EPhEP, Séminaire de Charles Melman, le 13/02/2014
Charles Melman : Bon, alors nous allons faire, ce soir, un étrange parcours dans le séminaire numéro treize, la leçon numéro treize, que je vous propose de démarrer – nous prendrons le début ensuite – sur ce que va être de façon extrêmement précise les définitions de père réel, symbolique et imaginaire, pour se conclure, ce chapitre, sur une interprétation très lacanienne et très surprenante concernant la genèse de la phobie du petit Hans. Interprétation très lacanienne et surprenante dans la mesure où il est traditionnel que nous accordions le privilège au récit des évènements, à leur succession ; c’est ce qu’on appelle l’histoire d’un cas. Alors que nous allons avoir la surprise, et je crois qu’elle mérite d’être appréciée comme telle, nous allons avoir la surprise de voir que la genèse de la phobie est attribuée à un évènement survenu chez le petit Hans, et dont, je dirais, nous ne saurions, et Freud pas davantage, apprécier toute l’importance que lui donne Lacan.
Commençons, avant d’en venir à cet évènement survenu chez le petit Hans, revenons-en à la définition donc du père réel, symbolique et imaginaire, à commencer par le père symbolique, et qui va se poursuivre, avant que nous en venions à cet évènement, par le moment de relation privilégiée qui s’installe entre une mère et son enfant, dans ce qu’il faudra bien appeler, et ce que j’appelle pour résumer, une dépendance phallique réciproque. C’est un passage là aussi qui mérite éminemment d’être souligné dans la mesure où vous pourrez y lire en filigrane ce que nous pouvons mettre en cause dans la genèse de l’autisme infantile, qui est aujourd’hui, comme vous le savez, en discussion. Je ne peux pas vous donner de pagination car je sais que vous avez un autre exemplaire que le mien qui est archaïque, donc en tous cas deux pages après le début de cette leçon (au bas de ma page qui pour moi est 217), le père symbolique. Le père symbolique dont il nous dit qu’il n’est nulle part représenté, ce qui est tout de même une assertion extraordinaire puisque dès lors il n’y aurait que la foi pour le faire exister, dont il dit à ce moment de son élaboration qu’il n’est nulle part représenté mais, on peut le signaler tout de suite, ce n’est pas gênant, que plus tard néanmoins ce père symbolique se trouvera dûment représenté par ce qu’il appellera le Nom-du-père, autrement dit par un certain nombre de signifiants, les Noms-du-père ; mais pour le moment il n’en est pas là. Et donc il nous dit qu’il n’est nulle part représenté alors qu'il est effectivement utile à nous faire retrouver, dans la réalité complexe du drame de la castration. S’il n’est nulle part représenté, c’est que bien entendu son domicile, c’est le réel, et comme nous le savons le réel est précisément ce qui échappe au champ de la représentation.
« Si le père symbolique est le signifiant […] »
Ah, quand même…
« […] qu’on ne peut jamais parler qu’en retrouvant à la fois sa nécessité et son caractère […] »
C’est une démarche intéressante, hein ? Pour le retrouver ce père symbolique, eh bien voilà il est de l’ordre de la nécessité, il faut qu’il y ait dans le réel cette instance Une que l’on va nommer père, mais aussi son caractère et :
« […] qu’il nous faut accepter comme une sorte de donnée irréductible du monde du signifiant […] »
Rien donc, comme vous le voyez, à voir avec une création qu’on dirait aujourd’hui sociétale (c’est joli le terme de sociétal…), voire une création religieuse, il faut l’accepter comme une sorte de donnée irréductible du monde du signifiant. A partir du moment où il y a du langage, il va se trouver supposé que dans le réel, il y ait cette instance que l’on va donc appeler père. Et,
« […] si donc il en est ainsi pour le père symbolique, le père imaginaire et le père réel sont deux termes à propos desquels nous avons beaucoup moins de difficultés.
