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EPhEP, MTh3 - CM, le 24/09/2015

Eléments de psychiatrie différentielle

Extraits 

Cette année, je vous propose en quelque sorte de visiter la psychiatrie et ses classifications.

Il est sensible que la psychiatrie, dans son évolution et dans son histoire, représente une expérience unique de modèle de psychopathologie, puisque toute classification, en quelque sorte, qu’a connu la psychiatrie depuis l’ère antique, est toujours liée à une conception, notamment à une conception philosophique, et le cas princeps en quelque sorte, c’est une classification qui a duré excessivement longtemps, qui est la classification que l’on doit à un psychiatre allemand du nom de KRAEPELIN, Emil KRAEPELIN, qui était bien évidemment tout à fait articulée à la philosophie kantienne, et que, notamment, la particularité de cette classification que l’on doit à Emil KRAEPELIN tient à ce qu’il ne faisait aucune distinction, aucune différence, entre la pensée et l’affect, entre la pensée et les émotions ; c’est-à-dire que tout était pris, tous les éléments constitutifs de la psyché étaient pris au même titre.

C’était le cas également pour les aliénistes français, notamment FALRET et BAILLARGER, puisque je vais introduire mon propos de cette année par ce qu’on appelle maintenant le Trouble Bipolaire, et qui longtemps, jusqu’aux années 1970, s’est appelé Psychose Maniaco- Dépressive.

Alors, pourquoi je vous propose d’évoquer les Troubles Bipolaires ou la Psychose Maniaco-Dépressive (moi, je préfère l’indiquer Psychose Maniaco-Dépressive, je vous indiquerai les raisons de ce choix…).

C’est parce que, à la fois elle constitue une entité clinique reconnue depuis l’Antiquité puisque repérée dès la Grèce Antique et que l’on trouve trace de la mélancolie et de la manie qui sont les deux manifestations de cette maladie depuis l’antiquité, ça perdure durant le Moyen-Age.

C’est repéré par Philippe PINEL qui, peut-être ne le savez vous pas, a été le premier organisateur de ce champ : c’est lui qui a tenté de classer et de classifier ces entités un peu étranges que sont les manifestations d’une maladie psychiatrique.

Jusqu’à aujourd’hui cette dénomination de Troubles Bipolaires se trouve particulièrement extensive, très à la mode, et semble relever du sens commun.

La psychose maniaco-dépressive, on va le voir, elle suppose un modèle (je ne sais pas si le terme est juste), en tout cas elle suppose un présupposé philosophique, en même temps qu’elle est une maladie dont la clinique (on le verra) est une clinique qui ne repose pas sur des troubles de l’humeur ou de l’affect, c’est une clinique qui ne peut se repérer qu’en termes structuraux.

Alors, je vais évoquer les raisons pour lesquelles l’on recourt aujourd’hui cette dénomination de troubles bi-polaires et non plus de psychose.

Donc la psychose maniaco dépressive – pour mémoire le terme de psychose maniaco-dépressive a été proposé par KRAEPELIN qui le premier – ou  plutôt  cette dénomination s’est faite dans un mouvement  conjoint et il y a eu beaucoup de conflits autour de la paternité de ce terme entre Kraepelin, Falret et Baillarger, les uns l’appelant la « forme circulaire », et Emil Kraepelin l’appelant donc la psychose maniaco-depressive.

Et cette classification était originale dans la mesure où les premiers ont réuni deux entités qui étaient  distinctes,  d’un côté la mélancolie, et de l’autre côté une autre entité qu’on appelle manie.

Je vous rappellerai un tout petit peu plus tard ce qu’il s’agit d’entendre entre manie et mélancolie mais en tous cas, pour revenir à KRAEPELIN, BAILLARGER et FALRET, ils réunissent ces deux entités et ils les réunissent sur un constat – qui semble aujourd’hui une évidence mais qui est un constat - c’est à dire que l’évolution chez un même sujet pouvait conduire les dits sujets à connaître des épisodes mélancoliques puis des épisodes maniaques et les deux épisodes étaient séparés par des intervalles dits « lucides », des intervalles libres où les sujets étaient en mesure de reprendre leur vie sans apparemment manifester des symptômes soit maniaques soit mélancoliques.

La question de KRAEPELIN était un tout petit peu plus spécifique puisqu’il VOULAIT distinguer la psychose maniaco-depressive de la démence précoce, c’est à dire de la schizophrénie, en ce sens que la psychose maniaco-depressive n’entrainait pas d’états démentiels terminaux, c’est-à-dire qu’il vOULAIT distinguer l’évolution de deux entités dans la mesure où l’une maintenait intègre la pensée cependant que peu à peu l’autre venait la désagréger.

