ALI - Mardi 26 septembre 2016
Ce qu’il y a de bien dans le traumatisme psychique – parce qu’il y a quelque chose de bien dans le traumatisme psychique – c’est qu’il ne donne rien à voir et qu’il ne donne rien à entendre, ce qui fait que du même coup, la clinique en est forcément réduite, limitée. Rien à voir, la description est donc rapide, succincte, puisqu’il a simplement à noter qu’il s’agit d’un patient dépourvu en général de motricité et d’idéation. Il est comme on dit « stone » ! Et puis il n’a évidemment rien à proposer, rien à demander non plus. Et c’est donc un tableau à la fois impressionnant et en même temps passionnant pour essayer de repérer, premièrement ce qui est en cause, et puis deuxièmement qu’est-ce que l’on va essayer de faire pour ce patient qui a en outre la propriété de ne rien demander. Il ne demande rien. Il vit avec un évènement qui n’est même pas mémorisé mais qui en quelque sorte l’a arrêté. Et à ce propos, viendra facilement l’image d’un film qui s’est arrêté sur une image mais qui n’est pas vue par le patient et dans laquelle il ne se voit pas non plus. On aurait envie, pour abréger, de dire que c’est une sorte d’état de mort psychique : il est là, il ne demande rien, il ne veut rien, il ne cherche à provoquer ni la sympathie ni ne témoigne d’un investissement, encore bien moins d’un transfert. C’est donc un tableau vis-à-vis duquel évidemment les spécialistes sont particulièrement désarmés. Et ce que l’on lit en général sur cet état témoigne de cet aspect d’impuissance dans laquelle se trouve le thérapeute.
Il est possible qu’avec le temps ça évolue. Mais on ne sait jamais combien de temps, ni pourquoi, ni comment, et que petit à petit le patient retourne dans ce que j’appellerais, tout de suite pour simplifier, la discursivité.
En tout cas, ce qui nous intéresse plus particulièrement dans le cas du traumatisme psychique, ce sont sûrement deux faits. D’abord que la psychanalyse a commencé pour Freud avec ce qu’il en était de traumatismes psychiques, les névroses traumatiques de ses patientes auxquelles il avait affaire, et qu’ensuite, à l’autre extrémité de la chaîne, il est vraisemblable que l’écriture par Lacan du nœud borroméen, nous donne un recours qui peut être décisif afin d’appréhender cet état. C’est-à-dire d’abord d’en repérer l’organisation psychique, bien qu’il n’ait rien à dire et rien à montrer, et puis d’autre part pour engager justement une action qui n’attendrait pas quelque heureuse évolution spontanée.
Ce qui est intéressant avec ces névroses traumatiques qui avec Freud inaugurent la cure psychanalytique, c’est qu’à l’évidence, ce ne sont pas des traumatismes psychiques, ce sont des pseudo-traumatismes psychiques. Et ce qui permet tout de suite de faire la différence, c’est que ces patientes, par leur symptôme et éventuellement par le récit qu’elles consentiront à faire, témoignent qu’elles sont dans une discursivité accomplie et même éloquente. Il suffit – comme l’avait Freud – d’avoir l’oreille attentive pour déchiffrer ce que les symptômes venaient raconter, c’est-à-dire ce qui était, se donnait à entendre comme le viol qu’elles auraient subi de la part de leur père. Comme Freud est prudent, il craint de trop offusquer, il dit que c’est de leur oncle. Mais il reconnait plus tard ailleurs que c’est bien du papa dont il est question.