[Alors] le père imaginaire, [alors le père imaginaire, c’est évidemment…] nous avons tout le temps affaire à lui [...], [c’est celui qui commande] toute la dialectique de l’agressivité […] »
Y compris bien entendu œdipienne, puisque je vais lui attribuer le fait d’être séparé de mon objet, de la castration,
« […] toute la dialectique de l’identification […] »
Puisque c’est ce qui va servir de support à l’homme comme à la dame, je dirais, pour autoriser leur sexualité. Je parlais hier soir à la Maison de Solène des difficultés de l’adolescent, et il est évident que toute la difficulté de l’adolescent tourne autour du fait qu'il n’a pas l’autorisation depuis le père symbolique d’exercice de sa sexualité. Pourquoi il ne l’a pas ? Eh bien parce que la prolongation de la scolarité, propre à notre développement industriel, retarde comme on le sait l’entrée dans la pratique d’une sexualité qui était bien plus précoce il n'y a pas très longtemps, il y a 150 ans. Et donc on peut dire évidemment qu’il y a 150 ans il n’y avait pas de problèmes d’adolescence. Bon. En tous cas je ne vais pas vous refaire ma conférence d’hier. Alors, la dialectique de l’identification,
« […] la dialectique de l’idéalisation […] »
L’idéalisation, puisqu'il fonctionne comme Un. Comme j’ai déjà eu tellement de fois l’occasion de le souligner, c’est une maladie. C’est une maladie puisqu’il s’agit d’un Un totalisant et qui fait donc de la castration, que cependant lui commande – vous voyez le double bind, comment le double bind il est dans la structure, ce n’est pas l’invention de mauvais pédagogues ou de mauvais parents – eh bien lui qui régit la castration nous demande cependant de réaliser une complétude que nous sommes en général bien incapables de satisfaire. C’est-à-dire qu’il nous prive d’être comme lui, et en exigeant que nous soyons comme lui. Je pense qu’à le formuler comme ça, ça doit vous rappeler un certain nombre de choses. Et donc :
« […] toute la dialectique de l’idéalisation par où le sujet accède à quelque chose qui s’appelle l’identification au père. »
Ça explique aussi évidemment ce que seront si souvent les traits caractériels du père réel, dans la mesure où il cherche à transmettre à ses enfants un accomplissement idéal qu’ils sont bien en peine, évidemment, comme lui-même (cela a été le cas pour lui-même), d’accomplir.
« Tout cela se passe au niveau du père imaginaire. Si nous l’appelons imaginaire, […] »
Pourquoi ? Pourquoi ce n’est pas le père symbolique, pourquoi c’est le père imaginaire ? Lacan s’explique :
« […] c’est aussi bien parce qu’il est intégré à cette relation de l’imaginaire qui forme le support psychologique de relations qui sont à proprement parler des relations d’espèce, des relations au semblable, les mêmes qui sont au fond de toute capture libidinale, comme aussi de toute réaction agressive. »
Vous saisissez immédiatement, je le vois à votre regard, ce dont il est question, c’est-à-dire que la dimension de l’imaginaire le repère, le situe dans une dimension en miroir, modèle de la relation au semblable et du type de celles qui sont au fond de toute capture libidinale, autrement dit « je l’aime, il m’aime », mais aussi de toute réaction agressive, autrement dit « ôtes-toi de là que je m’y mette ».
