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Extrait

12 avril 2012

Comme il se trouve, donc, que j’ai souhaité que nous profitions ensemble de quelques débats faits comme ça, avec vous, et devant vous avec Marcel Gauchet, et qui auront donc lieu au cours du mois de mai, deux débats, deux discussions, ce soir on peut dire que c’est la leçon, un peu abrupte, de clôture de ce que j’ai entrepris avec vous cette année et c’est donc pour vous récompenser que je vous ai fait distribuer une image1, dont nous aurons l’occasion de discuter.

Ce que je vais vous dire ce soir va donc se trouver sous une forme un peu ramassée, et en particulier concernant ce que je vais vous évoquer au sujet de la fonction du tableau. Ramassée, puisque Lacan a consacré plus d’un trimestre d’un Séminaire, celui qu’il a consacré aux Ménines de Vélasquez, sur la question du tableau. Chacun de nous peut se demander quel prix il pouvait accorder à cet élément. Et ce soir en un quart d’heure nous allons ramasser tout cela, je l’espère à notre profit.

Je commencerai donc par ce point, c’est que l’environnement, ce que l’on appelle ainsi pour nous n’a rien de naturel, mais s’avère, nous le savons justement grâce à la psychopathologie, grâce à la clinique, et aussi bien celle des névroses que des psychoses – quand ce qui se passe dans l’environnement se met à bouger, se met brusquement à signifier, à parler ou bien, quand dans les névroses, nous assistons aux interprétations systématiques que fait le névrosé des évènements qui se produisent dans l’entourage – nous avons en quelque sorte la vérification clinique de la validité de ces thèses. L’environnement donc, pour nous, n’a rien de naturel mais s’avère une toile tissée par le langage. Et je vous renvoie là-dessus à un excellent petit ouvrage2 publié sous mon nom et qui reprend trois conférences que j’ai consacrées à ce sujet, et avec le franchissement supplémentaire et qui est que notre rapport à l’environnement ne s’avère aucunement de style ou de type panoramique mais systématiquement organisé en tableaux,  tableaux dans lesquels le voyeur est lui-même situé. Si l’on prend l’affaire – les Ménines – vous savez très bien comment, le peintre Vélasquez s’est, et sur le devant de la toile, si brillamment représenté lui-même.

Je ne vais pas ce soir développer ce que la constitution du tableau, qui est datée dans l’histoire de l’art puisque nous savons que celui-ci, chez les Grecs et les Romains, était en ce qui concerne la peinture un art pariétal ou bien sculptural, et que la constitution, je dirais l’isolement du tableau lui-même, est tardif. Mais ce qui, ici, nous intéresse plus précisément, c’est sa mise en place à partir de ce qui s’appelle le plan projectif, c’est-à-dire cette organisation de l’espace qui nous semble elle aussi naturelle alors qu’elle est un artifice de construction, c’est-à-dire cet espace organisé par des lignes de fuite qui viennent concourir sur une ligne et un point à l’infini mais dont nous avons tous les témoignages que c’est une construction qui est historiquement datée. Et donc, le fait que nous nous déplaçons dans un environnement découpé par cette organisation en tableaux qui doivent justement leur singularité, puisque nous avons cette propriété d’interpréter ou de voir même cette toile de façon, chacun, très singulière, eh bien ce tableau est constitué par ce qui est pour chacun d’entre nous son fantasme, autrement dit les modalités spécifiques, les caractéristiques spécifiques de l’objet petit a, de cet objet dont la chute est organisatrice justement, est constituante avec ce point à l’infini, est constituante du plan projectif.

Ce n’est pas la peine de venir valider le fait que chacun de nous a cette représentation singulière de l’environnement. Il est clair qu’il n’y aurait évidemment rien qui soit de l’art pictural,  s’il n’y avait justement ces visions singulières, celles de tel pouvant intéresser tel autre d’ailleurs par ses particularités, etc.

Ce qui est pour nous immédiatement plus intéressant, c’est que si j’ai tout à l’heure évoqué le fait que ce tableau constitutif pour chacun de son rapport à l’espace, selon son fantasme, je renvoie ceux d’entre vous qui veulent approfondir cette question à ce très bel article de Freud qui s’appelle « Un souvenir-écran », et qui, vous le verrez, est justement, constitutif d’une figuration lourde d’énigmes et qui donnera à chacun d’entre vous l’envie d’y aller de son interprétation. Cette figuration concerne un souvenir d’enfance de Freud.

