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EPhEP, MTh2-ES6, le 18/03/2017

Bernard Vandermersch avait souhaité que je traite la première heure des paranoïas, et la seconde heure des autres psychoses.

Je me suis permis d’organiser les choses un peu diffĂ©remment, parce que cette succession de chapitres (la paranoĂŻa, les autres psychoses) pourrait laisser penser que tous les auteurs sont d’accord sur ce que c’est que la paranoĂŻa — par exemple la limite entre paranoĂŻa et schizophrĂ©nie — alors qu’à vrai dire pour qu’aujourd’hui des psychiatres puissent se mettre d’accord sur les diagnostics, il a fallu que ces diagnostics soient rĂ©duits, hĂ©las, Ă  leur plus simple expression â€” et encore, parce que si c’était leur plus simple expression ce serait au contraire une rĂ©ussite. Les diagnostics sont rĂ©duits aux catĂ©gories les plus floues. J’ai apportĂ© l’abrĂ©gĂ© de la classification CIM-10 â€” c’est la classification internationale des maladies mentales numĂ©ro 10 — et donc cet abrĂ©gĂ© est mis Ă  la disposition des psychiatres de l’établissement oĂą je travaille, pour qu’ils puissent coder le diagnostic des patients qu’ils ont eu Ă  traiter (c’est une dĂ©marche obligatoire), et donc ce que ce document nous permet de voir, c’est que pour la schizophrĂ©nie il y a une quinzaine de sous-catĂ©gories, et pour ce qui ne relève pas de la schizophrĂ©nie, les choix proposĂ©s sont les suivants : « Troubles dĂ©lirants persistants Â» et, pour ceux qui ne seraient pas satisfaits par ce diagnostic, est Ă©galement proposĂ© « Autres troubles dĂ©lirants persistants Â» ; et si ça n’allait pas encore, le troisième diagnostic proposĂ© est « Troubles dĂ©lirants persistants, sans prĂ©cisions Â». Donc c’est dire l’estime dans laquelle on tient les connaissances auxquelles Ă©ventuellement les praticiens auront fait l’effort de se former. Il faut aujourd’hui Ă  peu près cela pour que tout le monde puisse penser qu’on s’entend, c’est-Ă -dire que quand un collègue parle, utilise un mot comme « paranoĂŻa Â», eh bien on puisse avoir une idĂ©e de ce qu’il dĂ©signe par lĂ . Donc vous voyez, en fait j’utilise, moi, l’exemple de paranoĂŻa, alors que ce mot ne figure pas dans le CIM. Donc, il convient de vous dire un mot sur justement la question de la nosographie, c’est-Ă -dire la façon dont on pourrait identifier un certain nombre de catĂ©gories, et qui mises cĂ´te Ă  cĂ´te constitueraient une nosographie de la pathologie mentale. Dans la correspondance Freud-Bleuler, cela apparaĂ®t assez clairement, par exemple dans la distinction entre l’école allemande, l’école de Vienne. Et c’est un problème analogue pour ceux qui essaient de rassembler une pathologie autour d’un concept, c’est-Ă -dire de ne pas simplement ĂŞtre descriptif, mais d’essayer d’utiliser un concept qui permettrait de rassembler en une mĂŞme catĂ©gorie diffĂ©rents patients. Par exemple SĂ©rieux et Capgras qui, dans leur ouvrage Les Folies raisonnantes (1909), ont essayĂ©, Ă  partir du concept d’interprĂ©tation dĂ©lirante, de proposer cette catĂ©gorie des psychoses dĂ©lirantes dont le mĂ©canisme de construction du dĂ©lire ne serait qu’interprĂ©tatif. Or il se trouve, quand on lit leur texte, que l’on doit bien se rendre Ă  l’évidence que bon nombre, si ce n’est la plupart des patients dont ils parlent, semblent prĂ©senter des hallucinations en plus du phĂ©nomène d’interprĂ©tation. Donc c’est dire la difficultĂ© encore aujourd’hui de mettre une dĂ©limitation entre la paranoĂŻa et la schizophrĂ©nie, sur laquelle tout le monde pourrait ĂŞtre d’accord. Par exemple une de ces limites, certains auteurs ont Ă©tĂ© tentĂ©s de dire : « Eh bien voilĂ , dans la paranoĂŻa, il n’y a pas d’hallucination Â» ; alors Ă©videmment, la clinique quotidienne nous montre toute le contraire. Donc c’est le premier point dont je voulais vous parler, la dĂ©licate question de la nosographie. Notre nosographie n’a pas l’exactitude d’une botanique : ce que nos mots dĂ©signent ne sont pas des espèces naturelles.

