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Les Mardis de la philosophie 

Jacques Lacan (1901-1981) a prolongé l’œuvre de Freud en l’enrichissant des apports du structuralisme et de la linguistique. Il pensait qu’il était possible d’améliorer le fonctionnement des sociétés humaines en en comprenant mieux les rouages et le langage.

Octobre 2014

Intervention de Charles Melman

 À PROPOS DE LACAN

Donc certains d’entre vous ont manifesté un intérêt légitime d’avoir quelque idée sur la personnalité de Lacan. Alors plutôt que de vous faire un croquis qui est toujours partiel, partial, caricatural souvent, j’ai pris le parti de vous lire une lettre de lui. C’est une lettre qui date du mardi de Pâques 1953, c’est-à-dire le 7 avril 1953, et qui se trouve adressée à son frère Marc, qui était frère bénédictin dans l’abbaye de Hautecombe. Voici donc cette lettre qui a été retrouvée dans les papiers par les Frères après la mort de Marc, et ils ont estimé que ces lettres revenaient légitimement aux élèves de Lacan. C’est comme ça que pour ma part j’en ai communication. Je ne pense pas qu’elle ait été publiée puisque c’est une lettre privée :

Mon cher Marc

Il y a longtemps que nous ne nous sommes revus. Bien des choses se sont passées depuis. Non pas comme celles dont il s’agit en général quand on s’exprime ainsi : choses qui se sont défaites – Mais au contraire mouvement dans le sens de l’accomplissement, de la certitude, de la construction, et d’une responsabilité toujours plus grande. Tout ceci non sans grandes luttes bien entendu. Je sais maintenant où je suis dans un certain moment qui est celui de mon siècle concernant l’homme. C’est-à-dire dans un moment d’où dépend la façon dont les hommes se traiteront eux-mêmes pour un certain temps, au moins dans le domaine laïc, (peut-être au-delà). Ce « traitement »  –  cette façon pour les hommes de se traiter et réciproquement – ce rapport de l’homme à l’homme, est celui qui se manifeste pour l’instant sous diverses rubriques, qu’un seul mot peut provisoirement représenter : psychologie. J’en vois le sens, c’est-à-dire j’en vois les dangers. La psychanalyse occupe là une position suréminente d’où chacun de ses tenants ne songe qu’à déchoir – pour concourir à quelque grand et général abaissement.

C’est écrit en 53 !

Je suis presque seul à enseigner une doctrine qui permettrait au moins de conserver à l’ensemble du mouvement – psychanalytique – son enracinement dans la grande tradition – celle pour laquelle l’homme ne saurait jamais être réduit à un objet. C’est peu te dire. Aujourd’hui sache seulement que tu ne saurais donner trop de portée à ces quelques lignes, ni pour estimer le point où sont engagées ma vie et mon action. J’en viens à ce qui fait l’intention de ma lettre. Un conseil, une demande. Il s’agit maintenant de moi. Je suis arrivé à bien peser, à pouvoir conclure sur ce drame qu’a été mon premier mariage, et sur ma situation actuelle avec celle qui est authentiquement ma femme, sans que j’aie voulu me marier avec elle – c’est-à-dire donner une parole que je pouvais croire ne plus jamais m’appartenir.

Je vous redis si vous le voulez cette phrase :

Je suis arrivé à bien peser, à pouvoir conclure sur ce drame qu’a été mon premier mariage, et sur ma situation actuelle avec celle qui est authentiquement ma femme, sans que j’aie voulu me marier avec elle – cette femme, cette nouvelle femme, sa compagne, c’est-à-dire Sylvia – c’est-à-dire donner une parole que je pouvais croire ne plus jamais m’appartenir. 

Parce qu’il l’avait engagée cette parole pour son premier mariage.

