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EPhEP, le 9/01/2017 

Dr Jean-Jacques Tyszler : Comme vous le savez, on fait un dernier tour sous cette forme. Peut-être vous ne pourrez pas facilement en finir avec de Deuil et mélancolie, encore moins avec les vastes questions qui touchent à la mélancolie ou à la psychose maniaco-dépressive versus bipolarité, en trois fois. Mais enfin cela vous aura fait une bonne ouverture, qui surtout je crois vous montre un peu comment cheminer, je dirais avec tranquillité mais méthode.

Prenez l’habitude de ne pas filer sur des définitions sémiologiques de dictionnaire ou d’encyclopédie : quand vous avez un mot – le « deuil » – qui n’appartient pas au vocabulaire médical comme dit Freud (ou même un mot qui appartient en propre à la tradition psychiatrique, la « mélancolie »), faites l’effort de mettre en situation ces mots, comme le fait Freud, c’est-à-dire de voir les entours, d’où ça nous vient, ce que ça nous dit, comment l’inconscient en est frappé, avant de vouloir tout de suite résumer, réduire à « ce que c’est », et comment ça se traite. Je crois que ça nous apprend à être dans une approche de méthode, comme l’est toujours un praticien, tout simplement. Nous ne sommes ni des grands scientifiques ni des grands universitaires. On ne passe pas notre vie à faire des cours : nous sommes des praticiens, des praticiennes ; et ici, c’est une école, qui forme à sa façon, certes sous un autre nom de métier, des gens qui sont censés pouvoir être auprès de souffrances, de symptômes, de maladies.

J’ai essayé, avec mes amis qui ont été très fidèles comme vous l’avez vu, de faire pour vous un tour : entourant donc les signifiants qu’utilise Freud, et entourant d’autres mots dont vous êtes friands, mais dont justement on ne peut pas vous donner la recette en deux coups de cuillère à pot. Je sais que certains exigent qu’on leur dise enfin ce qu’est « l’objet a », mais justement on ne vous le dira pas ! Non pas qu’on ne pourrait pas le faire : d’abord on peut toujours donner une définition savante de l’objet, ce n’est pas difficile, mais cela vous desservirait extraordinairement puisque, vous auriez une définition totalement détachée de votre propre expérience de l’inconscient, ce qui est le plus fou à faire. Donc n’oubliez pas que Lacan a mis un temps technique lui-même très long avant de décliner un certain nombre de choses, et il n’est même pas certain qu’au bout du parcours, on puisse faire un article d’encyclopédie qui s’appellerait « l’objet a ». Ce n’est pas sûr.

J’en profite pour faire une incise : Marie-Jo Durieux n’était pas prévue initialement sur ce petit cycle parce qu’elle a déjà beaucoup donné sur l’ouverture à l’école anglaise. Je crois que ça vous a beaucoup plu et intéressés. Moi je souhaiterais – mais je ne peux pas l’y obliger – que l’année prochaine tu puisses continuer, sous la forme qui paraîtra la meilleure pour l’école, parce que cela fait une ouverture ; je pense que les collègues ont senti cette nécessité de continuer, non pas pour rendre hommage – on n’est pas là dans des travaux d’hommage à l’histoire, ce n’est pas du tout la question – mais il y a évidemment plusieurs courants de la psychopathologie dans le monde. Quand vous vous promenez en dehors de la France, vous vous apercevez très vite que la psychanalyse à la française est une chose, mais qu’il y a énormément de courants assez différenciées de par le monde, et je crois que c’est mieux pour vous d’être au moins informés de là où on en est, de ce qu’il y a à droite et à gauche des différentes avenues des écoles, de leurs différences – ça ne fait aucun doute, il y a des grandes différences –, et éventuellement de certaines congruences, qu’il faudra peut-être souligner en route, il faudra voir lesquelles. Et donc aujourd’hui, nous avons fait ça dans mon unité, grâce à Marie-Jo Durieux, depuis déjà quelques années. Cela a eu d’autres interférences avec quelques professeurs de Paris 7, des amis d’autres services, mais je crois qu’il faudra ouvrir des écoles de psychopathologie à la connaissance, au moins, des traditions différentes. Il faut qu’il y ait de l’altérité dans votre formation.

Que deviendront ces confrontations ? Nous ne pouvons pas le savoir, mais si nous ne nous lisons plus les uns les autres, si nous nous refermons sur nos propres groupes, eh bien il n’y aura pas de suite non plus. Il n’y aura pas de suite car, comme j’essayais de vous l’indiquer, Freud comme Lacan étaient des êtres éminemment curieux de l’autre. Freud cite ceux qu’il a besoin de voir, à qui il a parlé, et Lacan sans cesse va chercher souvent loin, y compris comme vous le savez, le séminaire l’indique, du côté de l’école anglaise, serait-ce pour lutter avec, évidemment ; mais il fait énormément de références tout au long de son séminaire à l’école anglaise ou américaine. Donc c’était quelqu’un d’éminemment curieux, qui se faisait traduire les articles, qui en discutait, pour fixer sa propre doctrine......

Je suis très attentif au temps technique dont on prive souvent les enfants, qui est le temps du deuil. Vous savez qu’il y a beaucoup d’enfants que l’on n’amène plus sur les lieux du deuil, à tort. L’enterrement lui-même est évité ainsi que les mots qui accompagnent le mort. Et puis tout de suite après ce temps, les mêmes enfants qui sifflotaient l’air de rien se sont mis à s’auto-accuser bien entendu ; des auto-accusations : « est-ce que j’en ai fait assez ? » On leur disait : « il faut tenir psychologiquement » ; la psychologie y est pour beaucoup : « il faut tenir ». Les enfants se disaient : « Mais est-ce-que on a été assez proche de maman ? Est-ce qu’on l’a vraiment tenue ? » ; voyez la pente qui vient après. Freud parle de ça, vous vous rappelez : la question des accusations, des auto-accusations. Freud est même plus méchant que ça, comme toujours : il parle de « l’ambivalence fondatrice du sujet », c’est-à-dire que dans les vœux d’amour il y a évidemment une part de destructivité pour Freud, toujours ; donc l’enfant s’en veut aussi d’avoir été régulièrement ambivalent à l’égard d’une maman qui était défaillante, qui ne pouvait plus assumer ses tâches.

