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EPhEP, MTh1 - CM 4, le 29/11/2018

Lors de la conférence inaugurale qui présentait le travail de cette année consacré à la psychopathologie depuis Freud, je vous faisais remarquer que pour tenter de répondre à la question que pose Lacan, celle de savoir par quel privilège, dans sa rencontre avec l’hystérique, Freud a pu trouver la porte d’entrée dans ce qu’il désigne comme l’inconscient, je serai amené à reprendre avec vous certains textes qui ont présidé à la naissance de la psychanalyse.

Nous nous sommes ainsi successivement intéressés au texte de 1893, intitulé « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices, organiques et hystériques », où Freud distingue l’anatomie neurologique de l’anatomie hystérique, anatomie hystérique fondée sur une conception triviale des différentes parties du corps, puis à deux textes de 1895 « Étude sur l’hystérie » et L’« Esquisse » dans lesquels Freud résout magistralement deux cas à partir de sa conception de la surdétermination du symptôme hystérique et de la technique de l’association dite libre, celui de Lucie R., qui souffrait d’hallucinations olfactives, et celui de la jeune Emma qui présentait une phobie de se rendre seule dans les magasins.

Lacan, nous l’avons vu, assimilera la surdétermination du symptôme au mécanisme de la substitution signifiante qui est à l’œuvre dans la métaphore. Nous allons retrouver ce mécanisme de la métaphore, ainsi que celui de la métonymie, qui sont à l’œuvre dans les formations de l’inconscient, en mettant à l’étude, pour les deux dernières leçons que je serai amené à vous faire cette année, le rêve d’une patiente hystérique que Freud a analysé, et qui se trouve être le troisième rêve, dans l’ordre chronologique, qu’il rapporte dans L’Interprétation des rêves. L’analyse de ce rêve, qui met en lumière les questions essentielles qui sont celles du désir et de l’identification hystérique, sera reprise et prolongée par Lacan dans le paragraphe intitulé « Il faut prendre le désir à la lettre » du texte des Écrits datant de 1957 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir ». Ce rêve est connu depuis lors sous le nom « le rêve de la belle bouchère ». Je vous y renvoie – c’est dans L’Interprétation des rêves, dans le chapitre sur le travail du rêve, le paragraphe « La déformation dans le rêve » – et je vous renvoie également au texte de Lacan et notamment au paragraphe que j’évoquais, et qui se rapporte directement à l’analyse de ce rêve.

Avant de nous donner le récit de ce rêve très court et de vous en proposer l’analyse, Freud rapporte à titre de préambule les propos suivant de sa patiente qui marque que ce rêve lui est adressé, que c’est un rêve de transfert. « Vous dites toujours, déclare une spirituelle malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est tout le contraire d’un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela avec votre théorie ? ». C’est ce que lui dit la patiente en préambule avant de lui raconter son rêve.

Alors voici le rêve. Il est assez court. « Je veux donner un dîner mais je n’ai pour toute provision qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs mais le téléphone est détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un dîner. » Dans quel contexte le rêve de cette patiente, rêve qui va constituer un progrès dialectique dans le mouvement du désir où comme tout un chacun cette patiente se trouve engagée, dans quel contexte ce rêve survient-il ?

Juste avant de produire ce rêve Freud nous explique que sa patiente, je cite « est actuellement très éprise de son mari et le taquine sans cesse. Elle lui a également demandé de ne pas lui donner de caviar ». Mais quel rapport entre les deux ? – elle est éprise de son mari mais elle lui a demandé de ne pas lui donner de caviar. C’est évidemment une surprise qu’elle dise cela. Freud se demande ce qu’elle raconte. Et il écrit : « qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? ». En effet, il ajoute « En réalité elle souhaite depuis longtemps avoir chaque matin un sandwich au caviar, mais elle se refuse cette licence. Naturellement elle aurait aussitôt ce caviar si elle en parlait à son mari. Mais elle l’a prié au contraire de ne pas le lui donner de manière à pouvoir le taquiner plus longtemps avec cela ».

