EPhEP, MTh4-CM, le 26/05/2016
Dans le cadre de notre école pratique des hautes études en psychopathologies, s’est tenue le 3 décembre 2011, une journée intéressante intitulée « Psychanalyse versus psychothérapie ». Titre incisif et explicite, qui semble pouvoir répondre par la négative à la question que je me pose avec vous cette année : la psychanalyse est-elle une psychothérapie ?
Cette réponse négative n’était pas exactement, je l’ai déjà souligné, la position de Freud. En 1933, dans la 34ème leçon des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, intitulée « Eclaircissements, applications, orientations », même s’il avance, je cite : « Vous le savez peut-être, je n’ai jamais été un enthousiaste de la thérapie – il s’agit de la psychothérapie en général – il n’y a pas de danger que j’abuse de cet exposé pour faire des éloges », il dira même qu’il vaut mieux en dire trop peu que trop sur ce point. Même s’il avance ce que je viens de vous citer, il conclut cependant cette conférence de la manière suivante : « Je vous ai dit que la psychanalyse a commencé en tant que thérapie, cependant, ce n’est pas en tant que thérapie que je voulais la recommander à votre intérêt mais à cause – je l’ai déjà évoqué – de son contenu de vérité, à cause des lumières qu’elle nous donne sur ce qui concerne l’homme le plus directement, sur son être, et à cause des relations qu’elle découvre entre ses activités les plus diverses ». « Comme thérapie », il dira aussi qu’elle est la plus puissante mais dans ce passage, il dit que « comme thérapie, elle est une parmi beaucoup mais tout de même la première parmi ses pairs », et il termine ainsi : « Si elle n’avait pas sa valeur thérapeutique, elle n’aurait pas été découverte au contact des malades et ne se serait pas développée pendant plus de trente ans ».
Je vous conseille de lire cette 34ème leçon des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse et vous verrez à quel point elle est actuelle. Elle est actuelle dans la mesure où Freud fait état des critiques qui lui sont adressées à cette époque, mais c’est déjà une époque antérieure, parce que la psychanalyse est née, on va le dire comme ça, en 1900 avec la publication de L’Interprétation des rêves. Freud donc y parle des critiques adressées à la psychanalyse, le fait qu’elle n’est pas en mesure de prouver statistiquement qu’elle est justement thérapeutique.
Et quand on sait aujourd’hui – et certains d’entre vous sont certainement au courant – que la psychanalyse a été exclue des bonnes pratiques concernant les troubles dits du spectre autistique, on mesure l’actualité du texte de Freud. Ce qui est formidable dans ce texte, c’est qu’il dit que, finalement, se produit à l’endroit de la psychanalyse un phénomène de masse à petite échelle. Il ne s’agit pas des masses mussoliniennes ou hitlériennes, mais que comme vous le savez – ceux qui ont assisté à mes cours de l’an dernier sur la psychologie des masses – Freud montre que pour qu’une masse se constitue dans son homogénéité, il faut qu’elle puisse avoir un leader ou, et c’est dans le texte de Freud, l’équivalent d’un leader, c’est-à-dire un mot d’ordre, voire une opinion scientifique, dit-il dans ce texte. Une opinion scientifique vaut, peut se substituer très bien à un leader pour faire masse. Donc, cette masse n’a son homogénéité, sa cohérence, qu’à partir du moment où elle exclut les autres ou un autre. En l’occurrence ici, et bien que, semble t-il, les choses aient un petit peu changé, en ce qui concerne l’autisme, c’est véritablement un phénomène de masse à une petite échelle auquel nous avons assisté, qui a consisté à exclure la psychanalyse comme étant susceptible d’être un moyen parmi d’autres pour prendre en charge les enfants autistes. Il y a même maintenant – ça va peut-être être modifié – des recommandations de la haute autorité de santé pour, dans les hôpitaux de jour, faire la police et s’assurer que les enfants autistes ne sont pas pris en charge par des psychanalystes.
Alors je dis que c’est en train de changer parce qu’il y a eu des personnes qui sont intervenues, notamment je pense auprès du premier ministre ; et le président Hollande, dans une allocution récente, a parlé d’une approche plurielle de l’autisme, n’excluant aucune approche dès lors qu’elle est consistante.
Et je m’explique mieux à moi-même pourquoi j’ai choisi le titre que je vous ai proposé cette année : La psychanalyse est-elle une psychothérapie ? Je m’en aperçois, c’est toujours pareil, on choisit un titre et c’est une question mais on ne sait pas très bien ce qu’il cache, ça n’est qu’en travaillant avec vous comme je l’ai fait depuis trois ou quatre fois que les choses se précisent, ça n’est que dans l’après coup qu’on se rend compte des raisons qui ont fait qu’on a choisi tel ou tel thème, tel ou tel titre pour une série de leçons. Eh bien, je crois que sans m’en être aperçu immédiatement, et en m’en apercevant maintenant, je crois que c’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre, c’est-à-dire cet ostracisme militant dont la psychanalyse a été l’objet à l’endroit du traitement des enfants autistes.