L’autre point dont je voulais parler avant d’arriver Ă  la paranoĂŻa et Ă  la schizophrĂ©nie en tant que telles, c’est du concept de Spaltung. Spaltung c’est un terme allemand qui est traduit en français curieusement, selon les auteurs par « clivage Â» : par exemple l’article de Freud autour des annĂ©es 1930 « Spaltung der Ich Â» (« Le clivage du Moi dans le processus de dĂ©fense Â»), c’est traduit par « clivage Â» ; et chez Bleuler, Spaltung est traduit par « dissociation Â». Et donc la Spaltung c’est un concept important parce qu’évidemment, on n’en retrouve pas l’incidence uniquement chez les patients schizophrènes. Le mot « schizophrĂ©nie Â» a Ă©tĂ© construit par Bleuler en 1911, dans une dĂ©marche critique, en tout cas avec un souhait de se distinguer de Kraepelin, qui lui avait gardĂ© pour la schizophrĂ©nie le terme classique jusque-lĂ  de « dĂ©mence prĂ©coce Â» ; et donc voulant se dĂ©marquer de Kraepelin, Bleuler construit le mot « schizophrĂ©nie Â» ; et donc la « schize Â», dans schizophrĂ©nie qui est un radical grec qui renvoie Ă  Spaltung, le clivage.

Ce terme de Spaltung, Bleuler n’est pas le seul Ă  l’employer, c’est un terme que l’on rencontre notamment chez Freud tout au long des diffĂ©rentes Ă©poques de son Ă©laboration. La première incidence du mot Spaltung chez Freud, c’est lorsque Freud dans ses Études sur l’hystĂ©rie, a Ă©tĂ© amenĂ© Ă  constater qu’il y avait deux groupes psychiques diffĂ©rents : une vie psychique consciente (on peut avoir le sentiment de bien la connaĂ®tre), et puis une vie psychique inconsciente, qui nous dĂ©termine tout autant, mais Ă  notre insu. Première incidence du mot « clivage Â» chez Freud. Ensuite Freud remarque le clivage, la Spaltung, chez le mĂ©lancolique, dans Deuil et mĂ©lancolie, et il remarque que le mĂ©lancolique porte plainte contre lui-mĂŞme. C’est-Ă -dire qu’il y a une place qu’il occupe quand il porte plainte, et il porte plainte contre cette autre place, il se dĂ©signe quand il porte plainte contre lui-mĂŞme. Vous voyez, c’est quelque chose d’assez diffĂ©rent du mĂ©canisme de la honte, du mĂ©canisme commun de la honte, oĂą lĂ  celui qui Ă©prouve la honte se trouve divisĂ©, partagĂ©, mais sur un autre mode. C’est-Ă -dire que Freud remarque que le mĂ©lancolique, quand il se dĂ©nonce, le fait sur un mode sans gĂŞne, sans humilitĂ©, sans discrĂ©tion. Il ne semble pas affectĂ© lui-mĂŞme, c’est le monde autour de lui qui est affectĂ© de ce dont il s’accuse. Vous voyez la distinction ĂŞtre ce qu’on pourrait appeler la division subjective commune, qu’on peut effectivement repĂ©rer dans la honte, et puis ce type de dispositif oĂą il y a une distribution des places et oĂą un patient peut occuper les deux places, mais des places, je dirais, qui ne sont plus articulĂ©es les unes aux autres : c’est ça, la diffĂ©rence entre division subjective et clivage.

La troisième occurrence du mot Spaltung chez Freud, c’est un article autour de 1925 qui s’appelle « La dĂ©composition de la personnalitĂ© psychique Â». DĂ©composition. Et dans cet article, Freud part de la clinique de ce qu’il appelle les « dĂ©lires d’observation Â» pour proposer que ce qui se prĂ©sente comme regard, chez le patient qui se sent observĂ©, eh bien Freud nous propose de considĂ©rer que ce regard qui est la première phase de ce qui pourra ensuite ĂŞtre le jugement, c’est-Ă -dire la conscience morale, eh bien que ce regard chez un psychotique semble avoir pris toute son autonomie, toute son extranĂ©itĂ© — je reviendrai sur ce terme, c’est-Ă -dire que c’est un regard qui lui semble ĂŞtre le regard de l’autre, pas du tout le sien sur lui-mĂŞme. Eh bien ce regard, chez le dĂ©lirant pris dans un dĂ©lire d’observation, Freud nous propose de considĂ©rer qu’il s’agit de ce qui serait chez l’homme bien-portant le Surmoi, mais que dans ces cas de psychose, ce qui en principe est articulĂ© — qui compose la personnalitĂ©, mais en Ă©tant articulĂ© — dans la psychose, on le trouve complètement diffractĂ©, c’est-Ă -dire qu’il y a lĂ  un clivage, une fracture entre ses instances diffĂ©rentes qui composent la personnalitĂ© et Freud nous dit une fracture Ă  la façon dont un cristal se brise, c’est-Ă -dire en suivant les lignes que lui offre la structure. Vous voyez, Ă  chaque fois la question de la Spaltung, du clivage, vient solliciter quelque chose de l’ordre d’une articulation qui serait celle que l’on trouve comme un sort commun (nous tous, tout ce qui est humain) : il n’y a pas de subjectivitĂ© qui ne se constitue d’une division subjective.