Il est sûr que la conception sacrée que j’ai de l’engagement du mariage a motivé cette abstention. Je sais maintenant que je puis le faire parce que mon « premier mariage » n’en était pas vraiment un. Point que seul peut sonder ce lieu de toute science que nous appelons Dieu. Y a-t-il sur terre quelque autorité qui puisse oser se charger, dans ma situation, de perdre trois enfants par exemple, d’entendre mon procès : je veux dire d’accepter d’être juge de ce que je peux articuler, pour que ce qui n’était qu’apparence soit délié par un pouvoir qui déjà s’est arrogé – non sans fondement – de représenter ce qui traduit en ordre le secret des cœurs ? Penses-tu qu’il y ait quelqu’un qui puisse, dans l’Église, envisager nos possibles – si mon témoignage peut être reçu – l’annulation de mon premier mariage ? Ceci m’importe. Car ma position vis-à-vis de la Religion est d’une importance considérable pour ce moment dont j’ai commencé à te parler. Il y a des religieux parmi mes élèves, et j’aurai à entrer sans aucun doute en relation avec l’Église, dans les années qui vont suivre, sur des problèmes à propos de quoi les plus hautes autorités voudront voir clair pour prendre parti. Qu’il me suffise de te dire que c’est à Rome qu’en septembre je ferai le rapport de notre Congrès de cette année – et que ce n’est pas par hasard s’il a pour sujet : le rôle du langage (j’entends : logos) dans la psychanalyse. La médiation obtenue pour ce problème personnel qui va loin, tu n’en doutes pas, peut être d’une grande portée pour un développement qui dépasse de beaucoup ma personne. J’ajouterai que [x] – je ne donne pas le prénom – qui est toujours plus que la personne que tu as eu à reconnaître, fait sa première communion le 21 mai. Ceci pour te rappeler que même le problème privé n’est pas ici limité à moi. Je t’annonce aussi que je suis depuis janvier président de la Société de psychanalyse française. Après une lutte épique dont le récit nécessiterait que je t’en apprenne beaucoup. Crois-moi ton frère – profondément lié à toi.

Voici, puisque nous avons l’occasion de pouvoir là parcourir le texte d’une lettre privée, donc adressée à son frère Marc, bénédictin, et où, comme vous le voyez, il s’estime suffisamment lié par le sacrement de son premier mariage pour se sentir le droit de se remarier avec la femme qu’il aime, qu’à la condition que l’église accepte d’annuler ce mariage.

Ce n’est pas tout à fait un hasard si cette adresse à son frère intervient précisément en 53, c’est-à-dire au moment où il va effectivement prononcer son discours programmatique de la nouvelle école de psychanalyse (il fonde la Société française de psychanalyse), et où toute la question pour les années à venir va tourner autour de ceci : est-ce que les lois de la parole pour faire entendre le pouvoir du symbole… il ne s’agit que de symbole ! …Est-ce que les lois de la parole doivent immanquablement passer par la révélation religieuse ou bien peuvent-elles se soutenir d’elles-mêmes, ces lois de la parole ? Autrement dit, le respect du symbole !

Je crois que cette lettre jette un jour d’une authenticité indéniable sur la personne de Lacan qui n’était pas une personne facile. Autrement dit, et là pour verser dans l’anecdote, Lacan, au mépris de la politesse, ne versait pas dans le blabla nécessaire et contraint de nos réunions sociales et sociétales. Il préférait se taire, ce qui n’en faisait pas évidemment un convive spécialement agréable, ni même coup qu’on avait envie d’inviter ; et de telle sorte que par cette attitude qui était la sienne, mais qui relevait beaucoup plus justement d’un rapport réfléchi au langage et au bruit auquel nous le réduisons, pour ce qui le concerne, il préférait, s’il n’y a à faire entendre que ce bruit, faire entendre le silence, quitte, bien sûr à se retrouver isolé ; et il l’était malgré je dirais l’entregent de son épouse, celle dont il est question ici, sa deuxième femme, Sylvia, et qui s’efforçait de lui valoir un certain nombre d’amitiés qu’il ne cherchait jamais spécialement à entretenir pour des raisons qui relèveraient purement de l’amitié et non pas d’une discussion intellectuelle .

J’ai le souvenir de Polanski, qui nous a, à une soirée, raconté son dîner chez Lacan organisé pour les fins que je viens d’évoquer, et Lacan obstinément silencieux. Et puis, à un moment donné, il sort de sa poche un petit couteau suisse auquel il était très attaché, qui avait pour lui des fonctions très diverses, et un poil de la poitrine dépassant de la chemise de soie… (rires). Et il raconte, Polanski, que ça a été l’unique manifestation de Lacan au cours de ce dîner.