Donc pour Freud, ce qu’il appelait « le sol de la clinique » était essentiel, autrement dit le travail avec les patients. Et évidemment vous savez, vous avez pu le mesurer avec ce qu’ont pu vous dire mes collègues, que nous sommes dans la suite de ce qu’était la préoccupation de Freud, c’est-à-dire de ne pas oublier, et même de se nourrir de ce sol de la clinique. Il disait aussi que le sol de la clinique n’interdisait pas la conceptualisation, au contraire, puisque même si elle nourrit ce que l’on appellerait la théorie pour simplifier, eh bien la théorie est nécessaire, voire un certain nombre de spéculations, et Freud en a fait un certain nombre qui sont mises à l’épreuve du travail clinique.
Donc ce soir et la fois prochaine, mais sachez que ce sera toujours dans la perspective de ce que je viens d’évoquer, je vais donc avancer un certain nombre de points plus théoriques que lors de mes précédentes interventions.
Il existe un élément spécifique et déterminant qui distingue la psychanalyse de l’ensemble des psychothérapies et qui la rattache, en tant que discipline, à la science. À la science au sens moderne du terme, même si encore une fois, je vous répète que dans la mesure où il n’y a de science que du général, la psychanalyse n’est pas une science puisqu’elle n’a affaire qu’à des sujets singuliers. Quel est donc cet élément distinctif, spécifique et déterminant qui situe la psychanalyse à la place tout à fait singulière qui est la sienne et qui la distingue des autres psychothérapies ? La réponse que je vais vous proposer tient en 3 mots : le procédé freudien ! Oui, c’est quand même simple, le procédé freudien, voilà à mon sens et sur ce point je me contente, comme souvent, de suivre Lacan. Et donc c’est le procédé freudien qui distingue et spécifie la psychanalyse.
Le procédé freudien, ainsi que vous le savez, est celui de la libre association qui consiste, très simplement – et vous verrez que la simplicité a des conséquences formidables au sens étymologique du terme, c’est-à-dire énormes en même temps que surprenantes – en la libre association, qui est la règle fondamentale de la psychanalyse, constitue le procédé freudien, procédé inventé par Freud, et consiste pour le patient à dire tout ce qui lui vient à l’esprit sans juger et sans critiquer. Mais évidemment, la question qui se pose est celle de savoir en quoi ce procédé spécifie la psychanalyse comme indépendante et inaugure avec Freud le champ de son expérience.
L’expérience inaugurale de la psychanalyse, ça a été le jour où Freud a énoncé la règle fondamentale de la libre association, et c’était totalement inédit puisque ce qui prévalait à l’époque de Freud parmi, disons, les psychothérapies par la parole, c’était la suggestion, voire l’hypnose. Là, on invite le patient à dire ce qui lui vient à l’esprit sans juger et sans critiquer. Mais en quoi ce procédé est-il, comme le soutient Freud, ce qui rattache la psychanalyse, sans pour autant qu’elle s’y confonde, à ce que l’on appelle la science au sens moderne de ce terme ? Ça me paraît une question intéressante et pas évidente. Vous dites aux patients : « dites ce qui vous vient, peu importe si vous faites du coq à l’âne, ne vous inquiétez pas, rapportez vos souvenirs, enfin tout ce qui vous passe par la tête ». En quoi est-ce que cette pratique, ce procédé relève t-il, se rattache t-il sans s’y confondre à la science au sens moderne du terme ? Alors je vais essayer, évidemment il faudrait pas mal de temps pour cela, pour bien déplier les choses, je vais quand même essayer de poser quand même quelques jalons pour rendre compte de ce lien qui existe entre le procédé freudien et la science au sens moderne du terme.