Donc le sort commun, l’homme bien-portant, lui-mĂŞme est animĂ©, sa subjectivitĂ© est animĂ©e par cette multiplicitĂ© d’instances ; et la psychose nous montre une Spaltung, c’est-Ă -dire un clivage entre ces instances. La dernière occurrence chez Freud du mot Spaltung, c’est celle que j’évoquais tout Ă  l’heure, Ă  savoir Spaltung der Ich, la division du Moi comme processus de dĂ©fense. C’est un des articles les plus tardifs de Freud, c’est la dernière pĂ©riode, et cette fois-ci Freud nous parle d’un clivage qui ne passe pas entre des instances diffĂ©rentes, mais qui se produit au sein du Moi lui-mĂŞme : c’est-Ă -dire que le Moi, qui a cette fonction d’assurer l’unitĂ© par un travail de synthèse, de conciliation, eh bien lui-mĂŞme se trouve divisĂ©. C’est-Ă -dire qu’il y a des propositions qui sont incompatibles, et que pourtant il adopte sans qu’il y ait entre les deux d’élaboration dialectique. Freud prĂ©sente ça comme façon de se dĂ©fendre contre la castration ; et alors de tenir en mĂŞme temps, de considĂ©rer en mĂŞme temps deux choses qui pourtant devraient donner lieu Ă  un choix, c’est-Ă -dire « c’est ou ça, ou ça Â» eh bien non, lĂ , ça sera les deux. Ce mode de dĂ©fense contre la castration est quelque chose, lĂ  aussi, d’assez commun : dans les programmes politiques, nous avons l’occasion de voir ce processus de la synthèse qui conduit parfois Ă  se mettre d’accord sur l’association de dĂ©cisions qui auraient pu ĂŞtre bonnes si on avait su faire le choix qu’elles appliquaient, c’est-Ă -dire ne pas les associer, les considĂ©rer comme « ou bien on fait ceci, ou bien on fait cela Â».

La plupart des auteurs, enfin des auteurs intĂ©ressants, rĂ©flĂ©chissent Ă  cette question de la Spaltung que la clinique illustre. Alors Ă©videmment, on a parlĂ© de Freud, Bleuler, qui ont beaucoup correspondu ensemble, et puis Ă©galement un auteur dont je vous parlerai qui s’appelle ClĂ©rambault, qui est on peut dire quelqu’un qui internationalement est malheureusement aujourd’hui tout Ă  fait mĂ©connu, mais qui lui — je vous en parlerai parce qu’il nous propose d’organiser ce qu’on peut observer dans la psychose de telle façon que ça permet un petit peu de faire la part des choses, c’est-Ă -dire de voir comment il peut y avoir des cas de paranoĂŻa pure, des cas de schizophrĂ©nie typiques, et puis entre les deux ce qu’il appelle une forme composite, Ă  la façon d’un granit. ClĂ©rambault c’est quelqu’un qui a dĂ©crit des cas purs ; on a mĂŞme pu le lui reprocher, certains ont contestĂ© l’existence-mĂŞme de ces cas : par exemple l’érotomanie pure. Il y a des collègues qui n’en ont jamais rencontrĂ© et qui considèrent que ça n’existe pas ; moi j’en ai rencontrĂ© quelques-unes. Et donc ClĂ©rambault a dĂ©crit des cas purs, et puis des cas non pas impurs mais complexes, c’est-Ă -dire dans lesquels les syndromes qu’on peut trouver chez certains patients exprimĂ©s de façon pure, eh bien chez ces patients-lĂ  sont mĂ©langĂ©s Ă  la façon des roches dans le granit. Vous voyez, la mĂ©taphore minĂ©rale, chez les psychiatres, revient souvent pour parler de la façon dont un cristal se brise, et puis lĂ  pour parler du granit.

ClĂ©rambault n’utilise pas le terme Spaltung Ă©videmment, puisqu’il Ă©crit en français, mais il utilise le terme de « scission Â», ce qui Ă©videmment, si on devait traduire en allemand, serait Spaltung. ClĂ©rambault intitule un de ses articles « Automatisme mental et scission du Moi Â». Donc tous les auteurs intĂ©ressants ont rencontrĂ© cette question. Et ce qui distingue les psychanalystes de ceux qui ne sont pas psychanalystes c’est que les psychanalystes considèrent, comme Freud nous l’indiquait tout Ă  l’heure, que cette division du Moi a quelque chose de partagĂ©, de commun entre les ĂŞtres humains ; la façon dont nous pouvons interroger la clinique Ă  laquelle nous sommes confrontĂ©s, c’est justement d’essayer de comprendre comment cette division, qui fonctionne assez bien chez l’homme bien-portant, prend cet aspect dans la pathologie psychotique.