C’est un point qui est intéressant puisque ce début – vous le savez – a été marqué par une polémique qui n’est pas encore très éloignée, et qui consistait à dire que Freud avait menti puisqu’il aurait su que cet évènement, cet acte s’était effectivement produit. Or justement, la distinction entre ce qu’il faut appeler un traumatisme psychique allégué, un pseudo- traumatisme, c’est-à-dire hystérique, et puis le trauma de la clinique du traumatisme authentique, cette différence est parlante, criante, et de telle sorte que si cet évènement allégué s’était réellement produit, il est vraisemblable que nous aurions eu affaire au tableau que j’ai raconté, que j’ai tenté de décrire un tout petit peu plus tôt, c’est-à-dire cet état de stupeur au lieu de cette éloquence des symptômes visant à faire entendre un évènement, un évènement allégué et qui ne s’est pas produit, mais qui nous informe sur le fait que l’introjection pour une jeune fille du Phallus, c’est-à-dire la découverte qu’elle participe par son corps au monde de la sexualité, eh bien la voilà brusquement habitée par quelque chose qui la fait participer au monde de la sexualité. Elle n’a rien demandé, pan ! Voilà ce qui lui tombe dessus. C’est que donc cette introjection peut parfaitement être interprétée par elle comme la violence qu’elle aurait subie de la part justement de celui qui dans l’affaire se trouve être le responsable de l’introduction dans la famille et celui qui vient casser ce qu’il en est de la simplicité et de la pureté de l’amour d’un enfant pour sa mère, c’est-à-dire le papa. Et donc que cette introjection ne saurait s’expliquer autrement que par l’acte brutal, l’acte de violence qui aurait fait que maintenant, pouf ! elle a basculé dans le champ de la vie sexuelle à son corps défendant. Pourquoi à son corps défendant ? Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas heureuse ? Pourquoi est-ce que ce n’est pas une fête ? Tiens pourquoi est-ce qu’on n’organise pas une fête à cette occasion ? Pourquoi est-ce que ce n’est pas une fête de découvrir que ça y est, on est adulte, on est grand, et qu’on est maintenant concerné par ce mystère qui semble avoir tant d’attrait pour l’entourage ? Pourquoi ? Est-ce que vous avez une proposition à faire sur ce pourquoi est-ce un traumatisme et pas une fête ? Toutes les propositions seront bien venues ! Hein ? Vous n’êtes pas généreux !
Intervenante – L’embarras du corps ?
Ch. Melman – Oui peut-être. Moi je crois plutôt que c’est le fait que dans sa sexualité, une jeune femme se trouve manifestement en état d’infériorité par rapport au rival masculin, au rival fraternel, se trouve en état d’infériorité puisqu’elle se trouvera exposée à devoir sans cesse faire ses preuves, je veux dire que c’est là une bénédiction qui est redoutable puisque pour la valider il faudra que sans cesse elle fasse ses preuves, preuves incertaines, aléatoires, l’obligeant à manifester ses capacités de plaire, ses capacités de séduction, et cela jusqu’à ce que la maternité l’adoube. « La » et pas « l’ » hein ! Non je plaisante, « l’ » bien sûr ! Qu’elle soit adoubée par la maternité. Donc pourquoi est-ce que je le rappelle, sinon parce que cela nous éclaire au fond, ce pseudo-traumatisme, sur ce que c’est qu’un véritable traumatisme psychique, c’est-à-dire la rencontre, le heurt avec un réel qui en tant que tel, ce heurt, n’est pas dialectisé. C’est boum ! C’est le choc soudain, hors toute dialectisation, et qui va avoir des effets singuliers, des effets étranges. Donc le pseudo-traumatisme hystérique joue à faire comme si, pour la jeune fille innocente et pure, cette introjection de la sexualité constituait la rencontre avec un réel qui par elle n’aurait pas été dialectisé. Autrement dit elle ne l’aurait pas voulu, voire il n’aurait pas figuré dans ses spéculations. On voit donc de quelle manière, au fond, ça pourrait passer pour un traumatisme, et cependant, comme on le sait, cette allégation d’innocence ne tient que par un processus de refoulement, ou de refus explicite, ou bien de refoulement inconscient, et qui témoigne que la dialectisation a bien été en marche, qu’elle a bien opéré.