« Ce père imaginaire aussi bien participe de ce fait […] »
??De relation, donc, de ce type de relations au semblable. Cela ne va pas de soi, le père comme relation au semblable. Remarquez simplement que dans le cas du petit Hans, ça va être tout le problème de la phobie ; c’est-à-dire que justement, ce qu’il va repérer dans le réel c’est une figure qui n’a rien du semblable, puisque ça va être celle de l’animal. Figure de l’animal qui est si fréquente dans toutes les phobies de l’enfance, par ailleurs. Donc vous voyez que ça a un certain trait. Mais aussi, n’oublions pas que l’animal humain a vécu beaucoup plus longtemps, je dirais, dans des régimes totémiques, c’est-à-dire carrément identifié à un animal, avant d’entrer dans une relation à l’ancêtre, au père qui ait figure de semblable. Donc vous voyez, c’est pas assuré, ni obligatoire. Des tas de gens ont pu fonctionner en se parant de plumes, ou de coquillages, d’écailles, de tout ce que l’on veut, etc. Et de couleurs animales. Alors, ce père imaginaire, il :
« […] a des caractères typiques. [Il] est à la fois le père effrayant que nous connaissons au fond de tellement d’expériences névrotiques, c’est un père qui n’a aucunement d’une façon obligée de relation avec le père réel qu’a l’enfant. »
Le père imaginaire. C’est étrange, enfin, toutes ces subtilités, toutes ces nuances que sans cesse Lacan déplie, comme ça, en cours de route. Je sais pas si ça pourrait se faire encore, aujourd’hui.
« C’est ce par quoi nous est expliqué combien fréquemment nous voyons dans les fantasmes de l’enfant intervenir une figure du père, spécialement de la mère aussi, cette figure à l’occasion tout à fait grimaçante, qui n’a vraiment qu’un rapport extrêmement lointain avec ce qui a été là présent du père réel de l’enfant, et ceci est uniquement lié à la période et aussi à la fonction que va jouer ce père imaginaire à tel moment du développement. »
A quel moment du développement ? Eh bien c’est ce que vous allez très vite découvrir, si vous ne le savez déjà.
Donc la figure de grand guignol, la figure de l’ogre. Les enfants adorent d’ailleurs, en général, l’effroi que ça leur procure. Les films d’horreur, c’est ça, au fond. Les films d’horreur, c’est les avatars d’un père imaginaire. Donc c’est une marchandise, voilà. Bon.
« Le père réel, c’est tout à fait autre chose […] »
Et là il va y avoir, sur le père réel, des développements dont l’originalité est toujours présente. Je veux dire qu’à chaque fois on va les redécouvrir car on va les oublier. Car le réel, ça s’oublie.
« […] c’est quelque chose dont l’enfant, en raison de cette interposition des fantasmes, de la nécessité aussi de la relation symbolique, n’a jamais eu comme pour tout être humain qu’une appréhension en fin de compte très difficile. »
Le père réel, celui qui était là vraiment, à la maison, là.
« S’il y a quelque chose qui est à la base et au fondement de toute l’expérience analytique, c’est pourquoi nous avons tellement de peine à appréhender ce qu’il y a de plus réel autour de nous, c’est-à-dire les êtres humains tels qu’ils sont. »
C’est pas génial, ça ? Et pourquoi est-ce qu'on a des difficultés à les appréhender ? Parce qu’il est bien évident que nous allons les appréhender dans le champ de l’imaginaire, voire du symbolique. Mais ce qu’ils sont, réels, comment pourrions-nous en prendre connaissance ? Dès lors que nous allons opérer comme traditionnellement par une nomination, nous les faisons entrer dans le champ du symbolique et de l’imaginaire. Donc en tant que réels, on les loupe. C’est la façon ordinaire que nous avons de louper le réel de ceux avec qui nous faisons compagnie.
« C’est toute la difficulté, aussi bien du développement psychique que simplement de la vie quotidienne, de savoir à qui nous avons réellement affaire, au moins à un personnage qui est dans les conditions ordinaires aussi lié par sa présence au développement d’un enfant, qui est un père, qui peut à juste titre être considéré comme un élément constant de ce qu’on appelle de nos jours l’entourage de l’enfant. »
Et d’ailleurs soyons bêtement précis, combien d’enfants se soucient du réel, de ce qui est le réel de leur père ? Quelle idée ils ont ? ça fait partie évidemment de ce qui sera vécu sous le registre des méconnaissances réciproques, voilà.