Pour Freud, ce procédé, purement langagier, tire son origine de l’analyse des symptômes névrotiques. Vous savez que c’est venu avec le cas de Anna O. Il tire son origine de l’analyse des symptômes névrotiques mais il s’applique, ce dit procédé, à l’ensemble des autres formations de l’inconscient : les rêves, les lapsus, les actes manqués. Pour Freud, ce procédé est un procédé scientifique, il le dit, vous allez voir, je vais vous donner une toute petite citation, c’est un procédé scientifique – alors pour dire ça à son époque, il fallait être sûr de ce qu’il avançait – qui permet de restituer au patient le sens de ces phénomènes en apparence énigmatiques qui s’imposent à lui, et de donner place au désir que ces phénomènes, notamment les symptômes, à la fois expriment et masquent. Le symptôme, ça exprime le rapport au désir du sujet qui présente ces symptômes, et en même temps – sauf dans la clinique des psychoses – ça masque ce rapport du sujet au désir. Dans la clinique, que ce soit celle des névroses ou des perversions – pour faire simple et observer cette distinction classique et freudienne, névrose, psychose et perversion – dans la névrose, aussi incroyablement bizarres que soient les symptômes présentés par les patients, ils savent que ça les concerne, que ces symptômes ont un sens pour eux, même si ce sens leur échappe et les surprend. On lit les observations comme celle de L’Homme aux rats avec une symptomatologie tout à fait extraordinaire et énigmatique. Néanmoins, le patient que Freud appelait l’homme aux rats tenait à ses symptômes parce que ses symptômes, manifestement, exprimaient, tout en le masquant, le rapport qu’était le sien au désir.
Alors, petite citation de Freud tirée du début du 2ème chapitre de la Traumdeutung, chapitre intitulé « La méthode de l’interprétation du rêve » – méthode de l’interprétation du rêve qui vaut aussi pour les symptômes, les actes manqués – il avance : « Il me faut – écoutez bien, il ne manquait pas de certitudes – affirmer que le rêve a effectivement une signification et qu’un procédé scientifique d’interprétation du rêve est possible ». Vous savez que Freud dira également dans L’Interprétation des rêves que le rêve est une réalisation de désirs ou de souhaits. Donc, c’est grâce à ce procédé que pourra se faire l’interprétation du rêve ou du symptôme, et donc mettra en rapport le sujet à la dimension qui est celle du désir. Le procédé freudien a un caractère, je le répète, strictement langagier. Pourquoi strictement langagier ? Qu’est-ce que c’est la règle fondamentale ? « Dites ! », « dire » : il s’agit de dire quand on est allongé sur un divan ce qui nous passe par l’esprit, donc c’est un procédé purement langagier et qui appelle tout de suite deux remarques :
- La première, jamais formulée par Freud de manière explicite, est que si le procédé de l’association libre est un procédé purement langagier, les formations de l’inconscient sur lesquelles il s’applique aux fins de les analyser, de les traduire dans la langue du désir, ces formations de l’inconscient sont nécessairement des faits de langage. C’est par les mots que va pouvoir éventuellement être dénoué ce qui a été noué dans un symptôme par des mots. Le fait que ce soit un procédé langagier implique que ce sur quoi ce procédé langagier va s’appliquer, les formations de l’inconscient, sont des faits de langage. Il a fallu attendre Lacan pour que cette conséquence soit véritablement prise en compte sous la forme de cet aphorisme que vous connaissez mais qui ne va que dans le droit fil de ce que Freud invente avec son procédé, à savoir que l’inconscient est structuré comme un langage.
- La seconde remarque – qui est plus générale, mais ne croyez pas que je vais quitter véritablement le sol de la clinique – est que le procédé en question permet de réintégrer dans la considération scientifique précisément ce que l’avènement de la science moderne abandonne, rejette, forclôt de son procès, à savoir la dimension de la vérité. Vous vous souvenez comment le dit Freud, c’est à ce titre d’avoir ce contenu de vérité qu’il recommande la psychanalyse, c’est pour son contenu de vérité. Eh bien, la vérité se trouve rejetée par la procédure qui est celle de la science au sens moderne. Donc, la psychanalyse réintègre dans la science ce que celle-ci rejette. Vous voyez l’importance sur le plan épistémologique de ce point, enfin j’espère que vous en prenez la mesure.