Ce qui est indéniable, c’est qu’il était en souffrance de ce qu’il faut bien appeler un certain rabaissement de la vie intellectuelle et en particulier dans les universités, et donc le fait que son apport, qui était toujours hautement documenté et précis, ne trouvait pas audience.

Il faut dire, et je le dis parce que dans une nuit d’insomnie j’ai relu à cette occasion un certain nombre de ses textes : ils se présentent tous comme agencés d’un point de vue hautain et ayant davantage le souci de s’écarter de ceux auxquels il s’adresse, plutôt que de leur témoigner, comme il le fait à l’endroit de son frère Marc, d’une fraternité partagée et assumée. Certains diront que c’était intentionnel, que c’était voulu, car en particulier il avait à craindre que son enseignement ne serve à des fins qui sont, nous le savons, traditionnelles, c’est-à-dire à former des petits maîtres. Or, s’il est une dimension que la psychanalyse vient récuser, c’est assurément celle du maître, en tant qu’il serait le dépositaire du bon et juste savoir et qu’il n’y aurait donc qu’à le suivre, qu’à obéir.

Il avait également vis-à-vis de ses élèves des foucades. Autrement dit, il lui arrivait d’avoir un attachement soudain, sublime pour tel ou tel, se préparant à des déceptions futures, qui bizarrement manquaient rarement.

D’où le problème, dans ce champ de la psychanalyse - je ne vais pas davantage développer pour nous ce soir – est que ce champ est particulièrement propice aux thaumaturgies, aux interventions empreintes de mysticisme, et donc à la mise en place dans les sociétés analytiques d’un pouvoir administratif, qui va dire quel est le bon ordre intellectuel qu’il s’agit de suivre, autrement dit, d’une bureaucratie. Et puisque j’ai connu et fréquenté d’assez près Lacan, depuis 1957 jusqu’à la fin, c’est-à-dire 1981, eh bien je peux dire que dans une société où on va dire que les militants intellectuels – je ne parle pas des engagements politiques – se font rares, eh bien il était sûrement de ceux qui ne cédaient jamais, ne fléchissaient jamais, quitte je dirais à crypter son enseignement pour le réserver – il faut bien le dire – à ceux qui se donneraient la peine d’y rentrer, pas simplement de l’absorber, qui se donneraient la peine d’y aller, qui buteraient sur les énigmes de ce qu’il racontait, et qui du même coup s’engageraient eux-mêmes.

Je ne l’ai jamais vu – pourquoi ne pas le dire ? – que trahi par ses meilleurs élèves, et pour celui qui à l’époque était un jeune – je parle de ma personne – ça ne manquait pas, non seulement d’être douloureux, parce que pour moi il s’agissait de la génération qui me précédait, c'est-à-dire les grands frères, les frères aînés, et qui étaient souvent déjà fort connus je dirais dans le milieu psychanalytique et intellectuel. Mais si la rivalité à l’endroit du maître a un sens, celui justement que Freud a voulu conceptualiser avec le complexe d’Œdipe, je peux dire que le champ psychanalytique lui-même était vraiment le bouillon de culture de ces manifestations, avec bien entendu la question qui risque d’être reprise : est-ce que la psychanalyse, est-ce qu’une cure psychanalytique, améliore la créature ? Faut savoir ce que l’on entendrait sous ce terme d’amélioration. Si l’on se fie à la lettre que je vous ai lue à l’instant, on voit bien de quoi il s’agit, c'est-à-dire d’une certaine idée de la dignité de l’homme. Cette question je la laisserai en suspens.

C’est vrai que si facilement les affaires, les petites affaires peuvent venir prévaloir sur l’intérêt de ce qui est là, l’intérêt de ce qui est exceptionnel – car Lacan n’a pas de prédécesseur et il n’a pas de successeur –, l’intérêt exceptionnel de ce qui était là à inventer et dont les conséquences sont effectivement lourdes.