Eh bien, si donc ce tableau doit ses particularités à cet objet petit a qui a chu et qui fait dès lors que la matérialité des objets se trouve défaite et que, dès lors, nous n’avons plus rapport qu’à ses représentations, il y a une autre instance qui s’avère pas moins organisatrice de ce champ, de notre champ visuel, c’est cette instance qui justement donne sa cohérence, sa consistance à l’ensemble signifiant constitutif de ce tissage. Cette instance étant l’au-moins-un, l’instance au-moins-une, l’instance hors de champ, hors du champ visuel comme évidemment l’objet petit a lui-même, instance qui a déjà été plusieurs fois évoquée avec vous, mais où l’on peut bien sûr évidemment par facilité, par commodité reconnaître l’instance paternelle ou l’instance phallique, comme vous voudrez.

Vous en avez un témoignage patent dans le fait qu’une grande querelle comme vous le savez a parcouru les nobles esprits, les plus grandes et les plus vives intelligences de l’époque – VIIIe, IXe, Xe siècles – et qui concerne la querelle des iconodules et des iconoclastes. Est-ce qu’on a droit de venir représenter la figure divine ? Est-ce que ce n’est pas là un sacrilège ? Ce qui est hors champ, ce qui est hors tableau, est-ce que nous sommes autorisés à venir jouir de sa représentation, au risque évidemment dès lors de porter atteinte à sa sacralité, comme vous le savez, non seulement – je ne veux pas revenir sur ces truismes, sur ces banalités – vous savez que cette représentation, aussi bien d’ailleurs de la figure humaine, est interdite dans la religion juive, mais dans le monde chrétien elle n’a pas moins fait scandale, ladite question.

Il m’arrive souvent, enfin plusieurs fois disons, de raconter cette expérience de la visite faite au musée de la ville de Quito, je vous l’ai déjà racontée peut-être, non ? Alors je vais reprendre cette histoire. Visite donc au Musée National de l’Équateur, et qui est très bien fait, très bien agencé par le conservateur, en deux parties séparées par un long couloir obscur. Vous traversez sans rien y voir. Quand vous entrez dans la première partie, vous avez le droit à la contemplation, vous entrez là aussi dans une pièce, une grande pièce complètement obscure et c’est en appuyant sur un bouton que des vitrines s’allument et où vous trouvez les restes de la civilisation précolombienne, c’est-à-dire des poteries tout à fait aimables, autrement dit érotiques, et d’un érotisme nullement coupable, mais manifestement très simple, très joyeux, et supporté par des objets manifestement d’usage quotidien, d’usage courant comme des huiliers, des vinaigriers, des cruches, des plats, et vous avez le droit également de vérifier à cette occasion que en matière de relations amoureuses, la civilisation post-colombienne n’a pas inventé grand-chose.

Donc, vous avez le spectacle de ce qui semble avoir été une sorte de rapport simple et aisé à la sexualité, et puis donc vous traversez un long couloir obscur, vous tâtez, vous vous accrochez au mur pour avancer, et vous débouchez dans la seconde salle, qui est donc celle de l’art post-colombien, et vous êtes absolument saisi par ces toiles qui pendent au mur qui représentent des christs sanglants, plus vrais que nature, et vous savez que c’est une des caractéristiques de l’art de ces régions, puisqu’il il fallait donner à ses habitants le sentiment qu’il s’agissait non pas de représentations mais qu’ils avaient affaire à la réalité même ‒ car la représentation, ils ne savaient pas trop ce que c’était ‒ donc, il fallait ces toiles d’une crudité et d’une vérité saisissante, et ces corps ensanglantés, et qui témoignent donc, on a presque envie de dire, peut-être justement avec la représentation elle-même, d’une mutation, d’une mutation essentielle et dont précisément il est question  ici à propos de ce que j’évoque, autrement dit, ce que ladite représentation doit aussi bien au sacrifice du corps, et qu’on peut aussi bien entendre  comme étant le corps de l’objet, que précisément au rapport à cette instance paternelle qui est elle-même en exil, exilée du champ perceptif.