« Et assurément je vous prie donc de prendre ce qui par certains côtés, peut-être au premier abord, peut vous présenter dans ses caractères avoir été la question qui au premier abord peut vous paraître paradoxale. Effectivement, et contrairement à une sorte de notion normative ou typique qu’on voudrait lui donner dans l’instance du complexe de castration, dans le drame de l’Œdipe, c’est au père réel qu’est déférée effectivement la fonction [qu’il va qualifier de] saillante dans ce qui se passe autour du complexe de castration. »
Or voilà que ce père réel, dont par ailleurs on a guère coutume de se soucier, c’est néanmoins lui qui va, ce père réel, avoir la fonction saillante, et comme vous le savez ses qualificatifs ne sont jamais chez le petit père Lacan choisis au hasard, et dans ce qui se passe autour du complexe de castration. Le père réel. Alors, est-ce que ça veut dire que s'il n'y en a pas de père réel, à la maison, comme ça n’est plus une rareté, mais une constante, qui a une valeur statistique, nous sommes actuellement en train de fabriquer des générations qui seront orphelines de père, quand elles ne le sont pas déjà. Et quand on essaye d’attirer l’attention sur les conséquences que ça a quant à l’organisation psychique des jeunes, et même je dirais maintenant aujourd’hui des trentenaires, des adultes, le fait d’être orphelins de père, en général on ne veut pas le savoir. Je me trouve bizarrement assez seul à vouloir attirer l’attention sur ce qui est cependant tellement patent. Mais on veut pas savoir, que la génération qui arrive, et qui est très spéciale, et je dirais passionnante, eh bien c’est une génération qui est orpheline de père. Il n'y a pas eu de père réel. Ce qui veut dire donc que du même coup, s'il n' y a pas eu de père réel, il n'y a pas eu de castration. Et donc comment ça s’organise, pour ces jeunes, de fonctionner sans ? Et ça remet donc en question justement ce qu’il en est de la castration puisqu’ils fonctionnent. Alors,
« Donc vous voyez que dans la façon dont je vous le formule, ce qui peut apparaître déjà comme contingence, comme peu explicable […] »
C’est un terme fréquent, chez Lacan, celui de contingence.
« […] pourquoi cette castration, pourquoi cette forme bizarre d’intervention dans l’économie du sujet qui s’appelle castration, ça a quelque chose de choquant en soi. J’en redouble la contingence […] »
Vous voyez, il ne dit pas que c’est nécessaire.
« J’en redouble la contingence en vous disant que ça n’est pas par hasard, que ça n’est pas une espèce de bizarrerie des premiers abords de ce sujet qui ferait que d’abord le médecin s’est arrêté à ces choses que l’on a reconnu être plus fantasmatiques que l’on croyait, à savoir les scènes de la séduction primitive.
Vous savez que c’est une étape de la pensée de Freud, avant même qu’il analyse, avant [même] d’être doctriné sur ce sujet. »
En effet, ce que Lacan veut dire et je vous l’explique, puisque c’est sûrement nécessaire, eh bien c’est comment la sexualité s’est-elle trouvée posséder à la fois le corps et la subjectivité du sujet, du bonhomme ? Comment ça lui est entré dedans ? Alors, comme vous le savez, il y a si souvent cette interprétation traumatique, Freud a commencé par là. Il a découvert chez les hystériques qu’elles avaient été violées, par leur papa ; il a dit l’oncle parce qu’il s’est dit qu'il se ferait vraiment un peu trop cogner dessus s’il disait le papa, alors il a dit l’oncle, dans ses premiers travaux, mais en tous cas les patientes disaient que c’était le papa.