Le véritable traumatisme psychique est donc bien différent. Il est inutile d’évoquer ici les diverses conditions qui le réalisent. Toutes ces conditions se trouvent subsumées par ce fait que c’est la rencontre soudaine, impréparée d’un réel qui va avoir pour propriété singulière d’abolir justement ce qui pouvait fonctionner auparavant comme discursivité, provoquer l’arrêt sur image dont je parlais tout à l’heure, et surtout se manifester comme un réel dans lequel il n’y a aucune voix, aucune présence, rien qui ne soit préparé. Nous fonctionnons en tant que névrosé vis-à-vis d’un réel qui est habité, habité par l’instance que vous voudrez : divine, paternelle, qui est habité par l’inconscient, qui est habité par l’objet a, et qui donc figure comme un réel autre, c’est un réel apprivoisé. C’est en tout cas le réel que justement nous vaut la religion. Le propre de la religion est de faire que l’environnement ait été préparé, ait été conçu pour nous faire bon accueil et se mettre à notre service, au service de nos besoins comme de notre jouissance. Ce n’est pas le réel habité par les mystères, voire par des démons, c’est un réel dont nous pouvons difficilement avoir l’idée puisque pour nous, et grâce à la religion, c’est un réel qui ne demande qu’à nous servir. Voyez, la religion apporte quand même beaucoup d’avantages, de bénéfices, de tranquillité, d’assurance. Or ce réel du traumatisme, contrairement à celui dont je viens de parler, n’est pas symbolisé, puisque celui dont je viens de parler c’est le réel symbolisé. Pour l’imager et pour prendre des risques, je dirais que c’est le trou qui figure dans l’âme du tore. L’âme, ce qu’il y a dans le tuyau, comme on dit l’âme d’un canon de fusil. Et puis il y a l’autre réel, celui qui est au centre du bagel et qui lui subsiste, se maintient comme vierge.
Bon ! En tout cas donc, ce réel auquel a affaire celui qui est exposé à un traumatisme physique et aux conséquences psychiques, c’est un réel vide. Et il a beau avoir menacé la vie du patient, c’est une menace sans signification, qui ne se prête à aucune interprétation. Si le patient faisait quelque projection paranoïaque, c’est-à-dire supposerait que là, dans ce réel, là, il y a quelqu’un qui lui a voulu quoi que ce soit, il serait sauvé, il ne serait plus dans le traumatisme. Son problème c’est que dans ce réel-là, il n’y a rien, il n’y a personne, ça ne veut rien dire. Est-ce que ça voulait dire qu’on voulait sa mort ? Là aussi ce serait déjà attribuer quelque volonté émanant de ce réel, ce serait déjà une sortie possible. Mais non ! C’est un réel en quelque sorte inerte, qui ne dit rien, mais qui, avec cet arrêt sur image, provoque chez le patient lui-même cette sorte d’annulation de l’idéation : il a rien à dire, il a rien à en dire, mais rien à dire en général, et il semble donc, en tant que sujet, absent à cet évènement.
Dans ce que j’ai pu lire sur la question, il y a un point – en général ce qu’on lit n’est pas très intéressant – un point qui fait exception, un papier que je vous communiquerai, enfin en réalité je tourne autour justement de ce dont cet article parle. Je laisse pour le moment le côté, le point précis que je souhaitais évoquer.
Donc, comme je le disais au début, rien à voir, rien à dire, rien à entendre. Comment peut-on imaginer ce qu’il en serait de la structure ainsi présentifiée ? Il est à mon idée assez remarquable que celle du nœud borroméen vienne introduire un soupçon quant à cette organisation, soupçon susceptible d’avoir des conséquences, et pas seulement pour faire joli, pour faire un dessin, mais d’avoir des conséquences sur la conduite à tenir. En effet, devant ce qui à l’évidence est la disparition de la dimension du registre symbolique, devant ce qui à l’évidence est la disparition du registre de l’imaginaire, tout prête à penser, et ça paraît jusque-là sans risque, on peut supposer qu’on a affaire à une opération de retournement par lequel c’est le réel qui est venu ( on se demande souvent quand on… ces histoires de retournements chez Lacan, qu’est-ce que ça vient enseigner cette affaire), que c’est le réel qui est venu ainsi retourner les deux dimensions du symbolique et de l’imaginaire, de les enclore, et ne plus laisser comme mode de rapport à l’environnement que la présence de ce réel. Et donc sans autre dialectique possible puisqu’il n’y aurait que du réel pour répondre à un réel, pour répondre du réel.