Et Freud avance ceci, qui relève d’une perception remarquable, qui, soit dit entre parenthèses, renouvelle complètement la clinique de l’hystérie – il fallait voir ce qu’était la clinique de l’hystérie à l’époque de Freud – il fait donc cette remarque « je remarque – alors ça, c’est le point essentiel – je remarque qu’elle est obligée – entendez bien obligée – de se créer – se créer ça veut dire que ce n’est pas un mécanisme inconscient, elle se crée, volontairement, consciemment — elle est obligée de se créer dans sa vie un désir insatisfait ». C’est évidemment ça qui est fondamental. Et toute l’analyse de ce rêve par Freud puis par Lacan va tourner autour de la question de savoir pourquoi une hystérique est obligée de se créer dans sa vie un désir insatisfait. C’est banal dans la clinique de l’hystérie. Je dirai même que c’est d’une certaine façon ce qui la spécifie : l’obligation de se créer un désir insatisfait. C’est ce qui fait à la fois la séduction et en même temps l’agacement que produit l’hystérique.

La question c’est de savoir pourquoi, pourquoi est-ce que une femme hystérique est obligée de se créer dans sa vie un désir insatisfait. Et voilà comment, à cette question, Freud et Lacan vont répondre, parce que c’est énigmatique, au départ.

Afin de saisir la signification de ce désir insatisfait, qui est un trait structural de l’hystérie, il ne nous paraît pas inutile d’apporter, ainsi que le fait Freud, et ce n’est pas du tout par hasard qu’il le fait ainsi, un certain nombre de précisions concernant le mari de la patiente, celui qu’elle taquine, dont elle est amoureuse, précisions qui enrichissent également le contexte dans lequel le rêve se produit. C’est-à-dire qu’il va y avoir avant le rêve et après le rêve et son interprétation, le rêve est un point de bascule dans le rapport de cette jeune femme hystérique au désir.

Alors, que dit Freud ? « Le mari de ma malade est boucher en gros. C’est un brave homme, très actif. Il lui a dit quelques jours avant qu’il engraissait trop et voulait faire une cure d’amaigrissement ». Alors vous voyez, tout de suite, cette forme de symétrie, où on se demande qui s’identifie à qui, qu’est-ce repérable entre le mari et la femme. Il y en a une qui se crée un désir insatisfait et l’autre qui veut aussi réduire, faire une cure d’amaigrissement.

Je reviens au texte de Freud : « Il se lèverait de bonne heure, ferait des exercices, s’en tiendrait à une diète sévère et n’accepterait plus aucune invitation à dîner. Elle raconte encore, en riant, que son mari a fait, à la table des habitués du restaurant où il prend souvent ses repas, la connaissance d’un peintre, artiste, qui voulait à tout prix faire son portrait, à lui, au boucher, parce qu’il n’avait pas encore trouvé de tête aussi expressive. Mais son mari avait répondu avec sa rudesse ordinaire qu’il le remerciait très vivement mais était persuadé que le peintre préférerait à toute sa figure un morceau du derrière d’une belle jeune fille. Poser pour un peintre se dit en effet en allemand « s’asseoir pour un peintre » et Freud rappelle en note que le vers de Goethe extrait de « Totalité » « Et s’il n’a pas de derrière, comment le noble s’assiéra-t-il ? ». Autrement dit, le boucher qui s’y connaît en tranches de postérieur, puisque c’est un boucher en gros – et un boucher en gros, sa fonction c’est de trancher, donc les tranches de postérieurs il en connaît un bout si j’ose dire – hé bien, le boucher renvoie au peintre que ce qu’il désire en réalité c’est une belle tranche du derrière d’une jeune fille.

Alors, dans le texte des Ecrits que je vous ai rappelé « La direction de la cure et son pouvoir » Lacan ira un petit peu plus loin dans la description du boucher. Il ne va pas y aller d’ailleurs avec le dos de la cuillère, vous allez voir c’est assez amusant, enfin je ne sais pas si c’est encore aujourd’hui amusant, mais en 1957 il fallait quand même l’écrire.

Alors qu’est-ce qu’il écrit dans ce texte ? « Car son boucher de mari s’y entend pour mettre à l’endroit des satisfactions dont chacun a besoin les points sur les i. Et il ne mâche pas ses mots à un peintre qui lui fait du plat, Dieu sait pour quel obscur dessein, sur sa bobine intéressante. Des clous ! Des tranches du derrière d’une belle garce, voilà ce qu’il vous faut, et si c’est moi que vous attendez pour vous l’offrir, vous pouvez vous l’accrocher où je pense ». Et il rajoute : « Voilà un homme – il s’agit du boucher – dont une femme ne doit pas avoir à se plaindre. Un caractère génital. Et donc il doit veiller comme il faut à ce que la sienne de femme, quand il la baise, n’ait plus après besoin de se branler. » Voilà comment, là, Lacan nous décrit le boucher, le mari boucher en gros. Et ce n’est pas très loin de ce qu’en dit Freud et de ce qu’en dit la patiente.

