Cours n° 1, 21 octobre 2013 21 h 00
…Pourquoi diable faudrait-il faire la théorie des surfaces quand on s’occupe de psychopathologie ?
Première justification
Dans un premier temps je vais essayer de justifier cela. Il y a un petit extrait du cours de Linguistique générale de Saussure qui peut me servir d’introduction. Vers 1910, c’est-à-dire de façon contemporaine aux élaborations de Freud, ses disciples, transcrivant ce cours qui n'a pas été rédigé par lui, ont relevé la chose suivante : « Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idée préétablie et rien n’est distinct hors l’apparition de la langue. La substance phonique n’est pas plus fixe ni plus rigide, ce n’est pas un moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes. Mais une matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin ».
Le Séminaire d’hiver de l’ALI va porter sur le texte Le mot d’esprit, le Witz de Freud, dans ce texte on trouve quelque chose d’étonnement similaire, il dit quelque chose comme les mots forment une substance, il utilise le même mot substance élastique malléable à l’infini. Donc il y a quelque chose qui était dans l’air du temps au début du 20ème siècle et si vous avez un peu fréquenté Saussure, il y a un schéma célèbre, je vais vous en donner un schéma : vous avez les deux substances, ici il y aurait d’un côté la substance phonique, par ex. en bas et puis le monde des pensées, qui sont tous les deux des continuums. C’est une chose qui mériterait d’être approfondie, mais ça c’est une histoire de spécialiste. Qu’appelons nous le continuum, qu’est-ce que c’est que le continu ? Etant bien entendu qu’on se pose la question de comment surgit le langage alors qu’il y a deux continuums qui sont en présence, d’une part le continuum des pensées et d’autre part le continuum de la substance phonique. Ce soir je ne vais pas vous parler du continu. L’idée intuitive du continu, c’est quelque chose où tout se touche. Tout se tient. Quand je prends deux éléments de continu, j’ai toujours quelque chose que je peux insérer entre. Sur la base de ces deux continuums, Saussure dit quelque chose d’intéressant. Il va les nommer A et B et il trace des petits pointillés verticaux, et ce qu’il en dit est une métaphore puissante : « Qu’on se représente l’air en contact avec une nappe d’eau, si la pression atmosphérique change, la surface de l’eau se décompose en une série de divisions, c’est-à-dire de vagues, ce sont des ondulations qui donneront une idée de l’union, et pour ainsi dire de l’accouplement de la pensée avec la matière phonique ». Ce qui est intéressant dans cette métaphore, c’est que d’une part le fait qu’il y a la notion d’une interface, j’ai dit que je voulais justifier l’emploi des surfaces en psychopathologie, et bien là il y a quelque chose qui est lié à notre fréquentation du langage, quand on fréquente le langage, on fréquente quelque chose qui se déploie sur une surface. Une surface qui pour Saussure est l’interface entre le continuum des pensées et la matière phonique... C’est entre, c’est de la rencontre entre deux continuums que nait quelque chose qui n’est pas continu, qui est discret. Et il y aussi une chose qui est présente dans cette métaphore, c’est que au fond, c’est quoi une vague ? C’est juste une différence d’altitude. C’est à dire que la surface de l’eau quand elle est calme, elle est plate. Et quand il y a de la vague, il y a une partie qui tout à fait temporairement, puisque la vague n’existe qu’en tant qu’elle circule, il n’y a pas de vague statique, il n’y a que des vagues qui courent, donc il y a quelque chose qui est simplement une différence d’altitude temporaire, qui circule sur cette surface.
Donc ça c’est une première façon d’aborder les choses qui partirait du fait que le langage c’est quelque chose qu’on peut légitimement considérer comme se déployant sur une surface. Et si c’est une différence d’altitude, si je dis qu’il y a là quelque chose mais que ce n’est que différence. On comprend pourquoi Saussure et après lui Lacan, ont dit le signifiant c’est pure différence. Il n’y a pas de signifiant en tant que je pourrai le prendre et l’exhiber et dire le voilà. Il n’existe pas de signifiant qu’on puisse comme ça extraire. Ce n’est que comme une vague, une différence d’altitude, ou une différence de signification, une différence de valeur, qui ne vaut que par rapport à la surface environnante...