Il est évident que la façon dont j’ai essayé d’en parler encourage ce type d’interprétation nodale que j’en propose. Mais si elle est bonne, si elle est exacte, elle a l’avantage de solliciter une approche thérapeutique qui serait fondée. Sur quoi ? Non pas du tout essayer de faire évoquer par le patient ce qui s’est passé, et je vous dis quand même ce que raconte cet auteur dont je parlais tout à l’heure, c’est-à-dire que lorsqu’il y a un traumatisme, et donc immédiatement cet effet qui s’est produit, il y a le plus grand intérêt thérapeutique à faire aussitôt, d’urgence, parler le patient sur l’évènement qui s’est produit, le faire le dialectiser tout de suite. C’est-à-dire ne pas laisser s’installer cette espèce d’hébétude, du fait qu’il n’y a plus rien qui puisse en être dit, car c’est vrai que le réel non symbolisé, il n’y a rien à en dire ! Il ne se prête à aucun dire et à aucun dit ! Et donc ce point que j’avais trouvé remarquable dans ce travail, c’était déjà cette première conclusion, c’est que celui qui est pris dedans, il faut considérer comme une urgence psychique de tout de suite le faire raconter, et raconter avec lui l’évènement qui s’est produit, et afin qu’il entre dans une dialectisation, une symbolisation, une imaginarisation. Mais une fois que ça s’est instauré, vous pouvez y aller, c’est fini, il n’a plus rien à en raconter et puis ça ne l’intéresse pas.
Alors qu’est-ce que vous allez bien pouvoir tenter ? Eh bien vous allez tenter – ça paraît tellement loin de l’épisode, de l’évènement – de commencer par lui faire raconter son enfance. Parce que la mémoire n’est pas absente. Le seul problème c’est qu’il n’a rien à dire. Et donc l’interroger de façon très précise sur son enfance : comment ça s’est déroulé, les circonstances, enfin tout ce qui constitue le terreau plus ou moins microbien d’une enfance. Comment ça s’est déroulé, comment était le papa, comment était la maman. Qu’est-ce que ça a à voir tout ça avec cet évènement ? Ben rien évidemment ! Ça n’a rien à voir ! Mais vous essayez de le réintroduire dans ce qui a creusé le lit de sa subjectivité, comment ça s’est déroulé, éventuellement les objections, les critiques, les désaveux, les dénonciations… Très bien, excellent ! Formidable ! L’évènement, on n’en parle absolument pas, on ne peut pas, ce n’est pas la peine. Mais tout ça, lui faire raconter son enfance pour essayer évidemment de l’inciter à venir réhabiter cette subjectivité qui s’est éclipsée. Mais surtout, surtout, faire que la résurgence d’un réel cette fois-là symbolisé, c’est-à-dire la façon dont s’est constitué pour lui le champ de l’Autre, lui rendre sensible ce fait que le réel brut, celui auquel il a eu affaire est indirectement lui aussi un effet du discours : c’est ce qui reste, c’est le reste après symbolisation. Ce n’est pas le réel aveugle, étrange, absurde qui l’a frappé, c’est un réel qui même s’il n’est pas symbolisé, même s’il ne relève pas du champ de l’Autre, néanmoins ne fonctionne pour le parlêtre que parce que c’est au sein de ce réel que le symbole est venu forer son trou et qu’il y a toujours forcément un reste, un reste qui sans pouvoir être dialectisé est néanmoins un effet de la dialectisation, non pas l’effet d’un accident aveugle mais l’effet d’une dialectisation.
Moi je trouve que sur ce terrain qui est un terrain en friche, certes l’application nous paraît a priori étrange et arbitraire du nœud borroméen et en particulier dans ces opérations de retournements. Parce que si mon propos a quelque justification, c’est de témoigner que Symbolique et Imaginaire ne sont pas détruits pour autant ! Ils sont là, enfermés, retenus par le Réel, et que dès lors, si c’est vrai, il doit être possible d’agir de telle sorte que de nouveau un mouvement s’opère qui permet un autre jeu, c’est-à-dire d’autres retournements et qui cette fois-là participeraient de mécanismes ordinaires de notre relation à ces trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.
