Claude Lévi-Strauss
Une faible partie seulement des sciences sociales et humaines peut être traitée de la même manière que l'ensemble des sciences exactes et naturelles. Ces recherches « de pointe » échappent résolument aux divisions traditionnelles entre les disciplines. Une nouvelle répartition est proposée : les « arts et lettres » (sans souci scientifique), les sciences sociales (qui sont dans une position de clientes vis-à-vis des sciences exactes et naturelles), et les sciences humaines (qui aspirent à devenir des disciplines des sciences exactes et naturelles). Une telle répartition éviterait le danger de donner à une quelconque société un statut privilégié et permettrait à l'étude projetée de faire ressortir les divergences entre les disciplines sociales et humaines telles qu'elles existent actuellement, plutôt que de refléter des divisions traditionnelles erronées.
L'auteur du présent article espère ne pas outrepasser les limites en confessant le sentiment de gêne, voire le malaise, qu'a suscité en lui l'annonce de l'enquête décidée par la résolution de la Conférence générale de l'Unesco. Le contraste lui paraît trop grand entre l'intérêt manifesté envers « les tendances principales de la recherche dans le domaine des sciences sociales et humaines », et la négligence ou l'abandon dont sont victimes ces sciences, là même où on s'est le plus enflammé en faveur du projet.
Moins spectaculaire que ce témoignage inattendu de bienveillance (d'ailleurs dépourvu de portée pratique, puisqu'il se situe sur le plan international où n'existent pas de moyens d'intervention immédiate), mais combien plus efficace, eût été, sur le plan national, l'octroi de lieux de travail à des chercheurs dispersés et le plus souvent démoralisés par le manque d'une chaise, d'une table, et des quelques mètres carrés indispensables au décent exercice d'un métier ; par l'inexistence ou l'insuffisance des bibliothèques, par la médiocrité des crédits... Tant qu'on ne nous aura pas délivrés de ces préoccupations harassantes, nous ne pourrons nous défendre de l'impression qu'une fois encore le problème que pose la place faite aux sciences sociales et humaines dans la société contemporaine a été abordé par un mauvais biais; qu'on préfère leur donner une satisfaction de principe à défaut de satisfactions réelles, et s'accommoder de l'illusion qu'elles existent, plutôt que de s'attaquer à la tâche véritable, qui serait de leur fournir les moyens d'exister.
L'inconvénient serait moins grave et se ramènerait, somme toute, à une nouvelle occasion manquée, si les pouvoirs publics, à l'échelon national et international, n'entendaient faire partager aux savants eux-mêmes la responsabilité d'une enquête dont ils porteront doublement le poids : d'abord parce qu'elle a surtout valeur d'alibi, et que le superflu qu'elle promet leur tiendra lieu du nécessaire ; ensuite, parce qu'elle réclame leur participation active, et qu'à moins de s'exposer au reproche de manquer de civisme, il leur faudra distraire d'un temps déjà rongé par les difficultés matérielles où on les laisse se débattre, celui qu'on exige qu'ils donnent à une entreprise dont la validité théorique n'est nullement assurée.
Nous n'aurions pas exprimé ces doutes au sujet de la précédente enquête sur les tendances de la recherche dans le domaine des sciences exactes et naturelles. Mais c'est aussi que la situation était différente : ces sciences existent depuis si longtemps, elles ont fourni des preuves si nombreuses et si éclatantes de leur capacité, qu'on peut tenir pour réglée la question de leur réalité. Aucun problème préjudiciel ne se pose à leur endroit : puisqu'elles sont, il est légitime de leur demander ce qu'elles font, et de décrire comment elles y parviennent.
On admettra également qu'il était commode d'introduire dans l'architecture des institutions nationales et internationales un certain parallélisme entre les sciences exactes et naturelles et des recherches différentes, baptisées « sciences sociales et humaines » pour les besoins de la cause : la nomenclature s'en trouve simplifiée et l'on assure aussi par ce moyen une égalité de traitement légitime, matériellement et moralement, aux maîtres, aux chercheurs et aux administrateurs qui consacrent un temps et des efforts comparables à l'un ou l'autre de ces deux aspects.
Le doute se glisse, quand des raisons d'ordre pratique, dont on ne devrait pas perdre de vue qu'elles procèdent d'une convention administrative, sont exploitées jusqu'à leurs dernières conséquences au bénéfice d'intérêts professionnels, à moins qu'il ne s'agisse plus simplement de paresse intellectuelle. L'auteur du présent article a consacré sa vie entière à la pratique des sciences sociales et humaines. Mais il n'éprouve aucune gêne à reconnaître qu'entre celles-ci et les sciences exactes et naturelles, on ne saurait feindre une parité véritable ; que les unes sont des sciences, et que les autres n'en sont pas; et que si on les désigne pourtant par le m ê m e terme, c'est en vertu d'une fiction sémantique et d'une espérance philosophique à laquelle les confirmations manquent encore; en conséquence de quoi, le parallélisme impliqué par les deux enquêtes, fût-ce au niveau de l'énoncé, trahit une vision imaginaire de la réalité.
Cherchons donc d'abord à définir, de façon précise, la différence de principe qui s'attache à l'emploi du terme de « science » dans les deux cas. Nul ne doute que les sciences exactes et naturelles ne soient effectivement des sciences. Tout ce qui se fait en leur n o m n'offre sans doute pas une égale qualité : il est de grands savants, d'autres médiocres. Mais la connotation commune de toutes les activités qui se déploient sous le couvert des sciences exactes et naturelles ne peut être mise en cause. Pour parler le langage des logiciens, on dira que, dans le cas des sciences exactes et naturelles, leur définition « en extension » se confond avec leur définition « en compréhension » : les caractères qui font qu'une science mérite ce nom s'attachent aussi, en gros, à l'ensemble des activités concrètes dont l'inventaire recouvre empiriquement le domaine des sciences exactes et naturelles.
Mais, quand on passe aux sciences sociales et humaines, les définitions en extension et en compréhension cessent de coïncider. Le terme « science » n'est plus qu'une appellation fictive qui désigne un grand nombre d'activités parfaitement hétéroclites et dont un petit nombre seulement offrent un caractère scientifique (pour peu qu'on veuille définir la notion de science d'une même façon). E n fait, beaucoup de spécialistes des recherches arbitrairement rangées sous l'étiquette des sciences sociales et humaines seraient les premiers à répudier toute prétention à faire œuvre scientifique, au moins dans le même sens et dans le même esprit que leurs collègues des sciences exactes et naturelles. De douteuses distinctions, telle celle entre l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie, leur servent depuis longtemps à plaider ce dossier.
Dans ces conditions, une question préliminaire se pose. Puisque l'on prétend dégager « les tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines », de quoi d'abord a-t-on l'intention de parler ?