Il y a une erreur que je me permets de vous signaler au passage, mais qui pourra peut-être vous inciter à quelque réflexion. La question du transfert, puisqu’il est bien évident que devant la complexité de ce qu’il enseignait, c’était beaucoup plus facilement les manifestations du transfert qui venaient inscrire l’attachement, non seulement à sa personne, mais à son enseignement. Mais le transfert est un processus dynamique instable, et dont l’issue n’est jamais certaine. Si l’on suit Freud, le transfert doit se conclure par la liquidation de celui qui a été le support de cet amour incroyable. Et donc, après tout, si dans la pratique de cet enseignement c’était le transfert provoqué qui était principalement moteur, eh bien on conçoit que cet enseignement [voyait] redoubler la difficulté de son admission et de sa reconnaissance. C’est certain ! En tout cas, pour moi qui était un jeune psychiatre, et donc pris dans le milieu médical et éventuellement sur les marches universitaires, j’ai pu avoir la surprise de rencontrer quelqu’un qui était là d’une honnêteté, d’une probité intellectuelle irréprochable ! Il ne cédait jamais sur ce qu’il estimait juste quels que soit les inconvénients qu’il aurait à en subir, et il en a subis ! C’était un trublion ! Et comme vous le savez, comme on le sait par l’histoire des sciences, celui qui vient déranger les savoirs acquis, il n’est pas très bien venu, puisque du même coup il vient défaire toutes les maîtrises organisées par ces savoirs acquis, ces positions, et nous savons que les conséquences peuvent en être funestes.

Mais lorsque Lacan faisait par exemple simplement remarquer que ce qui fait maîtrise chez l’être humain se situe en un lieu qu’il ne contrôle pas, l’inconscient, et autour duquel il tourne le sujet, il tourne dans ce que Freud a appelé l’automatisme de répétition. Eh bien il est bien certain qu’il opérait là, à la suite de Freud, une démarche qui, comme celle de Galilée, déplaçait complètement la place du sujet ! C’est pas le soleil qui vient tourner autour de la terre ! Nous, tels que nous sommes, que nous le voulions ou pas, que nous l’acceptions ou pas, etc., mais pour peu que nous ayons une certaine activité avec nous-mêmes, nous savons que finalement ce qui nous commande nous vient d’un lieu que parfois nous arrivons à cerner par une psychanalyse, parfois nous ne savons pas malgré la psychanalyse, et qui est néanmoins l’élément moteur et le dominant. C’est une révolution dont les conséquences, si elles avaient été socialement acceptées seraient considérables, car à partir de là, il serait difficile de s’engager avec passion dans des mouvements, dans des actions qu’à l’époque on appelait extrémistes et qu’aujourd’hui on appelle intégristes, ne serait-ce qu’avec ce recul. Mais que finalement, dans cet engagement, je ne sais pas ce que je fais ! Je ne sais pas ce que j’espère, ce que j’attends, ce que je demande, ce pour quoi finalement je travaille ! Il faut avouer, il faut reconnaître que c’est une hygiène qui, si elle avait été traitée convenablement, aurait eu des conséquences sociales immédiates.

Il y a une autre chose qui horripilait Lacan. Il était facilement horripilé comme les poils dont je vous parlais tout à l’heure. Il était horripilé par cette vigilance que nous avons, que ce soit dans les relations interpersonnelles ou que ce soit dans les relations d’autre chose, à ménager une distance, à ménager une soustraction de jouissance, à veiller à faire que ce ne soit pas tout à fait ça. Autrement dit à entretenir spontanément un malaise dans la jouissance, et dont Freud a pu montrer dans Malaise dans la culture, que cela avait des conséquences qui n’étaient pas tout à fait heureuses. Autrement dit, ce fait de veiller, nous même à l’entretien d’une insatisfaction. Nous croyons que nous sommes à l’abri des sacrifices que faisaient les anciens, mais c’est pas vrai ! Nous en faisons tous les jours ! Évidemment ils sont symboliques, donc nous ne les voyons pas trop ! En tout cas ils sont là ! Et si ça horripilait Lacan, c’est parce que cette sagesse qui semble être la nôtre, ne fait que doubler, redoubler ce qui est l’action propre du signifiant et qui n’a pas besoin de ce redoublement pour fonctionner, pour exister. Il n’y a pas besoin d’entretenir l’insatisfaction, de veiller surtout à ce qu’elle soit bien en place, puisque le signifiant dont nous dépendons se charge de l’affaire. Et donc, il avait du même coup ce mauvais caractère qui lui donnait un côté parfois excentrique. Mais comme je viens de la dire, la question du centre est une question qui est toujours à réévaluer, à réviser.

