EPhEP, MTh4 - cours magistral 1, le 10/02/2014
Qu’est-ce qui nous autorise, d’une manière générale à parler d’une clinique psychanalytique ? Et plus particulièrement d’une clinique psychanalytique des névroses, puisque c’est ce champ de la clinique que je me propose d’aborder avec vous cette année ? Qu’est-ce qui nous permet d’avancer, en référence à la psychanalyse, que les différentes formes de névrose, dont nous verrons avec Lacan, dans la mesure où il considère la phobie comme un carrefour entre plusieurs structures cliniques possibles, qu’elles se réduisent à deux : l’hystérie et la névrose obsessionnelle ; qu’est-ce qui nous permet donc de rapporter, quelles que soient leurs différences manifestes, l’hystérie et la névrose obsessionnelle à une même structure clinque que l’on appelle névrose ? Qu’est-ce qui fait l’unité de la névrose comme structure dans le champ de la psychopathologie ? Mais également, comment, dans chacune des deux formes de névrose que je viens d’évoquer et qui se répartissent le plus souvent, chez les femmes pour l’hystérie et chez les hommes pour la névrose obsessionnelle, rendre compte de la coexistence, repérée par Freud, de symptômes individuels qui renvoient à la singularité de chaque sujet, tels qu’ils se déploient spontanément ou dans le cadre du dialogue particulier que constitue la cure psychanalytique, avec ce qu’il appelle des symptômes typiques ? Dans Conférences d’introduction à la psychanalyse, dont je vous recommande vivement la lecture et tout particulièrement, pour ce qui concerne le travail de cette année, la troisième partie intitulée Doctrine générale des névroses, Freud avance dans la 17ème conférence, qu’à côté des symptômes individuels dont il donne des exemples particulièrement éclairants, il y a, je cite :
… et cela de manière très fréquente, des symptômes qui ont un tout autre caractère. On doit les appeler des symptômes « typiques » de la maladie, ils sont dans tous les cas à peu près pareils… tous les malades obsessionnels inclinent à répéter, à rythmer certaines besognes et à les isoler des autres… De même, l’hystérie, tout en étant riche en traits individuels, présente en surabondance des symptômes communs, typiques…
Et plus loin :
N’oublions pas que ce sont, n’est-ce pas, ces symptômes typiques par rapport auxquels nous nous repérons pour porter le diagnostic.
Il existe ainsi une tension à laquelle ni Freud ni Lacan ne se sont soustraits entre ce qui relève de la dimension du cas et ce qui relève de la dimension du type, entre le singulier et le général. Freud a toujours souligné que chaque nouveau cas doit être accueilli, non seulement comme si nous ignorions tout de la théorie psychanalytique, mais également qu’il est virtuellement susceptible de remettre en question l’ensemble de l’édifice théorique de la psychanalyse. Dans un texte de 1953, Le mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose, Lacan reprend cette position de principe et avance à propos du cas le L’Homme aux rats, sur lequel je reviendrai, que, je cite :
C’est la particularité du cas et sa valeur particulièrement exemplaire, sous l’angle de rapports qui sont là, visibles, manifestes dans leur simplicité, véritablement à la façon dont on peut dire qu’en géométrie un cas particulier a une sorte de supériorité d’évidence tout à fait éblouissante par rapport à la démonstration dont la vérité restera, en raison de son caractère discursif, voilée sous les ténèbres d’une longue suite de déductions, alors qu’un cas particulier peut montrer avec évidence quelque chose qu’il présente d’une façon totalement intuitive. On peut dire que nous trouvons là quelque chose d’exactement analogue à ce qui se passe dans tel cas particulier.
Voici donc un certain nombre de questions auxquelles j’espère que nous serons en mesure d’apporter certaines réponses appropriées, au cours des trois rencontres que nous aurons cette année.
Reprenons chacune de ces questions.
