EPhEP, MTh3-CM, le 25/01/2018
Alors j’ai donc décidé ce soir de vous raconter des histoires amusantes. On ne va pas toujours s’embêter ! Donc je vais vous parler de la vie du couple.
Il y a une combinatoire très limitée finalement qui organise la vie du couple. Alors on va voir très rapidement les divers cas de figures.
Dans le premier cas de figure, le bonhomme tient sa femme pour une handicapée. C’est amusant ça hein ! Handicapée puisqu’elle ne fait jamais les choses comme il faut. Et surtout, ce qui est très embêtant, c’est qu’elle ne pense pas comme lui. Le pire c’est que c’est vrai ! Elle ne peut pas penser comme lui, parce que sa façon à elle de penser est organisée différemment. C’est parce que nous sommes des ânes que nous assimilons la différence sexuelle à une différence réservée à celle de l’organe ; il y a une différence de pensée qui est de logique, qui est absolument remarquable, et qui fait donc qu’a priori on ne peut pas s’entendre. On ne peut pas s’entendre, mais le déficit va être mis au compte de la femme, comme il se doit, à partir de cette misogynie qui est naturelle.
Le week-end dernier, dans mon Association, on a étudié le cas dit «Schreber », le cas du président Schreber. Le président Schreber était un éminent juriste, président de la Cour d’Appel de Dresde, qui guérit de son délire en s’identifiant à une femme. Mais ça ne l’a pas empêché d’être misogyne ! C’est cela qui est sympathique ! Comme quoi il était bien revenu à la normalité. C’est un indice. Ça ne vous fait pas rire, je vois, c’est bizarre. Vous n’avez pas les idées larges !
Donc premier cas de figure le plus élémentaire, le plus simple, le plus trivial, et qui évoque simplement ceci : c’est l’homosexualité fondamentale du bonhomme. Je veux dire que ce qu’il reproche à sa femme c’est d’être une femme. Elle n’est pas comme lui. Elle n’est pas comme on est avec des copains. On est toujours là dans l’ordinaire.
Mais on va continuer, parce que le deuxième cas de figure est tout aussi fréquent… Je ne sais pas s’il y a des statistiques faites là-dessus ! C’est la dame qui reproche au bonhomme de ne pas être à la hauteur de ses arguments. C’est bien dit ça ! C’est une métaphore ! Tout lui a été donné pour réussir, et puis quand on voit le résultat, ce n’est pas brillant ! Ce qui fait donc qu’elle est bien obligée d’assurer le service, et donc de prendre en charge ce que lui-même est fatigué de supporter. Elle est bien obligée de faire les choses à sa place.
Il y a deux cas de figure, ça se complexifie un petit peu : ou bien le bonhomme trouve ça parfait. Du moment qu’il y a quelqu’un qui fait le travail il est tranquille. Ou bien il dénonce le phallicisme de son épouse. Et donc ça va bagarrer dans une espèce de compétition à laquelle les enfants sont toujours très sensibles pour savoir de quel côté ça se situe. Je dis « ça », de quel côté « ça » se situe. Les enfants repèrent cela tout de suite.
Je suis en train de raconter les vies ordinaires ! Alors évidemment il y a des variantes plus subtiles. Mais je dirais que pour être quand même conforme à ce qui est un enseignement – on ne fait pas de la littérature là ! – on peut s’en tenir à cette esquisse pour faire remarquer ceci et qui nous intéresse davantage : c’est que ce qui est en cause, tout le monde le sait ! Tout le monde sait que ça tourne autour d’un instrument dont le caractère pacificateur n’est jamais évident. C’est finalement – faut bien le dire ! – un instrument qui vraiment pousse à la guerre ! Est-ce que vous avez déjà vu cet instrument-là faire la paix ? Parce que même quand il fait la paix en réalisant le caractère homosexué d’une communauté, il y aura toujours au sein de la communauté, entre des membres individuels, des couples individuels, les mêmes conflits ! Seraient-ils homosexuels, les mêmes !