Quelle est cette vérité du dire sur laquelle le sujet prend appui pour soutenir son discours ? Je vais là peut-être paraître m’éloigner du sol de la clinique mais c’est pour vous montrer ce tournant qui s’est opéré avec la science au sens moderne du terme. On ne reviendra pas en arrière ! Jung a tenté de revenir à une conception préscientifique de ce qu’il appelait lui aussi la psychanalyse, et contre quoi Freud s’est insurgé. Eh bien, Jung qui a quitté cette référence au sujet de la science, a produit une œuvre que l’on peut considérer comme étant du registre d’une certaine forme de mystique. Alors, pour prendre la mesure de ce fait, c’est-à-dire la forclusion, le rejet de la dimension de la vérité par la science au sens moderne, il suffit de lire, par exemple – et je vous conseille cette lecture, en tout cas les premières pages sont tout à fait explicites à cet égard – ce texte magnifique de Descartes, inaugural à plus d’un titre, qui s’appelle Les météores, dans lequel il abandonne non sans une pointe de regret, l’abord subjectif, métaphorique, voire poétique de ces phénomènes que sont les météores et qui ont toujours fasciné les hommes, et auxquels dans toutes les cultures et à toutes les époques, ils donnaient des sens variés. Dans le texte de Descartes, il s’agit essentiellement des nuées et de l’arc-en-ciel, et vous voyez toute la poésie autour de l’arc-en-ciel, l’approche subjective de ce phénomène, eh bien Descartes dit : écoutez, je suis embêté, je sais à quel point les hommes sont attachés à l’esthétique, l’arc-en-ciel, tout ce qu’ils en ont dit depuis toujours, et c’est vrai que c’est un phénomène auquel on ne peut pas ne pas être sensible. Et lui, il dit qu’il va en donner en quelque sorte la formule mathématique ou plutôt grâce aux mathématiques, il va en donner une définition physique au sens de la physique moderne. Descartes réduit, en effet, ces phénomènes à des lois physiques, et par la méthode utilisée, se détache radicalement de la physique imaginaire d’Aristote et préfigure celle de la physique moderne, dont vous savez que ces lois, les lois de la physique moderne se ramènent et se réduisent à des écritures et à des formules littérales. Je crois que j’ai déjà eu l’occasion de vous dire ici que pour envoyer des hommes sur la lune, il est nécessaire, pas suffisant, mais il est nécessaire d’appliquer la formule de Newton, la formule de la gravitation universelle, sinon vous n’y arrivez pas. La formule de la gravitation universelle, elle tient en quelques lettres, une barre de fraction et puis un chiffre qui est un carré, quelque chose comme ça, je ne l’ai plus en tête, c’est vraiment ramassé dans une écriture minimale et encore plus les formules d’Einstein. Les lois de la physique moderne se réduisent à ce type d’écriture. Ces types d’écriture sont nécessaires à ce que puissent s’appliquer, grâce à la technologie, ces lois, et que nous puissions en faire ce qu’on veut, et que les techniciens puissent en faire ce qu’ils en ont fait. Moi, je dois dire que je trouve ça assez renversant, que sans une petite formule littérale, on n’aurait jamais envoyé des hommes sur la lune, pas possible. Vous ne pouvez pas imaginez une telle réalisation dans la physique préscientifique, dans la physique d’Aristote qui était pourtant une physique fort intéressante, c’était une physique de la nature, mais c’était inimaginable, de pouvoir envoyer une fusée et des hommes en direction de la lune.
Alors, ce que Lacan va dire et qui est incroyable, c’est que la vérité du sujet est ainsi rejetée par la procédure scientifique : la procédure scientifique exclut la dimension de la vérité du sujet. Quand vous avez une écriture avec des petites lettres, c’est une écriture anonyme, c’est une écriture qui est sans sujet, même s’il faut utiliser des mots. Lorsqu’un professeur de physique vous écrit au tableau la loi de la gravitation universelle, il faut bien qu’il utilise des mots pour la décrire. Mais enfin l’écriture en elle-même n’a pas de sujet, il n’y a pas de sujet via l’écriture de la formule. La question se pose d’ailleurs aussi bien pour l’écriture en général : ce n’est pas évident ! Autant dans la parole, la dimension du sujet est immédiatement repérable, autant dans l’écriture il est difficile de la repérer. Alors on dit : c’est son style, par exemple Mais laissons cela.
Alors que dit Lacan ? Eh bien, il dit que cette dimension de la vérité qui s’est trouvée exclue par le procédé de la science moderne, elle se réfugie dans la névrose. Vous vous souvenez, j’avais parlé de l’énigme du sphinx, Œdipe avait répondu à cette question, à cette énigme du sphinx, il avait donné une réponse, et donc il avait en quelque sorte évacué la dimension de la vérité qui était contenue dans cette énigme. Il n’a donné qu’une seule réponse, une réponse univoque et ça a eu des conséquences. Bon c’est un mythe, mais ça a eu des conséquences qui ont été le retour de cette vérité exclue sous une forme catastrophique, puisque la peste est venue sur Thèbes.