La première question, je vous la rappelle, est la suivante : qu’est-ce qui nous autorise à parler d’une clinique psychanalytique ? Comment définir ce qui distingue la clinique psychanalytique de la clinique psychiatrique ? Cette distinction repose sur la différence accordée au statut respectif du symptôme dans l’une et dans l’autre. Dans la clinique psychiatrique, calquée sur le modèle de la clinique médicale, les symptômes, ceux que Freud appelle typiques, sont appréhendés au titre de signes, qui lorsqu’ils s’associent avec une régularité suffisante avec d’autres symptômes, d’autres signes, constituent ce que l’on appelle un syndrome, un type clinique qui permet de porter un diagnostic sur des critères sémiologiques. Par exemple, je cite à nouveau un passage de la 17ème conférence d’Introduction à la psychanalyse :
La névrose obsessionnelle se manifeste par le fait que les malades sont occupés par des pensées auxquelles ils ne s’intéressent proprement pas, qu’ils ressentent en eux des impulsions qui leur paraissent très étrangères et sont poussés à des actions dont l’exécution ne leur procure, à vrai dire, aucun agrément, mais dont l’omission leur est tout à fait impossible. Les pensées (représentations obsessionnelles) peuvent être dépourvues de sens par elles-mêmes ou encore simplement indifférentes à l’individu ; souvent, elles sont totalement ineptes ; dans tous les cas, elles sont le point de départ d’une activité tendue de la pensée qui épuise le malade et à laquelle il ne s’adonne que très peu volontiers. Il doit, contre sa volonté, ruminer et spéculer, comme s’il s’agissait des tâches les plus importantes de sa vie. Les impulsions que le malade ressent en lui peuvent également faire une impression infantile et absurde, mais la plupart du temps, elles ont le contenu le plus effrayant, comme des tentations de crimes graves, de sorte que le malade non seulement les renie comme étrangères, mais les fuit avec épouvante et se prémunit contre leur exécution par des interdits, des renonciations et des restrictions de sa liberté. Tout cela étant, elles ne franchissent jamais, mais vraiment pas une seule fois, le seuil de l’exécution ; l’issue est toujours que la fuite et la précaution l’emportent. Ce que le malade exécute réellement, ce qu’on appelle les actions compulsionnelles, sont des choses très inoffensives, à coup sûr anodines, la plupart du temps des répétitions, des ornementations cérémonieuses apportées à des activités de la vie ordinaire, mais qui ont pour conséquence de faire de besognes nécessaires, comme se coucher, se laver, s’habiller, aller se promener, des tâches extrêmement longues et à peine solubles. Les représentations, impulsions et actions maladives ne sont pas du tout mélangées à part égales dans les divers formes et cas de névrose obsessionnelle.
Et plus loin :
Mais n’allez pas penser que vous rendez service au malade si vous l’engagez à se distraire, à na pas s’occuper de ces pensées stupides et à faire quelque chose de raisonnable au lieu de ses amusettes. Il le voudrait lui-même, car il est tout à fait lucide, il partage votre jugement sur ses symptômes obsessionnels, voire il le devance. Simplement, il ne peut pas faire autrement… Il ne peut qu’une chose : déplacer, permuter, mettre à la place d’une idée stupide une autre, en quelque sorte affaiblie, progresser d’une précaution ou d’un interdit à un autre, exécuter à la place d’un cérémonial un autre. Il peut déplacer la compulsion, mais pas la supprimer. Le caractère déplaçable de tous les symptômes, loin de leur configuration originaire, est un caractère principal de sa maladie ; en outre, il est frappant que les oppositions (polarités) dont la vie psychique est traversée se détachent dans son état sur un mode de disjonction particulièrement tranché. Á côté de la compulsion à contenu positif ou négatif, se fait jour, dans le domaine intellectuel, le doute, qui ronge peu à peu aussi ce qui habituellement est le plus assuré. Le tout aboutit à une irrésolution, un manque d’énergie, une limitation de la liberté qui vont toujours croissant.
Freud, nous l’avons vu, prend en compte cette dimension de signe du symptôme typique qui permet le diagnostic. Cependant, et c’est cela la nouveauté qui nous permet grâce à lui de parler de clinique psychanalytique, le symptôme dont le sujet pâtit, tel qu’il se manifeste cliniquement, a non seulement le statut de signe, mais également le statut de signifiant, c’est-à-dire qu’il signifie, qu’il a un sens pour le patient et qu’il renferme, paradoxe apparent, un savoir insu de ce dernier, inconscient. Pour le dire autrement, le symptôme parle, il a des effets de sens pour celui qui en est le porteur, ainsi que Freud l’a montré tout au long de son œuvre, dès lors qu’a été repéré, grâce au dialogue psychanalytique et à l’interprétation, ce par quoi il a été surdéterminé. J’y reviendrai. Si tel n’était pas le cas, il conviendrait de s’en remettre pour rendre compte de l’origine des symptômes à ce qui serait une hypothétique origine organique, à un fonctionnement défectueux des circuits neuronaux, et de se contenter de traiter le symptôme grâce à des techniques tentant d’adapter le comportement du sujet par le moyen de divers conditionnements. Non seulement le symptôme parle, mais il est l’effet de ce qui fait l’originalité de notre espèce par rapport à l’ensemble des espèces qui règnent dans le monde animal, à savoir que nous sommes pris dans un système, un champ, une structure qui a ses lois propres, le langage, dans lequel nous avons à nous insérer chacun grâce à la fonction qui est celle de la parole et que nous nous avons à soutenir.
