Extrait
Conférence inaugurale de l’année 2011-2012
15 septembre 2011
Nous allons cette année nous engager dans l’étude des processus d’acquisition des connaissances et de l’apprentissage. C’est un chemin qui va beaucoup nous surprendre, puisque dès le départ, nous pouvons vérifier le contraste existant entre les résultats brillants, accomplis justement dans divers domaines par le progrès des connaissances, qu’il s’agisse des domaines concernant aussi bien la biologie que la technologie, et en revanche la constatation que le chemin qui mène à ces acquisitions, reste voué à une problématique confuse, souvent obscure, et dont on peut dire que ces questions majeures n’ont pas changé depuis leur origine, c’est-à-dire depuis l’Antiquité. Il y a donc là un contraste manifeste, et qui nous intéresse dans la mesure où le résultat des progrès acquis par ces connaissances, ce résultat reste parfaitement incertain, voire peut-être fou, tant que justement il n’est pas examiné, étudié, tempéré, par les moyens qui nous mènent à ces résultats, dont nous voyons bien que pour l’essentiel, ils sont destinés à combler le malaise propre à notre espèce. Ce qui caractérise notre espèce, comme vous le savez, et qui la distingue radicalement dans le genre animal, c’est évidemment le malaise de son rapport avec elle-même, comme avec le monde.
Ce rappel élémentaire - commençons, je dirais, simplement - ce rappel élémentaire suffirait pourtant à disqualifier les recherches ordinaires faites justement sur l’apprentissage, recherches qui sont faites, comme vous le savez, par une expérimentation sur l’animal, alors que celui-ci, évidemment, se distingue dès le départ, se distingue par le fait qu’en ce qui concerne son parcours, il ne saurait avoir la moindre idée de ce que pourrait constituer un malaise dans son rapport avec ses semblables comme avec le monde, et que dès lors, je dirais cette séparation radicale suffirait d’emblée à interroger la possibilité de mieux connaître les moyens de l’apprentissage, par une expérimentation sur l’animal. Sauf évidemment - vous me permettrez cette petite pointe critique, sauf évidemment à vouloir assimiler l’homme et le rat, ce qui ne va pas sans une certaine intuition à dire vrai, une certaine intuition parce qu’il est vrai que l’un et l’autre, c’est de plus en plus manifeste, s’entretiennent et prospèrent de la pollution.
Et si je prends ce rat, si je me permets ce rapide aperçu, c’est que cette ressemblance entre l’homme et le rat… s’il vous arrive comme à moi, tôt le matin… je ne sais pas si vous circulez tôt le matin dans les rues comme moi, mais si ça vous arrive, vous pouvez observer des personnes, dont certaines semblent tout à fait socialement, extérieurement correctes, avoir une passion pour fouiller dans les poubelles. Et pour en venir à un domaine beaucoup plus proche de notre pratique, nous savons effectivement comment dans cette grande et merveilleuse névrose qui s’appelle la névrose obsessionnelle, le goût pour le détritus, ce goût est essentiel dans l’économie libidinale.
Donc, je dirais qu’après tout, il y a une certaine intuition de la part de l’expérimentateur en cherchant à s’instruire dans cette expérimentation sur le rat. Sauf, je dirais là encore, à remarquer ceci : c’est que cette expérimentation, comme vous le savez, se fonde sur la pratique dite de la récompense. Autrement dit, lorsque l’animal réussit à opérer la manœuvre par exemple de calculs attendus de lui, il obtient le bout de fromage auquel ses acquis – c’est pas ses diplômes mais ce sont ses acquis, lui donnent droit.
Remarquez quand même au passage, rapidement, toujours très rapidement, c’est que si on obtient d’un animal l’acquisition comptage jusqu’à un certain chiffre, 3, 4, 5, capacité à lui de distinguer 4, 5, voire 6 coups, et savoir quel est le nombre nécessaire pour obtenir cette récompense, nous sommes bien obligés quand même de remarquer, que dans sa vie quotidienne, ce type de comptage n’intervient en aucun cas, et que ce type de comptage, bien entendu mais faut-il le dire, ne lui donne aucunement accès aux chiffres ni au concept de l’unité. En tout cas, qu’il soit rat ou pas, il n’a pas la faculté, tel Sade, d’inscrire sur une surface quelconque le fait que par exemple il aurait tiré tel nombre de coups.
Il est d’ailleurs amusant - je le dis toujours comme ça au passage, que finalement cette récompense accordée à l’animal n’est jamais d’ordre sexuel. Pourtant, je suis persuadé que celui-ci a observé le curieux comportement de son expérimentateur, et le fait à force d’être gavé de fromage, se dire que finalement, ces gens-là ne pensent qu’à bouffer et que la sexualité, ils la refoulent. Parce que vraiment toujours du fromage ! (Rires).