« Mais pour la castration, il ne s’agit point de fantasmatiser toute l’affaire de la castration comme on l’a fait des scènes de séduction primitive. Si effectivement la castration est quelque chose qui mérite d’être isolé, qui a un nom dans l’histoire du sujet, ceci est toujours lié à l’incidence, à l’intervention du père réel, ou si vous voulez également marqué d’une façon profonde, et profondément déséquilibrée par l’absence du père réel, et c’est uniquement par rapport à cette nécessité qui introduit comme une profonde atypie et demande alors la substitution au père réel de quelque chose d’autre qui est profondément névrosant. »
Alors vous voyez, si le père réel n’est pas là, il faut quelque chose d’autre, et qui est profondément névrosant. Il n’y aura pas de développement là-dessus. Alors si vous voulez des développements, eh bien on mettra ça sur la table la prochaine fois, parce que là je souhaite avancer. C’est une affirmation, laissons-là en attente.
« C’est donc sur la supposition du caractère fondamental du lien qu’il y a entre le père réel et la castration que nous allons partir pour tâcher de nous retrouver dans ces drames complexes que Freud élabore pour nous et où bien souvent nous avons le sentiment qu’il se laisse à l’avance guider par une sorte de droit fil tellement sûr de temps en temps, comme dans le cas du petit Hans, que je vous ai souligné que nous avions nous-mêmes l’impression de nous trouver à chaque instant guidés, mais sans rien saisir, ni les motifs qui nous font choisir à chaque carrefour. Je vous prie donc pour un instant, à titre provisoire, d’admettre que c’est autour d’une telle position que nous allons commencer d’essayer de comprendre cette nécessité de la signification du complexe de castration. »
Alors il poursuit :
« Prenons le cas du petit Hans. Le petit Hans, à partir de quatre ans et demi, fait ce qu’on appelle une phobie, c’est-à-dire une névrose. »
Nous allons l’accepter, nous n’allons pas chipoter, nous n’allons pas dire que plus tard Lacan se dément lui-même en disant que la phobie c’est ce qui précède la névrose ; que ce n’est pas à proprement parler une névrose, mais que c’est un symptôme, légitime, je dirais, d’être reconnu à part entière dans sa spécificité. Peu importe pour le moment.
Alors, il va nous parler tout de suite de ceci c’est que :
« Cette phobie est prise en mains ensuite par quelqu’un qui se trouve être un des disciples de Freud […] »
C’est-à-dire le papa, le père réel. Le père réel du petit Hans.
« […] et aussi bien il nous est dit que le petit Hans a vraiment pour lui tous les bons sentiments [à l’endroit de son père], il est clair qu’il aime beaucoup son père, et en somme il est loin de redouter de lui des traitements aussi abusifs que celui de la castration. D’autre part, on ne peut pas dire que le petit Hans soit [frustré de grand’] chose. »
En effet il est…
« […] enfant unique, [et il] baigne dans le bonheur. […] objet [d’]attention [pour] le père […] »
Avant qu’apparaisse la phobie, dit Lacan,
« […] et [puis] l’objet des soins les plus tendres de la [môman] »
« [Et à] la vérité, [dit Freud… dit Lacan] il faut la sublime sérénité de Freud pour entériner l’action de la mère, il est tout à fait clair que de nos jours tous les anathèmes seraient déversés sur cette mère qui admet tous les matins le petit Hans en tiers dans le lit conjugal, ceci contre les réserves expresses que fait le père et époux. »
C’est bizarre, ça ? Il est bizarre, ce paragraphe, hein ? Parce qu’il ne faut pas exagérer quand même. Voilà, si l’enfant peut plus aller faire câlin dans le lit des parents, alors vraiment… Où allons-nous, n’est-ce pas ? C’est drôle. Et d’autre part, en réalité, si vous vous souvenez de la lecture que nous avons fait du texte de Freud, eh bien à la suite du père, Freud dénonce les tendresses excessives de la mère, comment elle fait monter l’angoisse du petit. Donc vous voyez, c’est sympathique de voir que Lacan lui-même, il retient finalement ce qu’il veut ; il fait comme nous, quoi.