Dans son parcours des Ménines de Vélasquez, Lacan va insister sur le fait que cet objet petit a, il en est des traces qui sont néanmoins perceptibles sur la toile ; il est inutile ici que je vous évoque laquelle, lesquelles, vous irez voir vous-même si ça vous amuse, et il insiste aussi sur le fait que le fond du tableau est occupé par la figure du couple royal en train de s’éclipser, en train de sortir du champ. Il n’est pas trop disert sur cette affaire, mais comme nous sommes fort astucieux, eh bien nous lisons parfaitement dans cette éclipse justement cette instance idéale, au-moins-une, dont le regard est absolument essentiel pour la constitution de cette Cour qui est là représentée, et qui est en train de sortir du champ. Ce qui va nous intéresser davantage, puisque c’est la psychopathologie qui nous réunit, nous rassemble, ce qui va nous intéresser davantage c’est que, avec cette mise en place, nous sommes entrés dans une dimension double et qui va, le rappel risque de vous paraître hétéroclite alors que vous verrez combien il est cohérent, l’une étant celle de l’amour, l’autre étant celle de la perversion.

Ah ! Premièrement, l’amour. La perversion ce sera après.

Premièrement donc, l’amour. L’amour, ce qui est passionnant à son sujet, toujours d’ailleurs, c’est que finalement… comment, pour le ramasser d’emblée en un mot, ce que je souhaite vous faire entendre à ce sujet, je dirais dans notre culture, l’amour, c’est une privatisation du sacré. Parce que les amours collectifs, bon,  on les connaît, ce sont bien évidemment ceux des esprits religieux, aussi ça peut être ceux des esprits, je dirais enclins à cultiver l’amour d’instances plus abstraites comme la nation ou la patrie. Mais l’amour, si j’ose dire, de tout un chacun, conserve cette qualité étonnante de vouloir obstinément préserver son mystère, parce qu’on ne peut pas dire que sur le point de ce qu’il supporte ou de ce qu’il soutient, nous soyons très avancés. Il y a des travaux très récents d’éminents philosophes à propos desquels je n’interviendrai pas.

Je m’étais trouvé – il faut quelques anecdotes quand c’est la dernière leçon de l’année –, je m’étais trouvé invité à un colloque sur l’amour organisé par une de nos brillantes poètes qui s’appelait Martine Broda et qui réunissait les meilleurs esprits de la capitale. Il se trouve qu’on avait cru devoir m’inviter… Et il y avait déjà là parmi les orateurs un éminent philosophe qui vient de publier sur ce sujet, c’est-à-dire Alain Badiou, et je me souviens très bien du choc que j’ai produit dans un auditoire bien constitué, et qui baignait vraiment dans une sorte de réjouissance collective, puisqu’on était en train de célébrer le culte de l’amour, en leur disant qu’il y avait quand même quelque chose d’embêtant parce que si l’on considérait ce que Freud avait pu introduire dans ce domaine, ce qu’il avait surtout introduit c’est qu’il s’agissait, cet amour, et à l’occasion de celui que expérimentalement la cure vient provoquer et qu’on appelle donc l’amour de transfert, et qu’il s’agissait cet amour, si l’on souhaitait sortir de l’effet de suggestion infantile dans lequel il engage, il s’agissait d’en guérir, autrement dit : liquidation du transfert ! Et que donc, s’il y avait eu quelque chose, après tout de nouveau sur l’amour depuis le temps qu’on en parle… il y avait quand même cette affaire de Freud, et que Lacan avait sans doute reprise d’une façon encore plus radicale. Ce rappel purement factuel, n’a pas rencontré une grande faveur. Ce qui veut dire que l’amour constitue, je dis bien, cette forme de sacralité privée qui, on peut être évidemment comme on le croit : athée, agnostique, libre-esprit, esprit fort… mais enfin, l’amour il faut pas… c’est pas bien, c’est pas beau, ce que je suis en train de faire là avec vous, c’est vraiment pas beau, donc je ne le fais pas. Mais je précise seulement ce point que l’amour c’est la tentation et la tentative de faire venir justement dans le champ perceptif, dans le tableau, cet au-moins-un ou au moins un représentant ou une représentante de cet au-moins-un afin de se réconcilier avec cet espace aussi ingrat puisqu’il est marqué justement par la perte irréductible de  la matérialité de la saisie de l’objet pour ne plus nous laisser que des représentations. Et donc la tentative de… enfin la rencontre ! Avec cet effet imparable, du même coup, de devenir un Un soi-même dans cette disposition en miroir avec lui et cela dans la visée d’une fusion désormais indissoluble. Quelle émotion ! C’est pas bien, hein ! C’est pas bien mais c’est néanmoins comme ça.