Je pourrais évidemment vous raconter des anecdotes, mais je ne crois pas qu’on soit ici spécialement pour ça. Et je vais donc, si vous êtes d’accord, vous lire une seconde lettre adressée au même qui date de septembre 53

Mon cher Marc.

Je ne puis te faire un historique complet de tout ce que j’ai fait ces mois derniers. Qu’il te suffise de savoir que j’ai fondé une nouvelle société avec Lagache – entraînant avec nous la majorité des élèves.

Depuis, Congrès, débats, lettres, tout cela est très tonifiant pour moi. Car enfin je vais pouvoir faire l’enseignement que je veux (et à la clinique)

 Il veut dire celle des maladies mentales à Sainte Anne

Pour l’instant le nœud est à Rome, où je vais donner mon rapport sur le langage dans la psychanalyse dans toute son ampleur…

Puisque ce congrès effectivement a eu lieu à Rome

Je crois que cela aura quelque effet. Mes élèves les plus sages et les plus autorisés, me demandent d’obtenir une audience au Saint-Père. Je crois que je suis assez porté à le faire et que ce n’est pas sans un profond intérêt pour l’avenir de la psychanalyse dans l’Église que j’irai porter au Père commun mon hommage. Crois-tu que tu puisses faire quelque chose pour cela ? Je passe à Rome le 26 septembre. Je t’écrirai bientôt à quel endroit précis. J’y serai une semaine avant, quelques jours après s’il le faut. Tout cela est rapide. Mais je suis plongé dans ma rédaction définitive qui doit être ronéotypé dans quelques jours – la rédaction définitive du rapport dit « de Rome » –.Nous nous sommes mariés avec Sylvia à Aix, le 7 juillet…

Il a donc obtenu l’annulation de son mariage

Sylvia t’envoie ses meilleures pensées. Moi mon amitié fidèle. Je t’enverrai le texte de mon rapport dès qu’il sera livré.

Alors, il est certain que j’ai des souvenirs, non pas du congrès de Rome où je n’étais pas. C’était en 53, moi je suis arrivé en 57. Mais il y avait encore cette sorte de fraîcheur, de souffle, de sentiment de découverte… Même si ça vous paraît être à côté de vos intérêts immédiats, vous ne perdrez jamais rien à essayer de le lire, ça se trouve dans ses œuvres complètes, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (rapport du  congrès de Rome 26 et 27 septembre 1953)

Plus tard Lacan parlera en dénonçant l’enthousiasme excessif qui s’y trouvait amené, disant qu’un enthousiasme excessif est volontiers fautif et là je vous livre ce qui est la clé – si vous ne l’avez déjà saisie, vous l’avez déjà compris – la clé de l’œuvre de Lacan, c’est-à-dire de montrer que nous sommes des créatures animales dénaturées par le langage, et que ce sont donc les lois du langage qui fondent notre psychique. Je l’ai déjà évoqué, pour les Grecs ça allait de soi ! Ils savaient très bien que eux qui avaient renoncé au totem pour faire de l’homme le nouveau totem, ils savaient très bien que ce qui spécifiait l’homme c’est le logos. Et quand vous allez chercher le sens de ce mot chez eux, vous trouvez toute une flopée de significations, eh bien ça c’est le logos, ça veut dire que c’est l’autorité qui nous agence. Donc, réintroduction par l’expérience analytique, très différente de la réintroduction que dans le champ philosophique a pu tenter Heidegger : le numéro 1 de la nouvelle revue qui sortira de cette affaire et qui s’appelait La psychanalyse, s’ouvrait sur un article d’Heidegger qui s’intitule Logos, et qui est traduit par Lacan. Alors Heidegger aujourd’hui a mauvaise presse, pas sans raisons, c’est manifeste ! Mais le problème est de savoir néanmoins si ses torsions qu’il a pu avoir, ont pénétré son œuvre ou bien si son œuvre est indépendante des positions que par ailleurs il a pu prendre dans le champ politique, puisque comme on le sait, ce genre de division, ce qui n’était donc pas le cas de Lacan n’est pas rare chez les intellectuels. Donc un grand enthousiasme, un monde joyeux au tout début, joyeux, le sentiment de contribuer à un changement radical. Et puis, comme je l’évoquais tout à l’heure, assez vite, résurgence des conflits propres à tout groupe social, et que Lacan réprouvait absolument.

