savoir livresque, qui est un savoir de l’intimité du corps, et un savoir – ou une ignorance – qu’au fond il va découvrir au sein même de son corps.

Alors la question du sens et du sexuel ? Pour vous montrer que ce sont des choses qui sont différées, et que la question du sens va nécessiter pour le sujet d’avoir des temps logiques différents, de pouvoir reprendre dans un après coup, repérer, chercher le sens de ce qui peut émerger dans une manifestation, en particulier quand elle insiste dans le corps. Je vais vous prendre un petit exemple à propos de l’adolescence, dans un texte de Freud qui est ancien et qui montre bien cet effet d’après coup. C’est un élément clinique qui est tout à fait important, qu’on retrouvera ailleurs, dans la clinique des adultes tout autant : soit on se trouve dans des manifestations où il y a un après coup, et effectivement on est dans un champ névrotique  soit on va se trouver dans toutes les mises en acte par exemple, dans une absence de cet après coup : il y a une précipitation du sujet pour témoigner de quelque chose qui n’est pas soutenu par un fantasme, qui n’est pas soutenu par une construction personnelle, intime.

Alors c’est un exemple que Freud expose à partir d’une analyse d’adulte, où il retrouve un épisode traumatique d’une petite fille. C’est intéressant de reprendre ce texte parce qu’il est très clair et très explicite sur cet effet d’après coup. Il fait référence à une jeune femme qui se plaint de ne pouvoir rentrer seule dans une boutique, et qui en rend responsable un souvenir qui remonte à sa treizième année, peu après la puberté. Je vous cite la partie de l’observation de Freud :

« Ayant pénétré dans une boutique pour y acheter quelque chose, elle y aperçoit les deux vendeurs, et ce souvenir de l’un d’eux qui s’esclaffait. Prise de panique, elle sortit précipitamment. [Je passe les détails] L’analyse met ensuite en lumière un autre souvenir qui, dit-elle, n’était nullement présent à son esprit au moment de la scène initiale : à l’âge de huit ans, elle était rentrée deux fois dans la boutique d’un épicier pour y acheter des friandises, et le marchand avait porté la main à travers l’étoffe de sa robe sur ses organes génitaux. » Le rapprochement de la scène de l’épicier explique la scène du commis. « Le lien associatif, dit Freud, c’est le rire ; celui des deux commis lui a rappelé le sourire grimaçant dont le marchand avait accompagné son geste ». Donc elle se souvenait de l’attouchement pratiqué par le marchand, mais il y a cette phrase intéressante de Freud : « Depuis elle avait atteint la puberté, le souvenir déclenche une libération d’énergie sexuelle qui n’eut pas été possible au moment de l’accident et qui se mue en angoisse ». Vous voyez, voilà les deux temps qu’il évoque. Freud identifie et différencie ce qui est de l’ordre du conscient dans la remémoration du souvenir, ce qui est de l’ordre de la chaîne associative inconsciente.

Ce qui nous intéresse ici, c’est ce qu’il dit à propos de la symptomatologie : « La symptomatologie actuelle résulte d’une décharge sexuelle dont le conscient avait gardé la trace et qui restait liée au souvenir de l’attentat. Mais il faut noter un fait important, à savoir que cette décharge ne fut pas reliée à l’incident au moment même où il se produisit : nous trouvons là un exemple d’un souvenir suscitant un affect que l’incident lui-même n’avait pas suscité. Entretemps les changements provoqués par la puberté ont rendu possible une compréhension nouvelle des faits remémorés. » Vous voyez, ce texte de Freud, tout simple, met les choses en place d’une manière tout à fait limpide : il associe la compréhension qu’un sujet tire d’un événement au temps où le réel sexuel surgit dans son corps, voyez, c’est quand même quelque chose de tout à fait particulier – et alors que le sujet ne peut plus faire crédit à l’autre, ni repousser à plus tard une compréhension qu’il a différée. Ça c’est un élément qui est important, c’est qu’effectivement au moment de l’adolescence le sujet est obligé de traiter ce qui se joue dans son corps en son propre nom. Ce ne sont pas les avis des professeurs, des parents, etc, qui vont compter, mais la manière dont un sujet va se placer : ça va être sa propre initiative.

