Leçon 3, du 21 octobre 2013
La douleur est un symptôme fréquent dans les consultations ; la première démarche c’est évidemment d’éliminer une douleur d’origine organique, nous ne nous intéresserons ici qu’aux douleurs fonctionnelles, c’est-à-dire celles pour lesquelles il est sûr qu’il n’y a pas de lésions de l’organe qui seraient à l’origine de la douleur. Je vais laisser de côté aussi les douleurs liées à des maladies psychosomatiques où le problème est plus complexe.
La douleur est un symptôme subjectif que la science cherche à objectiver avec des échelles d’évaluation que tout le monde connait maintenant...
Dans la fibromyalgie, diagnostic moderne du DSM, l’examen cherche à objectiver la présence de onze points douloureux sur les dix huit répertoriés. La tâche de la science c’est d’objectiver, c’est-à-dire de réduire au minimum la participation de la subjectivité du malade pour rendre le symptôme le plus objectif possible... Quand on a une démarche scientifique, le but premier, inévitable, et légitime dans cette perspective scientifique, c’est de mettre le sujet hors champ, pour objectiver une maladie répertoriée ….
Ce sujet qui se voit donc évincé de la scène par la science, par la médecine scientifique va parler au psychanalyste, pour faire entendre sa plainte et, au delà de cette plainte, pour que sa souffrance qu’il ne comprend pas lui-même, puisse être entendue ...
La position du psychanalyste est tout autre donc que celle du médecin et il n’y a aucune raison de s’étonner des combats virulents qui opposent les uns et les autres sur ce sujet de la douleur.
Je voudrais donc reprendre les choses de mon point de vue de praticienne, de parler des douleurs telles que j’ai pu les entendre chez mes patients et des problèmes que cela peut continuer à me poser.
Schématiquement, j’opposerai deux types de douleurs : ce sont d’une part les douleurs chez des patients névrosés et d’autre part des douleurs qui se manifestent dans l’hypocondrie, c’est- à-dire chez des patients psychotiques...
S’il s’agit d’une douleur survenant sur une structure névrotique, quel en est le mécanisme ? Est-ce toujours le même ?
En m’appuyant sur Freud, je distinguerai deux types de douleurs névrotiques : - d’une part les douleurs hystériques qui peuvent se lire comme le rébus d’un conflit inconscient et d’autre part des douleurs qui me semblent correspondre à un autre type de fonctionnement, sur lequel je vais revenir et qui fera l’objet de mon étude d’aujourd’hui.
J’ai été amenée à m’interroger sur cette différenciation pour un jeune patient P., qui a 20 ans et qui est étudiant. Il m’a été adressé par l’hôpital où il avait été hospitalisé pour essayer d’établir un diagnostic : considéré comme état dépressif chronique, il présentait des douleurs invalidantes et diffuses de tout le corps, un retrait social, et vivait reclus sans amis, avec une chute du niveau scolaire, une humeur maussade et une absence de dialogue avec sa famille. Cet état comprenant douleurs, retrait et tristesse de l’humeur avait été traité pendant un an par des antidépresseurs à bonne dose. P. expliquait que ces médicaments avaient entrainé une grande fatigue et aucune amélioration, ni de ses douleurs, ni de son moral. A la suite de l’hospitalisation il m’a été adressé pour une tentative de psychothérapie ; je l’ai vu une fois par semaine, de mai à juin, avec une grande difficulté à m’orienter dans sa structure ; il n’avait pas vraiment de demande, se montrait assez désagréable, négatif, se demandant à quoi servaient ces entretiens de telle sorte que je n’avais pas tellement de plaisir à le voir revenir la semaine d’après.
Il apportait peu d’informations ; né dans un milieu plutôt favorisé, il ne lui était arrivé rien de particulier, sauf que dès l’enfance il s’était senti rejeté par les autres enfants à l’école, moqué ; il se pensait très laid, redoutait le jugement des autres, et il avait beaucoup souffert des injures de la part de ses camarades. Son père le dévalorisait et le traitait d’autiste, lui disant qu’il était vraiment nul. Il avait réagi en surinvestissant la culture et lisait beaucoup. Il avait fini par considérer que les conversations de ses pairs n’avaient en général aucun intérêt, et qu’il n’était pas comme eux, qu’il ne pouvait pas se passionner pour ce qui les intéressait...