Donc, sur ce terrain en friche, moi je trouve qu’il serait intéressant de vérifier que ces dernières données par Lacan, a priori tellement abstraites, tellement… – on a envie de dire parfois – … n’importe quoi ! Eh bien, qu’elles peuvent être bénéfiques et venir éclairer une zone jusqu’ici déficiente, complètement déficiente.
Alors c’est donc à Tel Aviv que nous avions organisé un colloque sur ce sujet avec donc des psys israéliens, dont ce n’est pas leur faire injure de dire qu’ils ne nous ont rien appris alors qu’ils sont évidemment en plein dedans, et que les cas de traumatismes psychiques, et en particulier dans l’Armée, avec des effets évidemment problématiques. Et il est certain que nous-mêmes, ici par exemple, ou dans d’autres pays, nous n’avons rien eu d’intéressant à dire, ni à faire.
Il y a donc dans ce projet que vous inaugurez ici sur ce travail, il y a je crois beaucoup à avancer. Étudiez la littérature psychiatrique, vous verrez en quoi elle consiste, vous verrez. À part je dirais cette remarque : qu’il faut dialectiser tout de suite. Et l’auteur de l’article ne sait pas pourquoi évidemment ! Mais il a noté ça… Il faut tout de suite faire raconter au patient ce qui s’est passé, ce qu’il a vu, ce qu’il a senti, ce qu’il a éprouvé, tout de suite. Et ça c’est une notation précieuse et qui va dans le sens de la discursivité retrouvée, autrement il n’y a que des banalités et qui sont dommageables.
Voilà ce sur quoi je voulais attirer votre attention depuis le départ de Freud sur donc ces pseudo-névroses traumatiques. Si ça avait été de vraies névroses traumatiques, la psychanalyse ne serait pas née. Et vous voyez dès que vous avez, comme dans les cas de Freud, un réel habité par des symptômes éloquents, ce n’est pas une névrose traumatique, ce n’est pas un traumatisme psychique, c’est un pseudo-traumatisme. Il y a quand même là une ligne clinique de partage qui n’est pas sans intérêt.
Choula Emerich – Et Freud l’avait bien remarquée d’ailleurs cette ligne de partage entre le traumatisme et le traumatique, et il disait que le traumatique c’était quand il y avait une effraction du réel, et qu’autrement le traumatisme venait d’un fantasme qui venait avoir là une action sur le psychisme et donc engendrait un refoulement, et donc pouvant mettre en place une névrose. J’ai été assez impressionnée de voir à quel point il avait su faire la distinction entre ces deux nominations de traumatisme.
Ch. Melman – Vous voyez, voilà ! Freud parle comme Lacan et comme moi. Mais oui, il avait vu énormément de choses, si ce n’est que nous n’avons pas par lui de description. Sauf que, alors je vais quand même dire trois mots là-dessus, c’est que chez ces patients, la grande difficulté pour les faire bouger, c’est qu’ils sont attachés à cet état, c’est-à-dire à cette espèce de collage avec le réel brut. Pourquoi y sont-ils attachés ? Ils y sont attachés parce que finalement c’est l’unique jouissance qui leur reste. La jouissance c’est, si vous n’avez pas une zone susceptible pour vous d’entretenir la jouissance quelle qu’elle soit, vous n’êtes plus un humain. À ce moment-là vous devenez un légume. Eh bien, ce qui leur reste, c’est la jouissance de ce réel brut, et voilà le paradoxe qui risque de passer, de paraître pour étant une jouissance d’intensité et de qualité bien supérieure à celle du semblant qu’ils avaient connu jusque-là. Parce que cette jouissance-là ce n’est pas du semblant ! Ah !
Elle par une vérité…, ah, on ne peut pas faire plus ! D’ailleurs on pourrait dire d’une certaine façon que le drogué, il la recherche cette jouissance-là. Je veux dire que la tentation de l’overdose est toujours à la clé.