Si l'on désire se montrer fidèle à l'idéal de symétrie implicitement affirmé entre les deux enquêtes, il faudra, cette fois comme l'autre, envisager l'objet en extension. Mais alors, on s'expose à une double difficulté. Car, comme il est impossible d'offrir une définition satisfaisante de l'ensemble des matières enseignées dans les facultés des sciences sociales et des sciences humaines, on ne saura valablement s'y restreindre. Tout ce qui n'est pas du ressort des sciences exactes et naturelles pourra, de ce seul fait, prétendre à relever de sciences d'un autre type, dont le champ deviendra pratiquement illimité. De plus, le critère même de la science allant se confondre avec celui d'une recherche désintéressée, on ne pourra dégager aucune conclusion répondant au but de l'enquête; sans terme pratiquement assignable, elle restera théoriquement sans objet.
Pour se prémunir contre ce danger, il faudra donc que, dans un champ dont les limites ne coïncident pas selon qu'on choisit de le définir par son contenu empirique ou par la notion qu'on s'en fait, on commence par isoler cette zone restreinte où s'ajustent approximativement les deux acceptions. Les enquêtes seront alors théoriquement comparables, mais elles cesseront d'être empiriquement homogènes, puisqu'il apparaîtra qu'une petite partie seulement des sciences sociales et humaines peut être traitée de la même façon qu'on était en droit de le faire pour l'ensemble des sciences exactes et naturelles.
À notre sens, le dilemme ne comporte pas d'issue. Mais, avant de nous mettre en quête d'une solution inévitablement boiteuse, il n'est pas inutile de passer rapidement en revue certaines causes accessoires de la disparité qui se manifeste entre les sciences physiques et les sciences humaines.
Il nous semble d'abord que, dans l'histoire des sociétés, les sciences physiques ont bénéficié au départ d'un régime de faveur. De façon paradoxale, celui-ci résultait du fait que, pendant des siècles, sinon des millénaires, les savants se sont occupés de problèmes par quoi la masse de la population ne se sentait pas concernée. L'obscurité dans laquelle ils poursuivaient leurs recherches fut le manteau providentiel à l'abri duquel celles-ci purent demeurer longtemps gratuites : en partie, sinon peut-être (comme il eût encore mieux valu) dans leur totalité. Grâce à quoi les premiers savants ont eu loisir de s'intéresser d'abord aux choses qu'ils croyaient pouvoir expliquer, au lieu qu'on leur demande à tout bout de champ d'expliquer ce à quoi les autres s'intéressaient.
De ce point de vue, le malheur des sciences humaines est que l'homme ne saurait manquer de porter intérêt à lui-même. Préoccupation au nom de laquelle il s'est d'abord refusé à s'offrir à la science comme objet d'investigation, parce que cette concession l'aurait contraint à modérer et à limiter ses impatiences. La situation s'est retournée depuis quelques années, sous l'effet des prodigieux résultats acquis par les sciences exactes et naturelles, et l'on note une sollicitation croissante s'exerçant à l'égard des sciences sociales et humaines, pour qu'à leur tour elles se décident à faire la preuve de leur utilité. O n nous excusera si nous voyons dans la récente résolution de la Conférence générale de l'Unesco un témoignage de cet empressement suspect, qui, pour nos sciences, constitue seulement un autre danger. Car on oublie ainsi qu'elles sont encore dans leur préhistoire. À supposer qu'elles puissent un jour être mises au service de l'action pratique, elles n'ont, dans le présent, rien ou presque à offrir. Le vrai moyen de leur permettre d'être, c'est de beaucoup leur donner, mais surtout, de ne leur rien demander.
En second lieu, toute recherche scientifique postule un dualisme de l'observateur et de son objet. Dans le cas des sciences naturelles, l'homme joue le rôle d'observateur, et il a le monde pour objet. Le champ au sein duquel se vérifie ce dualisme n'est certes pas illimité, comme l'ont découvert la physique et la biologie contemporaine, mais il est assez étendu pour que le corps des sciences exactes et naturelles ait pu librement s'y déployer.
Si les sciences sociales et humaines sont véritablement des sciences, elles doivent préserver ce dualisme, qu'elles déplacent seulement pour l'installer au sein même de l'homme : la coupure passant alors entre l'homme qui observe et celui ou ceux qui sont observés. Mais, ce faisant, elles ne vont pas au-delà du respect d'un principe. Car, s'il leur fallait se modeler intégralement sur les sciences exactes et naturelles, elles ne devraient pas seulement expérimenter sur ces hommes qu'elles se contentent d'observer (chose théoriquement concevable, sinon facile à mettre en pratique et admissible moralement) ; il serait également indispensable que ces hommes ne fussent pas conscients qu'on expérimentât sur eux, faute de quoi la conscience qu'ils en prendraient modifierait de manière imprévisible le processus de l'expérimentation. La conscience apparaît ainsi comme l'ennemie secrète des sciences de l'homme, sous le double aspect d'une conscience spontanée, immanente à l'objet d'observation, et d'une conscience réfléchie — conscience de la conscience — chez le savant.
Sans doute les sciences humaines ne sont-elles pas entièrement dépourvues de moyens pour tourner cette difficulté. Les milliers de systèmes phonologiques et grammaticaux qui s'offrent à l'examen du linguiste, la diversité des structures sociales, étalée dans le temps ou dans l'espace, qui alimente la curiosité de l'historien et de l'ethnologue, constituent — on l'a dit souvent — autant d'expériences « toutes faites », dont le caractère irréversible affaiblit d'autant moins la valeur qu'on reconnaît aujourd'hui, à l'encontre du positivisme, que la fonction de la science n'est pas tellement de prévoir que d'expliquer. Plus exactement, l'explication recèle en elle-même une manière de prévision : prévision que, dans telle autre expérience « toute faite », qu'il appartient à l'observateur de découvrir là où elle est, et au savant d'interpréter, certaines propriétés étant présentes, d'autres leur seront nécessairement liées.
La différence fondamentale entre sciences physiques et sciences humaines n'est donc pas, comme on l'affirme souvent, que les premières seules ont la faculté de faire des expériences et de les reproduire identiques à elles-mêmes en d'autre temps et en d'autres lieux. Car les sciences humaines le peuvent aussi ; sinon toutes, au moins celles — comme la linguistique et, dans une plus faible mesure, l'ethnologie — qui sont capables de saisir des éléments peu nombreux et récurrents, diversement combinés dans un grand nombre de systèmes, derrière la particularité temporelle et locale de chacun.
Qu'est-ce que cela signifie, sinon que la faculté d'expérimenter, que ce soit a priori ou a posteriori, tient essentiellement à la manière de définir et d'isoler ce que l'on sera convenu d'entendre par fait scientifique ? Si les sciences physiques définissaient leurs faits scientifiques avec la même fantaisie et la même insouciance dont font preuve la plupart des sciences humaines, elles aussi seraient prisonnières d'un présent qui ne se reproduirait jamais.