Je dirais que cette carence n’est pas seulement liée, je dirais à ce que paraîtrait sûrement l’inconvenance de l’expérimentateur à envoyer ses articles aux revues référencées, et en spécifiant que son expérimentation s’est fondée sur de telles pratiques. Je crois que ça ferait un choc évidemment dans la rédaction. Et un choc pourquoi, après tout ? Sûrement un choc, parce que cela viendrait encore beaucoup trop, justement, faire valoir à la fois similitudes et différences entre l’animal et l’homme, dans la mesure où elles rappelleraient que si chez l’animal la satisfaction est, à l’évidence, biologiquement assurée, eh bien cette satisfaction, cette récompense, elle reste toujours chez l’homme espérée, attendue, mais ratée. Comme si le grand expérimentateur supposé nous regarder, nous, dans notre cage, et nous laissant ainsi désirer et désirants en vain, avec pour y pallier, pour pallier cette déficience, eh bien justement, tous ces produits brillants, remarquables, produits par la technologie et supposés justement traités par toutes ces jouissances orificielles mais aussi sexuelles, tenter de pallier à cette carence, à cette insuffisance. Et je vous dirais que là encore - pour trop facilement nous distraire à l’occasion de cette première soirée, vous faire remarquer que la vision qui commence à se propager sur petit écran en trois dimensions n’est pas une vision naturelle, puisque comme vous le savez, notre vision est à deux dimensions, et que venir ainsi nous proposer ce plus, c’est évidemment faire monter sur la scène cette troisième dimension qui jusques là se trouvait, dans les, justement, les coulisses du spectacle. Mais voilà que bien sûr, vient cette troisième dimension, vient sur la scène, en nous procurant donc cette modalité complètement originale qui nous est, je dois dire, étrangère.
Le fait simplement de parler d’acquisition de connaissances, vient évidemment souligner que l’enfant ne trouve pas inné en lui le savoir de guider, capable de guider, susceptible de guider son comportement, contrairement justement à cette brave bête dont je vous parlais tout à l’heure.
Rappelons à cette occasion que le petit humain naît de façon prématurée, que sa survie est dépendante des soins qui vont l’entourer, et qui sans aucun doute, vont laisser la trace, chez lui, d’une soumission qui risque de rester permanente.
Mais nous allons nous arrêter sur, à cette occasion, justement à propos de cet enfant ainsi prématuré et dépendant de son entourage, nous allons nous arrêter sur cette première acquisition qui va donc être la sienne, c’est-à-dire celle du langage.
Il est vérifié, il est classique d’ailleurs de le mentionner, que cette acquisition est essentielle, aussi bien à son développement qu’au maintien de sa vie. Il est classique aujourd’hui de signaler que la mutité de la mère, ce qui se produit parfois pour des raisons très diverses et qui je dirais appartiennent à son état, voire aux conditions de naissance de l’enfant, que la mutité de la mère à l’égard de son enfant, serait-elle d’ailleurs une mère nourricière parfaite, que cette mutité a une conséquence bien connue et aisément vérifiable et qui s’appelle l’autisme. Voilà que l’acquisition du langage est donc le temps inaugural, premier des acquisitions et déterminant pour la suite.
À votre intention, je publierai aussi rapidement que je le pourrai, le cas d’un enfant qu’on va appeler Théo, que j’ai connu il y a quinze ou vingt ans, qui était alors un petit enfant de quatre, cinq ans, que j’ai connu non pas directement mais à l’occasion d’une supervision, et qui était un enfant dont la caractéristique était la suivante : c’est qu’il ne s’exprimait que par des chansons de Francis Cabrel ou de Brassens, des phrases parfaites, fort poétiques, qui évidemment étaient le plus souvent désinsérées du contexte occasionnel qui provoquait sa parole, et qui ne manquaient pas dans les milieux d’assistances diverses, dans les crèches, etc. où il pouvait se trouver, de fasciner le personnel, voire de lui paraître les marques d’un génie précoce, que cet enfant de quatre, cinq ans, s’exprimant ainsi avec les textes parfaitement connus par cœur, des chansons à texte françaises.
Cet enfant, pour des raisons là encore qui appartenaient à sa mère et qu’il ne nous appartient pas de juger, avait été élevé, laissé seul dans son parc avec un magnétophone et des cassettes sur lesquelles se trouvaient enregistrées ces chansons. Et il passait ses journées – très tôt il en avait acquis l’habileté – à remplacer une cassette par l’autre dès lors que - c’était à l’époque où il n’y avait pas encore les petites galettes argentées, et donc à remplacer une cassette par l’autre quand elle était terminée, et c’était là sa compagnie verbale de la journée.