Ce qu’il gardera, c’est une métaphore qui est aussi celle d’une surface, c’est la feuille de papier. D’un côté il y le signe, et de l’autre côté il y a le signifié, d’un côté il y a le signifiant et de l’autre côté il y a le signifié. Et c’est de la rencontre des deux que surgit quelque chose, qui il le précise bien, n’est pas une substance, mais une forme. C’est sa façon à lui de dire qu’il y a deux continuums qui font surgir du discret. Il dit ce n’est pas de la substance, c’est de la forme. La question de la feuille de papier on y reviendra, parce que une feuille de papier, soit c’est un plan qui s’étend jusqu’à l’infini, soit il y a un bord. Or, le langage n’est manifestement pas infini, le langage, celui que nous habitons n’est pas infini parce que d’une part le nombre de mots est fini, le nombre de phrases est fini et le nombre de phrases que je peux prononcer, si variées soient elles, vu que ma durée de vie est finie, donc de toute façon, de quelque façon qu’on aborde les choses, le langage que nous habitons en tant qu’êtres parlant, c’est un truc fini. Alors, le langage a-t-il un bord ? Qu’est ce qui va m’arriver si j’arrive au bord du langage ? Et la réponse que propose Lacan, c’est non, le langage n’a pas de bord. Et donc on va non pas avoir affaire à une feuille de papier comme le dit Saussure, la vision de Saussure est une vision locale, partielle, mais globalement on ne peut pas considérer que la langue que nous habitons soit comparable à une surface de feuille de papier. C’est une surface sans bord. Non seulement nous avons affaire à une surface, le langage se déplace sur une surface, mais en plus cette surface, ce n’est pas n’importe laquelle. Donc c’était ma première justification.
Deuxième justification
L’un des textes de Lacan, qui est resté célèbre, c’est le Discours de Rome, Fonction et champ de la parole et du langage. Et dans ce texte il est question de la parole et du langage et il est dit très clairement que le langage est un champ. Nous habitons le langage, c’est un champ, et là-dedans se déploie notre parole. Comment prendre ça au sérieux ? Il y a une façon de le prendre au sérieux, qui est je crois celle de Lacan et qui conduit elle aussi à la question des surfaces. Qu’est-ce que c’est qu’un champ si on le prend au sérieux, c’est-à-dire si on l’envisage d’un point de vue mathématique ? Pour définir un champ, il y a toujours deux ingrédients. Il y a un premier ingrédient qui est un espace, disons que par exemple la pièce où nous sommes, c’est un espace. La surface d’un fleuve, vous verrez pourquoi je parle de ça, c’est un certain espace. Autour du soleil il y a un certain espace dans lequel se déplacent les planètes. Ce sont des espaces. C’est le premier ingrédient.
Le deuxième ingrédient, c’est une certaine fonction....Une fonction c’est toujours quelque chose qui à chaque point de l’espace associe quelque chose. Ce truc ça peut être extrêmement varié, l’exemple le plus simple, ça peut être la fonction numérique. A chaque point de l’espace de cette pièce, je vais associer un nombre, ce nombre ce sera la température à cet endroit. Et il y a un champ des températures dans cette pièce. C’est probablement plus chaud vers le haut, probablement plus chaud au voisinage des masses corporelles, c’est plus froid vers la sortie. Il y a un champ des températures. Et on peut passer en revue tous les points de la pièce et à chaque fois on pourra associer les points de la pièce à une température. Voilà un champ...
L’idée c’est que le langage est un champ.