Voilà donc un peu l'enjeu de l'adolescence. L'adolescence a la particularité de précipiter dans l’incompréhension de la sexualité qui a été différée pendant la période de latence. L’image de la précipitation : c’est intéressant dans ces cliniques-là d’avoir des images, des représentations, parce qu’elles nous permettent de saisir un peu mieux ce qui se passe. Et la précipitation, c’est quand on trébuche en marchant : on se voit alors précipité en avant, à la recherche de notre centre de gravité ; c’est un peu ce qui se joue à l’adolescence, un sujet se précipite en avant et cherche sur quoi s’appuyer pour retrouver son équilibre.

Donc comme je vous le disais, les repères qui servaient d’assise jusqu’alors étaient souvent des repères à l’égard de l’autorité. Ce sont des repères d’identité, des repères qui constituent la personne. Or personna en latin, c’est le masque, c’est-à-dire l’apparence ; ce sont les traits du moi comme dirait Freud. Au cours des apprentissages un sujet va s’identifier aux traits de pouvoir, de puissance de l’autre. En effet quand on apprend quelque chose, à terme on va obtenir l’acquis et le matériel qui ont été l’objet de l’apprentissage, mais au fond, au terme de ce parcours, on va s’identifier au trait de pouvoir qu’on a consenti à l’autre, au maître, puisque ce dernier, pour nous permettre un apprentissage en impose, il exerce un pouvoir. (On respecte un pouvoir ou on ne le respecte pas, c’est tout le problème de l’enseignement actuel peut-être, mais en tous cas, il y a ce trait de pouvoir qui est attribué au maître, et au terme de l’apprentissage, eh bien on va s’identifier à ce trait). Ainsi les enfants vont s’identifier au trait de pouvoir des parents, et c’est un trait idéal en quelque sorte qui constitue la personne ...

Bien entendu on rencontre aussi la question du rapport au miroir, toute la modification de l’image du corps, qui est un élément important : l’enfant ne se retrouve pas, ne se reconnaît pas dans sa propre image. Mais ce qui est tout aussi important, c’est la manière dont cette modification de l’image va avoir une incidence dans ses rapports aux autres, et la manière dont ça va « exciter » au fond, à leur insu, les parents et les proches.

A ce propos, j’ai un exemple tout à fait merveilleux. C’est une adolescente que j’avais vue avec ses parents pour des conflits à la maison. Je rencontre les parents une deuxième fois après avoir eu deux entretiens avec la jeune fille. Ils m'apprennent qu'elle est guérie ! » Alors je suis surpris parce que je n’avais pas fait grand chose, je n’avais pas eu l’impression lors entretiens communs de dégager des éléments importants. Que s'est-il passé ? La jeune fille a contracté une maladie infantile et cela a désamorcé l'excitation que la féminité du corps de la jeune fille provoquait chez le père et la jalousie chez la mère. Tous les deux étaient désemparés sans très bien s’en rendre compte, et la maladie leur a permis de retrouver un type de rapport beaucoup plus simple avec leur enfant.

Enfin il me semble que c’est important, quand vous êtes dans une position d’accueil des jeunes, de veiller à avoir, dans une attitude pondérée, à écouter les jeunes dans ce qu'ils disent et ne pas s'attacher à l'image qu'il présentent. On est vraiment très frappé de voir parfois des filles qui ont 14 ou 16 ans qui se présentent comme des femmes, qui sont - comment dire ? - sans réserve, sans pudeur, ce qui risque toujours de susciter l’excitation et les dessert. Or si vous faites soigneusement attention à ce qu’elles disent, vous allez vous rendre compte que ce sont des petites filles. Et donc il est très important d’être attentif à ce qu’elles disent ou à ce qu’on peut les amener à dire, car elles ne vont pas forcément parler, mais en les interrogeant, on les amène à se livrer un peu. On voit alors qu’il y a cet écart, dont elles ne se rendent pas forcément compte, cet écart entre ce qu’elles suscitent dans le social et là où elles en sont dans leur maturité. C’est important à repérer, ainsi que chez les proches, les parents et nous-mêmes, quand on est dans un travail ou dans un accueil de jeunes. C’est un des versants de l’imaginaire où l’adolescent se trouve piégé : du côté de l’image.