C’est néanmoins comme ça, et le seul problème qui n’est pas indifférent, n’est pas quelconque, c’est que, pour une raison obscure, ça ne tient pas, que ce qui alors peut légitimement s’appeler passion ne tient pas. Et avec une question adjacente qui n’est pas quelconque et qui est la suivante : est-ce que le sexe est forcément concerné dans l’affaire ? Ou est-ce que finalement il en est un alibi, ou est-ce que l’amour est l’alibi du sexe, une bonne excuse. En tout cas, nous savons grâce, entre autres évidemment, aux littérateurs, que le sexe peut être parfaitement accessoire et que c’est même ce qui constituerait les amours les plus beaux, les plus purs, les plus vrais.

Mais, je dirais, ce qui doit bien valoir comme constatation, c’est que pour une raison que je vous donnerai et qui tient tout simplement à la physiologie du signifiant, l’effet de stase provoqué – le signifiant n’aime pas tout ce qui fait stase, tout ce qui fait arrêt, tout ce qui fait point de butée, ce qui fait obstacle – et donc l’effet de stase produit par un si bel amour a généralement pour effet d’introduire des contrariétés réciproques et qui viennent donc gêner ou défaire l’espoir qui lui avait été, là, passionnément et avec enthousiasme, conçu. Il est bien évident que les héros et les héroïnes n’y sont pour rien ni l’un ni l’autre, sauf ‒ et je vous le signale pour des raisons cliniques, lorsque le « Un » ainsi rencontré n’est plus un représentant ou une représentante de l’au-moins-un, mais vient figurer comme étant l’au-moins-Un lui-même, occasion au cours de laquelle se produit ce développement désagréable qui s’appelle une érotomanie, dont Gaétan Gatian de Clérambault a admirablement décrit les trois phases, la dernière étant toujours celle de la revendication paranoïaque.

Donc vous voyez que cette approche, à l’occasion justement de ce départ à propos du tableau n’est pas immédiatement sans avoir, pourquoi ne pas le dire comme ça,  immédiatement quelques illustrations, quelques répondants cliniques qui sont bien communs. Ce qui est amusant, si j’ose dire, c’est que dans notre culture, il est bien évident et je parlais de ce caractère sacré qui lui restait attaché alors qu’on pourrait se demander pourquoi, c’est que l’amour finalement pardonne tout, et donne droit à ce qui pourrait paraître autrement  le plus exorbitant : si c’est commis par amour, eh bien on ne voit vraiment pas ce que vous avez à y objecter. Témoignage qu’il s’agit là de la référence au fait que vous seriez commandé par l’instance suprême et que vous n’y pourriez rien, que vous seriez entièrement, je dirais, habité par cette force dont vous êtes simplement l’exécuteur, dont vous êtes l’agent, et que finalement votre responsabilité, à la limite, est dégagée de l’affaire. On peut adopter un enfant par amour, et il sera beaucoup plus aimé que dans d’autres couples et vous n’avez rien à y redire. C’est comme ça ! Et si je vous souligne ce point c’est pour vous témoigner combien évidemment nous préservons le côté volontairement, la présence parmi nous de cette force obscure, que nous voulons, dont nous souhaitons qu’elle reste obscure alors que les églises peuvent fermer, tout ce que l’on voudra, que les offices sont désertés… mais  faut pas toucher à l’amour. Et pourquoi, d’ailleurs, devrait-on y toucher ? Eh bien, pour ce qui concerne notre domaine, il n’est pas abusif, excessif d’en dire quelques mots comme je me permets de le faire maintenant, et tout ça parce que je vous ai donné une image, et que donc vous allez pouvoir vous consoler.

L’autre élément qui est susceptible de faire retour dans le champ perceptif, c’est l’objet petit a sous la forme ordinaire qui est celle de la perversion.