Il avait confié la direction de son Ecole à un petit groupe d’élèves, on était sept ou huit, et il a appelé tout simplement cette instance : le Directoire. Le Directoire, puisque ce groupe était chargé de diriger… et qu’aujourd’hui on tend à effacer ce terme je dirais sous des métaphores comme ça, de conciliations, de conciliabule, de discussions réciproques …Non, ça s’appelait le Directoire ! Chargé donc de diriger l’école, et l’école a été fondée. Bon peu importe ! Durant toutes les années qui se sont écoulées, le directoire se réunissait une fois par mois. Je peux vous garantir que comme au dîner avec Polanski, pas une fois il n’a ouvert la bouche ! C’est-à-dire qu’il a laissé ses élèves décider ce qui leur semblait bon, ce qu’il fallait faire. On ne peut pas dire qu’ils étaient toujours forcément dans le droit fil ou dans la réussite assurée. Bien sûr que non ! Mais en tout cas, lui, comme Freud, on l’a accusé d’être un tyran. Chaque fois que je rencontrais des gens qui avaient habité Vienne au temps de Freud, car il y en avait encore il y a quelques années, je leur demandais : « Est-ce que vous avez connu Freud ? » Et souvent c’était le cas. Et tous, tous m’ont dit : « Freud, c’était un type très bien, mais alors autoritaire au possible ! » A part le caractère dogmatique de son enseignement, car il n’y a pas d’enseignement qui ne puisse avoir un aspect dogmatique, pour ce qui est de la direction de son Ecole, Lacan laissait ça à son Directoire. Et j’ai évoqué avec vous ces organisations commerciales, ou techniques, ou industrielles, où le fauteuil du Chairman est vide. Autrement dit, chacun est responsable de la boîte. C’est pas le patron qui va coordonner les uns et les autres, chacun va s’estimer également responsable de la boîte qu’il fait vivre et qui fait vivre un certain nombre de gens. Eh bien le Directoire inaugurait donc par son fonctionnement cette nouveauté exceptionnelle, et qui était que le lieu du pouvoir n’a pas besoin d’être nécessairement occupé par une instance, un référent, pour que ceux qui sont en charge de l’administration puissent pleinement prendre leurs responsabilités, mais dans le respect de ce lieu. Autrement dit, ça ne permettait pas pour autant, parce qu’il n’y avait pas là de juge, ni de mentor, ni d’agent de police de faire n’importe quoi ! Donc dans le respect de ce lieu, de cette place, de ce fauteuil vide du Chairman. Et comme j’essayais de vous le proposer, c’est la question à laquelle ce rabaissement du statut de l’homme qu’évoque Lacan dans sa première lettre, nous conduira à ne traiter autrui que comme un moyen et non plus comme un semblable, un associé. Eh bien c’est là-dessus, comme je l’ai évoqué, que vont se jouer beaucoup de choses.

Et pour, dans ma grande générosité, dire la première phrase de l’exposé que je ferai la semaine prochaine : un homme et une femme, ils sont évidemment symboliques, symboliques de quoi ? Lorsqu’il naît un petit garçon ou lorsqu’il naît une petite fille, ils sont l’un et l’autre les symboles de cette instance dont la veille leur garantie l’existence, et qui en quelque sorte vient bénir, même s’il n’y a personne pour occuper ce lieu, leur future fécondité. Un homme ou une femme, lorsqu’il apparaît le bébé : ah ! On le sait maintenant à l’avance, bon ! C’est aussitôt je dirais le type d’ordre dans lequel il vient s’inscrire. Il est bien évident que si vous faites de l’homme et de la femme des rôles, comme des rôles de théâtre, et qui n’ont par eux-mêmes aucune signification, ne comportent aucun engagement subjectif, hein, on joue à l’homme, on joue à la femme, et puis tantôt on est l’un ou l’autre.  Je ne vous le dis que pour ceci, c’est pour que vous saisissiez que du même coup, eh bien vous annulez ce symbole, cette instance tierce que j’évoquais il y a un instant.