Donc voyez, toute cette clinique – et là je vous épargne les autres cas, parce que cette année on a eu beaucoup d’expériences de deuil chez les enfants – cette clinique que je vous vous donne par tache d’huile, pour vous donner justement le relief des tâches d’écoute, en retour, fait partie du texte de Freud. Quand vous regardez bien dans le texte de Freud, il y a beaucoup de choses ; par exemple, ce qui peut surprendre, quand il dit : « Ce qui est curieux c’est que quand quelqu’un est déprimé souvent, il y a toujours tel sujet dans son entourage à qui est adressée de manière agressive cette dépression. » Je ne sais plus la page ni la ligne. C’est quelque chose qu’on oserait à peine dire en clair, ça : Freud signale que, sous couvert de dépression, il se loge bien souvent des formes d’agressivité, et en plus des agressivités ciblées. Freud dit, et souvent : tel ou tel de l’entourage direct est nommément ciblé par ces dépressions qui s’enkystent et se chronicisent. Vous connaissez cela.

Donc ce texte magnifique est plein de perles cliniques, d’ouvertures techniques, et je dirais que chacune des phrases de Freud nous sert pour nous de point de travail, pas tellement de point de théorie ; il y en a des points de théorie dans le texte de Freud, mais c’est surtout chaque fois des points d’où nous pouvons partir pour écouter l’enfant, sa famille, pour essayer d’avancer (il faut faire attention : c’est pour cela que je vous rappelais la première vignette), sans être trop devant. C’est l’enfant qui va trouver des solutions ; vous ne pourrez pas lui dicter, vous ne pourrez pas lui dire comment on fait un deuil : ça n’existe pas. Donc oubliez ce très mauvais terme de « travail de deuil », dont Freud ne ferait pas grand cas ; nous ne savons pas, exactement, comment le deuil se travaille. Nous savons qu’il y a des variétés. Il y a sûrement une part finie du deuil, et une part infinie : quand vous êtes endeuillé, la plupart d’entre vous le savent déjà, l’inconscient, même dix ou vingt ans après, rêve encore. Ça, vous le savez très bien. Donc il y a une partie qui est infinie, qui reste en question : qu’est-ce qu’était la perte ? Qu’est-ce-que j’ai perdu, quel objet j’ai perdu ? Est-ce-que c’est perdu ?

Juste encore un mot, puisque vous m’avez interrogé la fois dernière, sur un terme que Freud ne donne pas dans ce texte, mais qui permet de parachever un peu sa position, qui est la question de la « pulsion de mort », qui viendra plus tard. C’est-à-dire que c’est mieux que vous fassiez l’effort, quand vous lisez « Deuil et mélancolie », d’accompagner cette lecture d’un texte qui est plus tardif : « Au-delà du principe de plaisir ». Ce jeu entre Eros et destructivité, Freud va l’établir un peu plus tard. C’est déjà à l’œuvre dans « Deuil et mélancolie », mais ce n’est pas en clair. Donc vous pouvez tricher un petit peu, essayer de remettre quand même cette question de la pulsion de mort qui a été très mal accueillie par les post-freudiens, comme vous le savez. Qu’est-ce-que dit Freud ? Je vous le simplifie abusivement, mais c’est pour que vous entendiez pareillement la fraîcheur de ce génie de Freud – il dit : « Les traces mnésiques des premières expériences du petit d’homme.... », celles qui concernent en particulier ce qu’il appelle le fremde Objekt, qu’on ne va pas traduire par « objet » ; ce que Freud appelle fremde Objekt, c’est l’Autre étranger, hostile. C’est-à-dire que dans l’expérience du tout petit, l’hostilité de l’Autre, la marque de l’hostilité de l’Autre, est peu soluble dans le refoulement secondaire ; c’est-à-dire que ça ne sera pas soluble comme le sucre dans l’eau : cela va rester. C’est intéressant comme notation ça, parce qu’on nous parle toujours de l’Autre secourable, le « Nebenmensch », sans même parler de l’Autre maternel. Oui, mais pour Freud il n’y a pas que le bon côté de la vie.

Donc ça, même quand Freud dit que ça, n’oubliez pas que nous ne sommes pas que dans une vie de bisounours, l’enfant n’est pas entouré que de Pères Noel, ce n’est pas vrai  il y a fremde Objekt. L'enfant fait expérience précoce des présences hostiles dont il ne pourra pas refouler les représentations : un trou, c’est un trou problématique.

En plus vous n’en avez pas le souvenir – parce que même quand je vous parle, là, vous essayez de vous rappeler votre petite enfance : évidemment c’est tombé sous le coup de l’amnésie, vous ne savez plus. Allez chercher ce motif qui existe en vous comme destructivité ! Sauf que vous ne savez plus à quoi c’est accordé ; mais c’est là, c’est présent, et ça se ranime au gré des amours et des deuils de la vie. Là je fais un bond très rapide, mais vous voyez : c’est pour alimenter vos lectures et vos réflexions.

Lacan lui même sera gêné, on le sait par son séminaire. Il va chercher à équivoquer de l'opposition des concepts pulsion de vie / pulsion de mort  ; vous savez que Lacan va essayer de repenser ces deux termes, de voir comment ils sont liés. Toujours est-il que dans ce fameux texte, « Au-delà du principe de plaisir » – c’est intéressant pour nous aujourd'hui – Freud précise que « tout progrès psychique ou même de civilisation se paiera toujours en quelque lieu de tendance régressive ». La psychanalyse n’est pas une idéologie du bonheur : c’est-à-dire que nous avons le sentiment d’être dans un moment de progrès civilisationnel, cela peut arriver, tout d’un coup ; Freud va dire : oui, très bien, mais ça va se payer ailleurs. C’est l’idée de Freud ça : il y a la marche muette et destructrice de sa fameuse pulsion. Si vous ne voulez pas le lire dans votre propre actualité aujourd’hui, vous pouvez le lire chez Freud : Considérations actuelles sur la guerre et la mort, La désillusion causée par la guerre et Notre rapport à la mort qui suit.

Je sais que parmi vous certains aiment les théories plus lacaniennes de l’objet, alors juste une incise pour vous donner du travail : dans le séminaire RSI – mais là il faut faire un bond, c’est un séminaire topologique un peu tardif – Lacan reprend les termes freudiens « vie » et « mort » à propos de la distinction classique entre jouissance phallique et jouissance de l’Autre qu’il avait déjà établie précédemment. Et ce qui est très étonnant – on se demande ce que veut dire Lacan à ce moment-là – c’est qu’il va mettre la vie du côté de la jouissance Autre ; c’est-à-dire qu’il y a un renversement inattendu pour des logiciens lacaniens : reprenant « vie » et « mort », il va mettre le signifiant de la vie du côté de la jouissance Autre, semblant dire – sans le dire évidement dans le texte – que l’autre signifiant phallique que nous vénérons tous les uns les autres comme le Graal absolu, aurait plutôt partie liée avec la mort. Ça c’est Lacan, voyez : quand tout a été établi depuis quinze-vingt ans, que tout le monde est tranquille, qu’on vénère tous le même Graal, eh bien Lacanvous prévient que c’est bien gentil votre lecture, mais vous semblez avoir oublié, à force de sacraliser les choses, que chez Freud le versant de destruction s’oublie. Ça, c’est le Lacan freudien si je puis dire, c’est-à-dire celui qui rebat les cartes sans arrêt. Donc vous irez le lire, mais avec tranquillité, après avoir fait le chemin.