Et puis alors ça c’est bien vrai :
« […] nous ne voyons pas un seul instant que la mère en question tienne une seule minute le moindre compte de l’observation qui lui est respectueusement suggérée par le personnage du père. »
Non mais je vous demande un peu… Vous en connaissez beaucoup des mamans qui tiennent compte des observations qu’on leur fait dans la conduite de leur enfant ? C’est même à vrai dire très stimulant pour l’enfant, de voir que la mère signifie que
ce que dit le papa c’est bien sympa, mais enfin quand même entre nous, bon… et après, quoi ? Donc c’est stimulant pour l’enfant parce qu’il y a un élément ludique dans l’affaire. Et auquel évidemment le père finit en général par participer, c’est-à-dire il sait bien qu’il sera pas écouté. Mais tout ça, tout ça a son côté évidemment dynamique. Donc :
« Il n’est frustré de rien ce petit Hans, [et] il n’est vraiment privé [de] rien. »
Vous voyez il n'est pas frustré, il n'est pas privé, il ne lui manque rien. Et alors ça suppose qu’il est heureux. Ça aussi, c’est étrange, ça suppose qu’il est dans le bonheur. Moi j’adore toutes ces démonstrations parce que vous voyez, vous pouvez aussi leur faire dire le contraire, dire « écoutez, vraiment, il ne manquait de rien, il n'était privé de rien, il étouffait ce gosse ! Il ne pouvait pas respirer. Il devait être asthmatique quelque part ». Eh bien non, vous voyez… voilà.
Je vous dis cela pour peut-être encourager ce qui doit être notre prudence dans la catégorisation que nous faisons dans cette affaire.
Et alors :
« Au début de l’observation, [dit Lacan] la mère a [quand même] été jusqu’à lui interdire la masturbation, non seulement ça n’est pas rien, mais elle a même été jusqu’à prononcer [ces] paroles fatales [… ces paroles fatales]: «Si tu te masturbes, on fera venir le docteur A… qui te la coupera.» »
Bon. C’est vrai que ça peut agir comme parole fatale, mais ça peut aussi rester dans le domaine du ludisme que j’évoquais tout à l’heure. Tous les enfants ne réagissent pas forcément à ce genre de propos, qui n’étaient pas rares. Je pense qu’aujourd’hui ça ne se profère plus beaucoup, ou sûrement beaucoup moins ; sans doute à cause de la psychanalyse, on a là une notion qui circule mais le caractère fatal, je dirais, de tels propos n’est pas forcément généralisable. En tous cas nous, nous suivons pas à pas, et avec le plus grand intérêt ce que Lacan nous dit à ce sujet, puisqu’il souligne le caractère fatal de ces propos, qui évidemment dessine en pointillé ce que pourrait être le renoncement à l’organe ; mais ça va s’expliquer deux pages plus loin.
« Ceci nous est rapporté au début de l’observation et nous n’avons pas l’impression que ce soit là quelque chose de décisif. [Puisque l’]enfant continue. »
En tous cas, ça l’empêche pas de continuer.
« Bien entendu c’est une chose qui n’est pas un élément d’appréciation, mais assurément cette intervention doit être notée en raison du scrupule avec lequel il a relevé l’observation du fait que les parents se sont suffisamment informés, ce qui d’ailleurs ne les empêche pas de se conduire exactement comme s’ils ne savaient rien. »
Donc les parents qui sont informés, ça ne les empêche pas d’avancer cette parole comme s’ils ne savaient rien.
« Néanmoins, ce n’est certainement pas à ce moment que, même un seul instant, Freud lui-même songe à rapporter quoi que ce soit de décisif quant à l’apparition de la phobie. L’enfant écoute cette menace, je dirais presque comme il convient. »
« Et vous verrez qu’après coup même ressort cette implication qu’après tout on ne peut rien dire de plus à un enfant, que c’est justement ce qui lui servira de matériaux à construire ce dont il a besoin, c’est-à-dire justement le complexe de castration. »
Alors là… on tourneboule, voilà maintenant que ces paroles fatales sont devenues justement ce qui va lui servir de matériel pour construire le complexe de castration.