Les psychiatres qui ne sont pas psychanalystes comme par exemple Bleuler ou ClĂ©rambault, estiment eux qu’au dĂ©part il y quelque chose d’organique, et que donc, si c’est d’un patient psychotique dont il vient nous parler, ça ne nous permet pas de nous interroger sur ce qui serait notre propre expĂ©rience. Il y a lĂ  une cause organique. Ça aussi, la question de la cause est tout Ă  fait intĂ©ressante, mais sĂ»rement ce que je vous raconte doit vous apparaĂ®tre comme très dĂ©cousu, je suis dĂ©solé… Je m’expose Ă  illustrer moi-mĂŞme un des chapitres dont nous parlons, la schizophrĂ©nie, puisque par exemple il y a parmi les signes de la schizophrĂ©nie ce qu’on appelle le discours « diffluant Â», ou digressif : voilĂ , un patient qui va de digression en digression, et puis au bout d’un moment on se rend compte qu’on ne nous a apportĂ© aucune des informations que l’on attendait. Je suis en train justement de faire une digression : Bleuler avait proposĂ© d’expliquer ça comme ça, par le dĂ©faut d’une « reprĂ©sentation de but Â» [Zielvorstellung]. Et reprĂ©sentation de but, c’est aussi un terme qui est partagĂ© entre Bleuler et Freud : c’est ce qui permettrait Ă  quelqu’un de parler de telle façon que ceux qui l’écoutent pourraient avoir une idĂ©e de lĂ  oĂą il veut en venir, par exemple. « ReprĂ©sentation de but Â» apporte en principe une certaine unitĂ© au discours, entendu comme la parole, mais aussi les actes.

Je reviens Ă  la question de la cause de ce qui fait qu’un patient dĂ©lire… C’est une question intĂ©ressante, les auteurs ont Ă©changĂ© lĂ -dessus, ont fondĂ© des points de vue diffĂ©rents. Il y a d’abord chez Bleuler et chez Freud en mĂŞme temps, l’idĂ©e qu’il convient de distinguer deux choses : la cause du dĂ©clenchement de la maladie, qui elle Ă©ventuellement se rencontre dans le cours d’une existence — parce que vous savez que Freud proposait que la cause de la paranoĂŻa pouvait se trouver dans le refus d’une homosexualitĂ© ce sur quoi Bleuler n’était pas d’accord, pour lui la cause de la psychose Ă©tait organique - Freud lui-mĂŞme, Ă  partir de son travail sur les mĂ©moires du PrĂ©sident Schreber [MĂ©moires d’un nĂ©vropathe], a fait tout un travail compliquĂ© pour montrer effectivement qu’on pouvait repĂ©rer deux temps dans la psychose : le temps du dĂ©clenchement, oĂą la maladie s’exprime sous les caractères que nous lui connaissons ; mais un temps prĂ©cĂ©dant, qui est celui de la Ververfung première — Ververfung c’est un terme allemand qui a Ă©tĂ© traduit par Lacan par « forclusion Â» — et donc forclusion d’un signifiant, c’est-Ă -dire qu’un signifiant est au dĂ©part rejetĂ© ; et donc cette forclusion initiale peut avoir lieu extrĂŞmement prĂ©cocement. ExtrĂŞmement prĂ©cocement, on terminera lĂ , je reprendrai un petit truc de Freud, un petit truc de Lacan, et vous verrez que ça peut survenir avant l’enfance, mĂŞme : c’est prĂ©coce. Tout ça pour dire que quand on commence Ă  ouvrir la question de la cause, eh bien il y a beaucoup de travail, il faut vraiment se donner du mal pour essayer d’articuler quelque chose qui soit un peu, comment dire… un peu rationnel. C’est la grande confusion dans les dĂ©bats  entre organogenèse et psychogenèse : la grande confusion tient dans le fait que ceux qui dĂ©fendent l’organogenèse prĂŞtent Ă  leurs adversaires l’idĂ©e que la psychogenèse serait simplement une rĂ©action psychologique qui reviendrait Ă  l’âge adulte au moment du dĂ©clenchement de la maladie. Pas du tout : la psychodynamique est Ă  l’œuvre, comme je vous l’ai dit, extrĂŞmement prĂ©cocement.