Donc cette vérité du sujet, nous dit Lacan, se réfugie dans la structure de la névrose. C’est en cela que la névrose doit être tout à fait prise au sérieux. Ce que la névrose dit par ses symptômes, c’est quelque chose de cette dimension du sujet qui s’est trouvée rejetée, notamment dans l’hystérie. Vous vous souvenez parfaitement de la façon dont les hystériques posaient avec leurs symptômes des questions auxquelles les neurologues du XIXème siècle tentaient de répondre. Les hystériques, au XIXème siècle, c’est encore vrai aujourd’hui même si ce n’est pas aussi spectaculaire, elles s’adressaient aux scientifiques, c’était là le lieu d’adresse du symptôme hystérique : « Qu’est-ce que vous en pensez monsieur le professeur Charcot de ce qu’il m’arrive ? » Et alors, elle faisait des grandes crises que Charcot décrivait avec beaucoup de finesse, et il avait aussi son interprétation de l’hystérie. Bon, mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas du tout par hasard que les hystériques au départ, au XIXème siècle, au moment où la physique moderne prend véritablement son essor, se sont adressées aux scientifiques, aux professeurs de neurologie. Donc, Lacan nous dit que cette vérité se réfugie dans la structure de la névrose, et en particulier de l’hystérie, où elle prend la parole, cette vérité, grâce à cet autre sujet dans le sujet que l’on désigne comme le sujet de l’inconscient, et qui se fait entendre dans le sujet sous une forme symptomatique, à son insu, et souvent à sa surprise. Vous savez que Charcot a parlé justement de la belle indifférence de l’hystérique, c’est-à-dire que ses symptômes se produisaient à son insu et à sa surprise, sans qu’à la limite elle se sente concernée.
Je reviens à la question, comment le procédé de l’association libre qui est un véritable « discours de la méthode » freudien, permet la réintégration dans la considération scientifique, de la vérité qui se manifeste dans la névrose sur un mode sauvage et ravageant ? Comment ce procédé rend-il possible, le passage de l’exclusion logique (la science exclusive de la vérité), à la conjonction (la science et la vérité) ? C’est cela que réintroduit la psychanalyse : c’est de pouvoir conjoindre la science et la vérité. Et vous savez probablement que c’est le titre d’un des articles que Lacan a donné à l’un de ses Ecrits : « La science et la vérité ».
Alors, comment ce procédé rend-il possible ce passage de l’exclusion à la conjonction de la science et de la vérité ? Eh bien, je vais le dire assez simplement : en rendant possible le déchiffrage, la traduction, du texte que constituent à proprement parler ces symptômes, ces formations, ces produits du travail, j’insiste sur ce terme du travail de transposition, de déplacement et de condensation de l’inconscient. Il y a un travail de l’inconscient qui consiste à déplacer, à condenser, à transposer. Les formations de l’inconscient sont à lire ! ça se lit un symptôme, ça se lit à partir du déchiffrage de ce que dit le patient, et l’interprétation se fera à partir de la lecture de ce que dit le patient. L’interprétation a pour fonction de resituer le patient, le sujet qui souffre de ce symptôme, dans la dimension de son rapport au désir. Les formations de l’inconscient sont à lire donc, elles relèvent d’une écriture littérale même si ces lettres sont, comme dans le rêve, ainsi que le souligne Freud, des pictogrammes. Ce ne sont pas des images, les rêves. Ce qui apparaît dans un rêve, ce sont pour Freud, il le dit très clairement, des pictogrammes au même titre que dans l’écriture chinoise ou l’écriture hiéroglyphique de l’ancienne Egypte. Vous savez que Freud fait référence aux hiéroglyphes dans L’Interprétation des rêves.
Vous pourrez le lire dans un texte qui date de 67 et qui est issu d’un entretien à France culture à la suite de la parution des Ecrits, « Petit discours à l’ORTF », c’est très agréable parce que Lacan, là, parle vraiment avec une très grande simplicité, il s’adresse à un public de non initiés. Alors qu’est-ce qu’il dit dans ce petit discours ? Eh bien, il dit qu’il suffit d’ouvrir n’importe quel texte de Freud du début de son œuvre pour constater que, je cite Lacan : « Les rêves s’y traduisent comme une version au collège ». Voilà le travail de l’analyste, et le travail de l’analysant tout aussi bien. Un rêve, il convient de le traduire comme une version au collège, version latine, mais enfin il y en a de moins en moins, mais version anglaise par exemple, voilà. Et il ajoute « grâce à un dictionnaire », parce qu’il faut un dictionnaire à moins d’être très fort, même les très bons traducteurs s’aident du dictionnaire.
Donc, « les rêves s’y traduisent comme une version au collège grâce à un dictionnaire que chacun a dans sa tête ». Alors qu’est-ce que c’est que ce dictionnaire que chacun a dans sa tête et qui s’appelle, je vous le donne en mille, qui s’appelle l’association libre ? C’est ça le dictionnaire qui permet de traduire la version, qui permet d’interpréter et de traduire le rêve ou le symptôme. « Association libre de quoi ? », c’est toujours Lacan que je cite, « libre de quoi ? De ce qu’il lui vient à raconter ». Voilà le dictionnaire, si vous n’avez pas ce dictionnaire, vous ne pouvez pas traduire les rêves et les symptômes, mais ce dictionnaire vous l’avez dans la tête puisque vous dites : « dites tout ce qui vous passe par la tête ». Vous voyez comment Lacan dit en quelques mots, en quelques phrases, des choses que je trouve tout à fait formidables.