Dans le petit ouvrage que j’avais écrit sur « Sigmund Freud », j’ai insisté – mais je l’ai fait auprès de vous dans les deux dernières séances – sur le fait que vous ne pouviez pas lire Freud ou Lacan sans les contextualiser. C’est vrai d’Aristote ou de n’importe quel grand auteur : ne pensez pas qu’un texte peut se lire de manière immémoriale, sans contexte, c’est une folie. Freud écrit « Deuil et mélancolie » dans un contexte personnel, social et politique très particulier. Il est obligé, son inconscient l’oblige. Il n’aurait peut-être pas écrit ça ici aujourd'hui à Paris. Ce n’est pas pareil. Une amie qui a été à Vienne il y a quelques années – c’est pour vous indiquer le clivage permanent que nous avons à l’esprit – va visiter la maison de Freud (peut-être que certains ont été parmi vous à Vienne) ; elle en revient et me dit : « Il fallait quand même une quiétude et une forme de beauté pour inventer, comme Freud l’a fait ». C’est ça qu’elle avait retenu de la maison de Freud à Vienne : la quiétude de Freud, et la beauté qui l’entourait. Quand on sait ce que Freud pensait de Vienne, qui le lui a bien rendu... en guise de beauté et de quiétude on fait mieux ! Mais voyez : la force de l’oubli. Freud avance que collectivement et individuellement, l’homme va vers la destruction et sa propre perte. Il était bien placé pour le voir de son balcon.

Il y a l’exemple des grands traumatismes bien entendu, des guerres, mais il y a aussi pour nous cet extraordinaire travail sur la mélancolie, dont Olivier nous a si bien parlé en ouverture : « Deuil et mélancolie » écrit dans l’urgence inconsciente en quelques jours – on dit en quinze jours, trois semaines : c’est inouï d’écrire un texte comme cela en quelques semaines – et publié en 1917.

Alors si vous voulez retenir – parce qu’ici on est dans un lieu qui fait école – juste une formule, ramassée, pour garder trace : « Deuil et mélancolie »est un travail qui relie le fantasme et l’identification ; c’est-à-dire que souvent, vous travaillez sur le fantasme d’un côté (parce que Lacan a fait un séminaire qui s’appelle Le fantasme), et puis à côté de ça plus tard, trois ans après, vous allez travailler à côté l’identification : mais ça n’existe pas ça ! Dans chaque cure d’adulte ou d’enfant vous passez d’un bord l’autre en permanence ; croyant travailler sur un bord, vous êtes déjà sur l’autre, et vice et versa. Pour comprendre ça, pour en avoir l'intuition, vous avez entre autres, ce texte Deuil et Mélancolie puisque Freud propose le trait d’identification comme solution régressive à la perte de la relation d’objet ; c’est ce qu’il dit en clair : « Quand nous perdons dans la relation à l’autre, nous incorporons un trait de cet autre comme élément de notre propre narcissisme ». Voilà où en est Freud en 1915. Voyez : cela relie deux schèmes de la théorie majeure de la psychanalyse. C’est un coup de génie absolu n’est-ce-pas ?

Voilà donc, pour clore ce préambule. Alors peut-être, si Olivier est d’accord, on peut demander à Marie-Jo d’abord de nous dire un mot ? Parce que Marie-Jo, qui nous a fait tous ces cours sur l’école anglaise, pourrait peut-être nous dire le devenir de ce texte freudien à travers de cette tradition anglo-américaine.

Dr Marie-Jo Durieux : Puisque tu ne veux pas nous parler de « l’objet a », je ne vais peut-être pas, moi, dire ce que tu attends que je dise !

Dr Jean-Jacques Tyszler : Tu as carte blanche.

Dr Marie-Jo Durieux : C’est difficile de parler après Jean-Jacques Tyszler car on est un peu dans le rêve dont parlait Bion, c’est-à-dire « ni tout à fait endormi, ni tout à fait éveillé, dans quelque chose qui nous porte au-delà de nous-mêmes ». Donc j'ai vraiment beaucoup de mal.

Pour repartir sur l’école anglaise et Ogden, dont tu m’avais parlé la dernière fois mais pas sur ce mode-là : il est vrai qu’Ogden a fait tout un travail sur « Deuil et mélancolie » dont on aurait pu parler... Mais moi, est-ce-que tu m’autorises à associer sur ce que tu viens de dire, comme en séance ? J’associe en t’écoutant sur justement le fait que les successeurs de Freud se sont beaucoup braqués contre la pulsion de mort : c’est quand même quelque chose de difficile à admettre d’ailleurs – tu le disais avec gravité – ce qui semble entraîner comme ça le monde des humains inexorablement à sa perte. Et alors la seule grande analyste ou le seul grand analyste à avoir peut-être retenu ça d’une manière extrêmement forte, de l’avoir pris presque au mot, c’est quand même Mélanie Klein.

Mélanie Klein a sauté sur cette pulsion de mort pour articuler ce qu’elle voit ; cela m’est venu à l’esprit au moment où tu parles de cet enfant qui est dans la famille d’accueil, exposé à une situation violente à son égard, ce qui lui donne évidemment une expérience infantile traumatisante dont il perdra le souvenir mais dont il gardera les traces. Mais Mélanie Klein va plus loin que ça ; elle dit : la pulsion de mort, elle est dans le bébé. C’est-à-dire que le bébé lui-même, ce petit bébé pendu au sein de sa mère, dans ses bras de sa mère, qui est là, tout mignon, il n’a qu’une envie, c’est de la crever. C’est ça que dit Mélanie Klein. Et il faut lire les mots qu’elle emploie : « arracher son ventre », « la dépecer », « la griffer », « la mordre », « la vider de ses excréments », « lui arracher le sein ». Voilà les mots de Mélanie Klein qu’on trouve partout dans ses textes. C’est cette phase que Mélanie Klein qualifiera ensuite de « position schizo-paranoïde » dans ce premier temps des objets partiels, qu’au départ elle a situé dans les six premiers mois de la vie puis après dans les trois premiers mois) et que, effectivement, d’une certaine façon l’enfant, ces temps des objets partiels, des objets morcelés, du désir de mort de l’enfant sur sa mère ne pourra se souvenir se souvenir.