Or, si les sciences humaines témoignent sous ce rapport d'une sorte d'impuissance (qui, souvent, recouvre simplement de la mauvaise volonté), c'est qu'un paradoxe les guette, dont elles perçoivent confusément la menace : toute définition correcte du fait scientifique a pour effet d'appauvrir la réalité sensible, et donc de la déshumaniser. Par conséquent, pour autant que les sciences humaines réussissent à faire œuvre véritablement scientifique, chez elles la distinction entre l'humain et le naturel doit aller en s'atténuant. Si jamais elles deviennent des sciences de plein droit, elles cesseront de se distinguer des autres. D'où le dilemme que les sciences humaines n'ont pas encore osé affronter : soit conserver leur originalité, et s'incliner devant l'antinomie, dès lors insurmontable, de la conscience et de l'expérience; soit prétendre la dépasser ; mais en renonçant alors à occuper une place à part dans le système des sciences, et en acceptant de rentrer, si l'on peut dire, « dans le rang ».
Même dans le cas des sciences exactes et naturelles, il n'y a pas de liaison automatique entre la prévision et l'explication. On ne saurait pourtant douter que leur marche en avant a été puissamment servie par l'action conjuguée de ces deux phares. Il arrive que la science explique des phénomènes qu'elle ne prévoit pas : c'est le cas de la théorie darwinienne. Il arrive aussi qu'elle sait prévoir, comme fait la météorologie, des phénomènes qu'elle est incapable d'expliquer. Néanmoins, chaque visée peut, au moins théoriquement, trouver sa correction ou sa vérification dans l'autre; les sciences physiques ne seraient certainement pas ce qu'elles sont si une rencontre, ou une coïncidence, ne s'étaient manifestées dans un nombre considérable de cas.
Si les sciences humaines semblent condamnées à suivre une voie médiocre et tâtonnante, c'est que celle-ci n'autorise pas ce double repérage — on aimerait dire par triangulation — qui permet au voyageur de calculer à chaque instant son mouvement par rapport à des points stables, et d'en tirer des renseignements. Jusqu'à présent, les sciences humaines ont dû se satisfaire d'explications floues et approximatives, auxquelles le critère de la rigueur fait presque toujours défaut. Et bien que, par vocation, elles semblent prédisposées à cultiver cette prévision qu'une opinion avide ne cesse d'exiger d'elles, on peut dire sans cruauté excessive que l'erreur leur est coutumière.
En vérité, la fonction des sciences humaines semble se situer à mi-chemin entre l'explication et la prévision, comme si elles étaient incapables de bifurquer résolument soit dans l'une, soit dans l'autre direction. Cela ne veut pas dire que ces sciences sont inutiles théoriquement et pratiquement, mais bien plutôt que leur utilité se mesure à un dosage des deux orientations, qui ne les admet jamais ni l'une ni l'autre de façon complète, mais qui, retenant un peu de chacune, engendre une attitude originale en laquelle se résume la mission propre des sciences humaines. Elles n'expliquent jamais — ou rarement — jusqu'au bout ; elles ne prédisent pas avec une quelconque assurance. Mais, comprenant au quart ou à moitié, et prévoyant une fois sur deux ou quatre, elles n'en sont pas moins aptes, par l'intime solidarité qu'elles instaurent entre ces demi-mesures, d'apporter à ceux qui les pratiquent quelque chose d'intermédiaire entre la connaissance pure et l'efficacité : la sagesse, ou en tout cas une certaine forme de sagesse, qui permet de moins mal agir parce qu'on comprend un peu mieux, mais sans jamais pouvoir faire le départ exact entre ce qu'on doit à l'un ou à l'autre aspect. Car la sagesse est une vertu équivoque qui relève à la fois de la connaissance et de l'action tout en différant radicalement de chacune d'elles prise en particulier.
On a vu que, pour les sciences sociales et humaines, une question préliminaire se pose. Leur dénomination ne correspond/pas, ou ne correspond qu'imparfaitement, à leur réalité. Il faut donc : d'abord, tenter d'introduire un peu d'ordre dans la masse confuse qui s'offre à l'observateur sous le nom de sciences sociales et humaines ; ensuite, déterminer ce qui, en elles, mérite l'épithète de « scientifique » et pourquoi.
Sous le premier rapport, la difficulté provient de ce que l'ensemble des disciplines rangées sous l'étiquette des sciences sociales et humaines ne se situent pas, d'un point de vue logique, au m ê m e niveau. De plus, les niveaux auxquels elles se rattachent sont nombreux, complexes, parfois malaisément définissables. Certaines de nos sciences prennent pour objet d'étude des êtres empiriques qui sont à la fois des realia et des tota : sociétés qui sont ou furent réelles, localisables dans une portion déterminée de l'espace ou du temps, et envisagées chacune dans sa globalité. On a reconnu l'ethnologie et l'histoire.
D'autres s'attachent à des êtres non moins réels, mais correspondant à une partie, ou un aspect, des ensembles précédemment évoqués : ainsi la linguistique étudie des langues, le droit, des formes juridiques, la science économique, des systèmes de production et d'échange, la science politique, des institutions d'un type également particulier. Mais ces catégories de phénomènes n'ont rien en commun, sinon d'illustrer cette condition morcelée qui les sépare des sociétés entières. Prenons par exemple le langage ; bien qu'il soit l'objet d'une science comme les autres, il les imprègne toutes : dans l'ordre des phénomènes sociaux, rien ne peut exister sans lui. O n ne saurait donc mettre les faits linguistiques sur le même plan que les faits économiques ou juridiques ; les premiers sont possibles en l'absence des seconds, mais non l'inverse.
D'autre part, si le langage est une partie de la société, il est coextensif à la réalité sociale, ce qu'on ne peut affirmer des autres phénomènes partiels que nous avons envisagés. La science économique n'a dans son ressort que deux ou trois siècles d'histoire humaine, la science juridique une vingtaine (ce qui est encore trois fois rien). À supposer théoriquement possible que ces sciences assouplissent leurs catégories pour prétendre à une plus vaste compétence, il n'est nullement certain qu'elles ne succomberaient pas, comme branches distinctes du savoir, à la rigueur du traitement qu'il leur faudrait s'infliger.
Même le parallélisme que nous avons sommairement tracé entre l'histoire et l'ethnologie ne résiste pas à la critique. Car si, théoriquement au moins, toute société humaine est «ethnographiable » (bien que beaucoup ne l'aient pas été, et ne le seront jamais puisqu'elles n'existent plus), toutes ne sont pas « historifiables », en raison de l'inexistence de documents écrits pour leur immense majorité. Et pourtant, envisagées sous un autre angle, toutes les disciplines à objet concret — que cet objet soit total ou partiel — se regroupent dans une même catégorie si l'on veut les distinguer d'autres branches des sciences sociales et humaines qui cherchent à atteindre, moins des realia que des generalia : ainsi la psychologie sociale, et sans doute aussi la sociologie, pour autant qu'on veuille lui assigner un but et un style propres qui l'isolent nettement de l'ethnographie.
Qu'on fasse intervenir la démographie, et le tableau se complique encore davantage. D u point de vue de l'absolue généralité et de l'immanence à tous les autres aspects de la vie sociale, l'objet de la démographie, qui est le nombre, se situe au même niveau que la langue. Pour cette raison, peut-être, la démographie et la linguistique sont les deux sciences de l ' homme qui ont réussi à aller le plus loin dans le sens de la rigueur et de l'universalité. Mais, curieusement aussi, ce sont celles qui divergent au maximum sous le rapport de l'humanité ou de l'inhumanité de leur objet, puisque le langage est u n attribut spécifiquement humain tandis que le nombre appartient, comme mode constitutif, à n'importe quel genre de population.