Donc ce que je raconte, tout le monde le sait et personne ne tient compte de ceci : c’est qu’il s’agit dans cette vie quotidienne d’une dramaturgie, d’une pièce de théâtre, dont ce qui est remarquable, c’est que les rôles, les acteurs ne les ont pas appris, personne ne les leur a enseignés et cependant ils les connaissent ! Parce que tous les rôles, dans cette affaire, vont être tenus de la même manière, de la même façon.
Pourquoi est-ce une dramaturgie ? Pourquoi est-ce une pièce de théâtre ? Eh bien parce que les acteurs sont évidemment là sur une scène, la scène de la vie quotidienne, où, je dis bien, leurs rôles, la distribution des rôles leur est parfaitement imposée : la question du metteur en scène et de l’auteur reste dans l’ombre. Quel est l’auteur de cette affaire qui n’est quand même pas négligeable, puisque ça prend du temps, de l’intelligence, de l’énergie, ça fait du bruit et les enfants en ont assez. Quel est l’auteur ?
Je ne sais pas si on en mesure le côté extravagant alors que cela a l’air tellement naturel : c’est que l’auteur n’est pas humain ! Ce n’est pas un démurge, ce n’est pas un malin qui est venu là comme ça introduire la zizanie ! C’est un pur instrument que tout le monde a repéré, évidemment quand il s’agit de savoir de quel côté il est, mais qui ne se situe pas simplement comme l’instrument repérable dans le champ de la réalité. Celui qui fonctionne dans le champ de la réalité n’est que le représentant de l’instance phallique, cette instance du phallus à laquelle nous nous référons tous, et qui est, entre autres, responsable de la bipartition des sexes. C’est lui qui fait que d’un côté il doit y avoir des bonhommes, de l’autre côté des bonnes femmes. Ce qui aujourd’hui soulève la contestation que l’on sait afin d’établir un régime qui sera celui de la parité ou du jeu de rôles avec les théories du genre.
Seulement le problème, c’est que seul le scénario de la pièce change, parce que la pièce, cela ne va pas l’empêcher de continuer. Et comme je l’évoquais tout à l’heure, dans une communauté paritaire, supposée faite d’égaux – et vous écrivez « égo » là encore comme vous voulez – eh bien dans une communauté faite d’égaux, de façon imparable, voilà, malgré la bonne volonté, la fraternité, l’égalité, que va se réintroduire la compétition entre les membres. Parce qu’il y a quand même quelque chose qui fait une petite différence entre égaux. On est égaux, mais il y a quand même une petite différence, et à laquelle on tient. Cette petite différence, c’est celle justement qui exprime un peu de supériorité dans l’égalité par rapport au semblable. Tout simplement parce que l’égalité – ça aussi c’est magnifique ! – l’égalité ça n’existe pas. Mathématiquement oui, mais linguistiquement, psychiquement, physiquement, ça n’existe pas l’égalité y compris dans ce que Lacan a isolé comme stade du miroir, l’image de soi est inversée par rapport à celle du miroir : elles ne sont pas égales, ma main droite est la main gauche de l’autre.
Donc tout le monde sait ce qui est en cause, mais personne n’a envie d’aller au-delà, c’est-à-dire de le mettre en cause. C’est-à-dire qu’il y a là un problème ! Et d’ailleurs, le mettre en cause, ça ne veut pas dire l’incriminer ni vouloir du même coup le guillotiner ! Ce n’est pas de ça dont il est question ! Mais enfin il s’agit de repérer ce qui est là l’auteur de cette pièce que nous sommes amenés à vivre.
