Extrait
6 décembre 2010
Pouvons-nous parler d’une clinique des adolescents ?
Alors, en introduction, je voudrais vous proposer trois caractéristiques qui me sembleraient exemplaires d’une clinique de l’adolescence, qui est une clinique symptomatique en train de se constituer.
La première, c’est que ce serait une clinique du désir sexuel en tant qu’il est mis en jeu par le réveil de la puberté, et, que le réel du corps et de la jouissance va imposer au sujet et au jeune d’en rendre compte par des coordonnées intimes de son identité qui sont déjà en place, mais qui jusqu’alors lui ont permis de saisir ou d’appréhender approximativement sa place d’être de parole. Ce sont des marques inconscientes qui viennent s’appuyer sur des marques inconscientes qui lui échappent. Et, ces marques inconscientes, il les découvre. Il les découvre en même temps qu’il va y prendre appui. Comme un enfant apprend à tenir compte de son déséquilibre quand il commence à marcher, quand il se lance. Je trouve que la comparaison avec la manière dont un enfant se lance et dont il tient compte de son déséquilibre me semble toujours très parlante. Bon, c’est un des premiers points.
Le second point : ce serait une clinique de dépersonnalisation physiologique, pourrait-on dire. Puisque du fait du sexuel qui a resurgi dans le corps, le sujet est précipité hors des coordonnées, hors des repères sur lesquels il est habitué à compter et qui sont les coordonnées et les marques de sa personne qui, en elles-mêmes, ne peuvent pas rendre compte du sexuel. Donc, on peut parler de « dépersonnalisation physiologique » au même titre que Freud parlait, à propos de l’enfant, de « perversion polymorphe ».
Et puis, il s’agirait d’une clinique que nous avons à rapporter au discours dans lequel elle se constitue. En tant que, on le verra, les manifestations de souffrance de ces sujets en devenir, les adolescents, révèlent la logique du discours dans lequel ils se situent. On verra, ils cherchent, et ça, c’est un élément très marquant, ils cherchent une adresse pour que l’affirmation de leur parole et les tâtonnements de leur parole, de leur identité, voire leurs manifestations de souffrance, soient reconnues, pour qu’ils puissent se faire entendre. Et c’est à ce titre qu’ils se confrontent à la logique et à la consistance du discours dans lequel ils se trouvent et on peut rapporter cette vigilance-là, à une rigueur plus générale à l’égard des manifestations de l’adolescence pour dire que… – et Huerre le disait dans un livre qu’il avait intitulé ainsi : L’adolescence n’existe pas – une position générale consisterait à dire effectivement que l’adolescence n’existe pas, puisque si elle a un début incontestable autour de la puberté, elle termine au fond… c’est l’exigence du discours social qui diffère à plus tard la légitimité d’un exercice sexuel ou d’une place autonome dans la société. Bon, vous voyez, il y a un rapport très direct entre les manifestations symptomatiques, entre l’adolescence et le discours dans lequel il se situe, et le cadre culturel aussi dans lequel il se situe.
Et donc, la clinique de l’adolescent, elle correspond aux conséquences sur le psychisme de l’enfant de l’émergence du Réel du sexuel. Ce qui était promis pour plus tard devient réalisable pour de vrai. Et c’est à cette émergence du Réel que Freud rapportait le surgissement du sens des expériences sexuelles vécues dans l’enfance, et qui, offrent de fait à ce moment-là, une compréhension – voire une compréhension traumatique – dans l’après-coup. C’est dans ce sens là qu’il a rapporté cet effet d’après coup des expériences infantiles dans la névrose adulte et dans l’hystérie.
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L’adolescent déprimé, il témoigne d’une double difficulté. Parce qu’il ou elle se trouve privé de cette référence phallique où de la référence sexuelle, pour rendre compte de la sexualité qui insiste dans le corps. Mais, de ce fait il est privé de l’instrument symbolique qui lui permet de faire un deuil — le deuil incontournable du bonheur mythique d’une enfance, des parents rêvés, des repères habituels de l’imaginaire.