Quel genre de champ ? Citation de Freud, dans la Traumdeutung« Quand j’analyse les rêves de mes malades, je fais une expérience qui réussit toujours. Le récit d’un rêve me paraît-il difficile à comprendre ? Je demande qu’on le recommence. Il est bien rare que les malades emploient les mêmes termes. Or, je sais que les passages autrement exprimés, sont les points faibles et pourraient trahir le rêve. Leur indication est aussi sure que le signe brodé sur la tunique de Siegfried. L’interprétation peut partir de là. Quand je demande aux malades de répéter le rêve, il comprend que je vais m’efforcer de l’expliquer, et une certaine résistance lui fait aussitôt protéger les parties faibles de son déguisement. Il essaie de remplacer l’expression qui aurait pu le trahir, par une autre plus éloignée. De cette manière il attire mon attention sur la première. Plus il se défend, mieux je remarque que le rêve fut attentif à se déguiser ». Et ça, ça peut se dessiner de manière très simple si on admet que le récit du rêve c’est une certaine trajectoire dans le champ du langage, une certaine trajectoire, disons celle-ci, c’est le premier récit. Et puis Freud dit, vous me le répétez s’il vous plait. Et donc on va répéter sauf qu’à un endroit la trajectoire ne sera pas la même. Les termes utilisés ne seront pas les mêmes. Et ce que Freud dit, c’est quoi ? On a 1 ici, on a 2 ici, il y a eu donc déplacement de ce terme là – terme égale signifiant - remplacement d’un signifiant par un autre signifiant, il y a un signifiant ici, un signifiant là, et qu’est-ce qu’il en déduit ? Il en déduit ce que déduirait n’importe quel physicien, c’est qu’il y a un champ répulsif. Que ici il y a quelque chose que le patient désire dissimuler et que donc il va s’en éloigner. Et tout se passe comme si au deuxième récit, le champ répulsif de ce qui reste à déterminer, agissait sur la parole du patient de manière à ce qu’il s’en éloigne. Et vous voyez comment on a exactement tous les ingrédients d’un champ, en ce sens qu’on a un espace qui est le langage dans lequel se déploie la parole du patient d’une part, et puis que la trajectoire dans cet espace va être infléchie de telle ou telle manière par la structure du désir du patient. C’était la deuxième justification de l’emploi des surfaces pour parler de psychopathologie...
Troisième justification
En ce qui concerne l’introduction de la théorie des surfaces par Lacan, dans le domaine de la psychanalyse, l’ouvrage princeps, c’est le séminaire l’Identification. C’est là qu’il a vraiment commencé à traiter les surfaces. C’est là qu’il nous dit : « Quoi d’étonnant, à ce que nous soyons habitués ici à parler comme d’une surface de ce dont il s’agit. En somme – écoutez bien parce que c’est un Lacan auquel on n’a pas souvent affaire – de quoi s’agit-il ? Du fonctionnement de l’appareil nerveux. Et l’appareil nerveux, sans avoir besoin d’y entrer plus loin, mais c’est aussi la porte où est entré Freud au moment même de la découverte des connexionsinter neuroniques, tout ce qui se présente comme un réseau est réductible à une surface. Tout ce qui est réseau peut s’inscrire sur une feuille de papier ». « Ça peut s’inscrire sur une feuille de papier », il s’emporte un peu. Ce n’est pas tout à fait vrai. Pour la raison qu’on a dite tout à l’heure, une feuille de papier ce n’est pas suffisant. Par contre, c'est vrai que tout ce qui est de l’ordre du réseau, ça c’est extraordinaire, et c’est vrai au titre d’un théorème. Un théorème qui a été démontré dans les années 60 et je pense que c’était à peu près contemporain de ce que dit Lacan ici. Ce théorème relève de quelque chose qui a commencé à se développer dans les années 60, un peu avant qui s’appelle la Théorie topologique des graphes. La question de la théorie topologique des graphes, c’est une question qui concerne… un graphe, c’est des petits points reliés par des traits. Par ex. un graphe ça peut être dix mille villes reliées par des routes. Il y a des routes qui vont de telle ville à telle ville, il y a des villes qui sont reliées par des routes, et d’autres villes qui ne sont pas reliées par des routes, il faut passer par ailleurs. Il y a quelque fois même des endroits où on ne peut pas passer. Dix mille villes reliées par les routes qui permettent d’aller de l’une à l’autre, ça c’est un graphe. Ou alors, un million de transistors sur un circuit intégré qui sont reliés par des connexions. Parfois il y en a, parfois il y en n’a pas. Au total ça fait un graphe. C’est une question intéressante pour les fabricants de circuits intégrés de savoir vais-je arriver à les faire ces connexions ?Et comment je vais arriver à les faire ? Il va falloir que je mette combien de couches de métal pour arriver à les faire ? Ça c’est une question de théorie topologique des graphes. Et le théorème principal de la théorie topologique des graphes, c’est précisément ce qu’énonce Lacan, tout graphe peut s’écrire sur une surface, virgule, mais