Ce qui est plus ennuyeux que la description volontairement allégée que j’essaie d’en donner, c’est qu’à chaque fois, c’est bien la présence tierce de cet auteur, de cet Un, qui est responsable du sacrifice de jouissance que chacun des deux exigent d’accomplir. C’est ainsi que dans un couple il sera habituel que justement l’évaluation de la jouissance permise ne soit pas la même pour l’un et pour l’autre, qu’il y en ait un ou une qui soit plutôt pour davantage de sacrifice, de renoncement, et puis l’autre qui … Ça aussi c’est une cause de conflit ! Mais c’est pour le faire exister qu’on sacrifie, c’est au nom de l’amour que l’on a pour lui. Puisque comme je l’évoquais tout à l’heure à propos de l’écriture de la pièce, c’est lui qui a le savoir, ce savoir qui nous inspire dans la pièce et qui nous guide dans l’accès à la jouissance. De telle sorte que, quelqu’un qui a le savoir, on l’aime ! Avec également cette sous-conséquence, que dès lors le savoir, une fois qu’il est établi, il ne faut pas y toucher, parce qu’y toucher c’est toucher à cette instance que je viens d’évoquer. Ainsi l’histoire des sciences est marquée par ce qui est l’opiniâtreté de l’opinion publique à refuser tout ce qui viendrait déranger le savoir que l’opinion partage, qu’elle défend. Sauf évidemment, s’il y a des primes de jouissance à tel ou tel progrès technologique. Dans ce cas il y a une justification, puisque l’on peut estimer que finalement c’est la référence phallique qui est là derrière, qui accorde un supplément de jouissance. Mais si le bénéfice de jouissance n’est pas embarqué, ou si même au contraire la question de la jouissance est complètement négligée dans cette modification du savoir, toute atteinte sera vécue comme sacrilège. Bien entendu, vous direz que c’était avant que ne survienne le Siècle des Lumières, et pourtant, bien évidemment c’est toujours le cas.
Aujourd’hui la peine n’est plus le bûcher ou la guillotine, mais elle est quand même sérieuse puisque c’est la mort civile. Autrement dit vous êtes virés ! Virés de tout ce qui peut vous permettre à la fois de vivre socialement, de fonctionner ! Il ne s’agit même pas de vous faire reconnaître !
C’est assez intéressant de voir, qu’actuellement la punition de ceux qui ne respectent pas les « bonnes » mœurs, c’est-à-dire les modes de jouissance prescrits, ces gens-là subissent la peine de la mort civile. C’est-à-dire qu’ils sont exclus, ils sont chassés, ils n’ont plus le droit de paraître, ils n’ont plus le droit d’exercer. Ah ! Ce n’est pas toujours une peine légère, que d’être expulsé du champ social !
Alors ce que je vous raconte là c’est un récit d’enfant. Parce que les enfants ont cette intelligence de repérer cela tout de suite, très vite. C’est très étrange, parce qu’eux aussi ils ont là-dessus un savoir dont on ne sait pas d’où il leur vient. Qui leur a filé ce savoir qui leur permet très vite de repérer, non seulement qui l’a ou qui ne l’a pas, mais qui est digne de la fonction ou qui est indigne de la fonction ? Et si la fonction est inversée. Ce qui est étrange c’est qu’on ne s’étonne pas de ce fait. S’ils le savent, c’est évidemment à partir des soucis d’identification personnelle, puisqu’il s’agit bien entendu, pour eux, en repérant de quel côté il (le phallus) se situe, à quel sexe ils vont emprunter pour exister.
Les identifications sexuelles de l’enfant sont éventuellement tordues. Par exemple, pour le petit Hans, le fait de s’identifier à sa mère avec les difficultés qui peuvent s’ensuivre, entraîna tout son travail, ce travail de repérage. Personne ne lui a rien appris là-dessus. C’est dire que lui aussi il est concerné par le scénario, il est dans la pièce.
Est-ce que ça s’arrête là ? Je vois vraiment que vous souhaitez que l’on sorte de cet espace confiné et délétère, et que l’on entre au grand air de la vie sociale.