Il y a un autre versant où l’adolescent peut se retrouver, qui est le côté de l’Idéal du moi. J’ai évoqué comment se constituait la personne, à partir des traits de pouvoir ou des traits idéaux qui vont constituer l’Idéal du moi, c’est cette juxtaposition de traits qui constituent la personne. L’enfant au fond se trouve dans un respect relatif de l’autorité de l’adulte, et il faut bien avoir à l’esprit que quand on est dans ce rapport à l’autorité, ça veut dire qu’on consent à ce que la jouissance de l’adulte, dans un certain domaine, prime sur la nôtre. Dans l’apprentissage, un enfant va consentir à ce que la satisfaction, la jouissance de l’adulte, dans le parcours qu’il veut lui faire faire, prime sur la sienne. Il y a une délégation de jouissance à l’égard de l’adulte qui est en position d’autorité. Or à l’adolescence, quand le réel du sexuel surgit dans le corps, cette délégation de jouissance va tomber parce qu’il est alors hors de question de faire crédit à l’autre pour rendre compte de sa propre jouissance et de sa sexualité.

Donc d’une part l’autorité de l’adulte tombe, parce qu’il ne s’agit plus qu’il y ait un maître ; et elle tombe logiquement, non parce que les adolescents seraient mal intentionnés ou irrespectueux envers les adultes : c’est parce que ça ne peut pas se faire autrement. Et d’autre part – ce qui embarrasse d’autant plus les adultes, les proches notamment – l’adolescent va solliciter les adultes sur la dimension de leur désir, sur ce qu’ils désirent: comment mon père ou ma mère rendent-ils compte de leur sexualité, de leur identité, comment s'en débrouillent-ils ? Ces interrogations vont venir solliciter l’adulte dans sa subjectivité. L’adulte est embarrassé à la fois parce que là où il attendait un respect, il n’y en a plus (le respect existe toujours bien entendu, mais il va siéger ailleurs), et parce qu’il est sollicité dans la manière dont il rend compte de son désir. Ce qui le conduit bien souvent à penser que cela ne le regarde pas. En plus, dans les années qui précèdent l’adolescence, les enfants repèrent un peu ce qu’il se passe dans la famille, donc ils ont quelques idées là-dessus, et ils vont venir solliciter les adultes là où c’est difficile.

L’adolescence est donc un temps de dépersonnalisation, puisqu’il ne s’agit plus de s’appuyer sur la personne qui se soutient d’un maître ou du pouvoir d’un adulte : il s’agit de s’appuyer sur ses propres marques. La dépersonnalisation est un point vraiment crucial, où c’est le corps du sujet – ou le moi, ou la personne – qui est soutenu par le désir ; le plaisir vient vibrer dans la personne, mais ça ne permet pas de le poser en dehors d’elle.

Ainsi vous voyez ces deux versants imaginaires, le versant de l’image, le versant de l’idéal du moi, qui viennent des mises en cause, et qui sont travaillés, en tous cas remis sur le terrain, parce qu’ils doivent être articulés avec les dimensions de la subjectivité.

Le dernier appui sur lequel va compter l’adolescent, c’est le troisième versant de l’imaginaire : le fantasme. Il y a là aussi une difficulté pour l’adolescent, car compter sur son fantasme, c’est compter sur une inscription qui nous échappe – enfin qui nous échappe à moitié, parce que dans le sens habituel du terme, le fantasme on l’entend comme ce qui soutient notre désir, notre quête d’objet etc. Mais fondamentalement, c’est quand même une manière pour un sujet de se placer suivant une inscription – parce que je vous rappelle que le fantasme, c’est une inscription grammaticale, c’est un scénario imaginaire mais ça correspond à une inscription grammaticale.