Alors tu parlais de clinique : effectivement moi qui travaille beaucoup avec les mères et les bébés comme tu le sais à l’hôpital, cet état du bébé, cet état de fureur destructrice du bébé que tout le monde connaît, c’est affreux, c’est insupportable.

Je prenais le train l’autre jour et j’étais assise à côté d’un ado ; deux places plus loin il y avait un bébé qui passait un peu de son temps à crier dans le wagon : c’était horripilant. Et donc la mère n’en pouvait mai, n’arrivait pas à le consoler, etc. Et l’ado se tourne vers son père qui était là et lui dit : « C’est quand même incroyable, c’est vraiment une évolution darwinienne... » – alors je pense que c’était un ado qui devait être à peu près en terminale, enfin il avait l’air grand, donc il devait travailler ça en philo, je ne sais pas – « Vraiment Darwin n’a pas bien vu que ce système-là, c’est pas du tout adapté : les mères elles ont envie de le passer par la fenêtre le bébé qui crie comme ça. C’est une très mauvaise évolution pour l’enfant, ce n’est pas du tout favorable à la relation mère-bébé ». C’était génial comme idée, parce que effectivement quand le bébé hurle et qu’il veut tuer sa mère, la mère le ressent ; les nouveaux nés en particulier, qui pleurent souvent, qui sont envahis justement par ces moments de mauvais objet – c’est ça que dit Mélanie Klein : des ressentis extrêmement mauvais qui leur sont insupportables –, se mettent à hurler sur leur mère d’une façon violente, et celle-ci n’arrive pas toujours à les consoler, ni en leur donnant le sein, ou à boire, parce que quand le bébé est hors de lui, il refuse de téter, tout le monde le sait, n’importe qui ayant eu un bébé dans son entourage. Et donc ces bébés inconsolables sont insupportables pour les mères, et génèrent chez elles une hostilité insupportable autant pour la mère que pour l’enfant ; c’est-à-dire que cette hostilité dont tu parlais – la marque de l’hostilité de l’Autre – est générée, pour Mélanie Klein, d’abord par la pulsion de mort chez le nouveau né. C’est quand même quelque chose d’assez fort.

On en voit les effets cliniques sur des mères évidemment fragiles, un peu isolées. Toi tu parlais des familles avec lesquelles on travaille au CMPP ; nous on a beaucoup, dans la banlieue du 93 où je travaille, de familles très isolées, des familles issues de la migration, des femmes qui n’ont pas leur appui familial autour d’elle, qui se retrouvent dans un pays incompréhensible, dont elles ne parlent pas la langue avec un mari qu’elles n’ont pas toujours choisi, avec plein d’enfants, qui ne sont donc pas forcément désirés. On est là, si vous voulez, dans les pires conditions pour une femme : se retrouvant seule avec ce bébé, sans les appuis que donne la famille, l’environnement humain. Il y a entre eux quelque chose qui se génère de l’ordre de la violence et de la mort dont on en voit les effets.

Et je me souviens d’une fois, il y a très longtemps, et je travaillais avec Dolto qui était plutôt vieille à l’époque et moi j’étais extrêmement jeune, cela doit vous situer à peu près les choses. Il y avait une mère qui venait à la consultation avec son bébé et qui disait : « J’en peux plus de cet enfant-là, il pleure toute la nuit, moi je suis crevée, j’ai trois autres enfants, j’en ai assez, je n’en peux plus : il faut que vous fassiez quelque chose », avec une hostilité importante, celle dont tu parlais, l’hostilité de l’Autre maternel qu’on voit nous tous les jours en consultation. Alors moi j’étais jeune et ça m’a énormément frappée ; Dolto écoute un moment, se tourne vers le bébé, un petit, environ 4-6 mois, et se met à l’engueuler : « Quoi ??? Tu réveilles ta mère comme cela en pleine nuit ? Mais comment veux-tu qu’elle s’occupe correctement de toi ? Arrête de pleurer, sinon t’es prévenu, elle te met à la DDASS, alors à toi de savoir…» Moi je me disais : « Pauvre bébé ; déjà il a une mère hostile, et en plus Dolto lui passe un sérieux savon. » Bon, maintenant je me dis que cela avait aussi une vertu pédagogique pour la mère : Dolto faisait entendre à la mère le discours agressif qu’elle avait sur l’enfant, je pense qu’il y avait ça aussi. Mais il y avait aussi cette idée que c’est l’enfant qui fait la mauvaise mère. Ce n’est est pas rien de dire cela ! C’est l’enfant qui fait la mauvaise mère, c’est lui, par son comportement – alors évidemment vous me direz : « pauvre bébé, ce n'est pas volontaire de sa part » – : le bébé, animé de cette pulsion de mort freudienne, fait des mauvaises mères.

Et pour être une bonne mère, bien patiente, tranquille – je pense que ça n’existe jamais, nulle part – mais en supposant qu’il y en ait de temps en temps, il faut être sacrément douée, et surtout très entourée ; c’est-à-dire avec des gens autour qui vont vous récupérer le bébé quand on n’en peut plus, qui vont soutenir la mère, à commencer par le père dont c’est la fonction première de soutenir cette espèce de dyade hurlante et gémissante.

Puisqu’on parlait des Américains, je vais peut-être finir là-dessus, comme ça je laisserai la parole à Olivier. Il y a beaucoup de livres ; moi, il se trouve que je suis apparentée à des Américains, donc je lis beaucoup de livres en américain sur la manière d’élever des bébés. Et alors cet été il y avait un livre comme ça, qui était à peu près de cette épaisseur [10 cm], pour les jeunes mères : un livre qui portait sur le sommeil des bébés. Et alors il y avait tout un paragraphe sur le père, un chapitre entier sur le père. C’était un peu l’équivalent de J’élève mon bébé de Pernoud. Et il y avait de longs conseils au père : « Evidemment, pour vous la vie n’est pas facile : vous avez une femme qui ne dort pas, le bébé qui pleure tout le temps, la mère est de mauvaise humeur, d’ailleurs elle ne prend même plus sa douche et reste en chemise de nuit toute la journée… », enfin un truc comme ça, voyez, c’était le genre : « mais dites-vous bien une chose, c’est que votre fonction, votre rôle est absolument capital ! Vous devez vous occuper d’elle, vous devez faire ce qu’elle veut » – je vous résume un chapitre épais comme ça [2 cm] – « la bonne idée, c’est de lui payer une employée de maison à temps plein. Mais si vous ne pouvez pas – on ne sait pas qui ne pourrait pas avoir une employée de maison à temps plein, mais enfin prenons cette hypothèse bizarre –, ce sera vous qui ferez, vous ferez tout : vous laverez la vaisselle, vous laverez par terre, etc, de façon à ce qu’elle soit environnée. » C’était ça, sur un chapitre ! Je me disais : les jeunes pères américains, ils lisent ça, vraiment, quoi ! Mais c’était assez bien vu.