Il est dramatique de rappeler que certains qui passèrent par les camps de concentration n’ont jamais pu renoncer au type je dirais de proximité avec le réel qu’ils connurent à ce moment-là. Ils n’ont jamais pu s’en détacher. Et donc comme vous le voyez, dans le traitement de ces patients, il y a aussi une opération… comment vais-je la qualifier ?… de déprimante, c’est-à-dire de ramener à la jouissance commune, c’est-à-dire une « jouissance du semblant », ce qui est là l’anéantissement permanent par la jouissance suprême, ce qui veut dire qu’il ne faut pas forcément s’attendre à être remercié. Ça aussi c’est curieux ! C’est ingrat. Eh oui ! Mais ce qui est clair, c’est qu’au cours donc de la tentative de réintroduire ce patient à son histoire, il y aura bien sûr à être attentif aux manifestations possibles ou pas d’un transfert. D’un transfert, auquel cas nous sommes évidemment ramenés à ce moment-là, s’il y a transfert – et c’est là-dessus que je concluais si je me souviens bien quand j’étais à Tel Aviv – si vous établissez un transfert avec ce patient : il est guéri. Il est guéri parce qu’il a affaire avec un réel habité. Il y a quelqu’un là-bas et à qui maintenant, non seulement il peut parler, mais d’où il peut parler. Comment pouvait-il parler sans avoir un lieu d’où lui serait venu son message ? Comment peut-il parler si ce lieu est déshabité et vide ? Non troué !
Voilà ! Il y a quelques minutes pour des questions si vous le voulez. Si ça vous inspire. Julien !
Julien Maucade – Alors juste une remarque et une question. Pendant la guerre du Vietnam, les médecins américains militaires ont compris que dans le traumatisme psychique, il faut tout de suite faire parler les soldats, et d’ailleurs ils ont construit des cliniques, des hôpitaux tout près du front pour soigner les soldats blessés, maximum une semaine et les renvoyer au front, parce qu’ils ont découvert que si c’est prolongé de plus d’une semaine, le soldat ne veut plus combattre, ne veut plus revenir sur le front. Donc ils ont construit des cliniques tout près.
Ma question c’est par rapport au nœud, je me demande si dans le traumatisme psychique, est-ce qu’il y a nœud, c’est-à-dire est-ce que c’est un nouage entre les trois dimensions ou est-ce que ce que vous décriviez ressemble plus, il me semble, à un tore ?
Ch. Melman – Oui !
Thatyana Pitavy – Un nœud torique.
Ch. Melman – C’est ce que j’essayais de raconter. Oui oui bien sûr !
J. Maucade – C’est ça, parce que comme les trois font un aussi.
Ch. Melman – Oui oui non mais…
Th. Pitavy – Juste pour rajouter une précision aux retournements effectivement, à cette hypothèse d’un retournement du réel sur le symbolique et l’imaginaire. Ce qui est intéressant de faire remarquer, c’est que c’est le sens, c’est la jouissance du sens qui reste on va dire enfermée. Donc qu’à partir de là, on pourrait faire une hypothèse, qu’effectivement il y aurait un réel de sens, comme vous dites, et qui vient faire sens, je veux dire tout le temps autour de ce réel-là. Parce que le trou du sens il reste préservé dans ces retournements, c’est la jouissance qui reste préservée. Voilà !
Ch. Melman – Je suis d’accord. Vous avez raison.
Pascale Bélot Fourcade – Oui dans les réponses qui sont effectivement impliquées et qui ne sont pas du meilleur acabit, actuellement on donne du sens justement, on bourre de sens, et on a comme effet la victimisation qui est là un frein, un autre statut qui peut être définitif, n’est-ce pas ?, tout autant que « le syndrome post traumatique », comme on décrit. Voilà, donc…
Ch. Melman – La victimisation c’est ce qu’il y a de… comment dirais-je ?… c’est évidemment l’un des grands modes de guérison mais qui est en même temps catastrophique. Je veux dire en réalité c’est la pérennisation du traumatisme. C’est-à-dire qu’au lieu qu’il se soit produit dans un instant, vous allez vous en trouver marqué la vie durant. Donc la victimisation qui est effectivement la façon sociale de traiter le problème, est toujours malheureuse.