Partant de l’idĂ©e que les choses ne sont pas si simples que nous aimerions qu’elles soient, et que donc on peut difficilement se contenter de parler d’un cĂ´tĂ© des paranoĂŻas, de l’autre des schizophrĂ©nies, j’ai fait le choix de vous parler dans un premier temps, pour terminer notre première heure, des grands syndromes. Des grands syndromes au sens oĂą ils peuvent ĂŞtre rencontrĂ©s dans tout le champ de la nosographie : toute psychose est susceptible dans son Ă©volution, Ă  un moment, de s’exprimer sur le mode d’un de ces syndromes.

Je commence par le syndrome de Cotard, dont vous avez probablement dĂ©jĂ  entendu parler : Cotard est, comme Freud, et un certain nombre d’autres, un Ă©lève de Charcot, et le syndrome de Cotard est un syndrome qui internationalement est reconnu, qui figure dans la CIM-10 dont je vous parlais tout Ă  l’heure. Un psychiatre français dont vous avez dĂ» entendre parler aussi, qui s’appelle Jules SĂ©glas, a donnĂ© son nom au syndrome de Cotard, puisque le psychiatre qui avait dĂ©crit ce syndrome l’avait appelĂ© autrement : Jules Cotard l’avait appelĂ© le « dĂ©lire de nĂ©gation Â», ce qui est aussi une bonne nomination. Donc le « dĂ©lire de nĂ©gation Â», c’est un dĂ©lire hypocondriaque (qui porte sur le corps) qu’on rencontre dans les formes graves, très graves de mĂ©lancolie anxieuse ; et parmi les idĂ©es dĂ©lirantes, il y a Ă  la fois des idĂ©es d’immortalitĂ©, d’éternitĂ© — les patients se disent Ă  la fois dĂ©jĂ  morts, et qu’en mĂŞme temps, comme ils sont morts et qu’ils continuent Ă  vivre, ils sont immortels — et Ă©galement ils affirment qu’ils n’ont pas certains organes, comme par exemple pas de cĹ“ur, pas d’intestin, ou bien que ces organes sont pourris, bouchĂ©s… Donc syndrome de Cotard, et c’est l’occasion d’évoquer au passage ce moment particulier que dĂ©crit le PrĂ©sident Schreber, dans sa biographie, le moment oĂą il se croit dĂ©jĂ  mort parce qu’il croit lire dans un article de presse qu’on annonce sa mort. C’est ce que Lacan reprendra comme « la mort du sujet Â», qui est un Ă©vĂ©nement qui peut se produire dans le cours d’une psychose. Une des formes de mĂ©lancolie, qui serait un Ă©tat apparentĂ© Ă  la mĂ©lancolie, peut ĂŞtre considĂ©rĂ© comme un carrefour des psychoses, ainsi que Freud le propose : Ă  partir d’un Ă©tat mĂ©lancolique ; ensuite un patient peut s’orienter vers les diffĂ©rentes formes distinctes de la clinique. On peut tout de suite Ă©voquer certaines formes de catatonie mortelle, qui en principe appartiennent aux champs de la schizophrĂ©nie, catatonie, oĂą certains patients, s’ils sont atteints de cette pathologique psychomotrice massive, eh bien se trouvent mourir de telle façon que les rĂ©animateurs perdent les moyens de les ramener Ă  la vie, mĂŞme les moyens de la rĂ©animation moderne ne permettent pas de les ramener Ă  la vie. Il y a un excellent numĂ©ro du Journal Français de Psychiatrie[JFP] qui traite de la catatonie, qui a Ă©tĂ© coordonnĂ© par StĂ©phanie Hergott, dans lequel il y a un article de Walter Bradford Cannon qui s’appelle « La mort “vaudou” . Et donc Cannon n’était non pas ethnologue ou ethnographe, il Ă©tait physiologiste Ă  la Harvard Medical School ; et comme physiologiste, il s’était intĂ©ressĂ© au fait que la vie pouvait s’éteindre en quelques jours, après que des paroles d’exclusion du groupe aient Ă©tĂ© prononcĂ©es. Comment la vie dans ce cas-lĂ , la plus organique, peut tenir pour un ĂŞtre humain au destin de son appartenance Ă  un groupe, dans lequel se joue son rapport Ă  la parole, donc sa vie psychique. C’est cela que Lacan dĂ©signait par « mort du sujet Â», c’est comment Ă  un certain moment la vie psychique peut s’éteindre.