Dr Jean-Jacques Tyszler : Et après ils votent Trump !

Dr Marie-Jo Durieux : Tout à fait !

Dr Jean-Jacques Tyszler : C’est pour ça : ils se révoltent.

Dr Marie-Jo Durieux : C’était assez bien vu. Comment supporter cette pulsion destructrice de l’enfant, et les mères confrontées à ça au quotidien ? Alors évidemment il ne s’agit pas d’accabler l’enfant.

Et pour finir sur la théorie kleinienne, n’oublions pas que l’enfant, je dirais, sort de cette période de destructivité violente sur sa mère, de ce désir de violence meurtrière sur sa mère, - ce que tu disais, d’une autre façon, et ce que Freud dit d’une autre façon – en prenant conscience que cette personne à qui il en veut tant, qu’il veut détruire, c’est aussi la même qui le prend dans les bras, qui lui parle gentiment, qui lui amène le bon lait, qui est parfumée, etc. En prenant conscience de ça, il a un coup de barre terrible, c’est-à-dire que ça agit sur lui de façon dépressive : « qu’ai-je fait ? » La culpabilité, c’est le mot qui revient sans arrêt sous la plume de Mélanie Klein. Alors on se dit : « Il a trois mois, il ressent vraiment de la culpabilité ? » Bon, elle l’appelle comme ça, probablement que ce n’est pas la culpabilité de plus tard, en tout cas c’est le mot qu’elle utilise tout le temps : « la culpabilité ». Et il faut qu’il traverse cette phase de culpabilité pour enfin pouvoir entrer en vraie relation avec l’objet total et être à son égard, comme on l’est tous, au mieux, ambivalent : « Il y a des moments où je l’aime bien ma mère, mais à d’autres moments, qu’est-ce qu’elle m’enquiquine ! » Voilà ce genre d’ambivalence qui fait qu’on sort du clivage de l’état précédent, de ce qu’elle appelle, d’ailleurs, la « position dépressive ». Voilà, c’était mon association.

Dr Jean-Jacques Tyszler : Donc vous voyez là un exemple clinique de la pulsion de mort chez Freud, notre bible en principe. Dès la mort de Freud, tout le monde s’interroge : est-ce-que le père Freud n’a pas poussé le bouchon un peu loin quand même... ? Est-ce qu’il avait besoin de dire ça ? C’est ça, l’histoire de la psychanalyse : quand-même, Freud dit de belles choses, mais enfin est-ce qu’on a besoin d’aller si loin ?

Dans l’histoire de la psychanalyse vous avez des choses variées. Marie-Jo a parlé de ce génie qui vivait déjà à l’époque de Freud, Mélanie Klein, qui effectivement est une freudienne à sa façon rebelle mais authentique, c’est-à-dire qui porte le Freud dans l’entièreté de sa fougue, avec des remaniements sur l’Oedipe, enfin toute une série de choses. Et puis vous avez, dans la tradition post-freudienne, toute une série de traditions dans l’ego psychology qui a enlevé totalement la pulsion de mort, qui a déclaré que c’était un délire freudien. Et chez Lacan – vous regarderez de près – il y a la difficulté, à mon avis, d’accepter une pulsion totalement déliée, c’est-à-dire que ce n’est pas simple pour Lacan d’admettre que la pulsion de mort puisse s’envisager sur un mode qui soit délié topologiquement ; donc la plupart du temps il la lie, elle est liée. Nous évidemment, dans les grandes affections psychiatriques dont nous parlons (la paranoïa, les mélancolies et probablement les grandes folies humaines aussi) la liaison pose problème. Freud l’envisageait comme déliée : elle fait son chemin isolément, en quelque sorte. Cela reste soumis à votre intelligence ça. On voit bien que là, un point absolument crucial de Freud a créé jusqu’à aujourd’hui une forme de stupeur dans le milieu analytique : beaucoup de divergences, des récusations, des approximations... certains ayant repris l’héritage, d’autres le récusant totalement. Voyez, c’est quand même intéressant.

Et vous avez ce creuset premier [il montre l’exemplaire de Deuil et mélancolie], qui paraît tout bête : quelques pages. Freud prévient : nous avons à affronter le « Deuil » et la « mélancolie »

Alors Olivier – vous vous rappelez, qui a fait un très beau tour de mise en place du signifiant de la mélancolie, avant et jusqu’à Freud – que nous dis-tu ce soir !

M. Olivier Douville : Il se traine pendant des siècles. Je voudrais m’articuler sur ce que vous venez de dire. Il me semble que l’embarras de Freud est le suivant : il est devant un monument, un mausolée qui est la psychiatrie qui réfléchit à la mélancolie. D’une certaine façon comme il l’écrit dans la Traumdeutung, il tient à s’inscrire dans une continuité. Et puis ce qui lui tombe dessus – voilà ! comme ça nous tombe dessus, maintenant, Alep – c’est la guerre de 14-18. Au début il ne se fait pas trop de souci, parfois un peu, il trouve que c’est une façon énergique mais pas dispendieuse de mettre de l’ordre dans le monde.

Et puis ça dure, et à ce moment-là il écrit Considérations actuelles sur la guerre et mort, puis Deuil et mélancolie. C’est pour vous dire que lorsqu’il écrit, le plus intime est bouleversé par le plus extime. Quand il écrit sur la mélancolie, peut-être veut-il se référer à ce que j’appellerais – c’est une banalité tranquille – l’histoire des idées. Mais au moment où ça s’écrit, il n’est pas dans l’histoire des idées ; il est dans quelque chose qui le bouleverse. Ce n’est pas l’historien averti et tranquille d’une histoire qui se déroulerait comme si tout allait de soi : il est figé par une débâcle. Cela peut se comprendre au niveau de son intimité : ses fils partent au front.

La belle alliance psychanalytique, il n’y a en pas eu tant que ça, on est un peu nostalgique : la belle alliance, où est-elle ? Jones part, il essaye de s’illustrer dans un combat et il y arrivera une fois la guerre terminée. Abraham, Tausk, Ferenczi, Simmel, d’autres encore, s’émiettent dans la débâcle de la boue, des tranchées, des guerres, des morts. Et tous essayent de faire revenir des informations à Freud.