En ce qui concerne P., au départ, je me posais la question de la possibilité d’une structure psychotique avec des douleurs hypocondriaques, mais j’ai rejeté assez vite cette hypothèse, sa structure apparaissant progressivement sur le registre d’une névrose phobique-obsessionnelle. La nature de ces douleurs vraiment au premier plan a continué à me poser problème...
P. décrit ses douleurs comme un enserrement de ses bras ou de ses jambes ou de son thorax, il y a aussi des picotements sur tout le corps et des brûlures, c’est tout en surface, c’est épuisant, il y a des palpitations, une tension, tension qu’il décrit comme très fatigante, et des maux de tête prenant toute la tête enserrant en casque tout le crâne. Tout cela est extrêmement douloureux et l’empêche d’avoir une vie sociale...
Son discours est souvent méprisant à l’égard des autres, mais tout aussi bien à son propre égard, avec en même temps un idéal très élevé de culture littéraire et philosophique ; il explique ainsi son dégoût de parler avec les autres à partir de l’idée que les conversations des autres n’ont aucun intérêt, sont bêtes et que c’est une perte de temps. Ainsi, il semble parfois avoir une haute idée de sa propre intelligence, mais juste après il dit au contraire qu’il ressent qu’il n’a pas de conversation, que personne ne peut s’intéresser à lui, qu’il est nul comme le disait son père.
A 20 ans il n’a jamais eu de petite amie, il est allé voir une fois une prostituée, et il essaie de ne pas regarder les filles, puisque de toute façon il se sent beaucoup trop mal pour avoir une relation, et aussi parce qu’il est persuadé de toute façon que ce ne sera pas possible, qu’il va se faire jeter s’il tente d’aborder une jeune fille, et que ça le ferait tellement souffrir qu’il vaut mieux s’abstenir.
Pour essayer d’y voir plus clair dans ce problème des douleurs telles qu’elles se présentent chez P., je vous propose de reprendre l’étude dans un premier temps des douleurs névrotiques, puis ensuite d’écouter le discours de psychotiques sur les douleurs hypocondriaques.
Pour aujourd’hui je vous parlerai des douleurs chez des personnes névrosées, et tout d’abord sur les douleurs hystériques en m’appuyant sur le cas d’Elisabeth von R. que nous apporte Freud dans les études sur l’hystérie publiées en 1895, c’est-à-dire à une époque où Freud n’avait pas encore renoncé à utiliser l’hypnose pour mettre au jour des éléments inconscients et accélérer ainsi le traitement par l’analyse. A la fin de ses études, il explique les raisons qui lui ont fait abandonner cette technique, qui certes permettait la résolution rapide d’un symptôme, mais au prix d’un déplacement de l’angoisse sur autre chose, tandis qu’un nouveau symptôme apparaissait, ce qui laissait penser que le conflit inconscient n’était pas du tout résolu.
Elisabeth von R. est une jeune femme de 24 ans qui est adressée à Freud pour des douleurs dans les jambes qui durent depuis deux ans, douleurs qui entrainent une difficulté à la marche. Selon le médecin qui a adressé la patiente à Freud, il s’agit d’une hystérie bien qu’elle ne présente pas les symptômes habituels...
Vous avez entendu que Freud s’attache à distinguer les douleurs fonctionnelles survenant chez les hystériques des douleurs également fonctionnelles survenant chez les neurasthéniques.
Ce terme de neurasthénie est tombé en désuétude, ce qui pose la question de savoir si la pathologie désignée par ce terme a disparu pour autant. Le terme neurasthénie avait été utilisé pour la première fois par George Miller Beard en 1869 pour désigner un syndrome comportant à la fois une fatigue chronique, des céphalées, et des névralgies, mais aussi un cortège d’autres symptômes, en particulier des phobies.