Autre syndrome, le syndrome Ă©rotomaniaque. Celui-lĂ  nous le devons Ă  ClĂ©rambault justement, qui a dĂ©crit le discours Ă©rotomaniaque d’une façon magistrale, au point que dans les prĂ©sentations de patients qu’on peut lire dans ses Ĺ“uvres complètes, on peut constater qu’il sait tellement Ă  l’avance ce que le patient va dire, il connaĂ®t tellement la structure de son discours qu’il est mĂŞme capable de le formuler avant lui, et donc de lui proposer ; le patient n’a plus ensuite qu’à valider. Ce syndrome Ă©rotomaniaque, ClĂ©rambault nous dit que c’est « une caricature de la forme normale de l’espoir Â» : vous voyez lĂ  aussi encore une fois, il ne s’agit pas de Freud mais de ClĂ©rambault ; et pourtant il nous renvoie au sort commun. Donc on a une espèce de caricature qui vient nous montrer comment finalement ce qui chez nous est forme de l’espoir peut parfois prendre un tour parfaitement dĂ©lirant, puisque dans ces structures Ă©rotomaniaques, toute dĂ©ception, quelle que soit la manière dont l’homme qui est censĂ© aimer la femme Ă©rotomane, quelle que soit la manière qu’il prend pour l’éconduire, eh bien ce sera perçu comme une mise Ă  l’épreuve. Ça viendra comme une preuve au contraire, du fait que cette femme Ă©rotomane a Ă©tĂ© Ă©lue par le personnage en question, parce que justement elle considĂ©rera que le fait qu’il repousse l’officialisation de leur union, c’est pour mettre Ă  l’épreuve son amour Ă  elle. Si vous avez en mĂ©moire le texte, vous connaissez l’histoire de Job dans la Bible ? Alors il est vertueux et puis il ne lui arrive que des tuiles. Donc voilĂ , il comprend qu’il s’agit de continuer Ă  espĂ©rer, que finalement toutes ces tuiles qui lui arrivent c’est une forme de mise Ă  l’épreuve… Cette façon dont un Ă©rotomane considère que celui qui — enfin, son objet — l’aime, c’est ce que ClĂ©rambault appellera le « postulat fondamental Â» : c’est quelque chose qui est postulĂ©, qui est absolument incritiquable, Ă  partir de quoi tout le reste dĂ©coule.

Ce qui est intĂ©ressant dans cette structure Ă©rotomane, c’est que le thème initial est celui des rapports amoureux, mais que cette structure que dĂ©gage ClĂ©rambault peut parfaitement se passer du thème, et qu’on peut trouver des dĂ©lires Ă©rotomanes par exemple chez un employĂ© : un employĂ©, ou quelqu’un qui souhaiterait ĂŞtre recrutĂ© et qui va considĂ©rer que le patron, justement, l’a dĂ©jĂ  Ă©lu depuis longtemps, est dĂ©jĂ  extrĂŞmement intĂ©ressĂ© par tout ce qu’il serait capable de lui apporter et, s’il ne le recrute pas encore, c’est lĂ  aussi pour le mettre Ă  l’épreuve, pour l’inciter Ă  « fendre l’armure Â» comme on dit aujourd’hui, Ă  montrer vraiment qu’il en veut et ce qu’il est capable de faire.

Il y a aussi des Ă©rotomanies divines : oĂą les sujets attendent une Ă©lection de Dieu et qu’en attendant ils sont dans l’épreuve.

Classiquement, je vous le dis pour votre culture, le syndrome Ă©rotomaniaque est dĂ©crit en trois phases : phase d’espoir, ensuite phase de dĂ©pit et ensuite phase de rancune — enfin c’est surtout la phase d’espoir qu’on observe le plus souvent.

Autre syndrome encore, intéressant à connaître. Tous ces syndromes, je répète ils existent sous des formes pures, et Clérambault insiste pour dire que plus ces syndromes sont purs, plus ils sont complets (c’est-à-dire qu’on y trouve tous les éléments qu’il a décrits), et plus ils sont stables et durables. Mais ces syndromes on les rencontre aussi dans le cours des psychoses, et là mélangés à d’autres éléments.

Maintenant je passe au syndrome d’illusion de Fregoli. C’est un syndrome qui a Ă©tĂ© dĂ©crit plus tardivement, en 1927, par deux psychiatres, Courbon et Fail, et ils lui ont donnĂ© le nom de Fregoli, qui Ă©tait un transformiste cĂ©lèbre, quelqu’un qui, dans son spectacle, changeait très très rapidement de costume scĂ©nique ; et donc on voyait des personnages parfaitement diffĂ©rents se prĂ©senter sur scène, alors qu’au fond il s’agissait toujours du mĂŞme. Ce syndrome de Fregoli a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ© en particulier par StĂ©phane Thibierge, et montre quelqu’un qui identifie toujours le mĂŞme, sous les apparences les plus diverses.

On peut d’ailleurs tout de suite Ă©voquer la façon dont ces syndromes peuvent coexister, on peut les retrouver chez un mĂŞme patient. Il n’est pas rare par exemple qu’un Ă©rotomane identifie toujours le mĂŞme, comme ça. Par exemple une voiture va passer, Ă©videmment elle Ă©tait conduite par l’objet, par celui qui l’aime : Ă©videmment, c’était lui..