Mais dans la vie sociale, ce qui est affolant, c’est que c’est de nouveau ce même instrument qui va ce coup-là séparer les maîtres et les serviteurs, et qui fait que cette duplication sera immanquablement vécue comme venant redoubler celle de la différence des sexes, et que de nouveau va s’installer la guerre sociale afin de savoir de quel côté il est. Vous me direz, là au moins il n’y a pas de problème, on sait qu’il est du côté du maître. C’est facile et c’est ce qui explique l’ambition sociale. Quand elle existe ! Parce qu’il y a des jeunes pour lesquels, l’ambition sociale, ils n’en ont rien à faire !
Mais là quand même c’est clair ! En fait, c’est tellement peu clair, qu’il y a des époques historiques où manifestement le patron envie la jouissance qui se trouve de l’autre côté. Parce qu’être patron, c’est certes un bénéfice narcissique, mais par ailleurs ça implique à la fois des devoirs et puis également, l’accumulation, nécessite une certaine économie. Vous me direz que là je plaisante, quand il s’agit de chiffres considérables, on ne voit pas quelles seraient ces économies. Pourtant les gens riches - j’espère qu’il y en a dans la salle pour m’approuver - les gens riches sont toujours très économes. Ils ne gaspillent pas le fric comme ça. Ils épluchent les comptes. Et je dirais même que le plus souvent ils évitent de payer. Donc quand on a des gens riches qui s’inscrivent à l’Ecole, vous pouvez être sûr, que pour payer l’inscription ça va être un problème ! Ce n’est pas votre cas bien sûr ! Donc narcissisme de porter glorieusement l’instrument, mais à la longue ça fatigue. Et donc ils voudraient bien partager la jouissance de l’autre côté.
C’est un moment historique que vous avez immédiatement, spontanément repéré dans notre Histoire de France au XVIIIe siècle, avec la Révolution, précédée évidemment par un grand progrès littéraire et philosophique qui situait la vérité du côté de la nature, la jouissance et l’authenticité du côté des gens du peuple. Il y avait donc une démission de l’amour du maître pour lui-même. C’est pourquoi dans ces histoires, les littérateurs jouent toujours un grand rôle. Dans cette affaire, Rousseau par exemple, a sûrement été d’un grand poids. Avec – et vous allez voir comment je suis astucieux de passer par là – avec cette appréciation morale qui était que les vertus morales sont dans le peuple, et le libertinage du côté des maîtres. Il y ceux qui sont donc dans le vrai du savoir en tant qu’il est celui de la nature, dans le vrai des mœurs en tant qu’elles sont rustiques, qu’elles sont bucoliques, qu’elles sont simples, qu’elles sont immédiates, qu’elles sont directes et n’ont rien à voir avec les perversions des maîtres. Je vous raconte cela, parce que cette mutation, cette transformation de l’opinion publique et du peuple en un tribunal qui va juger la décadence des maîtres, leurs excès, je pense que vous reconnaissez un petit peu de notre époque. Mai 68, dont on évoque la possible commémoration, a été un moment de tournant de la sorte, avec là encore une dévalorisation des savoirs acquis aussi bien universitaires qu’autres, au profit de ce qui était la simplicité et la sagesse des métallos de Boulogne-Billancourt. Il y a aussi ce grand mouvement d’Extrême-Orient inspiré par la sagesse du peuple chez Mao. Sagesse du peuple, tu parles ! Le pauvre ! Ça a dû lui coûter… je ne sais pas, vingt millions paraît-t-il ? Je ne sais pas comment on a fait le compte d’ailleurs …vingt millions de morts !