Mais, dans quel rapport au désir cette patiente se trouve-t-elle donc avant que ne se produise le rêve de transfert dans lequel elle doit renoncer à donner un dîner. Avant de répondre à cette question, je vous rappelle qu’il s’agit d’un rêve de transfert qui s’adresse à Freud, à Freud comme sujet supposé savoir, mais sujet supposé savoir un peu particulier puisqu’elle lui dit pour le taquiner, un peu comme elle taquine son mari, qu’elle va lui rapporter un rêve en contradiction avec sa théorie. Propos qui à mon sens mérite d’être entendu, d’une part comme une marque de l’importance qui est accordée par la patiente au rêve qu’elle va rapporter, et que d’autre part ces propos témoignent, au-delà de la pointe de défi qu’il renferme, – témoignent de quoi ? Hé bien je dirai d’une attente à l’endroit de l’interprétation qui sera celle de Freud.

Vous voyez dans la situation analytique, le rêve qui est rapporté est toujours un rêve de transfert et toujours un rêve dont le patient attend que l’analyste l’interprète, et l’interprète pas n’importe comment, l’interprète au niveau du rapport que le ou la patiente entretient avec le désir. Mais, dans Freud, finalement, tout ce qu’il nous dit, en l’occurrence c’est vrai pour ce rêve, mais c’est vrai dans d’autres textes, pour d’autres rêves, dans L’interprétation des rêves, ce qu’écrit Freud est parfaitement pesé. C’est à chaque fois un enseignement que de lire et de tenter de commenter ce que Freud a écrit.

Venons-en maintenant donc à la situation dans laquelle se trouve la patiente dans son rapport au désir avant son rêve, puisque Freud fait état du contexte dans lequel ce rêve s’est produit. Je dis bien «  avant son rêve » parce que ce sur quoi Lacan insiste dans La direction de la cure, c’est à quel point ce rêve permet un progrès dans la dialectique du désir pour elle.

Ça aussi c’est essentiel parce que sinon à quoi bon une psychanalyse ? Cela prend du temps, c’est coûteux, à quoi bon une psychanalyse si ce n’est pas pour permettre que le sujet avance dans la dialectique du désir, pour qu’il aille jusqu’au point où ce désir il pourra le soutenir. Alors évidemment ça interroge le désir de l’analyste, donc ça oblige l’analyste à diriger ses cures. Ce n’est pas évident ce que je vous dis là. Mais c’est ce qui constitue l’éthique de la psychanalyse. Et ce qui constitue l’éthique de la psychanalyse, c’est d’avoir la possibilité au terme de la cure de soutenir son rapport au désir. C’est une éthique de responsabilité, contrairement à beaucoup d’autres positionnements. Il ne faut jamais perdre de vue la finalité d’une analyse. Ce que Freud et Lacan ont pu dégager sur ce point, c’est que la finalité d’une analyse c’est de se mettre en règle avec son rapport au désir, pour le sujet, pour le patient ou la patiente. Ce qui ne veut pas dire nécessairement un confort, ce n’est pas forcément confortable cette mise en règle dans son rapport au désir. Mais c’est ce que la psychanalyse nous oblige à considérer, puisque celui qui vient voir un psychanalyste, c’est pour lui demander une analyse. C’est-à-dire qu’il est animé par une demande et à partir du moment où cette demande est mise au travail dans la cure, nécessairement elle va s’articuler à la dimension du désir. Le travail de l’analyse, ça va consister à dégager le plan de la demande de celui du désir. C’est une façon de le dire, il y en a sûrement d’autres.

Il est possible d’avancer qu’avant le rêve, cette patiente hystérique se positionne entre, justement, – entre, je dis bien entre – le plan de la demande d’amour et le plan du désir. C’est dans cet entre-deux qu’elle se situe et qu’elle a manifestement du mal à s’orienter. Ne sont pas décollés comme je le disais tout à l’heure le plan de la demande et le plan du désir ; ils ne sont pas véritablement clivés détachés l’un de l’autre.