P. Bélot Fourcade – C’est un phénomène en expansion qui effectivement touche même le pseudo-traumatisme.
Ch. Melman – Bien sûr, bien sûr.
Thierry Roth – Je voudrais vous demander, il y a quand même une énigme là dans ce que vous dites, c’est-à-dire qu’il y a une bombe qui explose dans un métro, il y a 20 personnes dans le métro et il va y avoir 10 traumatisés et 10 qui vont reprendre le cours de leur vie, pas trop mal. Alors ça c’est toujours quand même une drôle d’énigme de savoir pourquoi, là évidemment les histoires singulières de chacun… mais des évènements comme ça font traumatisme pour les uns et pas toujours pour les autres. Et vous parlez de l’exemple des drogués, c’est clair qu’on en voit certains, le jour où ils ont goûté à l’héroïne, ça a été l’effraction d’une jouissance comme ça telle qu’il n’y avait plus rien à dire, qu’effectivement on les retrouve comme des traumatisés. Alors quand il y a du transfert ça s’arrange, sauf que parfois ils ne viennent plus, ils rechutent, ils reviennent, enfin bon ils n’en veulent pas toujours du transfert, ils en veulent un moment et puis, ils n’en veulent plus et… Mais en tout cas que ce soit pour les drogués, puisque certains goûtent de l’héroïne et puis ils en sortent même tout seuls parfois très bien, et donc qu’est-ce qu’il y aurait comme hypothèse pour comprendre pourquoi pour certains ça fait traumatisme et que pour d’autres c’est un choc à chaque fois, une bombe dans le métro, mais il y en a qui, y compris d’ailleurs d’autres types d’exemples d’enfants qui ont été « incestés », et pour certains toute leur vie est fixée là-dessus, et d’autres c’est un évènement douloureux mais dont ils sortent, et qui ont parfois une sexualité pas pire que les autres quoi !
Ch. Melman – Alors ? Alors ! Hein qu’est-ce qu’on va dire sur ce phénomène ? Est-ce que vous voulez dire quelque chose là-dessus pourquoi y en a qui et pourquoi y en n’a pas qui ? Hein Thierry !
Th. Roth – Ben, l’hypothèse qui ne me satisfait pas…
Ch. Melman – Vous voudriez que tous soient frappés également ? [Rires].
Th. Roth – Non, je ne suis pas assez… Mais…
Ch. Melman – Eh bien moi je vais vous dire. Faut que je vous réponde. Je ne peux pas vous laisser sans réponse. Eh bien : je n’en sais rien ! Mais je ne demande qu’à apprendre puisque vous allez travailler dessus.
J. Maucade – Je me demande si tant que le traumatisme ne touche pas le nom-du-père, qu’il fonctionne, qu’il continue à fonctionner, le traumatisme reste moindre. Seulement si le traumatisme quelque part, que ce soit l’explosion avec un bruit fracassant ou la vue de l’horreur, si ça touche le nom-du-père et qu’il l’anesthésie, eh bien ça reste un traumatisme. C’est une hypothèse.
Th. Roth – Il y a quand même l’idée d’une préparation. Vous parliez du symbolique qui est complètement comme ça retourné par le réel. C’est-à-dire que par exemple, si vous prenez l’adolescence, c’est aussi l’effraction d’un réel quand même, à l’adolescence, l’enfant n’a pas le choix, ça émerge comme ça, il doit faire avec. Mais on peut dire qu’il a été quand même préparé dans son histoire en observant, en entendant, il est un peu préparé à ce qu’à un moment il y ait du réel comme ça qui vienne l’embêter, donc je me demande comme ça…
Ch. Melman – Mais Thierry, vous ne m’avez pas écouté ! Je vais me plaindre ! Ce qui se passe à l’adolescence c’est effectivement l’effraction par un réel, mais un réel symbolisé ! Alors que celui dont nous parlons dans le traumatisme se distingue de ne pas l’être.
Th. Roth – Oui mais c’est là que je voulais en venir par rapport à ces cas du métro. Est-ce qu’il y en a chez qui, symboliquement, il y aurait pu avoir dans leur imaginaire une sorte de…
Ch. Melman – Comment voulez-vous répondre ? Par quel moyen voulez-vous que nous ayons une réponse là-dessus ? Je ne sais pas !