Le point de départ de la clinique psychanalytique, vous pouvez aisément le vérifier en étudiant les grands cas cliniques de Freud, qu’il s’agisse des Études sur l’hystérie ou de certaines cures des Cinq psychanalyses, le point de départ de la psychanalyse consiste à considérer que ce qui s’est trouvé noué par la parole, le symptôme, peut être dénoué par la parole. Ce qui reste bien entendu encore le cas aujourd’hui. Dans Télévision, en 1974, Lacan avançait ceci qui mérite d’être souligné :
La guérison, c’est une demande – c’est-à-dire, ça c’est moi qui le dit, la demande de guérison – c’est une demande qui part de la voix du souffrant, d’un qui souffre de son corps ou de sa pensée. L’étonnant est qu’il y ait réponse, et que de tout temps la médecine ait fait mouche avec des mots. Comment était-ce avant que fût repéré l’inconscient ? Une pratique n’a pas besoin d’être éclairée pour opérer : c’est ce qu’on peut en déduire.
C’est à Freud, en tout cas c’est ainsi que j’interprète ce que dit Lacan, qu’il incombera, grâce à la découverte de l’inconscient et de sa structure de langage, d’éclairer, d’apporter la lumière, ou pour le dire autrement, d’expliquer, au sens de faire ressortir (ex) ce qui se cache dans les plis (plicare) de cette pratique qui consiste à donner par des mots, une réponse susceptible de faire mouche, c’est-à-dire interprétation adéquate à la demande de guérison du patient. Du patient, c’est-à-dire de celui souffre, ainsi que le dit Lacan, dans son corps (l’hystérique) ou sa pensée (l’obsessionnel). Nous pourrions même aller jusqu’à dire de celui chez qui la vérité se souffre, soit de celui dont le corps ou la pensée constituent le support de la vérité. Souffrir, en latin sufferre, vient de sub, (en-dessous) et ferre (porter). Comme lorsque l’on dit de quelqu’un, en français, je ne peux pas le souffrir, ce qui signifie, je ne peux pas le supporter.
Autrement dit encore, le symptôme, qu’il découpe le corps de l’hystérique selon les voies d’une anatomie imaginaire, ou qu’il cisaille l’obsessionnel par des pensées dont il ne sait que faire, le symptôme fait entendre la vérité du sujet qui monologue dans l’inconscient, en ce lieu que Lacan appelle l’Autre, avec un grand A, le grand Autre, le lieu du langage. Mais qu’est-ce que fait entendre la vérité ? Ceci que je vous demande d’accepter au titre d’un postulat, celui de Lacan, postulat auquel j’essaierai de vous rendre sensible, à savoir qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Vérité qui se fait entendre pour chacun et dont la névrose constitue une réponse qui à la fois l’incarne, cette vérité et permet de se défendre de ses conséquences, en construisant des scenarii, des mythes individuels, en nombre limité d’ailleurs, auquel le sujet va se trouver fixé et dont il aura le plus grand mal à se défaire pour des raisons que nous serons amenés à examiner.
Pour reprendre l’exemple de L’Homme aux rats, sur lequel je reviendrai la prochaine fois, dans le texte auquel j’ai fait allusion et qui ne s’intitule pas pour rien Le mythe individuel du névrosé, Lacan fait remarquer ceci :
On peut dire que la constellation originelle d’où est sorti le développement de la personnalité du sujet – je parle de la constellation au sens où en parleraient les astrologues –, ce à quoi elle doit sa naissance et son destin, sa préhistoire je dirais presque, à savoir les relations fondamentales qui ont présidé à la jonction de ses parents, ce qui les a amenés à leur union, c’est quelque chose qui se trouve avoir un rapport… et un rapport dont on peut dire qu’il est peut-être définissable dans la formule d’une certaine transformation mythique… un rapport tout à fait précis avec quoi ? Avec la chose qui apparaît la plus contingente, la plus paradoxalement morbide, à savoir le dernier état de développement de ce qu’on appelle, dans cette observation, la grande appréhension obsédante du sujet, c’est-à-dire le scénario auquel il parvient, scénario imaginaire, comme étant celui qui doit résoudre pour lui l’angoisse provoquée par le déclenchement de sa grande crise.
Il serait souhaitable que vous ayez lu pour la prochaine fois, qui sera le lundi 10 mars, au moins L’Homme aux rats, le journal d’une analyse, qui est la transcription fidèle par Freud des premières séances de cette analyse et si possible le texte qui est consacré à ce patient dans Cinq psychanalyses. Les deux sont édités par les P.U.F.