Depuis Aristote, les logiciens se sont périodiquement attaqués au problème de la classification des sciences et, bien que leurs tableaux soient sujets à révision au fur et à mesure qu'apparaissent de nouvelles branches du savoir et que les anciennes se transforment, ils fournissent une base de travail acceptable. Les plus récents de ces tableaux n'ignorent pas les sciences humaines. Mais, en règle générale, ils tranchent sommairement la question de leur place par rapport aux sciences exactes et naturelles et ils les envisagent globalement, en les regroupant sous deux ou trois chefs. À la vérité, le problème de la classification des sciences sociales et humaines n’a jamais été sérieusement traité.
Mais, de la brève récapitulation que nous avons présentée dans le but de faire ressortir les équivoques, les confusions et les contradictions de la nomenclature, il résulte déjà q u ' o n ne peut rien tenter sur la base des divisions conventionnelles. Il faudra donc commencer par une critique épistémologique de nos sciences, en espérant dégager, par-delà leur diversité et leur hétérogénéité empiriques, un petit nombre d'attitudes fondamentales dont la présence, l'absence ou la combinaison rend mieux compte de la particularité et de la complémentarité de chacune que son but, confusément et ouvertement proclamé.
Dans un ouvrage récent [Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 305-317) nous avons ébauché ce que pourrait être une telle analyse des sciences sociales et humaines, selon la manière dont elles se situent par rapport à deux couples d'oppositions : d' une part, l'opposition entre l'observation empirique et la construction de modèles et, d'autre part, une opposition relative à la nature de ces modèles, qui peuvent être mécaniques ou statistiques selon que les éléments qui y interviennent sont ou non du même ordre de grandeur, ou à la même échelle, que les phénomènes qu'ils ont la charge de représenter :
______________________________
I I
Observation Construction
empirique de modèles
I
_____________________________________________
I I
Modèles Modèles
statistiques mécaniques
Il nous apparaissait aussitôt que ce schéma, en dépit (ou à cause) de sa simplicité, permettait, beaucoup mieux qu'un inventaire de leurs travaux, de comprendre les positions respectives, l'une par rapport à l'autre, de quatre branches des sciences humaines entre lesquelles on a souvent cherché à faire régner un esprit polémique.
Si l'on convient en effet d'affecter arbitrairement le signe + au premier terme de chaque opposition et le signe — au second, on obtient le tableau suivant :
Histoire Sociologie Ethnographie Ethnologie
___________________________________________________________________________
Observation empirique/ + — + —
Construction de modèles
Modèles mécaniques/ — — + +
Modèles statistiques
___________________________________________________________________________
On voit par là que l'ethnographie et l'histoire diffèrent de l'ethnologie et de la sociologie, pour autant que les deux premières sont fondées sur la collecte et l'organisation des documents, tandis que les deux autres étudient plutôt les modèles construits à partir, ou au moyen, de ces documents. En revanche, l'ethnographie et l'ethnologie ont ceci de commun qu'elles correspondent respectivement aux deux étapes d'une même recherche qui aboutit finalement à des modèles mécaniques, tandis que l'histoire (avec ses sciences dites auxiliaires) et la sociologie aboutissent à des modèles statistiques, bien que chacune procède par des voies qui lui sont propres.
Nous suggérions enfin qu'en recourant à d'autres oppositions : celles entre observation et expérimentation; conscience et inconscience ; structure et mesure; temps mécanique et réversible; temps statistique et irréversible, on pouvait approfondir et enrichir ces relations et appliquer la même méthode d'analyse à la classification d'autres sciences que celles que nous avions prises pour exemple.
Les comparaisons que nous avons esquissées plus haut incitent à faire intervenir un nouveau lot d'oppositions : entre perspective totale et perspective partielle (dans le temps, l'espace, ou les deux ensemble) ; entre les objets d'étude, appréhensibles sous forme de realia ou de generalia ; entre les faits observés, selon qu'ils sont ou non mesurables, etc. On verrait alors que par rapport à toutes ces oppositions, des disciplines ont leur place bien marquée, positivement ou négativement, et que, dans un espace multidimensionnel (rebelle, pour cette raison, aux représentations intuitives), à chacune correspond un cheminement original qui tantôt croise, tantôt accompagne d'autres cheminements et parfois aussi s'en éloigne.
Il n'est d'ailleurs pas exclu que certaines disciplines soumises à cette épreuve critique y perdent leur traditionnelle unité et qu'elles éclatent, pourrait-on dire, en deux ou plusieurs sous-disciplines vouées à demeurer isolées, ou à rejoindre d'autres recherches avec lesquelles elles se confondraient. Enfin, on découvrira peut-être des cheminements logiquement possibles (c'est-à-dire n'accomplissant pas de bonds) qui traceraient la voie à des sciences encore à naître, ou déjà latentes derrière des recherches éparses et dont on n'avait pas perçu l'unité : lacunes dont la présence insoupçonnée expliquerait la difficulté où nous sommes de discerner les linéaments — dont certains manqueraient en effet — d'une organisation systématique de notre savoir.
Enfin on comprendrait peut-être, par ce moyen, pourquoi certains choix, certaines combinaisons, sont, en fait ou en droit, compatibles ou non avec les exigences de l'explication scientifique, de sorte que la première étape déboucherait tout naturellement sur la seconde, que nous serions ainsi en mesure d'aborder.
Dans cette seconde étape, en effet, il s'agira d' « écrémer », si l'on peut dire, la masse confuse sous l'apparence de laquelle s'offrent tout d'abord les sciences sociales et humaines, et d'en extraire sinon les disciplines elles-mêmes, mais à tout le moins certains problèmes et les manières de les traiter, qui autorisent le rapprochement entre les sciences de l'homme et celles de la nature.
Dès le début, une constatation s'impose de la façon la plus absolue : dans l'ensemble des sciences sociales et humaines, la linguistique seule peut être mise de plain-pied avec les sciences exactes et naturelles. Cela, pour trois raisons : a) elle possède un objet universel, qui est le langage articulé dont aucun groupe humain n'est dépourvu ; b) sa méthode est homogène ; autrement dit, elle reste la même quelle que soit la langue particulière à laquelle on l'applique : moderne ou archaïque, « primitive » ou civilisée ; c) cette méthode repose sur quelques principes fondamentaux dont les spécialistes sont unanimes (en dépit de divergences secondaires) à reconnaître la validité.
Il n'existe pas d'autre science sociale ou humaine qui satisfasse intégralement à ces conditions. Pour nous en tenir aux trois disciplines que leur aptitude à dégager des rapports nécessaires entre les phénomènes rapproche le plus de la linguistique : l'objet de la science économique n'est pas universel, mais étroitement circonscrit à une petite portion du développement de l'humanité; la méthode de la démographie n'est pas homogène, en dehors du cas particulier qu'offrent des grands nombres ; et les ethnologues sont loin d'avoir réalisé entre eux cette unanimité sur les principes, qui est désormais chose acquise pour les linguistes.