J’ai eu la curiosité d’aller parcourir ce livre du Docteur Beard, traduit à Paris en 1895, et la lecture explique pourquoi le terme est tombé en désuétude, il y a en effet une majorité d’affirmations qui ne peuvent plus être retenues aujourd’hui, disons que c’est très daté, c’est un fourre-tout disparate de symptômes hétérogènes, qui ne peut pas nous apporter grand chose. Mais quand même la sémiologie de cette neurasthénie a retenu mon attention, parce que c’est donc un syndrome qui survient chez des personnes qui ne sont pas hystériques mais qui ont une autre forme de névrose, et qui associe douleurs, fatigue chronique, céphalées, comme mon patient P.
Pour en revenir au cas d’Elisabeth v. R., je rappelle brièvement que l’analyse va montrer que les douleurs sont en relation avec deux chaînes de souvenirs : d’une part la période où Elisabeth soigne son père en permanence pendant plus de un an ; elle s’autorise un soir à sortir et à prendre du plaisir dans cette soirée où elle a rencontré un jeune homme, et quand elle rentre, son père ne va pas bien, elle se reproche alors d’être sortie.
L’autre chaîne d’association concerne son beau frère qu’elle trouve d’autant plus sympathique qu’elle même est seule et voudrait bien aussi avoir un mari ; quand sa sœur meurt, l’idée lui traverse l‘esprit que maintenant il est libre et qu’elle pourrait l’épouser, idée immédiatement refoulée car inacceptable.
A la fin du traitement les symptômes disparaissent, mais elle rechute quand elle apprend que Freud a parlé avec sa mère de l’analyse et qu’il a carrément demandé à la mère si elle pensait possible de marier Elisabeth avec son beau frère, ce qui partait d’un bon sentiment, mais qui était une erreur grave. Plus tard néanmoins il apprend qu’Elisabeth est guérie et s’est mariée.
Ainsi les douleurs d’Elisabeth sont des symptômes de conversion hystérique qui inscrivent dans le corps un message qui demande à être décrypté et qui cède à sa lecture, c’est à dire lorsque le conflit est verbalisé ; la guérison provient du passage du message dans le corps à sa symbolisation dans le langage.
Dans le séminaire sur Les formations de l’Inconscient Lacan reprend cette analyse de Elisabeth v. R. par Freud et il apporte un élément très intéressant, en posant la question du rapport du symptôme hystérique et du désir...
Le point qui me parait très important et que je le souligne, c’est le fait d’être entièrement soumise à la demande de l’autre, qui est hystérogène, et nous pouvons le comprendre, puisque, si le sujet est ainsi invité à se taire, à s’effacer derrière la demande de l’autre, alors bien sûr il n’aura de cesse que de se manifester autrement, et de faire retour dans le symptôme.
En effet, corrélativement à cette fonction de la demande de l’autre, la question est celle de l’intérêt qui est pris par le sujet dans une situation de désir : Elisabeth von R. s’intéresse à son beau frère du point de vue de sa sœur ou à sa sœur du point de vue de son beau frère ; elle s’intéresse, elle est impliquée dans la situation de désir, et c’est cela qui est représenté par un symptôme qui se présente comme un masque. Freud dit que le symptôme parle pendant la séance...
Le symptôme donc fait partie du discours du sujet ; ce symptôme qui s’articule pose le problème de sa relation avec le désir inconscient, en tant que ce désir lui même est une énigme, un point d’interrogation, un x dit Lacan, qui se revêt du masque du symptôme. C’est-à-dire qu’à la fois le symptôme cache le désir mais en même temps il est la façon dont le sujet peut articuler ce désir. Il est le masque dont le désir se revêt...
Le désir n’est jamais désir d’un objet, et c’est bien pourquoi lorsque nous obtenons ce que nous désirions par dessus tout, eh bien ça ne va pas, ce n’est pas tout à fait ça, ça ne peut pas être tout à fait ça, puisque le désir est vectorisé par l’objet a qui est un objet en creux, un objet perdu qui manquera donc toujours, qui n’est pas atteignable, ce n’est pas un objet positif que l’on pourrait me donner quand je le demande. C’est bien pourquoi aussi quand Freud va plaider auprès de la mère d’Elisabeth pour que celle-ci puisse épouser son beau-frère, non seulement Elisabeth n’est pas contente du tout, mais en plus elle se fâche contre sa mère, en veut à Freud et rechute, et plus tard ira épouser un autre homme...