Ne nous dispersons pas et ne partons pas dans des explorations trop lointaines. Ce dont il est question, c’est que dans la vie sociale, le moteur – j’essaie de vous le faire valoir –on ne veut pas, on ne veut rien en savoir, on ne veut rien savoir de ce qui meut là chacun, de ce qui là aussi dans la vie sociale l’inscrit dans un scénario ! A l’évidence, tous les remèdes tentés par l’intelligence politique ont échoués. C’est quand même quelque chose d’assez stupéfiant de constater qu’on sait depuis l’Antiquité, et depuis des analyses remarquables qui ont été faites de la vie politique, que l’on ne parvient pas à trouver le mode d’arrangement qui ferait que la vie sociale ne soit pas pathologique, c’est-à-dire source de souffrance ! Quotidiennement nous sommes dans la souffrance de la vie sociale. Vous ouvrez le poste de radio, vous avez très vite envie de le refermer, parce que vous vous dites : c’est absolument intolérable ! Mais vous vous dites : mais comment se fait-il, quand même, nous sommes supposés avoir des esprits savants, mais comment se fait-il que ça dure, qu’on ne trouve toujours pas le moyen de faire qu’en se levant le matin on soit content d’entrer dans le commerce avec les autres ? Ça ne vous dirait rien d’être tranquille, rassuré, de se dire : je vais passer une bonne journée avec mes contemporains, avec mes familiers, ça va être chouette ! Non ? Et malgré vos réflexions, malgré éventuellement vos engagements, si vous en avez eu, c’est loupé ! C’est toujours loupé. C’est toujours loupé, mais entre autres raisons, à cause de celui qui là écrit la pièce. Le plus proche, je dirais, d’isoler son auteur a certainement été Marx. C’est sûrement le plus proche, il n’est pas allé jusqu’au bout. Et le pire c’est que Freud n’est pas allé jusqu’au bout non plus ! C’est-à-dire qu’il s’est arrêté au « malaise » dans la vie sociale. Mais il n’a quand même pas isolé l’instrument dont nous sommes les amants et victimes C’est un titre banal mais dont nous sommes les amants et les victimes, c’est-à-dire l’instance phallique, c’est-à-dire celle à laquelle nous donnons dans certaines circonstances religieuses, mais aussi dans la vie familiales, nous donnons le nom de Père.
Alors comme nous sommes néanmoins des gens avides d’agir, on va s’engager dans quelque chose. On ne va quand même pas laisser ça traîner, c’est-à-dire on va s’engager dans le fait que cette instance, le Père, que ce soit celui de la religion ou le père de la nation, ou le père de la famille, on va lui dire ça suffit ! On va se passer de toi ! On est parfaitement capable de se diriger soi-même, d’être responsable de nos actes, de nos pensées. La division que tu contrains entre homme et femme avec la guerre des sexes que ça induit, y en a assez ! On veut l’égalité ! On veut la tranquillité ! On en a assez de travailler pour toi. Le véritable exploiteur c’est toi, puisque c’est à toi qu’on sacrifie sans cesse des parts de jouissance pour que tu existes. Donc ça suffit !
Alors là aussi, c’est comme pour Rousseau au XVIIIe siècle, il y a un auteur français - nous avons le droit de ne pas être fiers de cet auteur - qui a énormément et savamment écrit et travaillé là-dessus, dont l’influence est majeure dans le monde anglo-saxon, c’est Michel Foucault. Toute l’œuvre de Michel Foucault, vous pouvez prendre quelque domaine que ce soit chez lui, il a touché à beaucoup de domaines, toute son œuvre est consacrée à l’élimination de tout ce qui peut faire autorité, quels qu’en soient les justificatifs dans la vie sociale, dans les groupes sociaux, dans la famille, dans l’exercice de la sexualité.
Personnage par ailleurs intéressant Michel Foucault ! Et non seulement un travailleur acharné. C’est un type qui passait toutes ses journées à la Bibliothèque Nationale. C’est aussi quelqu’un dont la vie privée mérite – elle n’est pas dissimulée – d’être connue. C’est un fils de médecin. Vous voyez où ça mène ! Donc Michel Foucault a joué un grand rôle dans cette affaire. Il est à l’origine de la théorie du genre, Judith Butler est une de ses disciples. Aujourd’hui encore, il est toujours une référence majeure concernant cette élimination de la référence à toute autorité. Moi je l’ai un petit peu approché : c’est un personnage sympathique. Manifestement pas très heureux dans ses aventures personnelles et dans les contraintes de sa vie privée. C’était un -on pourrait dire ceci - un intellectuel dans le bon sens du terme, c’est-à-dire celui qui pense que l’intelligence est décisive dans la mise en place de l’action et des mœurs.