La perversion… et voilà que ça nous introduit de façon très simple à la clinique de la perversion, eh bien c’est l’attachement non pas à une représentation mais à l’objet même, et à partir de ce fait que celui qui s’y trouve exposé, ledit objet, il ne peut plus s’en détacher, il ne peut plus en être séparé. Il sait ce qu’est la vérité de la jouissance, non plus son semblant, mais il se trouve captif de ceci, c’est qu’il y a en quelque sorte une nécessité subjective à maintenir ce qu’on pourrait appeler un point de jouissance, pour chacun. Si justement vous avez un grand amour qui se rompt, eh bien vous allez vous mettre à bouffer, par exemple. C’est trivial hein, c’est pas beau, mais c’est comme ça. Il faut, il semble que nous ne puissions pas fonctionner sans un point gardien de la jouissance, et lorsque celle-ci n’est pas symboliquement assurée, je veux dire par un réel bien tranché ou bien cerné comme vous voudrez, eh bien il y faut en permanence l’objet ou un objet susceptible cette jouissance de la rappeler, le fait qu’y en a. Alors c’est évidemment ce dont souffre le pervers, c’est que il ne peut pas faire autrement que de façon très monoïdéique et insistante sans cesse y revenir, c’est ce qui est un peu évidemment fatigant, pour lui et pour l’entourage, c’est qu’il est d’un monoïdéisme absolu.

Il est évident que ça vaut parfaitement aussi bien pour le toxicomane, bien sûr, dans la mesure où là il s’agit d’un produit synthétique mais qui a la propriété de procurer, artificiellement, un type de jouissance à partir de mécanismes pharmacodynamiques, dont ensuite vous ne pourrez plus vous passer, et ça s’appelle évidemment une addiction.

Et alors, je pensais pour nous à toute cette affaire et il se trouve que j’avais sous les yeux ce qui constitue actuellement dans tous les journaux, à la télé, partout, le miracle constitué par la restauration de ce tableau de Léonard de Vinci appelé bizarrement  Sainte Anne  et que, donc, vous avez sous les yeux. J’avais donc ce tableau sous les yeux en songeant à toute cette affaire et je m’interrogeais bien sûr non seulement sur la validation ou l’invalidation des thèses que je viens d’évoquer devant vous à l’occasion de cette représentation mais aussi de ce qui faisait évidemment ce grand succès populaire, démocratique et démagogique, formidable, d’autant que la dame qui l’a restauré, qui a mis je ne sais combien de mois (lisant la coupure de presse) neuf mois, bien sûr ! (rires) s’appelle Pasquali. Et je m’interrogeais, je ne sais pas moi, l’effet que vous fait ce tableau. Vous savez que Freud a fait un texte sur cette toile. Je n’ai pas souhaité le reprendre, je me suis dit : je vais y aller comme ça. Et comme ça, pour voir quoi dans ce tableau dont je dois dire qu’il pourrait sans trop de difficulté susciter une certaine angoisse.

Il y a donc Marie sur les genoux de sa maman, l’enfant Jésus et qui lui-même tient dans ses bras, il l’a pas sur ses genoux car il a un pied devant, un agneau, futur agneau pascal. Dans le fond, fond surprenant pour ce qu’il en est de la région de Bethléem, il y a des montagnes alpines manifestement, mais dont en tout cas le bleu reprend celui du vêtement de la Vierge, bien sûr. Et puis il y a aussi bien sur cette étrange fusion des corps, au point qu’on pourrait avoir le sentiment qu’ils n’en feraient qu’un.

 Il parait que Léonard aurait mis plus de vingt ans pour faire ce tableau, y revenant sans cesse. Et lorsque vous regardez ces visages féminins vous y voyez évidemment les signes, les traits d’une maternité purifiée de ce qui serait à proprement parler, purifiée, on pourrait le dire, d’un attrait féminin. Il faut savoir le faire ! Représenter des femmes marquées par cette purification de ce qui aurait pu être un attrait féminin. Ceci, cette assertion, va trouver un justificatif, moi je l’ai, je voulais pas vous le faire reproduire mais vous le connaissez le tableau, il est sur tous les calendriers des Postes, le tableau de La Joconde, dont on répète sans cesse : voyons, quel est son mystère ?  Il y a un mystère de la Joconde. Alors, quel est le mystère de la Joconde ? Qu’est-ce que vous diriez ? (S’adressant à Bénédicte Metz) Non, c’est à vous que je parle, ne cherchez pas derrière !

Bénédicte Metz :

Je vous réponds rien du tout. Je pensais, ce sont des associations que je fais qui ne regardent que moi…

Charles Melman :

Vous êtes bien égoïste.