Je vais m’en tenir là pour ce qui concerne les douleurs hystériques de conversion dont le mécanisme est clair et analysable. Les douleurs de P. ne me semblent pas être de cet ordre, elles sont généralisées à tout le corps, et rien dans ce qu’il dit ne peut faire évoquer une conversion...
En 1992 l’Organisation Mondiale de la Santé reconnait un nouveau syndrome rhumatismal non spécifique, qui est inscrit dans la classification internationale des maladies : il s’agit de la fibromyalgie, appelée aussi SPID, syndrome polyalgique diffus. Avant d’affirmer trop vite que ces symptômes sont la forme moderne de l’hystérie, j’ai voulu aller y voir de plus près.
Dans son cours à la faculté de médecine de Montpelier, le Docteur Fabrice Lorin, spécialiste de la douleur, s’interroge sur la fibromyalgie, qu’il décrit ainsi : nouvelle pathologie articulée autour de deux symptômes cardinaux, la douleur musculaire et la fatigue, alors que tous les examens complémentaires sont négatifs. Aucun marqueur biologique ou radiologique...
Fabrice Lorin est surpris, dit-il de comparer ce tableau avec celui de la neurasthénie de Beard dont il rappelle les critères : céphalées en casque, insomnie, cauchemars, rachialgie et hyperesthésie du rachis surtout à la nuque et au niveau du sacrum, asthénie surtout matinale, troubles digestifs, troubles de la sexualité, asthénie psychique, diminution de la mémoire, indécision, aboulie, préoccupations hypocondriaques. Il en conclut que la fibromyalgie a redécouvert la neurasthénie. Par contre il écarte l’hypothèse que la fibromyalgie serait une manifestation hystérique, car les fibromyalgiques qu’il a rencontrés ne présentent pas une personnalité hystérique.
Je crois qu’effectivement la piste de la névrose hystérique n’est pas la bonne, et que ce syndrome douloureux de fatigue chronique répond à une autre forme de névrose.
A propos de la neurasthénie et la névrose d’angoisse, Freud parlait de stase de la libido, ce qui est un début de piste. Il me semble que c’est important d’essayer d’y voir plus clair dans ce problème des douleurs non hystériques, étiquetées fibromyalgiques, ce qui ne nous indique pas à quelle structure nous avons affaire. Si la piste de l’hystérie n’est pas la bonne, où se diriger ?...
Pour avancer un peu dans la compréhension de ces phénomènes je vous propose de nous appuyer sur quelques éléments théoriques :
1) la douleur marque un investissement érotique dans le corps : dans l’Introduction au Narcissisme, Freud met l’accent sur la fonction de la douleur, en tant qu’elle n’y est pas le signal de dommage, mais phénomène d’autoérotisme...
2) La différenciation par Lacan des différentes jouissances : c’est un point difficile à aborder rapidement, mais je veux en dire un mot quand même. Lacan différencie en particulier la jouissance phallique, articulée autour de la fonction phallique, et la jouissance Autre, c’est-à-dire autre que la phallique. Pour être très schématique, la jouissance phallique concerne la jouissance sexuelle, mais aussi la jouissance que l’on peut prendre dans le travail ou simplement dans les échanges avec nos semblables.
La jouissance Autre au contraire concerne la jouissance en œuvre dans la toxicomanie, ou bien la jouissance de l’extase mystique, ou bien aussi les phénomènes de jouissance du corps propre dans la psychose...
La jouissance sexuelle se structure d’un interdit ; si la jouissance est interdite c’est parce qu’elle est mortelle, mais heureusement le principe de plaisir fait qu’on s’arrête en général avant la mort. Ce qui est interdit, c’est la jouissance du corps propre, du côté de la jouissance Autre ; la jouissance sexuelle, elle, se structure sur l’interdit de l’inceste. Je vais y revenir.
