Une chose est sûre, le livre de Pierre-Christophe Cathelineau, L’économie de la jouissance, ne laissera pas le lecteur indifférent. La question qui s’y débat en effet est celle que pose Freud en 1930 : les données que nous apporte l’expérience pourtant réduite de la psychanalyse et de ce que s’y découvre, les impasses du sexuel, sont-elles susceptibles de rendre compte en raison du malaise dans la civilisation que chacun éprouve et à nous autoriser à en apercevoir une possible résolution ?
C’est ainsi dans le droit fil de l’audace qui fut celle du Viennois, que l’auteur se situe en prolongeant son analyse à partir de l’apport décisif de Lacan concernant des différentes modalités selon lesquelles se décline la jouissance chez l’être parlant et qui détermine ses relations, tant avec l’autre sexe que dans le lien social et politique.
Ainsi nous est annoncé d’emblée (p.7) que sera privilégiée ici :
La questiondu lien entre la jouissance et le signifiant, en tant qu’elle régit l’ordre de l’oïkos, c’est-à-dire de la maison et de tout ce qui tourne autour, la famille, la cité, la nation.
La thèse soutenue dans cet ouvrage est donc celle de savoir si, à partir de Freud et de Lacan, une juste intelligence de la structure de la jouissance qui est à l’œuvre dans l’économie psychique, économie psychique qu’il n’y a pas lieu de distinguer de ce que l’on appelle l’économie en général, serait en mesure de nous conduire à un allègement du symptôme, c’est-à-dire de ce qui ne va pas dans le réel, aussi bien pour le sujet que dans la Cité.
Pour soutenir cette thèse, Pierre-Christophe Cathelineau se livre à un formidable parcours, à la fois rigoureux et éclairant malgré les difficultés qu’il aborde, dans un style remarquable par sa simplicité. À cet égard, le lecteur que je fus, peut témoigner des véritables effets de sens produits par certaines démonstrations, souvent saisissantes par leur acuité et leur pertinence.
C’est ainsi que sont examinés successivement, les conséquences éthiques et politiques du choix pour lequel opte le sujet dans le pari de Pascal, tel qu’il est repris par Lacan sous la forme d’une matrice à quatre entrées dans le séminaire D’un Autre à l’autre ; les ouvertures cliniques que permet l’invention de l’objet a par Lacan, à partir de la référence à l’objet primordialement perdu chez Freud ; le saut dans l’économie psychique et l’économie tout court que constitue la subversion par Lacan de la notion de plus-value chez Marx, véritable fondateur, à son insu et contre ses intentions, du capitalisme rationnalisé, au profit de celle, absolument décisive du plus-de-jouir ; l’analyse actualisée de Psychologie des masses et analyse du Moi, grâce à la référence lacanienne au Nom-du-Père et à l’Au-moins-Un ; la mise à l’épreuve du maniement du nœud borroméen à trois et du nœud borroméen généralisé dans le repérage des mutations de la subjectivité auxquelles nous assistons, en particulier dans la jeunesse.
L’appui pris sur ces références autorise l’auteur à examiner certains symptômes contemporains, étroitement liés à la domination sans partage du capitalisme néo-libéral que Lacan avait anticipé en écrivant la formule du discours capitaliste. Se trouvent ainsi examinés : la forclusion de la castration et des choses de l’amour que ce discours introduit dans la relation homme-femme, induisant l’émergence d’un matriarcat désexualisé, la jouissance de l’objet positivé et la perversion généralisée qui en découle, ou la jouissance de l’identité dans le radicalisme djihadiste qui n’est pas structurellement différent de la montée du nationalisme et du populisme.
Je laisse le soin au lecteur de prendre la mesure de la richesse de ce remarquable ouvrage, véritable viatique pour ceux qui ne souhaitent pas rester impuissants face aux dangers qui menacent et s’orienter avec courage, en connaissance de cause, sur la voie d’une juste intelligence de la jouissance et des allègements qu’elle pourrait rendre possible.
Il est à la fois émouvant et pertinent de constater que Pierre-Christophe Cathelineau oriente sa conclusion, grâce à la référence au nœud borroméen à trois, vers ce qui serait l’inscription possible du rapport sexuel, susceptible de réaliser en la subvertissant sur un mode laïc, la prescription inaudible de L’Écclésiaste :
Tout est vanité, sans doute, jouis de la femme que tu aimes, c’est-à-dire fais anneau de ce creux, de ce vide qui est au centre de ton être, il n’y a pas de prochain si ce n’est ce creux même qui est en toi, c’est le vide de toi-même.
Énigme qui pourrait se traduire et se résoudre aujourd’hui comme l’auteur l’écrit p.190 et 191, dans un passage décisif que je cite dans son intégralité :
C’est que ce trou au centre du nœud borroméen, représenté par l’objet a, est aussi bien ce lieu où vient se « lover » une femme dans le semblant pour un homme, que le lieu qui cause son désir pour un homme : il n’est plus positionné comme à l’extérieur du périmètre de son désir, comme dans les mathèmes de la sexuation, mais appartient à l’écriture du désir d’un homme en propre.
C’est aussi que, dans le nœud borroméen simple, la jouissance phallique « co-habite » avec la jouissance Autre à l’intérieur d’une écriture qui inscrit en elles un rapport, un rapport de nouage. Pourquoi ne pas imaginer qu’un homme cherche chez une femme la jouissance Autre alors qu’il fait l’épreuve de l’impératif phallique dans la vie quotidienne ou au lit, et qu’une femme cherche la jouissance phallique alors qu’elle fait l’épreuve de cette absence, de cet ab-sens qui la transporte ailleurs, en un lieu Autre, et que les deux nouages en jeu pour cet homme et pour cette femme se superposent, alors qu’ils font chacun à leur manière porter sur la jouissance qu’ils visent à travers l’autre, la phallique pour une femme, la jouissance Autre pour un homme, sans jamais perdre de vue le lieu d’où ils s’autorisent à jouir, de la jouissance phallique pour un homme, de la jouissance Autre pour une femme. Si bien qu’au non-rapport constitutif des mathèmes de la sexuation et à cette barre infranchissable des écritures se substitue une Autre façon de vivre le lien à l’autre sexe dans l’échange des jouissances partagées. C’est peut-être l’un des ingrédients de l’amour que d’être capable d’un tel rapport, et c’est aussi la façon dont chacun est le plus intelligent avec la jouissance, pour rompre la malédiction d’un péché originel qui voue le sexe aux gémonies et la malédiction d’une écriture qui rend impossible l’existence d’un lien réel entre les sexes.
Et comme le souligne à juste titre Cathelineau, ce qui pourrait ainsi cesser de ne pas s’écrire, à savoir le rapport sexuel entre un homme et une femme, emporterait un enjeu politique. En effet, si l’on suit Lacan, ce sont les effets d’une écriture, celle des discours, qui viennent organiser le lien social et politique entre les parlêtres, en se substituant à l’écriture impossible du rapport sexuel. Tout particulièrement le discours du Maître où le rapport maître/esclave vient à la place du rapport homme/femme.
Place maintenant au plaisir de lire L’économie de la jouissance !
Claude Landman
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