Et je conclus sur ce petit souvenir : c’était devant le micro de Finkielkraut à France Culture où j’étais avec une très gentille dame, comportementaliste de son état, c’est-à-dire adepte des neurosciences, et qui disait très simplement : « il n’y a pas de fossé entre l’homme et l’animal, il n’y a pas de rupture ! Il y a continuité. » Ce qui est frappant, c’est que la fausseté certainement grossière de cette assertion, elle est évidente ! L’animal a la chance, le bonheur de naître avec un savoir inné, et qui va lui permettre de se débrouiller sans avoir besoin de réfléchir sur sa conduite, de l’analyser, et d’avoir des scrupules moraux ou d’éprouver ce qui serait de la culpabilité. Il n’y a que nos animaux domestiques que nous arrivons à suffisamment tordre pour qu’on voie le chien comme ça participer à la culpabilité que nous lui enseignons : « Tu as vu ce que tu as fait là ? Oh ! » Vous voyez donc ! Pour moi le problème était le suivant devant une assertion aussi grossière et aussi peu scientifique, puisque tout ce qu’elle disait relevait d’une démarche que nous savons, elle était directeur de recherche du CNRS, et relevait de toutes les estampilles, de tous les tampons qui garantissent le sérieux de l’affaire, et que l’on puisse de nos jours dire ça tranquillement devant un micro ! Parce que ce que j’entendais là, évidemment, Finkielkraut, ça ne l’a pas forcément ému je dois dire, il ne s’est pas senti concerné. Bon tant mieux ! Mais en tout cas, l’apprentissage de l’humanité est si long pour le petit homme, si long, et il se trouve pris dans une telle relation de dépendance qui semble devoir perdurer l’existence durant, d’avoir toujours besoin d’un support, d’aller vérifier auprès de générations antérieures et que ou même se disputer avec elles ce qui revient à peu près au même. Eh bien la sortie de ce malaise, implique que soit pris en compte dans le développement du bébé, de l’enfant, les lois de la parole, et en particulier celle que l’on adresse au bébé, que la maman adresse au bébé. Et je dois dire que le plus souvent elles sont extraordinaires dans leur façon de chouchouter le petit bonhomme ou la petite bonne femme. Je veux dire d’en faire cette merveille, cet objet d‘exception, ce trésor, ce petit chéri extraordinaire ! On n’en a jamais vu de comme ça ! Eh bien ce qu’elles font là, par cet excès qui n’est pas rare dans l’élevage du nourrisson, y compris un excès sensoriel, peu importe il vaut mieux l’excès que le défaut dans ces cas-là ! Eh bien cet excès est la condition pour que le petit bébé prenne place dans le langage, qu’il y trouve sa place, et là celle d’objet merveilleux. Elle n’est pas exclusive ! Donc l’enfant y trouve sa place, et c’est à partir de ce lieu qu’il va pouvoir commencer à balbutier et à répondre, et quel bonheur lorsque justement il entre dans le dialogue.

Aujourd’hui c’est sur la question de l’autisme que ces problèmes se sont accumulés. Vous allez voir sans doute demain quelques petites choses nouvelles à ce sujet. Question de l’autisme, puisqu’il est devenu scandaleux de venir faire remarquer que le bébé ne peut se tenir que dans un bain  de paroles et que c’est bien ce qui le fait vivre ! Je ne peux pas trop développer ce thème.

Et donc ceci, cette excursion, juste pour vous signaler que nous sommes là dans des domaines qui pourraient sembler théoriques, alors qu’ils ont des conséquences immédiatement cliniques, thérapeutiques, philosophiques, et puis évidemment, des problèmes de correction vis-à-vis de soi-même, etc.

Donc puisque nous en sommes au bébé, on va le laisser reposer tranquillement, et puis la prochaine fois, je vous parlerai de ce dont je vous ai promis.

Merci pour attention.

Notes