Ce matin je devais tenir un propos lors d’un congrès, grande messe des psychiatres français, qui se tenait au Palais des Congrès, et où on m’avait demandé de traiter une formule de Lacan disant : « La mort de la mort c’est une catastrophe ». Je devais donc parler devant un auditoire absolument pas informé : déjà la mort ce n’est déjà pas gai, mais « la mort de la mort » c’est encore moins drôle. Et puis qu’est-ce que ça veut dire « la mort de la mort » ? Et pourquoi ce serait une catastrophe ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Très judicieusement ils ont passé une vidéo de la conférence que Lacan avait faite à Louvain avec une admirable passion, un admirable engagement personnel. Lacan ne faisait jamais semblant, il était toujours dans l’authenticité de son propos et de son geste. Il formule évidemment que la vie éternelle serait insupportable compte tenu de ce qu’est notre vie. Donc « la mort de la mort » catastrophe ! Ceci étant bizarrement d’actualité, puisque l’un de nos romanciers vient de sortir son livre sur la vie éternelle.
Qu’est-ce que c’est la mort de la mort ? Ça a beaucoup à voir avec l’opération foucaldienne, comme on s’exprime. D’abord la mort. Je ne vous demande pas de me conceptualiser ce que c’est que la mort, parce que ce que vous me diriez ne serait pas très intéressant et puis je vous plongerais dans l’embarras. Je voulais dire que la mort est la manifestation - vous voyez, moi je vous en donne tout de suite une définition costaud - est la manifestation dans le champ du réel de la perte définitive, irrémédiable, de l’objet ou de l’être éventuellement auquel on est attaché. Définition qui paraît évidente et dont pour le moment on va se servir… Pour le moment, c’est une étape, c’est provisoire.
Perte irrémédiable, ça veut dire que c’est l’expulsion hors du champ des perceptions, du domaine dans lequel nous nous déplaçons, et où nous sommes certains toujours de retrouver ce que l’on y a égaré. On l’a peut-être égaré mais c’est quelque part. On est sûr de remettre la main dessus. Le réel ça veut dire que ce qui était là dans le champ des perceptions est passé dans un autre espace – cieux si vous voulez ou les enfers, ça n’a aucune importance ! – mais dans un espace où je ne pourrais jamais retrouver ce qui est parti.
Ce qui est tout de suite audible par vous, c’est que cette perte de l’objet cause du désir, lui-même irrémédiablement inatteignable, vient parfaitement recouvrir la familiarité que nous avons - parce que la familiarité avec cette perte de l’objet, nous ne l’avons pas, ça s’opère à notre insu – mais en revanche ce qui ne s’opère pas à notre insu, c’est que dans le champ de notre vie ordinaire, la mort vient manifester ce qu’il en est de la perte irrémédiable, de la plongée dans un autre espace de l’objet auquel je suis attaché. C’est la perte de cet objet - je reviens à celui de l’objet et non pas à l’être cher - qui est cause du désir, c’est-à-dire de la vie. Autrement dit c’est la mort qui se trouve entretenir la vie.
Ce que je dis là est une banalité qui a été dite bien avant et par beaucoup, qui se vérifie dans ce qui est notre attachement à une lignée, c’est-à-dire à ceux qui sont morts et qui en quelque sorte autorisent ma vie par le type d’attachements par le type de liens auxquels ils m’invitent et qu’ils autorisent pour moi. Et quand on veut détruire une lignée, voire un peuple, on commence par quoi ? On commence par s’en prendre à ses cimetières ou bien envoyer ses membres à la fausse commune, afin que leurs morts ne laissent pas de traces, de traces qui pourraient toujours être la racine qui ferait que ça pourrait repartir.