Maintenant, on va continuer avec un autre entretien de Lacan. Alors là, ce n’est plus à l’ORTF, c’est un entretien qui date de 1957 et qui est accordé cette fois à Madeleine CHAPSAL qui était une journaliste fort connue à l’époque, dans l’Express. Alors, qu’est-ce que dit Lacan dans cette interview en réponse à une question de Madeleine CHAPSAL ? Il dit ceci : « Il ne faut pas voir en l’analyste un ingénieur des âmes, ce n’est pas un physicien, il ne procède pas en établissant des rapports de cause à effet. » Vous voyez, l’analyste ne procède pas en établissant des rapports de cause à effet comme un ingénieur ou comme un physicien. Sa science, celle de l’analyste, nous dit Lacan, « est une lecture ». C’est ça la science de l’analyste, la capacité de lecture, une lecture du sens. Quand on dit une lecture du sens, c’est-à-dire que ce qu’il y a à entendre, bien entendu, c’est que c’est une lecture du sens, du désir du sujet, c’est ça, mais ça je pense que j’essaierai de vous le montrer la prochaine fois. Et plus loin, toujours à une question de Madeleine CHAPSAL, il répond ceci : « Le psychanalyste n’est pas un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds, c’est…», alors c’est quoi le psychanalyste ? Il dit, « c’est un linguiste. Il apprend à déchiffrer l’écriture qui est là, sous ses yeux, offerte au regard de tous mais qui est indéchiffrable tant qu’on n’en connaît pas les lois, la clé. » Alors, ça aussi vous le trouverez facilement sur internet, l’entretien de Lacan avec Madeleine CHAPSAL, celui-là aussi il est très facile à lire.
Ce qui est extraordinaire et proprement stupéfiant, c’est que Freud a commencé à établir ce déchiffrage sans avoir à sa disposition les lois auxquelles Lacan fait référence puisqu’il parle du linguiste moderne, c’est-à-dire le linguiste qui prend appui sur le cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, et sur les travaux du cercle de Prague, les textes fondateurs de Jakobson. Lacan ira même jusqu’à dire, dans un texte, alors là difficile, qui s’appelle Radiophonie, qui est un texte qui est passé à la radio-télévision belge, je crois que c’était en 67 – alors là, il ne ménageait pas les auditeurs, je peux vous le dire, ce n’était pas comme l’interview à Madeleine Chapsal – il dira que non seulement les lois de la linguistique moderne, de la linguistique structurale, telles qu’elles furent formalisées par Saussure et Jakobson, non seulement il dira qu’elles ont été anticipées, ces lois, par Freud, avec dix ans d’avance, mais que, je le cite et c’est là une toute petite énigme, un aphorisme énigmatique : « l’inconscient est la condition de la linguistique » Autrement dit, si Freud n’avait pas découvert l’inconscient, eh bien, probablement, la linguistique au sens moderne du terme n’aurait pas pu émerger. Pourquoi dit-il cela ? Eh bien parce que l’inconscient est structuré comme un langage et donc ce que Freud avait repéré dans le fonctionnement et le travail de l’inconscient, ce sont les lois du signifiant. Il ne le disait pas comme ça mais il suffit que vous vous intéressiez à certains rêves, à la façon dont Freud analyse certains rêves dans L’Interprétation des rêves, vous verrez qu’il traite le matériel des rêves comme un matériel signifiant au sens moderne du terme, c’est-à-dire que ce qui l’intéresse ce sont les rapports entre les signifiants. Il n’interprète pas les rêves à partir de la signification apparente du rêve, à partir de sa dimension signifiante ou littérale. Alors cette formulation de Lacan quel que soit son caractère surprenant « l’inconscient est la condition de la linguistique » situe bien que Freud, par la découverte de l’inconscient et de ses lois, établit l’autonomie du signifiant. C’est comme ça que Freud déchiffre des rêves et des symptômes. Freud va travailler sur les rapports entre les signifiants, sur les liens entre les signifiants, « …établit l’autonomie du signifiant et son indépendance à l’endroit du signifié ».