Ainsi, il est clair, elle le dit, que la patiente aime le caviar, mais qu’elle n’en veut surtout pas. Elle ne veut pas que son baiseur de mari la comble sur ce point et souhaite volontairement retenir ce petit rien, le garder en réserve. Pas de sandwich au caviar le matin, j’adore ça mais, je n’en veux pas. Je n’en veux surtout pas.

Voilà un type, le mari, qui prétend satisfaire tous les besoins et ainsi que le dit Lacan, qui s’y entend quant à la satisfaction des besoins de l’autre, hé bien cette jeune femme ne veut pas être comblée sur un point. Elle souhaite volontairement retenir un petit rien, garder quelque chose en réserve. C’est intéressant, pourquoi? Notamment parce que nous aurons à essayer de situer en quoi cette position relève de l’hystérie et non pas de la féminité. Puisqu’après tout, dans le jeu de la relation amoureuse et érotique, qu’une femme retienne un petit rien ça peut être un plus dans cette relation. Ça peut faire partie, et ça fait partie du jeu amoureux et érotique.

Et là, en quoi est-ce que pour cette patiente il s’agit d’hystérie ? C’est vraiment une question. Vous voyez dans quoi nous cheminons avec Freud. Nous cheminons dans ce qui n’est jamais de l’ordre de l’évidence. Ce rêve, et ce n’est pas seulement parce que c’est un rêve mais, même dans le contexte qui précède ce rêve, il n’y a rien d’évident. Ça paraît contradictoire, énigmatique tout ce qu’elle raconte, et tout ce que Freud nous raconte concernant les relations entre cette patiente et son mari. En quoi est-ce que pour cette patiente il s’agit d’hystérie ? C’est une vraie question. D’autant plus une vraie question que tout un chacun, vous, moi, sommes susceptibles de nous positionner à cette place de l’hystérique, et de retenir un petit rien dans la relation à autrui. Ça fait partie du jeu de la séduction. C’est banal ça, j’ai envie de dire même que c’est normal, habituel. Alors pourquoi s’agit-il ici d’hystérie ? Pourquoi est-ce que cette patiente veut garder ce petit rien ? Hé bien pour un certain nombre de raisons que nous serons amenés à déplier.

Disons tout de suite ceci : ce caviar qu’elle aime, c’est dans la mesure où elle n’en veut pas qu’elle le désire. Mais elle se crée un désir, et un désir qui relève de l’insatisfaction, fondée sur une insatisfaction. Puisqu’après tout elle aime le caviar. Mais c’est dans la mesure où elle aime ce caviar, et qu’elle n’en veut pas, que ce caviar elle va le désirer. C’est-à-dire que, elle va surseoir à la satisfaction de ce qui peut apparaître comme ce qu’elle aime.

Autrement dit, elle se crée, comme nous le dit Freud, un désir. Mais ce désir en tant qu’il est insatisfait, et c’est là que le génie de Freud se manifeste – je ne sais pas si on peut tout à fait dire le génie parce que ce n’est peut-être pas de ce ressort, mais de son affinité avec la structure subjective – c’est là que cette affinité, ce génie se manifeste, lorsqu’il avance que ce désir de caviar – et c’est en toutes lettres dans le texte, vous vous y reporterez – ce désir de caviar signifie que la patiente désire avoir un désir insatisfait. C’est ce que signifie pour cette patiente ce petit symptôme, cette petite anomalie qu’elle s’est créée elle-même, volontairement, à l’état de veille. C’est ce désir de caviar qu’elle s’est créé comme insatisfait, et qui signifie – qu’est-ce qu’il signifie ce désir de caviar – il signifie qu’elle désire avoir un désir insatisfait.

Lacan reprendra ce point en précisant que nous avons affaire ici à un désir à la puissance seconde, c’est le désir d’un désir, dont le désir de caviar chez cette patiente est le signifiant – le désir de caviar c’est un signifiant – le signifiant qui signifie quoi ? Qui signifie pour elle le désir d’avoir un désir insatisfait. Pour le formuler dans l’autre sens, le désir d’avoir un désir insatisfait est le signifié du désir de caviar.