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Et donc, au fond, les dépressions d’adolescents, elles témoignent que le sujet est à la fois en difficulté pour compter sur le trait signifiant phallique, du côté pour rendre compte du sexuel, pour assumer sa sexualité et il est privé en même temps de ce même instrument qui lui permettrait de faire le deuil des conditions de vie passée. Donc, il est coincé. Ce sont souvent des adolescents qui sont coincés à ne pouvoir tenir compte de leur propre élan, de crainte de blesser l’autre, de faire souffrir l’autre. Et souvent, on retrouve des difficultés de l’enfance à confondre leurs initiatives et la crainte de blesser l’autre. Effectivement, dans leurs initiatives, souvent, quand ils craignent de blesser l’autre, c’est parce qu’ils vont susciter par leur initiative, par leur affirmation, un désagrément chez l’autre, mais au fond c’est simplement la manière d’amener l’autre à reprendre à son compte ses propres questions qui ne sont pas traitées. Et souvent vous trouverez cela avec des enfants dont les parents sont déprimés, ou ont un deuil pathologique ; l’adolescent n’arrive pas à introduire sa propre initiative de crainte de faire souffrir l’autre. En fait, c’est obliger les parents ou les proches à se réapproprier les questions qu’ils n’ont pas traitées pour eux-mêmes.
Ou bien, vous avez les enfants qui sont l’enjeu de séparation entre les parents. Parce que, à ce moment-là, ils restent dans le flou. Ils peuvent rester dans ce flou pendant l’enfance ; être l’objet des tensions entre les parents, mais à l’adolescence, ils sont démunis d’une place à proprement parler d’où traiter leurs propres questions.
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Alors, à côté de ça, il y a tout un champ de manifestations symptomatiques qui sont mal structurées et qui ressortent des agirs. Ça c’est pas très étonnant, puisque l’adolescence c’est la mise en jeu de la sexualité, ça va toucher au niveau des choix le champ des mises en acte, et donc, c’est pas très étonnant, mais ce sont des manifestations qui sont difficiles à aborder. Les mises en acte, vous savez… Lacan l’évoquait : dans un acte vous avez toujours un temps d’incertitude, où vous tâtonnez pour approcher, pour être à peu près sûr de l’enjeu de votre décision, et puis, dans le passage à l’acte, on ne pense pas, parce qu’on s’appuie effectivement sur cette trame imaginaire, sur la manière dont l’objet nous est désigné dans cette trame imaginaire du fantasme, et on se retrouve dans notre acte après coup. On réalise après coup qu’on a choisi à peu près ce qu’on voulait, on se retrouve après coup.
Et donc, vous avez plusieurs types d’acte :
Vous avez les actes, comme je vous dis-là, qui sont soutenus par la trame d’un fantasme, effectivement, il y a une sorte de passage à l’acte qui est soutenu par la trame d’un fantasme.
Et puis, vous avez ce passage à l’acte qui le distingue d’autres manifestations qui sont l’inhibition par exemple, qui sont l’acting out, qui sont des passages à l’acte qui ne vont pas être soutenus par cette trame fantasmatique.
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Les deux autres éléments que je voulais vous évoquer, c’est deux types de manifestations qui sont tout à fait importantes et qui témoignent que le recours à la parole n’est pas possible pour l’adolescent du fait que le discours de l’autre est agi par l’entourage, il n’est pas marqué par un interdit. C'est-à-dire qu’il n’y a pas la possibilité d’avoir le recours à la parole. Donc ce que l’enfant ou l’adolescent, voire l’adulte, ne peut pas mettre, faire entendre en paroles, il va le mettre en scène. Vous avez par contre une clinique, ça vous éclaire la clinique actuelle ; c'est-à-dire là où le sujet ne trouve pas, dans le discours de l’autre, une adresse possible, une décomplétude, pour pouvoir parler ou pour pouvoir se faire entendre, il va le chercher dans l’imaginaire de la mise en scène, il va mettre en scène, donc il va s’adresser au regard de l’autre, il va plus s’adresser à la parole, compter sur la parole, mais s’adresser au regard de l’autre, en espérant que l’autre va lire ce qu’il dit dans la mise en scène, ou bien il va s’éjecter dans le réel ; il va chercher dans le réel un espace pour essayer de trouver sa place. Et ça je trouve que vous avez une trame qui est tout à fait passionnante parce que c’est l’adolescence, mais c’est aussi la clinique actuelle.