Martine Bercovici – Ça vient de la façon dont chacun a dialectisé la pulsion de mort.
Ch. Melman – Peut-être, peut-être, peut-être bien. Oui. Il est vraisemblable que le fameux instinct de mort chez Freud, il y aurait à distinguer ce qui est motivé par la tentative de rejoindre l’instance phallique ou de rejoindre justement ce qui lui échappe. Ce qui fait donc qu’il faudrait distinguer dans cette pulsion de mort des catégories différentes. Est-ce que la pulsion de mort est animée par le bon objet, l’objet qui convient ou bien est animé justement contre cet objet phallique ? Enfin on commence à voyager là dans des zones…
P. Bélot Fourcade – Est-ce que vous pensez que ce travail qu’il y a à faire immédiatement avec celui qui a été traumatisé, est-ce que la question de l’écriture peut intervenir dans ce genre de prise en considération ?
Ch. Melman – Je ne pense pas. Je ne pense pas parce que ce qui s’est produit n’est pas écrit, ne relève pas de l’écriture. Et c’est d’ailleurs pourquoi il y a des gens qui ont estimé que ce qui s’était passé dans les camps ça ne pouvait s’écrire, qu’on ne pouvait rien en écrire de valable. Et ça a été une difficulté sûrement. Donc on pouvait romancer l’affaire, mais la romancer c’était… D’ailleurs, bon bref, allez, je ne vais pas m’engager sur ce terrain, savoir si le roman c’est justement tenter d’écrire ce qui n’est pas inscrit, ça c’est une autre affaire.
Bon, eh bien on a rempli notre challenge, non ?
Ch. Emerich – On va peut-être dire quelques mots de la façon dont l’enseignement va se faire pendant l’année. Là on a prévu de continuer ce travail sur l’année en tenant une fois par mois une conférence qui sera faite par l’un d’entre nous à tour de rôle et de quelques personnes également qui sont déjà désignées. Et vous êtes informés, il y a eu un mailing de l’ALI pour vous annoncer les différentes dates. Ça se fera les quatrièmes mercredis de chaque mois sauf les mois où il y a vacances et où donc il n’y aura pas d’enseignement. Mais la liste des interventions ainsi que le nom des intervenants est déjà notée sur le livret des enseignements et par le mail que vous avez reçu de l’ALI.
Ch. Melman – D’autres choses ? Marc vous vouliez dire quelque chose ?
Marc Darmon – Le traumatisme psychique, c’est le seul cas où c’est plus fort que l’inconscient.
Ch. Melman – Oui c’est vrai. C’est important comme remarque
M. Darmon – C’est-à-dire que par rapport à ce que vous avez développé, je me suis demandé quelle était la difficulté justement pour établir un transfert, comment aborder un sujet… ?
Ch. Melman – Faire parler l’enfant qu’il y a chez l’adulte, puis voir !
Ch. Emerich – Nitsa Nacach avait fait une conférence ici à l’ALI et elle travaillait, comme la fameuse personne qui nous a fait cette conférence tellement nulle en Israël, mais elle nous avait présenté ici le travail qu’elle fait et vraiment ce n’était pas du même registre. On était assez impressionné, parce qu’elle nous avait montré comment dans le travail qu’elle faisait avec des gens qui avaient été soumis à de vrais traumatismes dans le réel, comment elle travaillait. Ça se passait sur deux ans, trois ans, elle les voyait régulièrement, et elle essayait toujours justement de faire qu’il y ait quelque chose qui puisse se dire mais en ne partant pas du traumatisme, mais en parlant également de l’enfance, des relations, et elle fait un travail effectif de cette façon-là qu’elle a inventé puisque visiblement les autres ne le font pas.
Ch. Melman – Eh bien c’est chouette.
Ch. Emerich – Oui, c’est intéressant en tout cas.
Ch. Melman – Bon, allez ! À bientôt.
Ch. Emerich – Merci beaucoup.
Charles Melman, séance inaugurale du Cycle de conférences sur le traumatisme psychique