Deuil et mélancolie... nous n’avons pas le choix : soit nous prenons Deuil et mélancolie comme une des fleurs les plus étonnantes, vénéneuses, magnifiques de la belle histoire de la mélancolie ; soit nous prenons Deuil et mélancolie pour un trouble qui nous remue encore : c’est mon choix.

Alors comment situer ce texte ? L’historien dira : « c’est un livre de transition ». Moi ça ne me va pas, de dire que c’est un texte de transition, ça ne me va pas. Je crois... je ne sais pas si je crois... je ne crois pas grand chose, mais ce texte me parle à mesure que j’écoute les gens à Ville-Evrard, avec Jean-Jacques, ou ailleurs. Et que me dit ce texte, dans la mesure où ce n’est peut-être pas même ma lecture qui le rend actuel, mais la parole des égarés qui m’éclaire ? Les égarés m’éclairent, les patients de Ville-Evrard, et tu en sais quelque chose. Et que me dit ce texte ? Il me dit qu’un deuil n’est jamais fini ; il me dit que la mélancolie n’est pas toujours une pathologie ; il me dit que si on se tient sur cette ligne de crête d’un deuil et d’une mélancolie, sans en faire un sacrifice narcissique exténuant, on comprend ce qui se passe.

Alors pourquoi ce texte de Freud ? Comme beaucoup de textes de Freud, ce texte nous rend encombrés et solidaires de nos patients ? Ce n’est pas parce qu’il nous parle de drame, avec les falbalas qui conviendraient pour nous épuiser dans une montagne de kleenex. Ce n’est pas parce qu’il nous parle de fureur, ce n’est pas pas parce qu’il épuise toute la rhétorique du chagrin, de la fureur, que sais-je encore, de la mélancolie.

De quoi nous parle Freud ? Il nous demande ce que nous avons fait de nos morts, il nous demande ce que nous avons fait de ceux dont nous avons cru prendre soin au moment où ils nous ont échappé. L’urgence du texte de Freud – même si j’ai pu écrire quelque chose sur l’histoire des idées – l’urgence du texte de Freud n’est pas là. L’urgence du texte de Freud est de nous dire : avec quoi vous écoutez le vivant ? Voilà, c’est là que Freud surgit avec un génie intraitable, ce qui ne veut pas dire avec un génie inhospitalier ! L’hospitalité de Freud se mérite dans la mesure où, pardonnez-moi, à mesure où on ne fait pas le malin. L’hospitalité de Freud se mérite à mesure où on est un peu impuissant, un peu dénudé, un peu à vif, un peu chagriné. Ce n’est pas que Freud nous console. Le texte de Freud est là, non pas pour nous consoler, ce n’est pas un gourou : rien à faire de tout ça. Les textes de Freud sont là pour nous dire que nous pouvons écouter l’autre.

Quand j’ai lu Deuil et mélancolie, il y a quelque chose qui m’a poussé à écrire. Et cette chose qui m’a poussé à écrire est très simple – je vais le dire avec un peu de folie : ce qui m’intéresse ce n’est pas le deuil, ce qui m’intéresse ce sont les effets du deuil, et les ratages du deuil. C’est ça qui m’intéresse : les ratages du deuil, les idéalisations mortifères, la mélancolie persistante. De tout cela nous avons écho dans notre pratique ; nous avons de plus en plus écho dans notre pratique d’idéalisation morbide, chez des enfants, chez nos enfants, chez nos adolescents. Nous avons de plus en plus écho de cela. On a de plus en plus écho de ceux qui ne peuvent pas faire avec les deuils de ceux qui les ont précédés.

Nous recevons ceux-là. Alors nous pouvons toujours – rien n’objecte – essayer de comprendre les endeuillés précoces ; et pourtant rien de nos théories, rien de nos classifications ne les héberge dans un savoir. Ce qui compte selon moi, c’est ce que j’ai pu entendre d’un travail que nous avons fait tous deux avec tant d’autres qui me sont chers à Ville-Evrard : ce qui compte, c’est de laisser la parole vivante prendre le pas sur la mortification de l’existence.

Et sur ce plan-là, nous pouvons faire des lectures extrêmement actuelles de Freud ; parce que ce qui compte pour moi, comme pour Jean-Jacques et d’autres avec qui j’aime travailler et sans qui je me sentirais vraiment très mal – ce qui compte c’est que nous puissions donner accueil, vigueur et transmission à la polyphonie absolument insoupçonnée du texte de Freud, parce que ces textes de Freud ont été mutilés par des traductions envahissantes, mises au pas, cimentées. Moi je suis content, parce que j’aime lire Freud, j’aime le transmettre. Je suis content qu’il y ait une belle traduction d’Hélène Francoual, et en même temps je suis content qu’il y ait une autre traduction ; parce qu’une traduction, qu’est-ce-que c’est ? ce n’est pas une mise au pas, c’est l’invitation à une polyphonie. Et ce qui sort de la mélancolie, c’est la polyphonie !

Dr Jean-Jacques Tyszler : c’est essentiel Olivier. Jean-Pierre Rossfelder qui était là la fois dernière avait aussi un peu la même position ; parce que ce n’est pas pareil de se coltiner pendant deux ans avec une gomme et un crayon la traduction, que de la lire formatée, effectivement dans l’après-coup, comme on le faisait des textes savants. Et je crois que ça c’est très important pour une école, justement, de redonner ce grain, cette angoisse... parce qu’on sent l’angoisse, dès qu’on s’approche de Freud, évidemment il y a le point...

M. Olivier Douville : il faut être ami avec l’angoisse !

Dr Jean-Jacques Tyszler : il faut... de toutes façons comme disait Chermak « il n’y a pas beaucoup de choix » - quand on arrivait dans son service, il disait : « Les jeunes, vous avez le choix entre deux , soit c’est l’angoisse, soit c’est la peur ; et je vous conseille le premier... »

M. Olivier Douville : Ben oui ! il vaut mieux !

Dr Jean-Jacques Tyszler : peut-être, peut-être... et puis après on peut prendre quelques questions tranquillement.

O peut observer chez certains enfants la force d’attraction de ces deux termes : d’un côté le deuil, et puis le réel qui va être attiré par ce vide, ce trou, cette pente qu’on hésite à dire mélancolique chez l’enfant bien entendu, mais en même temps qu’on pourrait dire mélancoliforme, c’est-à-dire cette « enforme » du trou, là ; et puis quelque chose que l’enfant lui-même dit, alors que nous, nous mettons vingt ans de psychanalyse à l’admettre : que l’Autre est vide, que ça ne répondra plus. Il faut le faire ! L’imploration, qui est une des figures classiques de la mystique, comme vous le savez.