Freud avait beaucoup travaillé ça, dans « On bat un enfant ». Ce qu’il a découvert et qui est quand même assez formidable, c’est l’indéfini du fantasme ; il a repéré que c’est une inscription (on bat un enfant), où les personnages sont indéfinis (« on » c’est un indéfini). Et ce scénario indéfini recouvre en fait trois temps différents : le premier temps où l’enfant se réjouit de voir son frère ou sa sœur battus. Le deuxième temps qui est oublié dans la constitution du fantasme, c’est : mon père me bat, ou c’est : le parent me bat, où je suis l’objet d’une attention spécifique et régulière ; ce deuxième temps va être refoulé parce qu’il est trop érotisé. Et puis le troisième temps va être effectivement l’indéfini qui permet justement de rendre compte d’un élément qui, dans la trame de la constitution de l’écriture grammaticale, est perdu. C’est ça qui est formidable : vous avez une inscription qui relève d’une perte, qui rend compte d’une perte.

Et c’est en cela que d’une certaine manière l’enfant peut, à l’âge de 5-6 ans, prendre appui sur un fantasme, du moins quand ça se passe bien, quand il y a un refoulement et que l’enfant se place dans une position de garçon ou de fille à peu près assurée. C’est parce qu’il a pris appui dans un fantasme, effectivement, ce qui est une manière de tenir compte de ce qu’il découvre alors, c’est-à-dire que l’enfant a fait le tour de tout ce qui fait les outils langagiers que proposent les parents et l’entourage. Or ces outils langagiers, c’est une trame de langage dans laquelle il y a des manques, il y a des pertes, des éléments qui n’apparaissent pas, des choses qu’on n’arrive pas à dire. Et dans toute trame, comment dire, familiale, il y a une singularité : il y un certain nombre de choses qui ne se disent pas, et puis il y a des choses qui se disent, et au contraire qui ont une portée tout à fait importante, notamment les points qui font accord entre les parents.

Au fur et à mesure de la mise en place du langage, l’enfant va commencer à énoncer ce qu’il désire. Sous le coup des impératifs des apprentissages, il va faire l’expérience que le discours de l’autre - ce qu’on dit de lui et ce qu’on attend de lui - a un côté impératif. Ensuite il va retourner les choses, et tenter de dire quelque chose de ce qu’il désire. Vous voyez : l’enfant bricole sa parole, ensuite il est sous le coup d’un impératif au niveau des apprentissages, et en un troisième temps il va essayer de dire ce qu’il désire au fond. Et c’est en essayant de dire ce qu’il désire qu’il va réaliser qu’il y a des mots qui manquent, qu’il y a des « trucs » qu’il ne peut pas dire : il y a une perte. Il réalise que l’outil qu’on lui a offert si vous voulez, est incomplet ; mais cet outil incomplet, c’est malgré tout le bain dans lequel il se trouve.

S’il n y’a pas d’incomplétude dans le discours, l’enfant ne peut pas y trouver sa place : on se trouve alors dans une situation de psychose, ce qui est tout autre chose, où il n’y a pas une trame logique constituée comme telle. Mais dans les cas où il y a cette décomplétude dans le discours de l’autre, à ce moment-là l’enfant va s’approprier cette décomplétude de la trame langagière qui l’entoure, en constituant justement un fantasme. Là où il y a des mots qui manquent, il constitue intérieurement une inscription grammaticale. Et cette inscription grammaticale a cette particularité d’être dans sa trame, d’être tissée sur un manque en quelque sorte. Et au fond la manière dont on s’appuie sur un fantasme, si vous voulez, c’est la manière dont on s’appuie sur une trame, une écriture grammaticale, logique, qui est marquée par un manque. D’ailleurs vous pouvez le repérer : quand vous cherchez quelque chose, quand vous avez une quête, quand vous faites des choix importants dans la vie, et quand vous obtenez enfin ce que vous cherchiez, vous vous rendez compte que ce n’est pas ça, et que la quête de l’objet, elle vient sur une place évidée. Et c’est cette place évidée au fond qui est constituée par le fantasme. Et donc on court toute notre vie après cette place évidée, on va mettre des choses successives là, et puis on repart de l’avant comme ça.