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Et donc, le premier, je vous propose l’« acting out » dont l’exemple le plus ramassé est celui des propos d’un père qui, après un premier entretien (il m’a amené son fils pour des problèmes de scolarité) me téléphone pour me demander conseil. Il me demande s’il doit sanctionner son fils, et comment s’il doit le faire ? Parce que son fils vient de lui voler du haschich.
Dans cet appel, vous voyez, le père associe trois démarches : il m’informe du vol de son fils, il me demande mon appui pour le sanctionner, et il m’avoue implicitement sa propre consommation de haschich. Si on est attentif à ces propos, vous voyez que dans cette adresse même à l’analyste, le père exerce un refoulement. C'est-à-dire qu’il élude la partie de l’énoncé qui concernerait sa propre jouissance. Il ne dit pas : j’ai du H ou j’en fume, etc. ; il ne dit pas ça, il refoule ça. Il consent, comme père, à une restriction de jouissance à laquelle il ne consent pas comme homme : il consomme ! Vous voyez, nous pouvons avoir idée, à ce moment-là, du discours sans restriction de jouissance à laquelle se confronte l’adolescent. Et vous voyez comment un adolescent se trouve coincé dans cette affaire-là : il utilise l’initiative d’un père qui le fait consulter, il est respectueux de ce père… et pour dévoiler au fond sa toxicomanie ; il n’a pas la possibilité de dire sa toxicomanie sans disqualifier le père. Il est piégé, là ! Et donc, la mise en scène manifeste que l’adolescent ne trouve pas chez son père de parole fiable qui puisse l’inciter à différer ses satisfactions. Et donc, la toxicomanie du père parasite le fils dans son rapport au plaisir, puisque le père transgresse la loi qu’il est censé respecter. La parole, ça fait qu’on n’a plus accès à l’objet réel ; on passe par le détour de la parole pour avoir accès à l’objet. Alors là, si le père se trouve effectivement jouir de l’objet réel, il transgresse les lois de la parole. Il n’est plus un interlocuteur ; il n’y a plus de parole possible à ce moment-là. C’est quand même un élément tout à fait important, ça.
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Les passages à l’acte, c’est une manifestation où le sujet va s’éjecter d’une position, d’une place qui lui est absolument insupportable, sans espoir.
Si vous voulez, dans les manifestations symptomatiques – vous avez l’angoisse ; l’affect qui est associé aux mises en scène que je vous évoquais de l’acting – c’est le désarroi, c’est la désorganisation de l’arroi et, dans le passage à l’acte, c’est le désespoir, il s’éjecte d’une position insupportable.
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Il vous montre, et vous pouvez le repérer dans le réel, vous voyez bien que, entre le point où était le sujet, et le lieu où il va s’éjecter, il y a un écart dans le réel ; quand on passe par la fenêtre, il y a un écart entre le lieu où on était et le lieu où on passe par la fenêtre. La fugue, c’est la même chose. Donc, c’est dans le réel que le sujet fait allusion à une place de parole qu’il souhaiterait avoir dans le symbolique.
C’est quelque chose d’extrêmement difficile et donc pour l’aborder il va s’agir souvent de travailler là aussi avec le discours qui concerne l’adolescent ; de repérer comment dans sa place, il a une place est inexistante ou pas reconnue dans le discours de l’autre ; il n’y a pas une décomplétude qui lui permette de se trouver reconnu et de se trouver entendu, et souvent, cela vient au détour d’un certain nombre de mises en scène ou d’acting-out comme je vous l’ai montré. Donc, il s’agit de reprendre les choses dans l’anamnèse, de reprendre comment les choses se sont constituées ; quelles sont les trames qui pouvaient présider à ces manifestations, pour essayer de manière rétrograde de voir un peu les lignes de force en jeu dans ces manifestations symptomatiques.