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Je partirai non pas de l’oubli de l’histoire par la psychanalyse mais de ce que l’histoire et la psychanalyse peuvent attendre l’une de l’autre. La psychanalyse donne de l’importance à l’histoire et non seulement à l’histoire du sujet mais aussi à l’histoire collective. L’Association lacanienne internationale avait organisé des Journées sur le thème des mémoires et s’il y avait eu quelque chose à déplorer, cela aurait été le peu de place donné à la mémoire inconsciente au regard de celle accordée à la mémoire historique, notamment avec ce qui a été appelé le devoir de mémoire.

Si l’inconscient est historisable, c’est en tant que l’analyse se déploie dans le champ des discours comme une suite de significations données à ce qui a été vécu. Il y a néanmoins un écart avec l’histoire pour laquelle il y a un postulat d’exactitude, ce qui n’est pas le cas pour l’analyse. Si l’inconscient est historisable est-il historisé ? C’est-à-dire, est-il invariant ou variant au gré des événements socio-historiques ?

Lacan très tôt a pris en compte la question de l’histoire.  Dans le texte de 1953, « Fonction et champ de la parole et du langage », il écrit que la question de l’inconscient se pose au regard des déterminants socio-historiques et des données anthropologiques qui bornent le vécu subjectif. Mais si l’inconscient est historisé puisque des significations sont données à ce qui a été vécu, n’y a-t-il pas pour autant une structure qui, elle, serait invariable ? Soit quelque chose qui serait fixe au-delà de ses différentes manifestations ?

À propos de la structure Lacan a donné une conférence aux États-Unis en 1966 à Baltimore dont le titre était : « De la structure comme immixtion d’une altérité préalable à un sujet quelconque ». À cette époque en France la pensée critique est au zénith, regroupée sous la bannière du structuralisme. Il s’agit d’une communication faite au Symposium international du centre de sciences humaines John Hopkins ; le congrès avait été organisé par l’Université de Baltimore en partenariat avec l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Plusieurs Français parmi les plus éminents penseurs de l’époque y participèrent, Barthes, Derrida, Hyppolite, Todorov, Vernant ; Deleuze n’avait pas fait le voyage mais avait envoyé un texte.

Lacan y développe sa thèse selon laquelle l’inconscient est structuré comme un langage. Il utilise le terme de structure depuis le début de son enseignement. Pour aborder la question du sujet, ce qui n’est pas une chose simple pour les psychanalystes, cela nécessite de situer le statut du problème de la structure.

Quand on ouvre un livre de Freud, il y a bien sûr des mots mais il y a surtout des mots qui sont l’objet même avec lequel on peut aborder l’inconscient. Pas des mots avec leur sens mais des mots avec leur chair, avec leur matérialité. Freud étudie les jeux de mots, les homonymies, les lapsus, mais Lacan précise qu’il ne dit pas que l’inconscient est un assemblage de mots mais que l’inconscient est structuré. Dire que l’inconscient est structuré comme un langage est en fait une redondance parce que mon vocabulaire, un dictionnaire, ce sont les mêmes choses qu’un langage et ils sont eux-mêmes structurés. Et puis l’inconscient est structuré comme un langage et pas par un langage.

L’inconscient soulève le problème de la nature du sujet, un sujet qui ne peut pas être simplement identifié avec le locuteur. Il y a d’ailleurs de nombreux énoncés où nous n’avons aucun indice de celui qui l’énonce ; si par exemple nous disons « il pleut », il n’y a pas de sujet de l’énonciation. Alors que pour l’historien le sujet c’est le sujet de l’énoncé c’est-à-dire le sujet de la connaissance.