Autre syndrome encore, le syndrome de Neisser (Clemens Neisser) — je crois que Bernard Vandermersch vous en a parlĂ© il me semble, puisqu’il considère que ce syndrome a une signification personnelle — est le phĂ©nomène Ă©lĂ©mentaire qu’on retrouve systĂ©matiquement dans la paranoĂŻa. « Signification personnelle Â», il ne faut pas se mĂ©prendre sur ce que ça dĂ©signe : ça ne veut pas dire que quelqu’un interprète de façon très personnelle ce Ă  quoi il a affaire ; mais ça veut dire que c’est lui Ă  quoi se rĂ©fère tout ce qui se passe autour de lui : il est ce qui donne leur signification aux Ă©vĂ©nements qui se dĂ©roulent autour de lui. On a appelĂ© ça aussi « sentiment de rĂ©fĂ©rence Â» ; Grivois a parlĂ© de « sentiment de centralitĂ© Â». Enfin, tout cela dĂ©signe exactement la mĂŞme chose que ce que Neisser avait fait valoir. Et c’est intĂ©ressant, c’est l’exemple-mĂŞme de l’instauration, pour un sujet psychotique, d’un point de vue extĂ©rieur Ă  lui-mĂŞme, d’un savoir sur lui qui serait viendrait des autres. LĂ  encore Ă©videmment, ça nous invite Ă  nous poser la question : et alors, est-ce que les bien-portants ne sont pas intĂ©ressĂ©s par le regard, hein ? Ce qui est intĂ©ressant, ce qu’on peut remarquer chez ces patients qui prĂ©sentent un dĂ©lire de signification personnelle — enfin, une expĂ©rience de la signification personnelle —, c’est que lĂ  aussi il n’y a pas de division ; ils ne participent pas au savoir dont il serait question sur eux, ils n’ont pas la moindre idĂ©e de ce dont il s’agirait. Et radicalement, un savoir de l’Autre ; et ce point de vue extĂ©rieur dont je vous parlais, ça n’est pas simplement de l’ordre du regard et de la phĂ©nomĂ©nologie du regard. Je vais vous donner un exemple qui m’avait beaucoup surpris et beaucoup intĂ©ressĂ© : une jeune femme, dans la file d’attente pour accĂ©der Ă  une bibliothèque est persuadĂ©e que tous ceux qui sont dans cette file d’attente sont… je ne vais pas dire sont lĂ  pour elle, mais en tout cas qu’elle est au centre de leur attention. Et c’est intĂ©ressant parce que voilĂ  — toujours les digressions — le terme de « dĂ©lire d’observation Â» que Freud avait utilisĂ© tout Ă  l’heure, en fait il l’avait trouvĂ© chez Meynert, qui Ă©tait un psychiatre de la gĂ©nĂ©ration d’avant Freud, et c’est justement Meynert qui a utilisĂ© un mot en allemand qui ne veut pas dire « observation Â», qui veut dire « attention Â» : ce serait Ă  proprement parler un « dĂ©lire d’attention Â». Et donc cette jeune femme, Ă  moment, j’ai dĂ» lui demander, enfin l’inviter Ă  parler un petit peu du rapport de ce qu’elle Ă©prouvait avec le regard : ce qui Ă©tait surprenant, c’est que les gens dans cette foule qui attendaient avec elle ne la regardaient pas. Ă€ la limite, c’était lĂ  oĂą elle trouvait quelque chose de l’ordre d’une preuve, c’est que s’ils ne la regardaient pas, il y avait bien une raison. Mais elle n’en avait pas la moindre idĂ©e, ce que tous ces gens-lĂ  savaient sur elle, elle ne savait pas de quoi il s’agissait. Vous voyez, cette instauration d’un point de vue qui n’est pas immĂ©diatement rapportable au regard, Ă  l’extĂ©rieur peut surgir dans toutes les psychoses.

Enfin, le syndrome d’automatisme mental. C’est un syndrome lĂ  aussi très important et dont la description par ClĂ©rambault permet vraiment d’éclairer la clinique des psychoses et Ă  mon avis la façon dont nous pouvons les distinguer, ces psychoses. Dans le syndrome d’automatisme mental,  quelqu’un qui reçoit ce qui l’anime comme Ă©tranger Ă  lui-mĂŞme : ça se prĂ©sente d’une façon un peu insidieuse, ce n’est pas massif d’emblĂ©e. LĂ  aussi ça rĂ©vèle un statut particulier que cette Spaltung dont nous parlions tout Ă  l’heure peut prendre dans la psychose, puisqu’il s’agit de quelqu’un qui va par exemple, concernant le registre idĂ©o-verbal (c’est-Ă -dire de la pensĂ©e), va recevoir cette pensĂ©e qui lui vient comme Ă©trangère. Et c’est lĂ  oĂą ClĂ©rambault utilise le terme d’« extranĂ©itĂ© Â», qui est terme intĂ©ressant qui n’appartient pas au vocabulaire courant : extraneus, en latin, je crois que ça dĂ©signe le caractère, le statut d’étranger — mais pas l’étranger Ă  l’étranger, l’étranger quand il est dans un pays donnĂ©.