Ce qui donc venait chez Kraepelin caractériser la psychose maniaco-depressive n’étaient pas les mouvements affectifs que sont la mélancolie et la manie, mais bien le fait que l’affect ne peut pas être dissocié de la pensée et que – in fine –l’intégrité de la pensée dans les psychoses maniaco-dépressives venait les différencier des démences précoces. Et ça c’est le modèle kantien, c’est à dire où on ne peut dissocier l’affect, l’émotion, de la pensée.

Et donc à ce titre là, le concept aujourd’hui de trouble de l’humeur ne relève pas du même univers mental, de la même conception, puisque le trouble de l’humeur tel que nous l’évoquons aujourd’hui de manière absolument banale, le trouble de l’humeur vient effectivement dissocier l’affect de la pensée.

Et à ce titre là, c’est une différence fondamentale par rapport à la conception de la psychiatrie classique donc de la psychiatrie kraepelinienne.

Alors comment s’est réalisé un glissement qui aujourd’hui ne semble étonner personne puisque comme vous le savez il y a eu quelques  polémiques dernièrement autour de ce qui est venu s’imposer à tous les psychiatres du monde et que sont donc les classifications américaines, qu’on appelle les DSM.

Et le DSM est venu s’imposer parce qu’il apportait - dit-on - une rigueur là où la grande classification classique semblait trop liée justement à des questions d’ordre idéologique.

C’est à partir de la constatation aux Etats-Unis dans les années 50 qu’il y avait un surdiagnostic de la schizophrénie, constat qui s’est fait parallèlement à l’apparition des premiers anti-depresseurs, que d’un côté les psychiatres américains ont décidé qu’il s’agissait de restreindre un diagnostic abusif de la schizophrénie, et en même temps qu’il s’agissait de venir explorer l’efficacité des nouvelles molécules mises sur le marché par l’industrie pharmaceutique.

Il y a eu à ce moment là, aux Etats-Unis toujours, un mouvement relativement global de recherche sur les questions de l’émotion et de l’affectivité.

Sont nées à ce moment là, parallèlement à l’apparition de l’imagerie cérébrale, sont nées à ce moment là des conceptions qui indiquaient que l’émotion (l’émotivité, l’affectivité) était à l’origine des conduites et du comportement des êtres humains ; il s’agissait de les contrôler, de les travailler, cependant que dans le même temps était utilisée concernant cette question de l’émotion, la métaphore informatique puisque l’émotion devenait quelque chose qui traduisait le travail de l’iinformation.

Donc je vous passe le détail d’un certain nombre de propos qui ont été tenus à ce moment là c’est à dire qu’une partie de la recherche et de la psychiatrie américaine est donc venue se concentrer sur la question de l’émotion, avec des présupposés idéologiques  - c’est-à-dire qu’il s’agissait quand même du contrôle et de l’importance de travailler et de contrôler les émotions, c’est à dire que l’émotion est devenue à ce moment là l’alpha et l’oméga de ce qui à la fois dirige et conduit l’existence.

 Et donc, ce que l’on utilise aujourd’hui de façon anodine, c’est à dire l’utilisation du terme de troubles bipolaires, intervient dans ce mouvement qui déplace le champ et le curseur de l’interrogation psychiatrique de la pensée vers l’émotion, ce n’est quand même pas rien ; avec en même temps l’apparation pour évaluer, calculer et examiner toute une série de référent d’auto-évalution, c’est à dire qu’il est demandé au patient lui-même de venir indiquer ce qu’il ressent, éprouve…

Eh bien évidemment on peut comprendre comment ces méthodes d’auto-évaluation viennent là aussi favoriser la dimension de l’émotion, bien plus que celle de la pensée.

Donc, l’apparition, le glissement, le changement de dénomination qui, pour les uns est considéré comme un véritable progrès – et je vais vous dire pourquoi on peut aussi considérer qu’il a un intérêt – toutefois dans ses fondements un glissement de l’interrogation sur la pensée vers une interrogation sur l’émotion.

C’est à dire que nous n’avons plus à faire à un sujet qui pense, mais à un sujet qui s’émeut.

D’autres facteurs sont intervenus et qui ont été à la fois, la pression exercée par les assurés sociaux de façon à trouver remboursement de leur maladie. Il s’agissait dès lors d’élargir ce qu’on a appelé le spectre de la maladie…c’est à dire que les troubles bi-polaires permettaient dès lors de comporter également tout ce qui concerne la dépression (et pas uniquement ce qu’on regroupe sous les termes relativement graves de manie et de mélancolie). D’autre part ce qui a participé également, en tout cas je pense, et ce qui maintenant entérine en quelque sorte cette dénomination, c’est qu’enfin on s’est débarassé de ce terme de psychose, qui est synonyme de maladie grave et invalidante.