Nous estimons donc que la linguistique seule est immédiatement passible de l'enquête projetée par l'Unesco ; en lui adjoignant peut-être certaines recherches « de pointe » qu'on note ici et là dans le champ des sciences sociales et humaines, et qui sont manifestement une transposition de la méthode linguistique.
Comment s'y prendre pour le reste ? La méthode la plus raisonnable semble être d'effectuer un sondage préliminaire auprès des spécialistes de toutes les disciplines, en leur demandant une réponse de principe : estiment-ils ou non que les résultats obtenus dans leur domaine particulier, ou que certains résultats au moins, satisfont aux mêmes critères de validité que ceux admis par les sciences exactes et naturelles ? Dans l'affirmative on les priera ensuite d'énumérer ces résultats.
On peut prévoir qu'on se trouvera alors à la tête d'une liste de questions et de problèmes pour lesquels il sera affirmé qu'existe une certaine « dose de comparabilité » du point de vue de la méthodologie scientifique conçue au niveau le plus général. Ces échantillons seront très hétéroclites, et on fera vraisemblablement deux constatations à leur sujet.
En premier lieu, on s'apercevra que les points de contact entre sciences sociales et humaines d'une part, sciences exactes et naturelles de l'autre, ne se produisent pas toujours dans les disciplines des deux ordres qu'on aurait eu tendance à rapprocher. C e seront parfois les plus « littéraires » entre les sciences humaines qui se montreront à l'avant-garde. Ainsi, des branches très traditionnelles des humanités classiques, comme la rhétorique, la poétique et la stylistique, savent déjà recourir à des modèles mécaniques ou statistiques qui leur permettent de traiter certains problèmes par des méthodes dérivées de l'algèbre. Par l'emploi qu'elles font des calculatrices électroniques, on peut dire que la stylistique et la critique des textes sont en train d'accéder au rang de sciences exactes. Dans la course à la rigueur scientifique, il faut d'ores et déjà réserver les droits de nombreux « outsiders » ; et l'on aurait le plus grand tort de croire que les sciences dites « sociales » bénéficieraient au départ d'un meilleur handicap que certaines des sciences qu'on appelle plus simplement «humaines ».
L'étude de ces anomalies apparentes sera extrêmement instructive. On constatera en effet que celles, parmi nos disciplines, qui se rapprochent le plus d'un idéal proprement scientifique, sont aussi celles qui savent le mieux se restreindre à la considération d'un objet facilement isolable, aux contours bien délimités, et dont les différents états, révélés par l'observation, peuvent être analysés en recourant à quelques variables seulement. Sans doute les variables sont-elles toujours beaucoup plus nombreuses dans les sciences de l'homme que ce n'est généralement le cas dans les sciences physiques. Aussi cherchera-t-on à situer la comparaison au niveau où l'écart est relativement peu sensible. Par exemple, entre celles des sciences physiques où les variables sont les plus nombreuses, et celles des sciences humaines où ce nombre est le moins élevé. L'obligation où se trouvent les premières de faire appel à des modèles réduits (ainsi, ceux que l'aérodynamique met à l'épreuve dans ses souffleries) permettra de mieux comprendre l'emploi que les sciences humaines doivent faire des modèles et de mieux apprécier la fécondité des méthodes dites « structurales ». Celles-ci consistent en effet à réduire systématiquement le nombre des variables, d'une part en considérant que, pour les besoins de la cause, l'objet analysable forme un système clos ; d'autre part, en cherchant à ne considérer à la fois que des variables d'un même type, quitte à renouveler l'opération sur plusieurs plans.
En second lieu, la liste d'échantillons ne fera pas que surprendre par sa diversité ; elle sera aussi beaucoup trop copieuse, ceux auxquels on s'en sera remis des choix à faire ayant toutes les raisons de se montrer indulgents. Nous exceptons le cas, sur lequel nous reviendrons, des spécialistes qui se mettront délibérément hors de la course, parce qu'ils estiment que leurs recherches relèvent de l'art, non de la science, ou d'un type de science irréductible à celui qu'illustrent les sciences exactes et naturelles.
On peut prévoir, cependant, que les exemples seront nombreux et de valeur fort inégale. Il faudra les trier, retenir seulement certains d'entre eux, récuser les autres. Qui donc jugera ? La question est délicate, s'agissant de dégager certaines propriétés communes à des recherches relevant des sciences sociales et humaines, mais par référence à des normes qui dépendent, sinon exclusivement des sciences exactes et naturelles, au moins d'une épistémologie scientifique formulée au niveau le plus général. Le problème est, par conséquent, d'obtenir un consensus sur ce qui est scientifique et sur ce qui ne l'est pas, non seulement au sein des sciences sociales et humaines qui n'ont pas qualité pour légiférer de façon souveraine, puisque c'est en fin de compte sur leur propre maturité scientifique qu'il va falloir qu'on se prononce, mais en faisant appel aussi aux représentants des sciences exactes et naturelles.
Notre conception tend donc à imprimer à l'enquête un mouvement de bascule. Tout se passe en effet comme si ses instigateurs avaient simplement voulu superposer une enquête à une autre : deuxième enquête : sciences sociales et humaines ; première enquête : sciences exactes et naturelles, alors que nous proposons, en somme, de remplacer cette coupe horizontale par une coupe verticale, la deuxième enquête devant prolonger la première en intégrant son esprit et une partie de ses résultats. Mais, d'un autre côté, la première enquête était totale, alors que la seconde ne peut être que sélective : leur ensemble formera un tout, mais qui ira en s'effilant.
Sciences sociales et humaines
Sciences exactes et naturelles
Le schéma ci-dessus n'est pas arbitraire. Nous nous proposons de montrer qu'il reflète fidèlement une évolution qui s'est produite dans les sciences sociales et humaines au cours de ces dernières années.
La distinction entre sciences sociales et sciences humaines répond à des préoccupations anciennes : peut-être la trouve-t-on déjà implicitement ébauchée dans l'organisation de l'Institut de France, vieille d'un siècle et demi, où les spécialistes de l'étude de l'homme sont répartis en deux académies : celle des sciences morales et politiques, et celle des inscriptions et belles-lettres. Mais rien n'est plus difficile à saisir que le critère qui préside à cette distinction. Pour les organisateurs de l'Institut de France, il était, semble-t-il, d'ordre historique : dans une académie, ceux qui s'occupent des œuvres humaines antérieures à la Renaissance, dans l'autre, les modernes. La distinction cesse d'être applicable aux civilisations exotiques où ces catégories temporelles changent de signification à moins m ê m e qu'elles ne s'abolissent (comme c'est le cas des sociétés qu'étudient les ethnologues) ; et l'on n'a pas été jusqu'à partager les philosophes entre les deux académies, selon qu'ils font l'histoire des doctrines anciennes ou qu'ils méditent sur des données actuelles.