Si nous prenons le langage et non pas l’Histoire comme point de départ, quel est le sujet ? La veille de son intervention Lacan a pris la parole, certainement pour préparer son auditoire à sa conférence difficile du lendemain, pour dire son désaccord avec le philosophe et sociologue Lucien Goldmann. Ce dernier venait d’évoquer le sujet comme unité, comme une unité unifiante. Il donnait l’exemple de deux hommes qui portent une table et qui deviennent un seul et même sujet dans leur action commune. À propos de l’unité, pour la psychanalyse si nous partons du langage, la question devient comment attraper le Un dans le langage ? Pour répondre à cette question, Lacan le fait avec un néologisme, « Yadl’Un », mais c’est un Un tout seul, ce n’est pas le Un d’une unité unifiante. Dans le langage il y a le Un du signifiant, le signifiant unité.

Et puis le lendemain au petit matin alors qu’il préparait sa conférence dans sa chambre d’hôtel, il voulut déplacer la table sur laquelle il travaillait pour l’installer devant la fenêtre. Il appela donc quelqu’un qui ne voulut pas déménager quoi ce soit. Lacan, comme à son habitude, obtint quand même ce qu’il voulait en insistant auprès de la gouvernante. Et à ce propos il s’interroge : où est le sujet de cette petite histoire ? Il se demande donc si le sujet est celui qui désire ardemment que la table soit déplacée. Il répond que non, puisque dans ce cas il y a bien un sujet mais comme une subjectivité marquée du sceau de l’impatience, ce n’est pas le sujet divisé.

De la fenêtre de sa chambre, il pouvait voir Baltimore, il ne faisait pas encore jour, le néon d’une enseigne lumineuse lui indiquait l’heure à chaque changement de minutes. Il se dit que ce qu’il pouvait voir, à part quelques arbres au loin, était le résultat de différentes pensées, de pensées pensantes en quelque sorte. Mais dans ce cas on ne voyait pas très bien la fonction jouée par le sujet, elle échappe à la conscience. Et il se dit que la meilleure image pour résumer l’inconscient, c’était Baltimore au petit matin. Cette horloge est en quelque sorte une structure, qui pulse, qui s’allume, qui s’éteint, comme l’inconscient qui est lui-même pulsatile. Il y a des pensées qui produisent des objets comme le font les pensées inconscientes mais où le sujet échappe à la conscience.

La question du Un dans le langage est une question majeure pour le discours de la psychanalyse puisqu’elle concerne directement la question du sujet. Depuis longtemps des penseurs, des chercheurs, des inventeurs, qui s’intéressaient à la question de l’esprit ont fait valoir l’idée de l’unité comme le trait le plus important et le plus caractéristique de la structure. Alors que, si l’organisme adulte fonctionne bien comme une unité, la question devient plus difficile quand l’idée de l’unité est appliquée à l’esprit puisque l’esprit n’est pas une unité en soi. Et Lacan va proposer pour aborder la question de l’inconscient et du sujet un autre principe que celui de l’unité comptable. Son abord sera de plus en plus logico-mathématique et de moins en moins linguistique. Pour lui l’idée de l’unité unifiante de la condition humaine est un vrai scandale puisque la vie humaine est plutôt quelque chose à la dérive. Il n’y a pas d’unité de la vie, elle suit bien le cours de la rivière, butant d’une rive à l’autre, s’y arrêtant ou pas mais sans rien comprendre. La vie n’est pas un voyage comme il est souvent dit et surtout pas un long fleuve tranquille. Le sujet comme nous le montre le petit matin à Baltimore, le sujet de l’énonciation, celui qui échappe à la conscience, n’est ni intra-subjectif, ni extra-subjectif, il est entre les deux, il est dans l’intervalle, il court sous la chaîne signifiante puisque c’est le signifiant qui le représente pour un autre signifiant. Alors que nous pourrions sans doute dire que le sujet de l’Histoire est davantage un sujet de la connaissance, le sujet de l’énoncé, que le sujet d’un savoir c’est-à-dire quelque chose d’articulé par des discours.

