Aller au contenu principal

L’intention du livre de Jean-Baptiste Brenet Je fantasme - Averroès et l’espace potentiel est, me semble-t-il, de présenter un nouvel éclairage sur la pensée d’Averroès, qui concerne la relation du sujet humain – “Je” – avec l’intellect divin dans la connaissance. Il met au premier plan le rôle d’une imagination active et, pourrait-on dire, créatrice -“fantasme” - qui manifeste une capacité humaine d’élaboration du sensible en déployant l’éventail du possible relatif à une chose.

La cogitatio est la forme de pensée qui s’élabore dans le fantasme. Il y a ici un mouvement complexe dont le repère central est l’“intellect agent” divin - où Lacan voyait un repérage de l’ordre symbolique –, lieu des formes, sorte de savoir absolu d’emblée réalisé en lui-même et tout à fait extrinsèque à l’homme, mais qui peut entrer en nous et devenir notre forme quand nous intelligeons. Il est couplé à l’“intellect matériel”, également universel qui est tantôt en puissance quand on le considère en lui-même, tantôt en acte quand à l’occasion de la conception humaine, il permet à l’entendement humain de penser l’intelligible et s’unit alors à l’Intellect agent.

Cette opération qui mène à la pensée rationnelle et vraie telle que l’entend Aristote, nous dit Brenet, s’effectue dans la cogitatio : cogiter c’est fantasmer sa forme, la faire passer de l’intellect matériel à l’intellect en acte puis en habitus.

Sans doute s’agit-il pour Brenet de récuser la lecture thomiste d‘Averroès selon laquelle l’homme, dans ses opérations intellectuelles dépend d’un principe extrinsèque et est actionné par un autre. Il lui oppose le « beau jeu de l’humanisation » où l’intellect universel s’acquiert sous la forme de l’“intellect théorétique” propre à la pensée humaine particulière, l’âme humaine – je cite Brenet - étant un « lieu commun d’émotion, d’énonciation, de transport des concepts ».

Quel est l’enjeu de cette mise en place ? Brenet critique la lecture heideggérienne de Descartes : la primauté de la conscience introduite par celui-ci constituerait une coupure radicale dans l’histoire de la métaphysique – thèse qui ignorerait le “fantasme” médiéval dont Averroès est le représentant par excellence. Ce dernier assurait au sujet humain un caractère consistant très marqué précédant sa caractérisation comme conscience pure, ce qui pourrait être lu comme une préfiguration du cogito cartésien et de son héritage.

Notons pourtant que la reprise de la lecture de Descartes qu’effectue Lacan paraît aller dans une direction très différente : ce n’est pas tant le primat de la conscience dans le cogito qui intéresse Lacan que sa réduction à un point évanouissant qui renvoie à la forclusion du sujet que vise l’émergence de la science moderne naissante.

En donnant consistance à l’imagination active qui préfigure le schématisme kantien  toute différente du fantasme lesté par l’objet a de la théorie psychanalytique – il n’est pas sûr que Brenet rapproche Averroès de notre modernité ; à l’opposé, la raison aristotélicienne avec la déduction syllogistique qu’Averroès met au premier plan va bien dans le sens d’une mise à l’écart du Dieu de la révélation et en un sens du sujet individuel pris dans sa particularité (voir mon « Pour illustrer le rationalisme d’Averroès – Le savoir et le sujet », in De Spinoza à Lacan, éd. EME, 2015). On doit d’ailleurs rappeler que quelle que soit l’importance de l’activité humaine à la source des pensées de l’intellect théorétique, l’intellect agent existe éternellement en acte et réalise une sorte de Savoir absolu qui n’est lié qu’au Dieu aristotélicien. La cogitatio telle que l’entend Brenet ne conditionne que les pensées humaines, et leur histoire, sans doute dans une perspective éternelle, mais la vérité absolue du propos démonstratif tient avant tout à ce savoir absolu immuable

 Nous ne sommes pourtant pas à ce point face à une forclusion du sujet et à un savoir scientifique qui commencerait à se construire sans garantie et sans attache avec un sujet de la science. C’est la référence au nous divin qui, me semble-t-il, fait tenir le dispositif et la fidélité d’Averroès à Aristote ne me paraît pas pouvoir être démentie en ce point.

Il reste que tel qu’il se présente le petit livre de Jean-Baptiste Brenet est un livre d’une grande richesse et d’une science impressionnante (voir en particulier les notes) qui nous fait pénétrer avec bonheur dans la pensée d’un grand philosophe.

Hubert Ricard

Notes