Il y a - je dis ça en passant, mais c’est quand même évocateur de l’affaire - il y a dans les rues de la capitale de la Jordanie, Amman, il y a des rues qui sont pavées avec les stèles du cimetière du Mont des Oliviers à Jérusalem. C’est-à-dire que les voiture passent joyeusement sur des stèles funéraires avec leurs inscriptions hébraïques, et puis les ânes trottent joyeusement et crottent joyeusement sur les stèles funéraires de ceux que l’on veut voir disparaître. C’est toujours immanquable ça. Je ne le donne que comme illustration de ce fait, que c’est aussi bien des morts que de la mort cette perte irrémédiable de l’objet auquel on est attaché va être cause du désir et donc de la vie. C’est de cette mort là que nous vivons. Il s’agit donc de passer par cette mort-là, c’est-à-dire la perte de cet objet, par ce deuil, pour vivre soi-même. Et même ça va plus loin : puisque j’évoquais tout à l’heure le rôle que nous tenons dans la pièce, du même coup, en venant m’inscrire dans la pièce, je viens à mourir, puisque désormais je ne suis plus rien que l’acteur de cette pièce. Et qu’à la limite si je suis remplacé par une créature automatique, demain un robot, ça n’a pas d’importance. Mais en venant dans cette pièce, je viens à mourir à ce qui pourrait être mon existence. Je suis vivant dans cette pièce en tant que mort. Je suis un acteur et c’est ce qu’on me demande.
La mort de la mort ! Je donnais cet exemple ce matin je racontais comment me rendant à un dîner donné par une amie parisienne, très connue, et qui était veuve depuis peu, veuve d’un ami qui était cher à un petit groupe, les invités de ce dîner arrivaient attristés par la perte de leur ami, et ils étaient accueillis par l’hôtesse dans l’entrée ; elle avait un agréable sourire, et elle désignait à ses invités sur une console un élégant pot en porcelaine de Sèvres, avec ce joli bleu de Sèvres, et disant à chacun – « Il est là ! ». De tel sorte qu’elle assurait qu’au cours du dîner, non seulement elle restait accompagnée, mais qu’avec un peu d’imagination, nous pouvions penser à ce qu’auraient été les réparties toujours vives et spirituelles de cet ami que nous croyions avoir perdu. On croyait que… mais non ! Il était toujours avec nous, il était toujours dans notre espace, soit je dirais dans ce joli le pot, soit comme cela se pratique si souvent grâce à la crémation, dispersé dans le jardin qu’il aimait le plus ou au bord de la station balnéaire qu’il avait aimée afin qu’il y soit toujours heureux là.
Autrement dit, ce mouvement qui est le nôtre d’annuler la mort, c’est-à-dire cette perte va plus loin, il s’agit non seulement d’annuler, mais d’expédier la mort elle-même dans un autre espace, je veux dire la supprimer comme présente dans le champ des représentations, comme étant un évènement susceptible de s’y produire, puisque si jamais elle s’y produisait, cela n’empêcherait nullement le défunt ou la défunte de rester parmi nous et avec nous.
La mort de la mort ! Pourquoi Lacan a-t-il dit que c’était une catastrophe ? Si vous voyez ce film, vous verriez la passion de Lacan pour dénoncer ce caractère catastrophique. Pourquoi ? Eh bien comme je le disais tout à l’heure, parce que cette disparition, cette perte irrémédiable est garante de la limite, garante d’un réel, garante de l’impossible, c’est-à-dire justement de ce qui est le lieu qui entretient la vie. La mort de la mort, du même coup, fait que l’existence n’a plus de place.
Ce qui fait que lorsque l’opération foucaldienne qui consiste à récuser le lien fait à ce « rôle », la fonction du nom-du-père, il aboutit effectivement à la mort de la mort.
Plus d’inscription funéraire, plus de savoir auquel on aurait à faire référence, plus de détermination des mœurs, plus de différence sexuelle, plus d’inégalité ! Et aussi plus d’existence subjective, de participation subjective à ce qui se passe.