Bénédicte Metz :

Ce n’est pas de l’égoïsme…

Charles Melman :

Alors ? Le mystère de la Joconde… Il est évident que si on compare le visage de la Joconde à celui d’Anne et de Marie, il y a une différence. Il y a une différence dans le sens que la Joconde qui se présente vraiment comme une très honnête jeune femme, très prude, elle a néanmoins ce fameux petit sourire, très difficile évidemment à rendre, très subtil. Et on se dit : voyons, vraiment qu’est-ce que ce petit sourire vient trahir de cette manifestement honnête pruderie ainsi affichée ? On aurait envie de dire ça : est-ce que ce visage ce serait un visage de type maternel mais qui néanmoins par ce petit sourire laisserait entendre qu’il y a un ailleurs à cette maternité et que cet ailleurs est sexuel, ou bien inversement est-ce que c’est un petit sourire qui dirait «  ah ben, tu crois que c’est du sexuel mais je t’assure que c’est avant tout mis au service de la maternité » ?

Moi, je dois dire que ce genre de fantaisie que je vous propose car après tout elle ne m’a jamais répondu directement, ce genre de fantaisie à propos de ce tableau et qui est ravivé évidemment par le Sainte Anne, ce genre de fantaisie me revient parce qu’il est évidemment lui aussi d’une grande banalité clinique, il fait partie évidemment de ce qui est notre expérience ordinaire du rapport entre la maternité et le sexe, puisque dans cette image que j’ai fait circuler, le trait distinctif, c’est que justement, de façon tellement claire, le sexe est forclos.

 La transmission se fait par la lignée  maternelle, ça c’est bien clair, dans la joie, le bonheur. La place du bélier, évidemment, du bélier il ne reste que l’agneau, et avec évidemment cet embarras traditionnel des peintres pour représenter l’enfant Jésus. Vous savez que c’était une de leurs difficultés : comment le représenter ? On ne peut pas le représenter comme d’emblée un enfant chétif promis à l’avenir que l’on sait, donc il faut que ce soit un beau bébé, bien potelé, c’est traditionnel. Et non seulement il faut qu’il soit bien potelé, mais il faut qu’il manifeste d’emblée la pleine conscience de ce qui est son origine et son destin. Il faut donc que ce soit un bébé qui ait dans le regard et dans la posture, je dirais, l’inscription lisible de ce à quoi il est destiné, de ce à quoi il est promis. Ça donne évidemment un résultat qui vaut ce qu’il vaut parce que ça donne cette créature-là qui est représentée, que la maman regarde tendrement bien sûr, mas enfin ça en fait quand même une créature un peu spéciale, un peu hybride, et puis enfin ce mélange d’enfance, et de savoir adulte, de regard parfaitement lucide, et de bonne santé aussi, c’est un plaisir pour le regard de la maman. Bon !

En l’occurrence, il faut que je vous dise également un mot d’un autre tableau qui fait pendant et qui a également beaucoup intrigué les peintres, mais je ne sais pas s’ils vont jusqu’au bout de ce qui pourrait s’en dire, s’en dire ou plutôt qu’il ne faudrait pas dire. C’est le Saint Jean-Baptiste, qui a ceci de remarquable – je ne vous l’ai pas fait reproduire, ce serait trop pour vous… qui a un visage très féminin, mais comme vous vous en souvenez, certains d’entre vous, a un index, comme ça… (M. Melman pointe l’index vers le haut touten parlant à voix basse). C’est pas un geste spécialement bénisseur, ça, hein ? Je ne sais pas moi. Quand on vous fait ça, comme ça, vous n’êtes pas très content.

Je ne me permettrai aucune divagation sur ce geste. On peut faire confiance à ce qu’une personne du génie de Léonard, car c’était un surdoué… et donc pour en revenir à notre toile, à la présentation de cette maternité purifiée, c’est-à-dire du rapport à un au-moins-un sublimé, c’est-à-dire un phallus désexualisé, juste bon à entretenir la vie.

C’est très fort, ce que je suis en train de vous dire. Vous ne vous en rendez pas forcément compte tout de suite, mais vous verrez, c’est très fort parce que c’est le genre d’interprétation du au-moins-un qui fonde la légitimité de la maternité, sa force, et d’autant que c’est un au-moins-un, celui-là, qui n’est pas situé, je dirais, dans un lieu Autre, mais qui dans l’Autre est en continuité directe, autrement qui n’impose aucune limite, aucune castration. Au nom de la maternité et de la reproduction de la vie, tout est permis à une mère. Et c’est bien à ce titre qu’on les respecte et y compris dans les éventuels excès, on sait que ça en fait partie.