Alors, en avançant cela, il est évident que Freud innove. Ses contemporains, quand ils avaient affaire à ce type de petits symptômes, de petites anomalies énigmatiques, se grattaient la tête plus ou moins, je l’imagine, en disant « c’est une fantaisie hystérique. C’est de la fantaisie, voilà, c’est une fantaisie ». Oui, les hystériques sont fantaisistes. Elles ne savent pas ce qu’elles veulent. Ah ! C’est encore aujourd’hui ce que l’on dit spontanément devant ce type de manifestations symptomatiques qui ne sont absolument pas rares.

À vrai dire, les contemporains de Freud ne se posaient pas vraiment la question. Lui – hé bien lui, il dit quoi ? – il dit le désir de caviar signifie que cette patiente désire avoir un désir insatisfait.

Alors pourquoi est-elle obligée de se le créer ? Mais justement parce qu’en se créant un désir insatisfait elle va interroger son rapport au désir qui lui est éminemment énigmatique. Parce qu’enfin, pourquoi est-elle obligée de se le créer ce désir insatisfait ? C’est bien là la question, la question que se pose Freud, et que nous nous posons après lui. Nous n’allons pas écarter d’un revers de main en disant que c’est simplement complètement fantaisiste, irrationnel, contradictoire… tout ce que vous voulez. Non, grâce à Freud, la question va se poser de la raison qui préside à cette énigme posée par cette patiente hystérique qui semble par ailleurs plutôt vivre dans ce qui serait a priori la dimension de la satisfaction.

Alors, j’avancerai ceci : c’est que le désir de caviar, comme signifiant, signifiant désir de caviar dont le signifié est le désir d’avoir un désir insatisfait constitue chez elle une défense à l’endroit du désir de l’autre. Parce que ça n’est qu’en interrogeant le désir de l’Autre c’est-à-dire un désir auquel fondamentalement nous n’avons pas accès – Lacan reprenait cette formule de Hegel « le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre » – c’est dire que c’est en tant qu’Autre que nous désirons. Ce désir d’avoir un désir insatisfait, c’est une défense à l’endroit du désir de l’Autre, qui, s’il est interrogé correctement dans une analyse, amène le sujet à se soutenir de son rapport au désir, en déchiffrant et, avec l’aide de l’analyste, en déchiffrant les signifiants venus de l’Autre qui ont cristallisé son rapport au désir.

Cette patiente crée une interposition entre elle et l’angoisse qui est la sienne à l’endroit du désir de l’Autre, qui est le plus souvent le désir maternel. Une angoisse d’être aspiré par le désir de l’Autre maternel. C’est une défense, l’insatisfaction. Mais c’est également grâce à cette manœuvre – puisqu’il s’agit d’une manœuvre : « et surtout tu ne me donnes pas de caviar ». Hé bien c’est grâce à cette manœuvre également, grâce à ce petit jeu qu’elle se présente et s’institue au titre de celle qui va en organiser le ressort de ce petit jeu. C’est-à-dire que c’est elle qui va l’organiser, donc se mettre finalement au centre du jeu. Alors évidemment, le mari probablement ne comprend pas grand-chose, mais il participe. Il participe au jeu. Il va même jusqu’à dire que lui-même il pourrait bien faire une cure d’amaigrissement.

Grâce à cette manœuvre, non seulement elle se défend contre la suggestion éventuelle à l’endroit du désir de l’Autre maternel – c’est ce que je vous disais – mais c’est ce qui lui permet également, ainsi que Freud le souligne, – lui permet quoi ? – une relation satisfaisante avec son mari. Freud nous dit qu’elle est très éprise de lui. Cependant, à se protéger ainsi de l’angoisse du désir de l’Autre, elle n’aura pas accès au secret de son propre désir. Et c’est justement ce rêve, sur lequel nous nous arrêtons, qui va permettre – comme je vous le disais ça sera un point de bascule – qu’elle commence véritablement à se poser la question de son désir dans son rapport au désir de l’Autre, et grâce à Freud qui va y repérer, dans ce rêve, les différentes dimensions de l’identification de cette patiente. Notamment nous le verrons l’identification à son amie qui elle avait exactement la même façon de procéder à l’endroit du saumon fumé. Il y en avait une qui aimait le caviar, n’est-ce pas, mais qui se le refusait pour pouvoir le désirer. Hé bien l’autre, c’était la même chose pour le saumon fumé.