Je vous ai fait un schéma au tableau, il y en a 2, celui de droite : vous avez en haut ARBRE, le signifiant ARBRE et en dessous l’image d’un arbre générique. Ce que nous dit Lacan, c’est que Freud établit l’autonomie du signifiant et son indépendance à l’endroit du signifié qu’il ne représente pas, contrairement à ce qui est noté sur ce schéma où ARBRE a l’air d’être le mot qui représente l’idée de l’arbre. Justement ce que nous pensons spontanément c’est que les mots représentent les choses, sont les représentants des choses, désignent les choses. Le signifiant ne représente pas le signifié, mais Lacan va le montrer, le signifiant engendre le signifié. Dans cette conception qui correspond à ce schéma de l’arbre, on aurait spontanément, dans la conception du sujet au sens classique : voilà, on a une idée de l’arbre en fonction des arbres qu’on voit ou qu’on a vus, et puis on a un mot, un instrument pour désigner cette idée de l’arbre, et c’est le mot ARBRE. Lacan va montrer que ce n’est pas comme ça, même si c’est contre intuitif. Ce qu’il va montrer, ou si ça n’est justement pas en référence au sujet au sens classique du terme, il va montrer au contraire que le signifiant va engendrer le signifié, et non pas être ce qui représente le signifié. Alors, il oppose à ce schéma de l’arbre, il oppose un algorithme qui est donc grand S sur petit s :
Comment le présente-t’il cet algorithme ? C’est dans L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, texte fondamental de 1957. Lacan y commente ce qu’il écrit , je cite : « Cet algorithme se lit signifiant sur signifié, le sur répondant à la barre qui en sépare les deux étapes ». Vous voyez, il y a une barre. Spontanément, on aurait envie de dire que cette barre sépare en effet les deux ordres, celui du signifiant et celui du signifié. Mais Lacan ne dit pas « en deux étages », il dit « en deux étapes ». Moi, je me suis longtemps cassé la tête pour comprendre pourquoi il disait en deux étapes et pas deux étages. Moi, j’aurais plutôt spontanément, comme vous, dit : deux étages. Alors, je me suis dit mais non, j’ai mal lu. Donc, je suis revenu plusieurs fois, et non, c’est bien en deux étapes. Pourquoi deux étapes ? Dans la mesure justement où c’est le signifiant noté S qui constitue la première étape à partir de laquelle s’engendre la deuxième étape, celle du signifié noté s. C’est ce que je vais essayer de vous montrer.
Je vous propose cette interprétation de ce qui paraît énigmatique : les deux étapes. Mais ça vient dans le sens de la démonstration de Lacan qui est donc de faire entendre que le signifiant engendre le signifié, ne le représente pas. Alors, il donne ensuite, toujours dans ce texte, une définition de la linguistique. À partir du moment où on en écrit, comme il le fait là, l’algorithme, il y a un schéma de ce type dans Saussure avec signifiant et signifié et une barre, mais Lacan subvertit ce schéma saussurien en inversant la position du signifié et du signifiant, et en disant que la barre est une barre de séparation entre le signifiant et le signifié, ce qui n’est pas tout à fait dans Saussure. Alors, ce qu’il faudra essayer de comprendre, c’est justement comment l’ordre du signifiant et l’ordre du signifié qui sont séparés, par la force des choses, néanmoins communiquent. Il y a un moment donné où le signifiant va entrer dans le signifié. Alors, « La thématique de cette science est suspendue à la position primordiale du signifiant et du signifié comme d’ordre distinct et séparé initialement par une barre résistante à la signification ».
Là aussi, c’est un peu un casse-tête, qu’est-ce que ça veut dire « une barre résistante à la signification » ? Je poursuis, je vais y revenir, j’expliciterai ça après. « C’est là ce qui rendra possible une étude exacte des liaisons propres au signifiant et de l’ampleur de leur fonction à ces liaisons propres au signifiant, dans la genèse du signifié. » Le signifié, c’est ce qu’on entend au sens de ce qu’on comprend, qui fait sens, qui a une signification, c’est ça le signifié, c’est quelque chose qui a une signification pour nous. Alors que le signifiant lui-même n’a pas de signification. Mais les liaisons propres au signifiant auront une fonction qui est d’engendrer du signifié.
Je vais essayer de commenter ce passage de Lacan un peu difficile. Qu’entend-il lorsqu’il évoque la barrière de séparation entre l’ordre du signifiant et du signifié comme étant résistante à la signification ? Qu’est-ce que c’est que cette barre, cette barrière qui est résistante à la signification ? Là aussi je vous assure, je me suis cassé la tête.
― Salle : C’est le phallus ?
― Mr Landman : Ah, on va voir. On pourra dire ça dans un deuxième temps. Mais dans un premier temps, cette barre qui est résistante à la signification, l’interprétation que je vous propose, je ne l’ai pas lue ailleurs, elle est de moi. Elle est éminemment discutable.