Donc ClĂ©rambault nous dit qu’il y a trois formes — il le dit et c’est vrai — d’automatisme mental : idĂ©o-verbal, dont on parlait, l’automatisme affectif et l’automatisme moteur. Et il nous dit que pour comprendre ce que c’est que l’automatisme mental, pour essayer de se faire une idĂ©e de quoi il s’agirait, lui-mĂŞme proposait cela : il ne considĂ©rait pas Ă  l’époque oĂą il Ă©crivait qu’il avait dĂ©jĂ  rĂ©glĂ© l’affaire, donc il invitait ses collègues Ă  essayer de rĂ©flĂ©chir, et il disait que pour essayer de se faire une idĂ©e de ce qu’est l’automatisme mental, il faut impĂ©rativement prendre ensemble ces trois automatismes. Il ne s’agit pas simplement de dire que quelqu’un a des hallucinations, qu’il a des voix, il faut aussi prendre en compte la dimension affective et la dimension motrice pour essayer de se faire une idĂ©e de cette physiopathologie, oĂą se trouve le mĂ©canisme qui viendrait perturber en mĂŞme temps ces trois registres.

Concernant le registre idĂ©o-verbal, ClĂ©rambault croit devoir prĂ©ciser — c’est au dĂ©part un sujet d’étonnement — que la pensĂ©e qui devient Ă©trangère le devient dans la forme-mĂŞme de la pensĂ©e normale : ce n’est pas une pensĂ©e pathologique, ce n’est pas une idĂ©e dĂ©lirante. Je poursuis : après l’idĂ©o-verbal il y a l’affectif. Je vous donne un exemple pour que vous puissiez vous faire une idĂ©e de ce qu’est un automatisme affectif : c’est par exemple quelqu’un qui va ĂŞtre envahi d’une colère, au point qu’il lui sera impossible de na pas hurler tellement il est envahi par cette colère, et qui ne reconnaĂ®tra pas cette colère comme sienne, qui ne s’estime pas du tout en colère, s’estime au contraire animĂ© par quelque chose qui est parfaitement Ă©tranger Ă  lui-mĂŞme. Ça c’est l’automatisme affectif.

L’automatisme moteur, par exemple — un exemple qui vous permettra de l’illustrer —, c’est un patient qui va dire : « Mes yeux se tournent vers le pantalon d’un monsieur alors que je voudrais qu’ils regardent mon chemin Â».

L’automatisme mental commence donc par des petits phĂ©nomènes tout Ă  fait discrets, qui touchent essentiellement le registre de la pensĂ©e (phĂ©nomènes d’écho de la pensĂ©e), et classiquement il est censĂ© Ă©voluer vers ce que ClĂ©rambault a appelĂ© le « grand automatisme Â», c’est-Ă -dire des voix Ă  proprement parler, sont sonorisĂ©es, avec une vocalisation, c’est-Ă -dire pas simplement des phĂ©nomènes intrapsychiques.

Que ce soit dans le registre idĂ©o-verbal ou affectif, ou moteur, vous aurez remarquĂ© ce caractère particulier que l’on dĂ©signe par le nom de « xĂ©nopathie Â», c’est-Ă -dire « ressentir comme Ă©tranger Â». Et c’est important de distinguer cela de la persĂ©cution : ce n’est pas parce que quelque chose est xĂ©nopathique que c’est nĂ©cessairement persĂ©cutif ; alors qu’intuitivement on pourrait le considĂ©rer comme tel, puisque dans le mot « xĂ©nopathie Â» ce qui vient du radical grec concernĂ©, en français « pâtir Â», Ă©videmment c’est connotĂ© de façon nĂ©gative. Mais enfin, dans le mot « sympathie Â» par exemple, il n’y a pas de connotation nĂ©gative. Donc xĂ©nopathie, il faut l’entendre comme ça, ce n’est pas du tout persĂ©cutif, mais bizarrement, c’est Ă©tranger.

O a fait le tour des diffĂ©rents syndromes. Je reprendrai après davantage en parlant de la paranoĂŻa et de la schizophrĂ©nie, et donc Ă©ventuellement, si vous avez quelques questions, quelques points que vous souhaiteriez approfondir un peu, ou simplement prendre une petite pause. On pourra discuter après la deuxième heure Ă©galement. Oui ?

Notes