Dira-t-on que les sciences humaines sont davantage tournées vers la théorie, l'érudition et la recherche pure, les sciences sociales vers la pratique, l'observation et la recherche appliquée? C'est chaque science dans son particulier qu'on s'expose alors à voir éclater, selon le type de recherche et le genre d'esprit du savant. On pourrait aussi chercher la distinction du côté des phénomènes, considérer que ceux qu'étudient les sciences sociales prennent directement naissance dans le groupe, tandis que les sciences humaines envisagent plutôt des œuvres créées sous un régime de production individuelle. Mais outre que cela se révélerait immédiatement faux dans un grand nombre de cas, la dernière tentative nous fait toucher du doigt la contradiction inhérente à la distinction elle-même. Tout ce qui est humain est social, et c'est l'expression m ê m e de « sciences sociales » qui recèle un pléonasme, et qu'on doit tenir pour vicieuse. Car, en se déclarant « sociales », elles impliquent déjà qu'elles s'occupent de l'homme : et il va de soi qu'étant donc d'abord « humaines », elles sont «sociales » automatiquement.
Et d'ailleurs, quelle science ne l'est pas ? Comme nous l'écrivions il y a quelques années : « Même le biologiste et le physicien se montrent aujourd'hui de plus en plus conscients des implications sociales de leurs découvertes, ou, pour mieux dire, de leur signification anthropologique. L’ homme ne se contente plus de connaître ; tout en connaissant davantage, il se voit lui-même connaissant, et l'objet véritable de sa recherche devient un peu plus, chaque jour, ce couple indissoluble formé par une humanité qui transforme le monde et qui se transforme elle-même au cours de ses opérations. »1
C'est vrai aussi du point de vue de la méthode. Celle de la biologie doit faire un usage croissant de modèles de type linguistique (codes et information génétiques) et sociologique (puisqu'on parle maintenant d'une véritable sociologie cellulaire). Quant au physicien, les phénomènes d'interférence entre l'observateur et l'objet d'observation sont devenus pour lui bien davantage qu'un inconvénient pratique affectant le travail de laboratoire : un mode intrinsèque de la connaissance positive, et qui la rapproche singulièrement de certaines branches des sciences sociales et humaines, comme l'ethnologie qui se sait et s'accepte prisonnière d'un pareil relativisme. Les sciences sociales et humaines ont aussi leurs relations d'incertitude, par exemple celle entre structure et procès : on ne peut percevoir l'un qu'en ignorant l'autre et inversement, ce qui, soit dit en passant, fournit un moyen commode d'expliquer la complémentarité entre histoire et ethnologie.
On ne peut pas le dissimuler : la distinction entre sciences sociales et sciences humaines éclate de toutes parts. Elle est née et s'est développée aux États-Unis il y a moins d'un demi-siècle; elle y subsiste encore dans quelques institutions (ainsi les grands conseils nationaux de recherche) ; et elle était encore suffisamment vigoureuse pour s'imposer à l'Unesco au moment de sa création. Mais, outre que certains pays ne l'ont jamais acceptée, comme la France (dont il n'est cependant pas exclu qu'elle s'y rallie mais en lui donnant, nous l'espérons, une signification toute différente), rien n'est plus frappant que les critiques dont elle fut très vite l'objet dans les pays anglo-saxons, de la part d'esprits aussi différents que le regretté Robert Redfield aux États-Unis, et, en Angleterre, E . E . Evans-Pritchard : il a suffi que l'anthropologie fût séparée des sciences humaines et réunie aux sciences sociales pour qu'elle se sentît exilée.
Comme pour apporter une meilleure solution à ce vieux problème, on voit actuellement naître aux États-Unis une nouvelle terminologie qui regroupe les sciences selon d'autres critères. Telle est, nous semble-t-il, la signification de l'émergence des behavioral sciences, ou sciences de la conduite humaine. À l'inverse de ce qu'on croit souvent, cette locution ne désigne nullement les ci-devant sciences sociales. Elle procède au contraire de la conviction croissante, aux États-Unis comme ailleurs, que l'expression « sciences sociales » est bâtarde, et qu'il vaut mieux l'éviter.
Le terme behavioral sciences a été formé au moyen du mot behavior qui, pour des raisons particulières à l'histoire des idées outre-Atlantique (et cela seul exclut qu'on l'exporte), évoque la notion d'un traitement rigoureux des phénomènes humains. En fait, les behavioral sciences recouvrent un domaine placé à l'intersection, si l'on peut dire, des sciences humaines et des sciences exactes et naturelles. Elles réunissent l'ensemble des problèmes humains qui permettent ou exigent une collaboration étroite avec la biologie, la physique et les mathématiques.
Cela ressort clairement d 'un intéressant document intitulé Strengthening the behavioral sciences, émanant d'un sous-comité du President's Science Advisory Committee, qui joue, auprès de l'Exécutif des États-Unis, un rôle comparable à celui qui incombe en France à la Délégation générale à la recherche scientifique et technique. Ce document a été rendu public à plusieurs reprises, notamment par les revues Science (1962, vol. 136, n° 3512, 20 avril, p. 233-241) et Behavioral science (vol. 7, n° 3, juillet 1962, p. 275-288). C'est dire l'importance de l'accueil qui lui a été réservé.
Or, le document met l'accent sur cinq types de recherches « propres à illustrer les succès obtenus, et les problèmes qu'on peut espérer résoudre dans un avenir prochain » (Behav. sc, op. cit. p. 277). Ce sont, dans l'ordre : la théorie de la communication entre les individus et les groupes, fondée sur l'emploi de modèles mathématiques; les mécanismes biologiques et psychologiques du développement de la personnalité ; la neurophysiologie du cerveau; l'étude du psychisme individuel et de l'activité intellectuelle, fondée d'une part sur la psychologie animale, d'autre part sur la théorie des machines à calculer.
Dans les cinq cas considérés, il s'agit donc de recherches qui supposent une collaboration intime entre certaines sciences sociales et humaines (linguistique, ethnologie, psychologie, logique, philosophie) et certaines sciences exactes et naturelles (mathématiques, anatomie et physiologie humaines, zoologie). Cette manière de délimiter les problèmes est féconde, puisqu'elle permet de regrouper, d'un double point de vue théorique et méthodologique, toutes les recherches « de pointe ». En même temps, la perspective où l'on se place est évidemment incompatible avec la distinction traditionnelle entre sciences physiques et sciences humaines qui néglige l'essentiel : à savoir que si les premières sont aujourd'hui des sciences pleinement constituées, auxquelles on peut donc demander d'afficher leurs «tendances », il n'en est pas de même des sciences humaines pour qui se pose au préalable la question de leur capacité scientifique. À vouloir absolument maintenir, en ce qui les concerne, la fiction du parallélisme, on risque de les acculer à l'hypocrisie et au trompe-l’œil.
Notre crainte est qu'une fois de plus les égards témoignés aux sciences sociales et humaines, la place flatteuse qui leur est faite dans un programme d'ensemble n'aient surtout valeur d'alibi. Aux sciences exactes et naturelles, on peut légitimement demander ce qu'elles sont. Mais les sciences sociales et humaines ne sont pas encore en mesure de rendre des comptes. Si l'on veut en exiger d'elles ou si, par politique, on croit habile de faire semblant, il ne faudra pas s'étonner qu'on reçoive des bilans truqués.