Lorsque Lacan évoque cette barrière de séparation entre les deux ordres du signifiant et du signifié comme étant résistante à la signification, ça veut dire à mon sens, tout simplement, que cette barre n’a pas en elle-même de signification. On va lui en donner de la signification mais en elle-même elle n’en a pas. D’une certaine façon cette barre, c’est une écriture. C’est-à-dire que c’est un précipité du signifiant. Une écriture au même titre que les lettres grand S et petit s qui n’ont pas en elles-mêmes de signification. Vous écrivez un grand S, bon, il faut avoir une signification à lui donner à ce S, en elle-même cette lettre n’a pas de signification, aucune lettre en elle-même n’a de signification dans notre alphabet. Eh bien, la barre est résistante à la signification, ça veut dire qu’elle n’a pas de signification en elle-même, pas plus que les lettres S et s n’ont de signification puisqu’en réalité elles sont ce que l’on appelle les acrostiches de signifiant pour S et signifié pour s. Acrostiche, ça consiste à réduire un mot par sa première lettre.
Cette barre n’est pas celle d’une fraction ― on aurait tendance spontanément à lui donner cette signification, c’est celle à laquelle on est habitué ― mais ce n’est pas non plus une barre infranchissable. Elle est séparatrice, mais elle n’est pas infranchissable puisque le signifiant, on le verra la prochaine fois, est susceptible d’engendrer le signifié, de passer dans son registre en devenant un signifiant imagé. Alors, je vais terminer là-dessus et je repartirai de là la prochaine fois. Que cette barre distingue et sépare néanmoins les ordres respectifs du signifiant et du signifié a pour conséquence une remise en question radicale de ce que nous pensons spontanément. C’est contre-intuitif comme toute écriture scientifique. Une écriture scientifique, ça n’a en soi aucune signification et c’est justement à partir du moment où Galilée s’est détaché de la dimension de l’intuition qu’il a pu écrire la formule de la chute des corps. Alors qu’est-ce que nous pensons spontanément, et qu’est-ce que cet algorithme remet en question ? Ce que nous pensons spontanément, moi comme vous ou vous comme moi, c’est qu’il existe une correspondance bi univoque entre le mot et la chose, plus exactement entre le mot et la représentation, l’idée, l’image de la chose, comme sur le schéma de l’arbre : à un mot correspond une chose, c’est ça la bi-univocité. C’est comme ça que nous pensons plus ou moins spontanément qu’à un mot correspond une chose ou plutôt l’idée, l’image d’une chose. Cette position qui consiste à penser qu’à un mot correspond une chose et une seule, c’est donc ça la bi-univocité, n’est plus soutenable dès lors que Lacan inscrit, en le remaniant, l’algorithme saussurien qui se lit signifiant sur signifié, le « sur » désignant cette fameuse barre de séparation entre les deux ordres distincts du signifiant et du signifié résistante à la signification. Après et ça on le verra la prochaine fois, on verra comment justement le signifiant engendre le signifié et vous verrez, il fait une démonstration absolument époustouflante pour montrer que c’est bien le signifiant qui engendre le signifié et qu’il ne représente pas le signifié.
On a le temps pour une ou deux questions.
― Question : J’ai une question concernant les mathèmes lacaniens qui sont des écritures. Est-ce que, selon vous, ce sont des écritures comme les formules scientifiques qui excluent le sujet ou au contraire est-ce qu’elles l’incluent ou est-ce qu’elles appellent à quelque chose du sujet ?
― Mr Landman : C’est vraiment une excellente question. Je ne pouvais pas rêver d’une meilleure question, c’est vrai, parce que je n’ai cessé de dire depuis le début que la psychanalyse réintègre la dimension du sujet dans la considération scientifique donc les écritures de Lacan, ces fameux mathèmes, subvertissent toute l’écriture logico-mathématique à laquelle ces mathèmes ressemblent. Il n’y a pas un logicien, il n’y a pas un topologue qui vous dira que ce que Lacan a écrit n’est pas fautif. Pourquoi ? Il s’appuie sur l’écriture au même titre que la science produit des écritures, mais il réintègre la dimension du sujet, du désir, dans ces écritures. D’ailleurs, un de ces mathèmes les plus connus que j’ai déjà évoqué avec vous, le fameux graphe du désir, ce n’est pas par hasard qu’il s’appelle graphe du désir. Il y a plein de petites lettres, il y a un graphe, comme un graphe au sens mathématique mais ce graphe, c’est le graphe du désir. Un mathématicien quand il fait un graphe, il ne se préoccupe pas de la question du désir.