Ce sont des circonstance, par les dires des enfants qu'ils font quasiment, si je puis dire, le même effort que mes amis pour restituer tout ce qui fait savoir et non savoir dans la question du deuil et de la mélancolie.

Et là, comme le dit Olivier à juste tire, vous n’allez pas faire les malins ; c’est-à-dire qu’au mieux vous allez accompagner ces enfants dans l’exploration de l’entour de ce trou, espérant qu’isl trouvent effectivement une forme de polyphonie. Mais ce sont eux qui vont nous guider du côté de la métonymie du désir, néanmoins, sur les traits minimum d’identification qui font support.

Je crois qu’on vous aura peut-être quand même restitué, en trois fois, ce qu’on avait promis au départ, qui était de vous indiquer que encore aujourd’hui, cent ans plus tard, pour n’importe quel jeune qui ouvre un texte de Freud, un grand texte de Freud, peut-être pas tous, mais de ce type, l’inconscient va en être complètement changé. Ce qu’on peut faire avec vous en trois fois, évidemment c’est réalisable, et peut-être encore plus avec un jeune, un adolescent. C’est formidable quand même cette puissance inégalée de la frappe directement moléculaire dans l’inconscient.

Et donc quand vous avez lu ça, eh bien il y a un point que vous ne pourrez plus jamais récuser : vous pourrez toujours vous en défendre, mais néanmoins, ça sera là en vous, ça c’est certain, et c’est vrai de tous les grands très beaux textes de Freud.

Peut-être une fois l’année prochaine, on pourrait le faire avec – ce qui est mal traduit avec « L’inquiétante étrangeté », l’Unheilmliche, qui est une beauté hallucinante. Il y en a d’autres qui sont d’une beauté à l’état pur. Et pareillement « L’inquiétante étrangeté », ça ne se loge pas facilement dans la nosographie, parce que ce n’est pas une catégorie nosographique, mais néanmoins c’est une catégorie totale. Tout d’un coup vous n’êtes plus chez ! Vous êtes immigré dans votre propre pays ! Qu’est-ce qui se passe ? On est tous des immigrés. Mais le fait que ça vienne directement comme nomination réelle, là, c’est un autre drame.

Alors des questions ?

Question : Ma question c’est ce que je vous avais demandé l’autre fois : on emploie beaucoup le mot « mort », mais on ne sait pas ce que c’est. On sait ce que c’est que la mort des autres, mais on ne sait pas la sienne propre... Mais la mort qu’on ne connait pas, on ne peut pas en parler, on ne l’a pas vécu... s’il y en a un qui l’a vécue, où est-il ? Moi je parlerais plutôt de « pulsion d’inexistence », qu’est-ce-que vous en pensez ?

Dr Jean-Jacques Tyszler : oui, si vous voulez, mais c’est peut-être trop... c’est un peu le retour à cet inanimé dont parle Freud aussi ; la pulsion d’inexistence, c’est plus joliment dit, je dirais que c’est plus poétique, avec le défaut que peut avoir une traduction poétique. C’est-à-dire que ça nous soulage aussi des devoirs du jour, vous voyez ce que je veux dire ? J’avais commencé la première par la question du clivage... C’est-à-dire que vous-même aujourd’hui vous êtes capable de vous déclarer endeuillé de toute une série de choses, de larmoyer sur mille choses, et puis il y a tout un autre horizon, qui est exactement présent au même moment, aussi brutalement, et dont vous vous moquez éperdument. Mais on ne va pas reprendre la question sans arrêt – mais c’est ce point là qui me fait choisir comme Freud, plutôt un signifiant, puissant, voyez, qui nous prévient que là où nous avons le sentiment d’avoir avancé en un point, ça se paye la plupart du temps inconsciemment ailleurs, par une destructivité annoncée sur un autre point. Et dans la modernité que nous vivons, la clinique que certains décrivent comme actuelle, moderne ou contemporaine, ce point de clivage quotidien est absolument permanent.

Toi, tu parlais d’Alep... mais aujourd’hui on se félicite d’entendre l’interview d’un président syrien, et on fait comme s’il n’y avait rien ! On est entre gens civilisés, le type est interviewé, les gens vont le voir, sur site : « Alors monsieur, qu’est-ce-que vous pensez ? » Et puis voilà, où est le problème ? C’est-à-dire qu’on s’assoit sur 400 000 morts... où est le problème ? Cela a été décrit effectivement par les sociologues ou les philosophes à leur façon, par des notions comme celle du sujet de la post-vérité, enfin il y a toute une terminologie que la philosophie moderne amène, ou la sociologie. Moi j’aime bien quand même le terme classique de clivage, c’est-à-dire le clivage qui était affecté autrefois à la perversion devient totalement ordinaire. Nous vivons nous-mêmes en permanence dans un clivage total, c’est-à-dire qu’on gobe n’importe quoi. On se lève le matin, on apprend une nouvelle ; le soir, elle est liquidée par une autre : cela n’a strictement aucune importance.

C’est pourquoi je crois beaucoup en ce que raconte Freud : de manière muette, la destructivité poursuit son cours, point à la ligne.

Une fois que j’ai dit ça, ça ne donne pas de facilité pour savoir, mais au moins ça nomme les points de psychopathologie qui sont concernés. C’est pourquoi je ne serais pas contre votre terminologie d’un certain point de vue, mais je vais toujours trouver que le terme freudien le plus brutal avait aussi ses effets. Freud est brutal dans sa façon de dire les choses, et ce n’est pas mal. ll faut savoir parfois dire les choses, précisément.

Là où vous avez raison, c’est qu’il y a toute une culture différentielle ; Olivier, qui est plus anthropologue que moi, le sait : suivant les cultures, les civilisations, les temps, il y a concernant la mélancolie par exemple – mais là je vais trop vite en besogne, on reprendra cela l’année prochaine – une question à laquelle les lacaniens n’ont jamais pu résoudre, même les meilleurs, celle de la PMD comme on dit, la Psychose Maniaco-Dépressive : pourquoi a-t-elle un temps cerclé ? Bon, c’est une curiosité quand même ; c’est une psychose dit-on, d’accord, mais elle a quand même un rythme temporel très spécial. Quid alors : d’où ça vient ça ? Vous ne trouverez jamais de bonne réponse à cette question : on ne le sait pas. Sauf si vous dites que c’est biologique, mais sinon...