Alors à ce moment-là, le sentiment d’un scandale vous saisit, bien qu’il n’apparaisse pas immédiatement, mais je sens qu’il va venir. Alors tout cela est terriblement réac ! Hein ? Tout ça c’est toujours pour les mêmes trucs : papa, maman, la religion, enfin bref toutes les vieilleries quoi ! Heureusement qu’on en est sorti, qu’on n’en veut plus. Avec à ce moment-là, l’émergence de la question à laquelle je voulais ce soir aboutir, ne serait-ce que pour que vous ne pensiez pas que je n’ai fait que folâtrer sur ce chemin. Cette conclusion est la suivante : est-ce que, pour que nous ayons le respect de la limite, c’est-à-dire du réel, c’est-à-dire de l’impossible, est-ce qu’il faut nécessairement que celui-ci soit habité par une autorité, voire par un agent de police, pour nous obliger en quelque sorte à prendre cette limite au sérieux ? Premièrement nous ne prenons pas cette limite au sérieux, parce que nous savons que celui qui l’habite, ce réel, il est mort, et que finalement je peux aller fleurir sa tombe mais que je peux aussi l’oublier. Ensuite notre spécialité, c’est que dès qu’il y a une limite, nous l’aimons beaucoup parce que nous avons tout de suite envie de la transgresser. Donc bravo la limite ! Comme ça au moins, s’il n’y a pas de limite, je ne sais même plus ce qu’il y a à transgresser, ce qui je dois dire n’est pas très érogène. Grâce à la limite, là au moins, du moment que je sais ce qu’il ne faut pas faire, je sais ce que je peux faire. Vous vous rendez compte de la punition qu’on inflige à quelqu’un si on ne lui signifie pas ce qui est interdit ? C’est ce qu’on fait aujourd’hui avec les enfants, on ne leur signifie pas ce qui est interdit. On les met dans un drôle d’état ! Parce qu’ils cherchent alors les transgressions possibles ; et elles peuvent aller loin, justement faute de ne pas les trouver sous la main.
La question majeure à laquelle a travaillé Lacan, et que vous trouverez pour ceux d’entre vous qui auraient envie d’y aller voir, concerne son élaboration très technique, savante, réservée aux « happy few » (il n’avait pas tellement envie que ça se popularise), et qui tourne autour des nœuds borroméens. Autrement dit, est-ce qu’il peut y avoir une consistance psychique avec le nouage de ces trois dimensions que sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, en se dispensant du rond quatrième qui est le nom-du-père ? Autrement dit, tout son parcours terminal a tourné autour de ce que je suis en train d’évoquer pour vous.
Il y avait à mon histoire un dernier chapitre, mais il est un peu tard pour que je l’aborde, chapitre destiné à illustrer dans le champ clinique justement un autre effet extrêmement surprenant de ce dispositif que je viens d’évoquer avec vous. Ce fait clinique étant celui de la paranoïa. Je veux dire de quelle façon nous sommes des familiers de la paranoïa, je veux dire par là que nous avons tous en général une grande sensitivité à ce qui pourrait s’interpréter comme étant persécutif.
J’entendais tout à l’heure dans le couloir un pianiste. Est-ce que vous avez entendu ce pianiste, là, de l’autre côté ? Oh il jouait mal, c’est vrai. Mais même jouant correctement, eh bien ce bruit venu de l’autre côté de la cloison déclenche tout seul et facilement des réactions de type persécutif. Ça c’est de la physiologie, ce n’est pas de la pathologie. Il n’y a pas besoin de querelles de voisinage pour vérifier ça à tous les coups. Parfois ça se termine, comme vous le savez, ça se termine mal ; pas seulement au commissariat de police ou chez le juge, mais de façon plus violente.
Vous avez la chance que la prochaine fois, grâce à tout ce que vous avez très bien emmagasiné ce soir, nous entrerons dans le champ de ce qui est à proprement parler la pathologie psychiatrique, en montrant que la psychose – vous voyez je vais tout de suite vous rassurer – ce n’est pas seulement ce qui est réservé à l’intérieur des murs de l’asile, la psychose c’est un champ beaucoup plus large, et du même coup je dirais beaucoup plus intéressant.