Aujourd’hui, comme vous le savez, cet au-moins-un désexualisé, c’est-à-dire sublimé, rencontre une grande faveur grâce aux nouveaux moyens de procréation qui permettent de se passer radicalement du sexe. Voilà, il n’y en n’a plus besoin.

Et comme, je ne sais pas si c’est à vous que je l’ai raconté, comme cette maman venue rendre une visite obligatoire, encore pour l’instant, à la psychologue de service, pour savoir si avec son amie, elles allaient avoir le droit d’avoir un enfant, pas de l’adopter, de l’avoir, et cette femme disant à la psychologue : « Ce que je suis venue vous demander, c’est un ingrédient ».

C’est sensationnel…, voyez ! La paternité ramenée à être, par la production du matériel nécessaire, l’ingrédient… c’est comme quand on fait des gâteaux, il faut les ingrédients qu’il faut.

À mon sens, c’est pourquoi ce tableau a aujourd’hui ce succès, sans qu’on sache pourquoi, de toutes ses qualités propres, et qui sont discutables, et je vous dirai tout de suite pourquoi elles le sont.

Vous allez évidemment vous dire, mais dans cette toile qu’est-ce qui pourrait faire trace de l’objet petit a, qu’est-ce qui pourrait faire trace de l’au-moins-un ?

Pour ce qui est de l’au-moins-un, ben là aussi vous avez dans le fond du tableau cet arbre, ce trait vertical qui est là. Cachez-le, vous verrez l’effet que ça procure, vous verrez que ce n’est plus du tout la même toile à ce moment-là et qu’elle est beaucoup plus angoissante avec la disparition de cet arbre, de cet accessoire, hein ? Elle procure un tout autre effet.

Et pourrait-on là-dedans, pour poursuivre nos fantaisies, y lire une trace de l’objet petit a ? Alors, il y a peut-être quelque chose qui vous a vous-même gêné en regardant, c’est, je dirais, ce festival de pieds qui figurent au bas du tableau. C’est étrange tous ces pieds ! Y en a deux pour Anne, y en a un pour Marie, y en a un pour l’enfant Jésus, et qui très bizarrement, et je dirais que c’est pas très heureux pour le dessin, vient croiser une patte de l’agneau, ce n’est pas très chouette ! Et même il vous faut bien accommoder pour comprendre comment c’est fichu, ça. Et là encore, vous faites quelque chose, vous cachez les pieds et vous voyez que ça donne un tout autre tableau, comme si, après tout ça peut se dire, le peintre ne nous répondra pas, si tant est qu’interrogé sur le champ, il ait eu envie de répondre quoi que ce soit, comme si le corps ici, la chaire refoulée, voire forclose, venait en quelque sorte faire retour avec ces pieds qui vraiment, je dirais…  qu’est-ce que ça fout là ? Car il est bien évident que le peintre a toute latitude pour s’en arranger de façon différente. Qu’est-ce que c’est que tous ces pieds qui viennent là ? Voilà.

La légende… j’ai pris ça dans un magazine, peu importe lequel, mais où écrit un type pas mal qui s’appelle Gilles Martin-Chauffier, et qui annonce ce tableau en disant : Sublimées par le peintre, ombres et lumières révèlent tout le mystère du christianisme.

 C’est fort de dire une telle chose ! Autrement dit, comme vous le voyez, la sublimation : la sublimation du phallus.

Dans ce travail que nous faisons à l’École Pratique, il y a la question ouverte en permanence des frontières de notre domaine, des frontières entre le pathologique et le normal. Je pense qu’on a déjà abordé ça ensemble, ici ou ailleurs, chez nous. Comme vous le voyez, c’est l’un des points  que nous avons à revisiter. Il n’y a pas de limite entre le normal et le pathologique ou entre ce qu’on appelle le normal et le pathologique. Ce qui veut dire simplement que du fait de notre rapport au langage, eh bien  nous sommes dans le pathologique. Du même coup, nous sommes ces créatures vouées à nous nourrir de représentations, condamnées à la perversion dès lors que nous sommes en quête d’une saisie de l’objet, en difficulté en amour dès lors que nous sommes sincères, dépités dans notre foi ou nos croyances, et, je dirais, c’est bien ce que nous avons à parcourir non pas, je dirais, par souci masochique ou volonté stoïcienne. Hein, voilà il y a le mal – j’ai pas dit le mâle – j’ai dit « y a le mal », il faut s’y faire et puis voilà c’est comme ça, il faut le supporter.