C’est donc à l’imaginaire du fantasme que va se confronter l’adolescent. C’est quand même un élément tout à fait important et auquel on peut être sensible dans le monde actuel : pour qu’on aille s’appuyer sur un fantasme, pour qu’on se rende compte qu’il y a une décomplétude dans le discours de l’autre, que les parents manquent de quelque chose, enfin qu’il y a quelque chose qui leur manque, même dans les mots quelque chose fait défaut, il faut que les parents témoignent de ce manque. Mais dans le monde actuel, on est dans une économie du don, une éducation du don : on va tout donner aux enfants, les parents n’ont pas de manque ; or s’il n’y a pas de manque, il n’est pas besoin de s’appuyer sur un fantasme. Donc toute une partie de la clinique actuelle des enfants, concerne des enfants qui sont pris dans une économie du don. S’il n’y a pas de perte, il n’est pas besoin de se représenter une perte, et donc de prendre une position sexuée de garçon ou de fille en se représentant un manque qui rende compte de cette perte fondamentale du côté du langage. Donc vous voyez, il y a cette perte du côté du langage, perte rigoureuse, radicale, incontournable, et puis la sexualité qui va venir représenter cette perte en termes de manque. Donc on va courir après un manque ; alors du côté homme et du côté femme ça ne va pas être le même, mais il y a une nécessité que la perte soit reconnue sur le plan langagier, qu’il y ait une prise en compte de cette perte, ou d’une décomplétude dans le discours, pour qu’on puisse avoir besoin de la sexualité : sans cela il n’en est pas besoin.

Alors, y a-t-il quelques questions ?

QUESTION – Oui, je voulais vous demander M. Forget, dans le cas des enfants qu’on dit très intelligents, qui comprennent tout, qui ont mûri très vite, est-ce qu’ils ont l’impression d’avoir un manque, est-ce qu’il y a un fantasme ? Parce qu’il y a des enfants, on dit qu’ils ont mûri trop trop vite, qu’ils comprennent le langage parental sans évidement pour autant le vivre, mais qui en comprennent la grammaire, le vocabulaire... Est-ce que ces enfants jouissent, entre guillemets, d’un fantasme, et donc d’un manque ? Comment ça peut se passer vis à vis du discours parental et de ce qu’ils disent pour que les enfants se mettent à tout comprendre sans avoir rien compris en fait, ou rien opérationnalisé ?

J-M. FORGET – Oui mais il y a plusieurs situations ; il y a des enfants qui auraient mûri prématurément comme vous dites, des enfants qui ont dû assumer des situations difficiles, et qui effectivement n’ont pas pris le temps d’être enfants : ils ont géré des choses assez difficiles. Alors que ce que vous évoquez par ailleurs, ce sont ces enfants qui comprennent tout d’abord. Enfin il y a les enfants qui comprendraient tout, et puis il y a les enfants qui sont, comment dire, qui emploient le langage des parents : ce sont deux choses un peu différentes. L’histoire du langage des parents, c’est le cadre de la névrose, quand les parents ne mettent pas les enfants à leur place. Je pourrais vous prendre un exemple un peu amusant... parce que ce sont des enfants qui parlent volontiers avec des adultes, ils ne jouent pas avec leurs petits camarades. C’est un garçon dont j’avais repéré qu’il empruntait le téléphone de sa mère pour jouer à des petits jeux ; j’ai fait remarquer à la mère que contrairement à ce qu’elle pensait, il ne lui empruntait pas son téléphone : il se mettait à sa place, ce qui n’est pas du tout la même chose. Alors elle était quand même un peu saisie, et un beau jour elle lui redemande son téléphone ; il le rend à sa mère, et il lui dit : « Oh mais tu aurais quand même pu t’excuser ! » C’est dire la suffisance dans laquelle il se situait.... ça, c’est un cas de névrose.