 Donc on affadit en quelque sorte  la dénomination, et on l’affadit à tel point de ne plus la reconnaître.

Puisque, bien sûr, la psychose maniaco-depressive comporte des risques qui sont d’abord des risques auto-agressifs, c’est à dire des risques suicidaires (c’est à dire que c’est une maladie mortelle), et elle comporte également des passages à l’acte et le dernier d’entre eux, il y peu de temps, qui a défrayé la chronique était ce pilote d’avion qui s’est crashé avec son avion et ses passagers à bord. Il est avéré que ce pilote était atteint donc d’une maladie bi-polaire et qu’à partir du moment où le terme s’en trouve affadi ou également non repéré , non reconnu, les conséquences peuvent être dramatiques.

 Un autre exemple qui peut être donné de ce mouvement, même si ce n’est pas uniquement la question de la dénomination mais qui en est la conséquence, c’est à 20 ans d’intervalle, vous avez donc – je ne me souviens plus de son prénom- ce Monsieur Romand qui était ce pseudo médecin qui disait travailler à l’OMS à Genève et qui s’est suicidé sur le mode altruiste en tuant femme et enfants pour se louper in fine et qui a été condamné à 20 ans de réclusion criminelle, cependant que 20 ans auparavant, pour le même crime, c’est à dire un suicide altruiste, Althusser bénéficie d’un non lieu.

Donc vous voyez que ces changements de dénomination, ces changements de perspective, ne sont pas sans incidence et que le modèle qui est en jeu dans une dénomination n’est pas le même – en tout cas concernant cet exemple – selon qu’on évoque le terme de psychose maniaco-dépressive ou celui de trouble bi-polaire.

Alors, qu’est-ce que la maladie maniaco-dépressive ?

Donc comme je vous l’indiquais, c’est une alternance d’épisodes mélancoliques et /ou maniaques.

Je crois que j’avais évoqué l’année dernière la dimension de la mélancolie : la mélancolie c’est la plainte d’un sujet de ne plus être affecté. C’est à dire que, si là aussi, aujourd’hui de mettre l’accent sur l’émotivité, l’affect, fait que les symptômes qui sont principalement décrits pour la mélancolie seraient la tristesse de l’humeur. La tristesse de l’humeur peut pour un practicien l’amener à interroger justement la psychopathologie de la mélancolie mais si la tristesse de l’humeur signe une dépression éventuellement, elle n’indique pas la mélancolie.

La mélancolie c’est justement le sentiment de ne plus rien éprouver, c’est à dire de ne plus pouvoir ni rire ni pleurer.

La manie, c’est d’être livré -dans une agitation souvent frénétique-, d’être livré au défilé infini à la fois de l’ambiance, comme du langage.

Alors chez Jacques Lacan il n’y a que peu d’indications concernant la psychose maniaco-dépressive.

Comme vous le savez, Lacan s’est introduit à la psychanalyse (à la différence de Freud qui s’est introduit à la psychanalyse par le biais de l’énigme de l’hystérie) Lacan, lui, a été introduit à la psychanalyse plutôt par la voie de la paranoïa.

Il était interne et psychiatre, interne à St Anne . Je rappelle que sa thèse concernait justement la paranoïa et si il a développé la conception de la psychose que vous devez connaître puisqu’elle fait intervenir ce qu’il nomme « la forclusion du nom du père », - c’est à dire une défection du symbolique - ce qu’il a pu donc développer dans le Séminaire III, le travail de Lacan a donc plutôt été autour de la question de la paranoïa et peu de la psychose maniaco-depressive.

Il l’évoque toutefois dans le séminaire de L’angoisse.

Et il l’évoque dans le séminaire de L’angoisse puisque, bien évidemment, la mélancolie interroge la question du deuil et, plus encore, interroge la question de la façon dont un sujet peut (ou pas ) se séparer de ses objets.

Et bien sûr, la lecture clinique qui peut être faite de la psychose maniaco-dépressive, ne pourra se dispenser en aucun cas de la question de l’objet.

Concernant donc les petites notes que Lacan indique dans le séminaire de L’angoisse, interrogeant donc le deuil, Lacan dit ceci : « C’est le problème des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet mais au moi idéal, par quoi –poursuit-il - tout amour en tant que ce terme implique la dimension idéalisée est narcissiquement structuré ».

Dans la mélancolie dit-il (Lacan), c’est l’objet qui  triomphe, c’est à dire ça n’en passe pas par la dimension narcissique.

C’est à dire que dans la mélancolie, il y a justement défection de l’imaginaire,

 il n’y a pas recours à ce moi idéal qui, je vous le rappelle Lacan écrit i (a), le a inclus entre parenthèses c’est bien évidemment l’objet .