Néanmoins un historien comme Michel de Certeau prend en compte, dans son travail d’historien, le discours de la psychanalyse. Il a pu ainsi dire que l’Histoire se définit tout entière par rapport au langage mais que ce n’est pas au niveau du rapport du sujet au langage, c’est au niveau du rapport du corps social au langage. Michel de Certeau s’appuie aussi sur les travaux de Lacan puisque, comme vous le savez peut-être, il était aussi membre de l’École Freudienne de Paris. Il s’appuie sur les travaux de Lacan qui parlent du corps social pour dire que dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort, le discours historique est la représentation privilégiée d’une science du sujet mais un sujet pris dans sa division constituante et aussi avec une mise en scène des relations qu’un corps social entretient avec son langage.

L’inconscient soulève donc la question de la nature du sujet. Et puis nous disions qu’il est structuré mais ce n’est pas pour autant une langue, ni non plus une chaîne signifiante. L’inconscient est une suite littérale continue, un écrit, et nous pourrions avancer que son invariance est précisément cette structure littérale. C’est un point très important qui a des conséquences directes dans notre pratique. La séance d’analyse ne sera pas ainsi à écouter ce qui pourtant pourrait paraître une évidence, elle sera à lire. L’inconscient s’aborde donc avec la lettre, ce que nous montre le lapsus, une simple lettre qui est  en plus ou en  moins fera  surgir un tout autre sens que celui de ce qui est dit.

Mais si l’invariance de l’inconscient est sa littéralité, en revanche l’écriture de notre texte inconscient est singulière, propre à chacun. Et lui pourtant n’est pas invariant mais s’écrit au regard des déterminants socio-historiques.

L’écrit est une question qui concerne aussi l’historien. J’évoquerai toujours Michel de Certeau qui au cours d’un colloque en 1974, « Faire l’histoire », parle à la fois de l’opération historique et de l’écriture de l’Histoire. Il reprendra plus tard son intervention en proposant un autre titre que celui de l’opération historiographique, soit faire Histoire et écrire l’Histoire. Il est habituellement convenu que la psychanalyse et l’Histoire ont en commun de faire récit,  soit d’écrire, que ce soit l’Histoire ou le texte inconscient. Et de ce fait, le psychanalyste comme l’historien sont lecteurs, lecteur de la séance d’analyse ou lecteur des archives. Une lecture qui n’est pas une simple lecture mais déchiffrage. Nous pourrions d’ailleurs remarquer que récit et écrit, ce sont les mêmes lettres.

Si l’invariant de l’inconscient est sa littéralité, pour en rendre compte Lacan a pris le parti de chercher de nouvelles écritures. Il a fait plusieurs tentatives dans ce sens. C’est une question très importante et je ne ferai très rapidement que quelques remarques. Il a pu donner un séminaire dont le titre était « D’un discours qui ne serait pas du semblant » en s’appuyant sur les particularités de l’écriture de la langue japonaise. Plus tard il y a eu sa rencontre avec Joyce et en particulier « Finnegan’s wake ». Et puis il se consacrera à l’écriture topologique.

Si la question de l’écriture est essentielle aussi bien pour l’historien que pour le psychanalyste elle a aussi été l’objet d’un débat serré, à distance, entre Lacan et Derrida.

Lacan s’est finalement décidé à l’évoquer en parlant de deux modalités d’écriture. Il y a l’écriture qui résulte de la précipitation du signifiant, qui est la position de Derrida sur l’écriture, et qui a été aussi la sienne mais qu’il a dépassée. Et puis il y a l’écriture propre du nœud borroméen qui change le sens de l’écriture et lui donne une autonomie par rapport à l’autre écriture.

Aujourd’hui une grande mutation est en cours dans notre culture, nous passons d’un ordre patriarcal à un autre ordre régi par une relation objectale. Le nouveau maître c’est l’objet, ce n’est plus le père ou des figures symboliques qui font autorité, c’est l’objet de jouissance et cela bien sûr a de grandes conséquences en ce qui concerne l’économie psychique. L’écriture topologique permet à Lacan d’anticiper ces mutations et de les écrire avec l’écriture topologique. Il place l’objet (a) au centre du nouage borroméen des trois dimensions du langage : le réel, le symbolique, l’imaginaire.