Conclusions
- on peut séparer ce qui fait véritablement symptôme au sens de sintome, c’est-à-dire qui permet à un sujet d’être consistant, d’ex-ister à la chaine signifiante, et donc d’être vectorisé par un désir : vous voyez que chez Elisabeth le désir est bien là sous le masque du symptôme, comme ce sera le cas dans toutes les douleurs de conversion hystérique. Je dois dire que cette symptomatologie est très précieuse pour l’analyse du phénomène, mais c’est plutôt rare de rencontrer actuellement une douleur de conversion hystérique.
- et puis des symptômes qui ne sont que l’effet dans le corps de l’angoisse, de la tension, de la stase de la libido selon le terme de Freud. Il s’agit donc de sujets qui se replient sur eux mêmes, qui ne sont plus dans l’échange, ils se mettent hors circuit ; du coup ils ne peuvent plus fonctionner dans la jouissance phallique, c’est-à-dire dans un rapport avec les autres qui permettent le travail, les relations sociales, et les relations sexuelles. Pour ces sujets, si la jouissance phallique est exclue, ils risquent fort de se mettre à fonctionner en partie dans la jouissance autre, jouissance de l’organe, jouissance éprouvée comme douleur, mais jouissance quand même. Il me semble que nous pouvons comprendre dans cette catégorie de douleurs fonctionnelles aussi bien les douleurs de la fibromyalgie que les douleurs des névroses d’angoisse.
Si cette séparation est juste, cela signifie qu’effectivement la fibromyalgie n’est pas à ranger du côté de l’hystérie, mais au contraire du côté des douleurs symptomatiques, qui ne font pas sinthome, c’est-à-dire pour le dire autrement qui ne sont pas le masque d’un désir, mais plutôt l’expression de l’impossibilité d’un désir, le patient étant coincé dans sa douleur...
Je dirai donc qu’il s’agit de patients qui se trouvent en deçà d’une névrose constituée, hystérique ou obsessionnelle, dont les symptômes ne permettent pas la constitution de ce quatrième rond, autrement dit, ne permettent d’aucune façon que le sujet existe dans la jouissance phallique, et que donc le désir circule. Parmi ces patients que je dis être en deçà de la névrose hystérique ou de la névrose obsessionnelle, je pense qu’il y a différents type de patients, selon que prédominent les phobies, l’inhibition, les douleurs et aussi selon l’âge auquel apparait le syndrome douloureux. En effet, la plupart des patients que j’ai pu voir avec des douleurs d’allure fibromyalgiques étaient des femmes d’un certain âge, qui avaient pu avoir une vie professionnelle et familiale et pour qui tout était remis en question par un divorce ou une mésentente conjugale. Pour ces femmes, on peut dire qu’elles ont pu vivre dans la jouissance phallique une grande partie de leur existence et que c’est seulement à partir d’un certain âge que le désir lâche prise et qu’elles se retrouvent alors dépressives et douloureuses. Je rappelle à cette occasion que Lacan disait que la dépression est une lâcheté morale, ce que j’entends de cette manière : le désir a lâché le sujet, qui n’est plus vectorisé par un désir.
Pour P., il n’a que 20 ans et il n’est pas encore engagé dans l’existence. Comment comprendre ce qui lui arrive ? Il me semble qu’il s’agit du même mécanisme de retrait sur lui-même, mais pour lui retrait qui semble exister depuis l’enfance. Il n’est cependant pas sans désir, puisqu’il a fini par dire : «j’ai refoulé tous mes désirs», et il explique qu’il a pensé qu’il souffrirait moins s’il se mettait à l’abri ; évidemment il n’a pas vraiment refoulé ses désirs, nous dirions plutôt qu’il a tenté de ne pas tenir compte de ce désir, de ne pas se fier à son désir pour la conduite de son existence. Ainsi, il a pris le parti de ne pas regarder les filles pour ne pas risquer d’être repoussé ; il ne mise rien, il ne veut rien perdre, il se range de cette manière du côté obsessionnel, et s’abrite derrière ses douleurs pour ne pas se lancer dans les tourments de la vie ; on peut dire qu’il manque de courage, et cette façon de se protéger lui réussit-elle tant que ça ? Non, puisque à ne pas vouloir courir les filles, il se retrouve obligé de courir sans savoir après quoi pendant des heures.