pas n’importe laquelle. Je m’explique. Un problème de théorie des graphes, un classique, c’est le problème des trois usines. J’ai trois usines, on peut leur donner des noms, il y a l’eau, il y a le gaz et il y a l’électricité. J’ai trois maisons, A, B, C. Je veux alimenter les trois maisons en eau, en gaz et en électricité, mais je ne veux pas que les conduites se coupent. Parce que si l’eau passe trop près de l’électricité, je risque d’avoir des ennuis, je ne veux pas qu’il y ait de l’eau dans le gaz, etc. Je décrète que je ne veux pas que ça se coupe. Je fais comment ? Je prends l’usine qui fabrique de l’eau, et je l’envoie à A, à B, à C. Pas de problèmes. Ensuite je prends le gaz et je fais pareil, A, B et C. Alors pour C, je fais le tour de l’usine d’électricité, parce que sinon mon usine d’électricité, je ne vais rien pouvoir faire avec. Mais néanmoins avec mon usine d’électricité, je m’aperçois que je peux alimenter B et C, mais que A, avec les deux premières alimentations, est devenue inaccessible, ça ne passe pas. Et vous pouvez faire toutes les combinaisons, je vous engage à le faire, parce que c’est vraiment quelque chose où on voit qu’il y a du Réel. Ça ne passe pas, on ne peut pas. Et là où c’est beaucoup plus amusant encore...si vous faites la même chose, c’est-à-dire les trois maisons, A, B, C et puis les trois usines, et si vous tracez ça sur un tore, ça marche. Ça passe, à cause du trou. C’est tout à fait extraordinaire. Ça veut dire que du point de vue de la théorie topologique des graphes, il y a plus de place sur un tore que sur une feuille de papier, que sur un plan. Et ce qui se passe sur un plan, on peut montrer que c’est identique à ce qui se passe sur une sphère. Alors ça, c’est vraiment de la vraie topologie, ça montre qu’on peut faire des choses sur un tore, qu’on ne peut pas faire sur une sphère. Par ex. relier trois maisons à trois usines. Et du coup, à quoi va s’employer Lacan, à partir du moment où il pose cette question de la théorie topologique des graphes… le théorème dont je parlais, s’énonce de la manière suivante : considérez un réseau, un graphe, c’est-à-dire des points reliés par des traits ou des maisons reliées à des usines par des conduites, ou des villes reliées à des villes par des routes, peu importe, ou des signifiants reliés par des liens métonymiques ou métaphoriques. De toute façon il s’agit d’un réseau. Lacan en parle comme d’un réseau de connexions nerveuses, mais il en parle bien évidemment au sens des connexions nerveuses comme en parle Freud dans ce texte extraordinaire qui s’appelle L’esquisse, dans lequel Freud pose que tout ce qu’il veut étudier, c’est-à-dire la psyché, c’est quelque chose qui se ramène à la circulation d’une quantité dans un système qui est un réseau, un système de conduites dans lesquelles ça passe, la quantité passe. Et puis il y a des systèmes d’écluses, d’ouverture, de fermeture, d’inhibition, de facilitation, toutes choses que tous les neurologues connaissent. Sauf qu’on entend bien dans le Freud de L’esquisse, et c’est ce que reprend Lacan, qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre cette métaphore du réseau des connexions nerveuses, et le système des connexions signifiantes. Pour en avoir un exemple, je vous renvoie à ce formidable texte de Freud qui est Signorelli, l’oubli des noms propres. Signorelli, c’est dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, c’est un texte extraordinaire, à propos de la simple observation qu’il y a le nom d’un peintre qui lui échappe. Il est en train de discuter avec un copain dans le train, il lui raconte sa visite à Orvieto, et au moment de citer l’auteur des fresques magnifiques devant lesquelles il restait en contemplation pendant longtemps, tout d’un coup… le nom est tombé dans un trou. Il trouve des noms de substitution, et puis c’est tout. Et ensuite longtemps après il retrouve le nom du peintre Signorelli, et à partir de cette petite chose de la vie quotidienne, il construit un graphe. Regardez le texte, vous verrez que vous avez un graphe qui écrit les connexions entre tous les signifiants qui sont impliqués dans cette affaire : il y a « signor », il y a « Bo », il y a « Trafoï », « Botticelli », il y a toute une série de signifiants, il y a des traits, c’est vraiment des points et des traits, c’est exactement un graphe.
J’en viens au texte du théorème. C’est très simple, quel que soit le réseau que vous considérez, si compliqué soit-il, vous pourrez toujours le tracer de manière à ce que rien ne se coupe sur une surface. Et cette surface, ce sera un tore dans lequel vous aurez ménagé un nombre suffisant de trous. Ici on a un tore à un trou. Un tore à plusieurs trous, une espèce de Bretzel. Voilà le théorème, c’est à cause de ce théorème que Lacan peut dire qu'il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on travaille avec des surfaces, puisqu’on travaille avec des graphes. C’était ma troisième justification...