Après ce retour vers des inquiétudes formulées tout au début de cet article, revenons sur le cas des behavioral sciences, ou plus exactement sur le découpage original qu'implique cette locution. O n voit déjà comment il confirme et renforce nos suggestions. E n effet, il postule une attitude résolument sélective vis-à-vis des sciences sociales et humaines ; grâce à quoi il réussit à rétablir le pont avec les sciences exactes et naturelles. L'expérience justifie cette double orientation. Car nous ne croyons pas nous exposer à de nombreux démentis en affirmant qu'à l'heure actuelle le linguiste, l'ethnologue, peuvent plus aisément trouver des sujets de conversation mutuellement profitables avec le spécialiste de neurologie cérébrale ou d'éthologie animale, qu'avec le juriste, l'économiste, ou le spécialiste de science politique.
S'il fallait faire une nouvelle répartition des sciences sociales et humaines entre les facultés, à ce dualisme implicite nous préférerions une division en trois groupes. On réserverait d'abord les droits, évoqués plus haut, de ceux à qui le vocable de « sciences » n'inspire nulle concupiscence, et pas même de nostalgie : qui voient, dans le genre particulier de « science humaine » qu'ils pratiquent, une recherche relevant plutôt de l'érudition, de la réflexion morale, ou de la création esthétique. Nous ne les considérons d'ailleurs pas comme des attardés, car, outre qu'il n'y a pas de science humaine possible qui ne fasse appel à ce genre de recherches, et peut-être m ê m e qui ne commence par là, beaucoup de domaines de nos sciences sont, soit trop complexes, soit trop proches ou trop éloignés de l'observateur, pour qu'on puisse les aborder dans un autre esprit. La rubrique « arts et lettres » leur conviendrait assez bien.
Les deux autres facultés porteraient alors respectivement les titres de « sciences sociales » et de « sciences humaines », mais à la condition qu'on mette enfin quelque chose de précis derrière cette distinction. En gros, la faculté des sciences sociales comprendrait l'ensemble des études juridiques, telles qu'elles existent actuellement dans les facultés de droit; s'y ajouteraient (ce qui n'est qu'en partie réalisé dans le système français) les sciences économiques et politiques, et certaines branches de la sociologie et de la psychologie sociale. Du côté des sciences humaines se grouperaient la préhistoire, l'archéologie et l'histoire, l'anthropologie, la linguistique, la philosophie, la logique, la psychologie.
Dès lors, le seul principe concevable de la distinction entre sciences sociales et sciences humaines ressortirait clairement. On ne l'avoue pas volontiers : sous le manteau des sciences sociales, on trouve toutes celles qui acceptent sans réticence de s'établir au cœur même de leur société, avec tout ce que cela implique en fait de préparation des élèves à une activité professionnelle et de considération des problèmes sous l'angle de l'intervention pratique. Nous ne prétendons pas que ces préoccupations sont exclusives, mais qu'elles existent et qu'elles sont franchement reconnues.
En revanche, les sciences humaines sont celles qui se mettent en dehors de chaque société particulière : soit qu'elles cherchent à adopter le point de vue d'une société quelconque, soit celui d'un individu quelconque au sein de n'importe quelle société, soit enfin que, visant à saisir une réalité immanente à l'homme, elles se placent en deçà de tout individu et de toute société.
Entre sciences sociales et sciences humaines, la relation (qui, dès lors, apparaît d'opposition bien plutôt que de corrélation) devient celle entre une attitude centripète et une attitude centrifuge. Les premières consentent parfois à partir du dehors, mais afin de revenir au-dedans. Les secondes suivent la démarche inverse : si, parfois, elles s'installent au-dedans de la société de l'observateur, c'est pour s'en éloigner très vite et insérer des observations particulières dans un ensemble ayant une portée plus générale.
Mais, du même coup, on découvre la nature de l'affinité avec les sciences exactes et naturelles, sur quoi insistent les behavioral sciences, et qui joue bien plus en faveur des sciences humaines que des sciences sociales. En effet, les sciences auxquelles nous réservons le nom de « sciences humaines » peuvent posséder un objet qui les apparente aux sciences sociales ; du point de vue de la méthode, elles se rapprochent davantage des sciences exactes et naturelles, pour autant qu'avec cet objet (qui ne leur appartient pas en propre) elles répudient toute connivence ; disons vulgairement qu'à la différence des sciences sociales elles ne sont jamais « de mèche » avec lui.
En s'interdisant toute complaisance, fût-ce d'ordre épistémologique, envers leur objet, les sciences humaines adoptent le point de vue de l'immanence ; alors que les sciences sociales, faisant un sort particulier à la société de l'observateur, attribuent à celle-ci une valeur transcendantale. Cela est très clair dans le cas des économistes qui n'hésitent pas à proclamer, pour justifier l'étroitesse de leur visée, que la rationalité économique constitue un état privilégié de la nature humaine, apparu à un certain moment de l'histoire et en un certain point du monde. Et ce n'est pas moins clair dans le cas des juristes, qui traitent un système artificiel comme s'il était réel, et qui partent, pour le décrire, du postulat qu'il ne saurait recouvrir des contradictions. Aussi les a-t-on souvent comparés à des théologiens. Sans doute la transcendance, à laquelle se réfèrent implicitement ou explicitement les sciences sociales, n'est-elle pas d'ordre surnaturel. Mais elle est, pourrait-on dire, « sur-culturelle » : elle isole une culture particulière, la met au-dessus des autres, la traite comme un univers séparé qui contient sa propre légitimation.
Ces remarques n'entraînent de notre part aucune critique. Après tout, l'homme politique, l'administrateur, celui qui remplit une fonction sociale essentielle comme le diplomate, le juge ou l'avocat, ne peuvent remettre à chaque instant en cause l'ordre particulier au sein duquel leur activité se déploie. Et ils ne peuvent pas non plus prendre les risques idéologiques et pratiques auxquels expose une recherche vraiment fondamentale (mais qui sont monnaie courante dans l'histoire des sciences exactes et naturelles), quand elle oblige à révoquer une certaine représentation du monde, à bouleverser u n corps d'hypothèses, à remplacer un système d'axiomes et de postulats. Une pareille intransigeance implique qu'on prenne ses distances vis-à-vis de l'action. La différence entre sciences sociales et sciences humaines n'est pas seulement affaire de méthode; elle est aussi affaire de tempérament.
Mais, de quelque façon qu'on interprète cette différence, la conclusion est la même. Il n'y a pas, d'un côté les sciences exactes et naturelles, d'un autre côté, les sciences sociales et humaines. Il y a deux approches, dont une seule est scientifique par son esprit : celle des sciences exactes et naturelles qui étudient le monde, et dont les sciences humaines cherchent à s'inspirer quand elles étudient l'homme en tant qu'il est du monde. L'autre approche, qu'illustrent les sciences sociales, met sans doute en œuvre des techniques empruntées aux sciences exactes et naturelles; mais les rapports qu'elles nouent ainsi avec ces dernières sont extrinsèques, non intrinsèques. Vis-à-vis des sciences exactes et naturelles, les sciences sociales sont en position de clientes, alors que les sciences humaines aspirent à devenir des disciples.