Alors dans le rêve, je ne sais pas si vous vous en souvenez, elle veut donner un dîner mais elle s’aperçoit qu’il ne reste plus qu’un peu de saumon fumé. Donc vous voyez, il va se produire là une substitution signifiante, une métaphore. Mais cette métaphore, ce qui est intéressant dans l’analyse de ce rêve, c’est que cette métaphore, cette substitution signifiante, va être analysée et mise en rapport avec une dimension de l’identification de cette patiente à son amie qui aime tellement le saumon qu’elle se le refuse.

Donc c’est à partir de l’analyse de ce rêve qu’elle va commencer véritablement, grâce à l’identification que Freud va lui faire entendre à son amie, qu’elle va se poser la question de son désir dans son rapport au désir de l’Autre. Mais pour interroger son désir ou le secret de son désir, elle va être obligée d’en passer par l’identification à une autre femme. À une autre femme dont Freud va nous dire qu’elle soupçonne, et pas tout à fait à tort, qu’elle intéresse son mari.

Vous voyez, nous sommes dans une espèce de ballet, assez classique à vrai dire, mais dont nous verrons qu’il est le ressort, grâce à ce rêve et à son analyse, de la possibilité pour cette patiente d’entrer dans la dialectique du désir, de ne pas rester fixée à cette position d’être celle qui organise le petit jeu d’une manière aveugle. Parce que à vrai dire, elle ne sait pas pourquoi, elle se sent obligée de le faire. L’analyse de ce rêve par Freud, sa reprise par Lacan, vont nous donner la raison de ces manœuvres.

Une remarque que je vais vous proposer : c’est que contrairement à l’obsessionnel, qui lui – je dis lui parce que c’est le plus souvent un homme – pour se défendre de l’angoisse du désir de l’Autre, par lequel chacun est obligé d’en passer, l’obsessionnel, lui, va fomenter son désir comme impossible. Il se met hors-jeu. Alors que l’hystérique elle, elle organise le jeu, elle est là bien présente, à la manœuvre. Elle est à la manœuvre ! L’obsessionnel lui, il est hors-jeu. Il se met hors-jeu : « ah non, ça, quand il s’agit de la question du désir, non ça, ça ne le concerne pas ». C’est-à-dire que, dès qu’il se trouve en présence d’une situation où pourrait être véritablement mis en jeu son rapport au désir, il pense : « Très peu pour moi ». Alors que là où son désir n’est pas mis en jeu, il fera des exploits, là vous le verrez à la manœuvre. D’autant plus à la manœuvre que son désir n’y est pas sollicité. Alors là il est capable de tous les exploits. Vous le verrez vraiment combien il se démène. Au fond, l’obsessionnel n’est jamais là où il devrait être. Je parle sur le plan du désir, et ce n’est pas un jugement que je porte. Vous voyez, c’est ce qui caractérise la position de l’obsessionnel qui d’une certaine façon est le pendant de la position de l’hystérique, mais qui relève, dans un cas comme dans l’autre, d’une défense à l’endroit de l’angoisse suscitée par le désir de l’Autre.

Mais c’est une angoisse par laquelle il convient d’en passer pour accéder à son propre désir. Pour accéder à la position de pouvoir soutenir son propre désir. L’hystérique, elle, elle n’est pas hors-jeu. Elle organise le jeu, en se créant un désir insatisfait. Parce qu’à partir de là, à partir du moment où elle se crée un désir insatisfait, elle devient elle-même l’enjeu de la manœuvre ou de l’intrigue qu’elle met en place inconsciemment. C’est comme ça qu’elle va susciter le désir chez l’autre. Mais sans que ça résolve le rapport qu’elle peut avoir à son propre désir.