Il se trouve que, comme vous le savez, Freud a pensé que la libération des mœurs, et en particulier sexuelles, assurerait un bien meilleur rapport de l’homme à son environnement, à quoi Lacan ajouterait :  mais c’est là que les ennuis commencent, c’est là que les difficultés commencent, sauf que justement Lacan est l’un de ceux qui a pu estimer que le dernier mot n’était toujours pas dit, autrement dit que les modes d’arrangement que nous connaissons du fait de notre rapport au langage, nous en avons toutes les attestations qu’il faut par l’histoire culturelle, ces modes de rapport n’ont en rien le caractère définitif des lois de la physique, mais relèvent des types d’arrangement, d’accommodation que telle ou telle culture met en place dans son rapport au langage, je veux dire le type de jouissance qu’elle favorise.

Parce que, et je vais conclure ce soir là-dessus, il ne faut pas s’y tromper, le type d’interdit mis en place par la religion désigne explicitement et nommément les objets de la jouissance qu’il ne faudrait pas, et donc ceux qui constituent inévitablement les points d’attrait, d’attraction de tous ceux qui veulent profiter de ce guide si précieux, quel service ! C’est génial, c’est formidable ! Si on vous dit ce qu’il ne faut pas, vous savez tout de suite ce que vous avez à faire… Il y a dans l’observation de « l’Homme aux rats » des pages étonnantes de Freud sur le fait que l’inconscient – Freud est littéralement terrorisé dans ces pages, que l’inconscient c’est le mal, l’inconscient c’est vraiment ce qu’il y a de mal, tous ces objets obscènes, toutes les fautes morales, les volontés criminelles, incestueuses, horribles ! Mais l’inconscient ce n’est pas le mal, l’inconscient c’est tout simplement le dépôt de ce qui se trouve tout simplement rayé par justement l’interdit moral et, entre autre, religieux, c’est un champ d’épandage. Et donc, dans la mesure où c’est le lieu qui commande, évidemment que ça fait retour… puisque c’est là que ça commande. Moi je vois des jeunes, ce qui les embête c’est qu’ils ne savent plus ce qui est interdit. Si on ne sait plus ce qui interdit, évidemment qu’est-ce qu’on peut désirer, si tout est licite.

Voilà donc pour ce parcours. Vous voyez, là j’ai un peu condensé toute cette affaire, et qui constitue pour nous, pour vous, une introduction à ce que Lacan, tout seul, parce que vraiment il n’était pas aidé, et dans l’indifférence au risque de discrédit, de ce que Lacan a essayé d’établir, ce que je vous ai fait ce soir, au fond c’est une introduction au nœud borroméen, c’est-à-dire à la question de savoir s’il y a un type d’écriture qui serait susceptible de mesurer autrement les effets du langage, les effets que nous subissons du langage.

Et enfin, pour conclure ce soir, en ce qui concerne ma modeste contribution, ce que j’ai pu raconter sur la nouvelle économie psychique n’est rien d’autre que l’usage du nœud borroméen à trois, à trois ronds, c’est-à-dire dispensé du rond du Nom-du-père, car Lacan avait parfaitement prévu l’évolution culturelle, je veux dire de quelle manière la société se structurait dans ce qui était la possibilité de traiter la production paternelle ou l’intervention paternelle comme un simple ingrédient – ça, il n’aurait pas tout à fait osé le penser, ça y est quand même ! – et donc, comment, je dirais, les cartes sont tout autrement distribuées avec ce nœud à trois et qui m’a servi, en ce qui me concerne, pour justement déchiffrer cette nouvelle clinique qui est et qui s’offre à vous. Je veux dire, vous allez de plus en plus vous trouver dans un domaine où votre sens de l’observation, de l’écoute, votre sensibilité, votre intuition, vous permettront de repérer le tout nouveau rapport au langage qui est en train de se mettre en place, et ce qui veut donc dire que vous-même entrez dans ce domaine à une époque vraiment passionnante.

1. Léonard de Vinci : la Sainte Anne redécouverte - 30.03.2013.

2. 3 Leçons – Lacan et les anciens - Le métier de Zeus, Phédon, De l’âme, Charles Melman, Logos, Éditions de l’A.L.I, mai 2008.

Notes