L’autre cas que vous évoquez, les enfants qui comprennent – enfin je ne sais pas si vous voulez dire les enfants surdoués ? – ça c’est un cas de figure qui est proche de l’hyperactivité. Ce sont des enfants qui sont confrontés justement à un discours d’une perversité ambiante, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de représentation de la perte dans le discours qui les concerne. Du coup ce sont des enfants qui soit sont agités, parce qu’ils n’arrivent pas à trouver leur place dans le discours, soit ils en savent beaucoup, parce qu’ils sont confrontés à un discours familial dont l’économie est assez précise. C'est quelque chose que Melman avait avancé il y a quelques années assez clairement, c’est-à-dire que plutôt que d’être pris dans la difficulté habituelle qu’on a à s’entendre entre hommes et femmes – (parce que au sein des couples, on ne cherche pas le même objet, on ne vise pas le même objet, il y a toujours ce désaccord, mais à partir du moment où on est baigné dans le discours capitaliste et dans une quête de satisfaction d’un objet positivé, pas d’un objet insaisissable, mais d’un objet positivé ) alors les parents deviennent complices, et partenaires plus exactement, de la même consommation. Du coup il n’y a plus de problème entre eux puisqu’ils visent le même objet, qui est un objet positivé.

Alors là – j’avais repris ça après Melman – vous avez la constitution de la logique d’un groupe, c’est-à-dire la logique où il n’y a pas de référence à la perte, pas de référence à la castration, pas de différence entre les personnes, etc. Il n’y a pas de représentation de la perte, c’est-à-dire que quand l’enfant par ses initiatives mêmes introduit sa différence, eh bien sa différence ne rencontre pas dans le discours familial de représentation de la différence. Et donc ce qu’il avance est récusé : soit ça va faire une crise, soit on va le faire taire, soit on l’embarque dans une consommation commune. Dans ce cadre-là, les enfants vont avoir beaucoup de mal à se faire entendre. Si les enfants agités, hyperactifs, c’est parce qu’ils ont une place insupportable, ils sont sur des charbons ardents, c’est-à-dire qu’ils sont éjectés du discours familial et qu’ils vont donc essayer d’y rentrer en s’agitant en permanence.

Quant à l’enfant surdoué, c’est un enfant bien entendu qui en sait plus que les parents. Parce que si dans la logique du discours des parents il n’y a pas de référence à la perte, eh bien l’enfant qui est issu de la sexualité, il en sait plus qu’eux, de la perte et du sexuel. Vous voyez il y a là quelque chose de très particulier qui fait qu’il faut être très prudent avec des enfants qui seraient - comment dire - trop brillants. Parce que d’abord le corps ne suit pas très souvent, c’est-à-dire qu’effectivement ils sont brillants d’un côté, très efficients souvent, mais il y a des problèmes au niveau du corps, des énurésies ou des dyspraxies, ou symptômes comme cela, où ils sont vraiment très mal à l’aise.

S’il n’y a pas de perte, il n’y a pas de constitution de fantasme, donc on va se retrouver avec des enfants – et c’est une clinique différente effectivement – des enfants qui ne vont pas être tellement disponibles pour les apprentissages scolaires rigoureusement ; ils vont stocker des tas de choses, mais ça ne veut pas dire que du côté de l’apprentissage et de l’assimilation de connaissances d’une manière singulière, ça va tout à fait bien fonctionner. Cela dit ils peuvent très bien récupérer d’excellentes notes, mais au niveau de l’apprentissage ça va poser problème. Et quand, dans les liens aux parents, ils sont tentés d’introduire leur place, ça va faire des crises. Ce sont donc des enfants qu’on va voir en consultation pour des crises : alors personne n’y comprend rien, on fait le point avec les parents, on réintroduit quelque chose d’une différence entre eux. Ensuite la crise s’apaise, tout va bien, et ils repartent, ils ne poursuivent pas les choses. Et puis quelques années après, paf ! il y a une nouvelle crise, alors on va consulter, mais ailleurs parce qu’il a grandi, on va pas le prendre pour un bébé... une nouvelle crise, vous voyez ? On passe de crise en crise successives. Ce qui fait que la période de latence que j'évoquais tout à l’heure, elle est plus discutable dans ce cas-là. Ce n’est pas du tout évident que les enfants soient apaisés du côté sexuel ; les choses sont toujours bouillonnantes, sans qu’ils trouvent un canal, une canalisation, une structuration pour pouvoir s’apaiser. 

Un second extrait du cours de Monsieur Forget concernant les mises en acte à l'adolescence sera publié ultérieurement dans le cycle « Psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent ».

Notes