Que l’objet de jouissance soit le nouveau maître et qu’il faille qu’il soit réellement présent a des conséquences à tous les niveaux. Nous pouvons constater dans la clinique que l’addiction se généralise, la nécessité que l’objet de jouissance soit réellement présent en favorise la dépendance. En politique, il faut qu’un chef ne représente pas l’autorité mais qu’il l’incarne réellement et puis que les seules limites qui vaudront ne seront plus les limites symboliques mais là encore les limites réelles.

Cette mutation concerne aussi l’Histoire, nous sommes passés d’un sujet de l’Histoire, le prolétaire, à un sujet du traumatisme, c’est-à-dire un sujet qui n’est plus s’inscrit dans le sens de l’Histoire mais un sujet victime d’un traumatisme réel. Et nous pourrions peut-être avancer que cela vaut aussi pour l’Histoire elle-même. Que dans les sociétés occidentales, l’Histoire se présente de plus en plus comme une longue liste de crimes et de méfaits dont nous serions comptables et pour lesquels nous avons une dette. Une dette dont il faut s’acquitter dans les plus brefs délais par des commémorations, des gestes volontaires de repentance, des réparations symboliques et financières. Nous retrouvons aujourd’hui cette attitude à l’égard de l’Histoire avec la question de la racialisation et de la colonisation.

Et bien sûr l’inconscient portera les traces de ces changements socio-historiques. Le texte inconscient est singulier mais cette singularité s’écrit à partir des discours qui entourent le sujet. Les discours en tant que façon d’user du langage pour permettre d’établir un lien social.

En 1967 Barthes a pu parler d’un discours de l’Histoire, il disait que l’effacement sinon la disparition de la narration dans la science historique actuelle qui cherche à parler des structures plus que des chronologies, implique bien plus qu’un simple changement d’école, une véritable transformation idéologique. La narration historique meurt parce que le signe de l’Histoire est désormais moins le réel que l’intelligible.

Ainsi, à propos du réel et de la chronologie, pour terminer je voudrais dans ce moment si particulier du décès de Charles Melman, vous parler de ce qu’il a pu dire à propos de l’EPhEP, de la transmission et de l’enseignement de l’Histoire. Il répondait à une question concernant l’école de l’EPhEP et la transmission[1].

« Prenons un sujet sensible et facile : l’Histoire. Il y a aujourd’hui la façon dont on enseigne l’Histoire et cela va jusqu’au point où aujourd’hui il y a des projets, je ne sais pas s’ils seront appliqués, de renoncer à la chronologie, ce qui reviendrait à la rendre incompréhensible. Quelqu’un qui serait formé dans notre École serait habilité à déchiffrer le récit historique. C’est-à-dire les luttes pour le pouvoir, actives entre les groupes sociaux pour occuper les meilleures places dans la cité par exemple. Et aussi les mécanismes qui assure la prise de pouvoir, les mécanismes de sa pérennité, et puis la façon dont nous-mêmes aujourd’hui sommes vulnérables et sensibles aux modalités de gouvernance qui sont contemporaines.

Une transmission dont on pourrait espérer dans une société apaisée qu’elle soit faite directement à l’école alors qu’il faut des écoles marginales et spécialisés comme la nôtre pour autoriser cette lecture et aussi bien le déchiffrage du temps présent. Nous pourrions supposer que les membres de notre école aient une expérience de leur histoire personnelle et de leur propre participation à la cité, voir au mouvement politique, pour savoir ce qu’il en est des modalités du pouvoir ».

Je conclurai en disant que l’histoire et la psychanalyse ne sont pas sans rapport et que la psychanalyse ne l’ignore pas.

Journée EPhEP 26 novembre 2022 Les Variations de l’invariant. Inconscient et Histoire

[1]Flâneries avec Lacan dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville. Charles Melman, entretiens avec Jean-Luc Cacciali, en cours de réédition.

Notes