Cela nous fournit l'occasion de nous prononcer sur une question délicate, qui a déjà donné lieu à des prises de position retentissantes : les « tendances », objet de l'enquête, doivent-elles être celles d'une science occidentale et contemporaine, ou faut-il y inclure toutes les réflexions sur l'homme qui ont vu le jour à d'autres époques et sous d'autres climats ? D ' un point de vue théorique, on aperçoit mal en vertu de quel principe on se rangerait au premier parti. Mais le second soulèverait des difficultés pratiquement insurmontables : le savoir occidental est doublement accessible, puisqu'il existe sous forme écrite, et dans des langues connues de la plupart des spécialistes ; tandis qu'une fraction considérable de l'autre ne vit que dans la tradition orale, et que le reste devrait être préalablement traduit.
La formule que nous avons suggérée permet d'éluder ce dilemme. En effet, nous avons proposé que les seules recherches qui serviront de base à l'enquête soient aussi celles qui satisferont à un critère externe : celui de la conformité aux normes de la connaissance scientifique, telles qu'elles sont généralement admises, non seulement par les spécialistes des sciences sociales et humaines (ce qui exposerait au cercle vicieux), mais aussi par ceux des sciences exactes et naturelles.
Sur cette base, un très large consensus paraît réalisable. Mais on s'apercevra aussitôt que si le critère de la connaissance scientifique n'est définissable que par référence à la science de l'Occident (ce que, semble-t-il, aucune société ne conteste), les recherches sociales et humaines qui peuvent le mieux y prétendre ne sont pas toutes occidentales, loin de là. Les linguistes contemporains reconnaissent volontiers que, pour certaines découvertes fondamentales, les grammairiens de l'Inde les ont devancés de plusieurs siècles; et ce n'est sans doute pas le seul terrain sur lequel on devra concéder l'avantage au savoir de l'Orient et de l'Extrême-Orient. Dans un autre ordre d'idées, les ethnologues sont aujourd'hui persuadés que même des sociétés de très bas niveau technique et économique, et ignorantes de l'écriture, ont su parfois donner à leurs institutions politiques ou sociales un caractère conscient et réfléchi qui leur confère une valeur scientifique.
Si, de la considération des résultats, on passe à celle de l'objet et de la méthode, on aperçoit entre sciences physiques, sciences sociales et sciences humaines des rapports qui ne sont plus quantitatifs et qui demandent à être soigneusement mis en place. Il est clair que les sciences sociales et les sciences humaines exploitent en commun le même objet qui est l'homme, mais là s'arrête leur parenté. Car, en ce qui concerne la méthode, deux constatations s'imposent : aussi bien les sciences sociales que les sciences humaines cherchent à se définir par référence aux sciences exactes et naturelles, qui connaissent les arcanes de la méthode scientifique. Mais, avec ces sciences canoniques, les nôtres entretiennent des relations inversées.
Aux sciences exactes et naturelles, les sciences humaines ont emprunté la leçon qu'il faut commencer par récuser les apparences, si l'on aspire à comprendre le monde ; tandis que les sciences sociales se prévalent de la leçon symétrique, d'après laquelle on doit accepter le monde, si l'on prétend le changer.
Tout se passe donc comme si l'unité factice des sciences sociales et humaines, animées par le même désir de s'éprouver à la pierre de touche du savoir scientifique, ne résistait pas à la prise de contact avec les sciences exactes et naturelles. Elles se scindent, réussissant seulement à s'assimiler des aspects opposés de leur méthode : en deçà de la prévision, les sciences sociales régressent vers une forme assez basse de technologie (à laquelle on applique, pour cette raison sans doute, le terme malgracieux de technocratie) ; au-delà de l'explication, les sciences humaines tendent à se perdre dans le vague des spéculations philosophiques.
Ce n'est pas ici le lieu de rechercher pourquoi une méthode à double face a pu être pratiquée avec le succès qu'on sait par les sciences exactes et naturelles, alors que les sciences sociales et les sciences humaines ne sont chacune capables d'en retenir qu'une moitié, qu'elles s'empressent d'ailleurs de dénaturer. Après tout, cette inégalité ne doit pas surprendre. Il n'existe, il n'a jamais existé qu'un seul monde physique, dont les propriétés sont demeurées les mêmes en tous temps et en tous lieux, pendant qu'au cours des millénaires et de-ci de-là, n'ont cessé de naître et de disparaître, comme un papillotement éphémère, des milliers de mondes humains. De tous ces mondes, quel est le bon ? Et si tous le sont (ou aucun), où se situe, par derrière ou par devant eux, l'objet véritable des sciences sociales et humaines ? La différence entre elles reflète l'alternative qui les tenaille (à la différence des sciences exactes et naturelles, qui n'ont pas lieu d'éprouver d'incertitude sur leur objet) : soit de privilégier un de ces mondes pour avoir prise sur lui, soit de tous les révoquer en doute au bénéfice d'une essence commune qui reste à découvrir, ou d'un univers unique qui, s'il est vraiment unique, viendra fatalement se confondre avec celui des sciences exactes et naturelles.
Dans les pages qui précèdent, nous n'avons rien fait pour masquer cette divergence, que d'aucuns nous reprocheront d'avoir complaisamment accentué. Il nous semble, en effet, que les sciences sociales et les sciences humaines n'ont actuellement pas intérêt à cacher ce qui les divise, et qu'il est m ê m e de leur avantage, aux unes et aux autres, de poursuivre pour un temps des routes séparées. Si le progrès de la connaissance doit démontrer un jour que les sciences sociales et humaines méritent d'être appelées des sciences, la preuve viendra par l'expérience : en vérifiant que la terre de la connaissance scientifique est ronde, et que, croyant s'éloigner les unes des autres pour atteindre le statut de science positive bien que par des voies opposées, sans m ê m e s'en rendre compte, les sciences sociales et les sciences humaines iront se confondre avec les sciences exactes et naturelles, dont elles cesseront de se distinguer.
Il convient donc que le nouveau rapport donne au mot « tendance » son sens le plus riche et le plus plein; qu'il s'efforce d'être une méditation hardie sur ce qui n'existe pas encore, plutôt qu'un bilan faussé par gêne d'étaler l'insuffisance des résultats acquis; qu'au prix d'un effort constructif où l'imagination jouera son rôle, il cherche à deviner les gestations latentes, à esquisser les linéaments d'évolutions indécises; qu'il sache, en un mot, écouter le blé qui lève, et moins décrire l'état présent de nos sciences que pressentir les voies où pourront — peut-être grâce à lui — s'engager les sciences de demain.
1. Les sciences sociales dans l'enseignement supérieur: sociologie, psychologie sociale et anthropologie culturelle, Paris, Unesco, 1954, 275 pp. (« L'enseignement des sciences sociales ».)