Aucune formule structuraliste n’en rend compte. Mais vous vous apercevez aussi que la temporalité, ce qu’on appelait les temps – les temps du deuil, les temps historiques, les temps narratifs, les temps, c’est-à-dire les fêtes, les rituels, les moments, les saisons, tout ce qui faisait dans l’inconscient, le collectif, qu’il y ait les temps pour une chose, les temps pour autre chose – tout ça est également dans un estompage assez particulier : on ne sait plus quel est le temps de dire et celui de ne pas dire.

Donc c’est intéressant qu’aujourd’hui il y ait cette épidémie de bipolarité, là, qui plaît beaucoup puisqu’on crée des unités pour bipolaires.Voyez, c’est quand même amusant dans une époque où on ne sait plus à quelle saison de l’inconscient se référer.

Question : J’avais une question concernant l’objet du deuil et l’objet de la mélancolie, et dans Deuil et mélancolie il y a cette idée, qui est bien argumentée mais que je n’arrive pas à comprendre : pourquoi finalement, du point de vue du conscient et de l’inconscient, l’objet de la personne endeuillée serait-il pleinement conscient, rien de ce qui le concerne ne serait inconscient ? C’est là que j’ai du mal. Et évidemment l’objet du mélancolique, quant à lui, serait soit inconnu, soit s’il est connu, le mélancolique n’aurait pas la connaissance de ce qu’est cet objet pour lui, ce qu’il représente.

Dr Jean-Jacques Tyszler : Ce n’est pas tant la question que ce soit conscient ou inconscient, c’est que le deuil chez l’humain est une forme du savoir, ça fait savoir. Quand l’enfant traverse un deuil et qu’il accompagne dans le meilleur des cas les rituels du deuil, ça fait savoir, ça fait savoir dans la conscience et dans l’inconscient. C’est un savoir, une forme du savoir, le deuil. La différence avec un vrai patient mélancolique – si vous en avez vu, peut-être à l’occasion lors d’une présentation de malades ou d’un stage à l’hôpital – c’est que malheureusement sa souffrance ne s’inscrit pas comme savoir : il la vit réellement mais elle ne fait pas savoir. Elle ne fait pas gain de savoir pour affronter d’autres souffrances.

Donc c’est cela la distinction qu’il faut que vous acceptiez. C’est que certaines expériences humaines, heureusement d’ailleurs, font savoir ; cela ne veut pas dire qu’on est plus à l’aise au prochain deuil, il ne faut pas être idiot, mais ça fait savoir, ça fait trace dans l’inconscient et savoir, et transmission bien sûr, d’une génération à l’autre. Et dans l’ordre de la mélancolie ou des grandes affections psychotiques, malheureusement, ça ne fonctionne pas comme savoir, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de gain de savoir.

Dr Jean-Jacques Tyszler : Marie-Jo tu voulais dire un petit mot pour conclure.

Dr Marie-Jo Durieux : Oui cette jolie phrase qu’on rappelait l’autre jour, de Bion, qui parle justement de la trace mnésique. Je vous dis la phrase, elle est trop jolie : « C’est l’ombre que le futur laisse sur son passage ». Il a écrit tout un article là-dessus qu’on trouve d’ailleurs dans « La preuve » ; je conseillais éventuellement ce petit bouquin qui a l’avantage de présenter quatre articles de Bion assez courts qu’on peut lire indépendamment les uns des autres, et ensuite une postface assez longue et assez dense, de Pierre-Henri Castel, qui commente l’œuvre de Bion en général. Dans un de ces textes justement, il dit ça : « La trace mnésique, c’est l’ombre que le futur laisse sur son passage ». Alors qu’est-ce-que ça veut dire ? Cela a à voir je crois avec ce que tu dis là. C’est que quelque chose dans ce qui arrive a une part dans la vie ou dans les textes . Effectivement, il y a dans le texte tout un inconscient, un souterrain par en-dessous, c’est pourquoi on aime bien les grands textes d’ailleurs, c’est parce qu’on vient et on trouve autre chose. C’est aussi pour ça que les traductions sont intéressantes, c’est parce qu’elles font surgir des mondes qu’on n’avait pas vus. Un autre mot, une autre langue, une autre culture vont donner un autre relief au texte, et d’un seul coup il va s’ouvrir à autre chose. C’est pour cela qu’on aime bien lire plusieurs traductions successives dans des temps différents, dans des contextes culturels différents.

Donc le texte a un inconscient. Mais cet inconscient existe aussi pour l’auteur du texte ; je veux dire qu’il écrit aussi avec son inconscient, c’est-à-dire une part de lui qui est cachée. Et donc l’idée de Bion, c’est que finalement, dans tout ce qui se fait, là, maintenant, il y a à la fois la marque du passé – ça personne ne le contestera : on sait bien qu’on écrit, qu’on agit, qu’on pense, avec notre passé, avec notre passé d’enfance, avec notre passé générationnel – mais il y a aussi la marque de futur au sens où quelqu’un plus tard verra dans dans ce texte, dans cette trace, des choses que moi je ne vois pas. C’est-à-dire que le futur d’un autre est déjà là qui pourra lire ce texte d’aujourd’hui.

Par exemple, l’idée de Bion, c’est que finalement il y a du Freud chez Aristote. Aristote annonce Freud, parce qu’il y a dans les textes d’Aristote quelque chose dont Freud pourra s’emparer. Ce que Ogden dit dans ses textes sur Deuil et mélancolie, c'est que d’une certaine façon, il y a du Mélanie Klein chez Freud ; sauf que Deuil et mélancolie, Freud l’écrit en 1915. Mélanie Klein elle écrira Psychogenèse des états maniaco-dépressifs, qui parle de la dépression, en 1934-1935, donc vingt ans plus tard. Donc évidemment chronologiquement, Freud, n’a pas lu Mélanie Klein mais Mélanie Klein vient déterrer des trésors à l’intérieur du texte freudien qu’elle va sortir et qu’elle va transformer, je le disais tout à l’heure, dans sa fameuse position dépressive  ; donc le futur kleinien est déjà présent dans le texte freudien. Je trouvais ça assez joli.

Dr Jean-Jacques Tyszler : N’oubliez pas quand même ceci : premièrement ne soyez pas sectaires ; c’est-à-dire qu’on souffre énormément aujourd’hui, comme vous le savez, d’un refus de l’Autre généralisé ; c’est moderne, ça fait bien : pas d’Autre. Il est temps que vous soyez tranquilles sur la lecture, les références. Allez assister aux choses qui vous plaisent, allez vous documenter, lisez des textes, éventuellement même ceux qui ne sont pas en français. Deuxièmement, venez le plus possible au contact des lieux où la maladie se reçoit : la clinique analytique, comme la médecine, comme la psychiatrie, s’apprend au lit de ce qui se dit. Il n’y a pas d’autre façon.

Notes