Et pourquoi dit-il que c’est l’objet qui triomphe ?

Parce que la mélancolie a ceci de particulier, cliniquement, le mélancolique est quelqu’un qui témoigne de sa position en des termes suivants : «  je suis une pourriture », il en appelle à sa propre éviction, propre éviction qui pourissant le monde va donc le nettoyer.

Donc on peut dès lors comprendre les risques suicidaires ou les risques de suicide « altruiste », le suicide chez le mélancolique peut avoir une visée salutaire pour le monde, et donc cet objet qu’il se dit être c’est évidemment l’objet petit a dont parle Jacques Lacan.

Et la difficulté qu’il y a peut être à entendre, c’est qu’il n’y a rien au-delà de ce que dit le mélancolique, puisque nous sommes toujours habitués en bons paranoïaques que nous sommes quand nous rencontrons un patient, à penser que ce qu’il dit là est toujours de l’ordre du faux semblant, du mensonge, et qu’il faudrait bien évidemment l’interpréter, chercher autre chose…mais, chez le mélancolique,  il n’y a rien au delà …Il n’y a rien au-delà de ce qui est le témoignage, donc il faut le croire …et souvent le diagnostic de mélancolie n’est pas fait parce qu’on n’y croit pas !

Donc, Lacan insiste en deux phrases sur ceci, c’est-à-dire  qu’il n’y a pas de recours chez le mélancolique, il n’y a pas de recours à l’imaginaire, c’est à dire que la dimension imaginaire fait défection, c’est à dire que le sujet a ce rapport particulier, direct, au réel et qu’il n’est plus en quelque sorte, tamponné à l’imaginaire.

Dans la manie dit il , « c’est la non fonction de l’objet a, sa non mise en fonction et non pas sa simple méconnaissance qui est mis en cause, c’est-à-dire que le sujet en quelque sorte, il n’est plus lesté, et donc il est, comme je le disais tout à l’heure, livré, comme balloté en quelque sorte à la métonymie infinie de la chaine signifiante.

Donc j’évoque ici un point important qui est cette absence de la dimension imaginaire dans la mélancolie comme dans la manie. Et puisque on peut s’étonner en quelque sorte, même si le diagnostic , la classification qui a été établie par Kraepelin fait valoir le caractère évolutif de la maladie, on peut toutefois remarquer une chose qui vient lier mélancolie et manie : c’est le délitement de la représentation.

Alors, il y a un autre point diagnostic important concernant les états mélancoliques et que j’évoquais tout à l’heure, c’est ce qu’on appelle l’anésthésie affective - « je n’éprouve plus rien » -  et il y a dans certaines formes ce que Jules Cottard a appelé la perte de la vision mentale, le patient se plaint de ne plus voir.

Et comme vous le constatez, on est loin d’une clinique comment dire, impressionniste, on est loin de la question de l’humeur, on est loin de la question de l’émotion puisque que cette plainte de ne plus voir peut bien sûr être rattachée à cette perte de la représentation.

Il en est de même concernant la manie et je vous cite à nouveau Kraepelin qui dit ceci : « Il y a donc dans la manie digression d’une représentation à une autre. Sans que soit pris en considération le but du cours initial de la pensée , la cohésion de la pensée ne cesse de se relâcher, le trouble que nous avons identifié comme étant une confusion avec fuite des idées, fait son apparition ». « Mes pensées sont toutes déchirées » dit un patient, « Je ne suis pas maître de mes pensées » dit l’autre, « une pensée chasse l’autre et elles s’évanouissent tout simplement ».

Voilà d’autres expressions qui nous permettent d’avoir un aperçu de ces processus.

Ici donc les représentations disparaissent au profit d’un lien fait d’assonances, d’un dévidage automatique des signifiants et de leurs évidements.

Donc si Lacan évoquait le fait de la forclusion comme mécanisme de la psychose - il évoquait concernant la paranoïa la forclusion du nom du père – la forclusion c’est l’impossibilité d’un sujet d’être représenté par les signifiants (puisque les dits signifiants viennent à manquer), on peut supposer que dans la psychose maniaco-depressive ce qui est en jeu ce n’est pas la forclusion du Nom-du-père mais la forclusion de l’imaginaire.

C’est-à-dire qu’il n’y a plus ce tampon entre le sujet et l’objet, et c’est ce rapport à l’objet qui permet de distinguer cliniquement tout ce qui est du cycle manie/mélancolie de tout ce qui est du cycle de l’idéal.

Parce qu’au fond, j’évoquais tout à l’heure la dépression ; est-ce que toute dépression est mélancolique ? 

Notes