Comme vous le verrez, entre autre, dans ce qui sera publié pour vous, il y avait deux conséquences : d’abord celle-ci, c’est que le visage humain était représenté par un rectangle percé de deux trous. C’est impressionnant ! C’est pourquoi cet enfant, nous l’appelions avec son analyste « l’enfant-cassette ». Et d’autre part, cette acquisition du langage, d’un langage aussi poétique, brillant, précis, ce langage ne lui donnait aucunement accès à être présent dans les diverses situations auxquelles il pouvait être confronté, c’est-à-dire à y trouver sa place, et donc la possibilité de pouvoir intervenir par ce qui aurait été une manipulation de ce langage pour en faire justement une acquisition. Il ne pouvait qu’ainsi poétiser si joliment à longueur de journée, et cela je dirais dans une parfaite acceptation par la famille. Comme c’était… cette histoire s’est déroulée il y a à peu près une quinzaine d’années, quinze, vingt ans, c’est aujourd’hui évidemment un jeune homme, et qui a sans doute l’avantage - qui est toujours en institution, et qui a sans doute aujourd’hui l’avantage de mieux se servir de son anthologie pour éventuellement répondre à son interlocuteur sur tel ou tel point précis. Mais il reste essentiellement le héros – c’est le cas de le dire – de ces textes souvent de grande qualité. Et il est clair aussi que sa vie professionnelle ou intime se trouve lourdement handicapée par cette affaire, outre le fait qu’il n’y a aucune trace de ce qui serait une introduction de sa part à la sexualité.
À ce propos, s’il le fallait, de ce cas il serait également cette fois-ci plus facile et plus classique, après « l’enfant-cassette », de rappeler cette pathétique histoire de l’enfant sauvage soigné par Itard, autrement dit, comme vous le savez, de cet enfant qui élevé par des animaux - nous y revenons - n’avait pu acquérir le langage et s’exprimer que par des bruits animaux, marcher à demi courbé, enfin quasiment à quatre pattes comme les animaux, et les efforts désespérés de son brave pédagogue, persuadé qu’il allait lui enseigner les bonnes manières et le langage. Ce qui n’a pas eu, comme vous le savez sans doute aussi, les meilleurs effets, puisque sa longévité s’est bizarrement trouvée rapidement raccourcie.
Ce qui est pour nous plus important, c’est de remarquer ceci : c’est que cet apprentissage du langage par l’enfant - et là je crois que nous commençons à entrer dans ce qui sera un axe essentiel de notre propre progrès, cet apprentissage du langage, vient constituer un savoir évidemment indépendant de toute connaissance que l’enfant pourrait en avoir. Cette situation, c’est-à-dire d’être pris, possédé par un savoir indépendant de toute connaissance que le sujet peut en avoir, est une situation qui se retrouve parfaitement à l’âge adulte. Je veux dire qu’il y a encore une grande partie de la population, peut-être pas en Europe industrielle seulement, mais plus ailleurs, qui est susceptible de parler un langage dans l’ignorance absolue de sa construction, autrement dit de sa grammaire, et sans même savoir qu’une grammaire peut en exister.
Et je me permettrai à ce propos, de me servir de cet exemple que, je dirais auquel je suis amené, grâce à nos amis antillais, que je suis amené à m’intéresser, et au fait que comme vous le savez, il est possible dans ces îles de parler un langage parfaitement constitué, mais qui jusqu’à il y a peu n’avait été aucunement singularisé par la construction d’une grammaire et encore moins d’une orthographe. C’est de façon plutôt récente que des amoureux de la langue créole et de leur pays, en général de fins lettrés, ont pu établir une grammaire et une orthographe de cette langue restée jusqu’ici à l’abri d’une telle mise en perspective.
Quel était, quel est l’effet de cette langue ainsi active, socialement partagée, et sans que référence soit faite à une quelconque grammaire ? Ces effets sont particulièrement intéressants. En effet, c’est un type de langue - puisqu’il en existe d’autres que le créole, un type de langue qui introduit entre locuteurs une situation paritaire. Nous qui sommes là à nous évertuer à réclamer la parité, eh bien voilà une langue qui d’emblée instaure entre les locuteurs un mode de parité, et signifie clairement l’appartenance égalitaire à un même ensemble. Langue dont je me permettrai de dire qu’elle est sans refoulement. Et il peut arriver, bien sûr, qu’on puisse être amené à être surpris, voire à se plaindre, devant le fait que la sexualité puisse y être traitée, abordée, pour me servir du mot qui convient : sans pudeur. C’est une langue où certes existe la distinction des sexes, mais pas sur le même mode - je m’avance - pas sur le même mode que celui de l’hétérosexualité. J’aurais tendance à dire que c’est bien plutôt sur un mode où les deux sexes ont en commun de n’être que des modes de déclinaison d’un rapport au dernier ressort identique, unique, à un référent phallique. Le référent, je dirais, propre à soutenir le sexe, est là présentifié, je dirais dans ces deux formes égales, bien que la propriété de pouvoir donner la vie et d’avoir en charge l’élevage des enfants, amène forcément à assurer la primauté au sexe féminin.