Dans le cas qui nous occupe, celui de la belle bouchère, nous saisissons comment la patiente, grâce à son désir insatisfait, ou grâce à son désir d’avoir un désir insatisfait, peut à la fois formuler sa demande d’amour et susciter l’intérêt du mari. C’est elle, comme je vous le disais, qui est l’enjeu de ce petit jeu. C’est elle qui s’interpose entre sa position de sujet et le désir de l’Autre. C’est elle qui mène le jeu. Mais comme je vous le disais aussi, elle le mène ce jeu, d’une manière aveugle, puisqu’elle maintient cette indistinction relative entre la demande d’amour et le désir. Comme je le disais également, elle se situe entre les deux, ce qui est une position relativement confortable. Je dis bien relativement. Il ne faut pas croire. C’est une position qui est, comment dirais-je, assez bien tolérée. On ne tolère pas très bien l’hystérique lorsqu’elle fait de grandes démonstrations, pathétiques, impressionnantes, théâtrales, parce qu’elle vient au fond déranger l’ordre social. Mais ce type de manœuvres et de petits jeux de séduction, c’est plutôt bien toléré. Donc c’est assez confortable. Et, bon nombre de femmes hystériques tirent un grand plaisir à mener ces jeux de séduction. Le problème c’est que c’est toujours finalement à son détriment puisque dans ce mode de positionnement, elle n’est pas en mesure de soutenir véritablement son rapport au désir, et que quand ça devient un petit peu trop chaud, hé bien elle s’arrange pour s’éclipser.

Vous voyez comment la position de l’hystérique répond d’une certaine façon à la position de l’obsessionnel. Dans les deux cas, il s’agit de se défendre contre le désir de l’Autre. C’est-à-dire contre ce que la théorie appelle, d’un nom un peu barbare, la castration. Contre le fait que l’Autre manque et que c’est à partir du manque de cet Autre que quelque chose pourra s’élaborer, se dialectiser du désir du sujet. Mais, c’est là la difficulté, c’est que cela implique d’en passer par l’angoisse. Et surtout lorsque la référence à la fonction paternelle s’est trouvée relativement défaillante. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’imputer une mauvaise volonté à quiconque, et notamment pas au sujet, qu’il soit hystérique ou obsessionnel. C’est bien souvent, le plus souvent même, faute de pouvoir faire autrement qu’il se situe comme il se situe, le sujet hystérique ou obsessionnel. C’est la raison pour laquelle les sujets viennent à l’analyse sans trop le savoir au départ : pour essayer d’avoir accès à une position désirante que je vais qualifier, et je vais finir sur ce point, que je vais qualifier d’authentique.

Alors voilà ce que je voulais vous dire ce soir, je reprendrai la prochaine fois en conclusion de ces leçons, l’analyse de ce rêve et j’insisterai sur les différents plans de l’identification que ce rêve et son analyse permettent de repérer. Vous verrez à quel point tout cela est riche d’enseignement pour repérer au fond ce que c’est qu’une analyse, à quoi elle est susceptible de mener. Il ne s’agit pas de faire de la théorie pour faire de la théorie, il s’agit de repérer un certain nombre d’éléments qui permettent de soutenir une pratique, une pratique qui est également une éthique, un choix, mais un choix qui engage l’analyste. Et vous voyez, pour le peu que je vous en ai dit ce soir à quel point à quel point ce n’est pas dans le registre de l’évidence que nous travaillons. Qui a la pratique de l’analyse le sait. On ne lit pas facilement ce que vous apporte le patient. Et c’est justement le fait qu’il n’y ait pas d’évidence, que ce ne soit pas simple, qui fait que cette pratique est une pratique éveillée. Ce n’est pas une pratique qui devient, même si ça peut être le cas parfois, une routine.

Il y a un séminaire de Lacan qu’on travaille dans le cadre du collège « Le désir et son interprétation »  dans la troisième leçon, on se dit finalement, qu’avec ceux à qui on a affaire dans la vie, nous-même nous sommes des demi-morts. Autrement dit tout est déjà réglé, plus besoin de faire d’effort particulier. Et là, on attend que ça se passe comme il dit, on attend la pichenette qui fera que un beau jour on sera vraiment mort. Quand on lit Freud, en tout cas j’espère que ça vous fait comme à moi cet effet, hé bien ça réveille ! Freud est critiqué aujourd’hui avec le positivisme qui est à la place que vous avez, il paraît véritablement labyrinthique, il  ne peut pas correspondre à la simplicité qu’il y a à attendre des fonctionnements des circuits neuro-hormonaux. Freud n’éveille pas seulement en ce qui concerne la pratique individuelle de la cure, mais aussi il devrait nous éveiller en ce qui concerne la psychologie collective. Sur ces phénomènes que l’on voit émerger, peut-être que la psychanalyse pourrait avoir quelque intelligence sur ce qui se passe. Parce que là aussi, il n’y a pas d’explication trop simple.

Notes