« Mais la question de savoir pourquoi il en a besoin est justement une autre question, […] »
Elle appartient au petit Hans, cette question,
« […] et c’est à celle-là que nous sommes, et nous ne sommes pas près de lui donner tout de suite une réponse.
Pour l’instant il ne s’agit pas de castration, ce n’est pas là le support de ma question, il s’agit de la phobie et du fait que nous ne pouvons en aucun cas même la relier d’une façon simple et directe à l’interdiction de la masturbation. »
« Comme le dit très bien Freud, […] la masturbation en elle-même est une chose qui n’entraîne aucune angoisse, [et] l’enfant continuera sa masturbation. »
Ce qui est bizarre c’est qu'il n’y a pas de développement à ce moment-là, chez Lacan, sur ce qui est la fréquence de la masturbation chez l’enfant. Car après tout, pourquoi l’enfant a-t-il le besoin de se masturber ? Répondre qu’il s’agit d’un apaisement d’organe, c’est sûrement un petit peu court. Ne serait-ce que parce que justement la masturbation sera éventuellement marquée, enfin le plus souvent, ordinairement, par une culpabilité, et qui fait qu’elle reste comme on dit une pratique solitaire c’est-à-dire qui n’entre pas dans la discursivité, qui n’entre pas dans ce qui serait partageable avec un autre. A la rigueur avec un petit semblable, mais en tous cas qui ne pourrait pas être introduit dans le rapport à un adulte ; avec la question de savoir, pourquoi ? Pourquoi est-ce que l’enfant en est coupable et en a honte ? Et pourquoi est-ce qu’il a besoin de cette masturbation ? Et moi j’irais même plus loin : en quoi cette masturbation, mais ça c’est mon aparté, pourquoi est-ce que cette masturbation, elle ne serait pas, chez le petit Hans, une défense contre un risque de phobie ? Puisqu’elle témoigne après tout d’une participation à la jouissance phallique. Ça vaut aussi bien pour la fille, d’ailleurs.
Donc vous voyez, là où nous cherchons bien entendu des arguments relevant de la certitude, vous voyez que ce sont des leçons de prudence nécessaire. Non pas de doute systématique, sûrement pas. En tous cas de prudence nécessaire. Et Lacan admettait parfaitement que tout ça puisse être repris, autrement, et discuté.
Donc, dit Lacan, cette masturbation le petit Hans :
« […] l’intégrera dans la suite au conflit qui va se manifester au moment de sa phobie, mais ça n’est certainement pas quoi que ce soit d’apparent, une incidence traumatisante qui survienne à ce moment qui nous permette de comprendre le surgissement de la phobie. »
C’est-à-dire ni la masturbation, ni la condamnation par la mère. Cette condamnation par la mère, on pourrait écrire un article de vingt pages là-dessus, sur les résonances que ça peut avoir chez un enfant ; mais continuons :
« Les conditions autour de cet enfant sont optima, et le problème de la portée de la phobie reste un problème qu’il faut savoir introduire avec justement son caractère véritablement digne, questionnable en l’occasion, et c’est à partir de là que nous allons pouvoir trouver tels ou tels recoupements [aïe, aïe, aïe] qui seront pour nous éclairants voire favorisants. »
Allons-y pour les recoupement. Et là nous entrons dans ce qui va être passionnant :
« Il y a deux choses, une considération que je vais faire devant vous, qui sera un rappel de ce que nous pouvons appeler la situation fondamentale quant au phallus de l’enfant par rapport à la mère. »
Ce phallus que nous avons mis en place tout à l’heure avec le père symbolique. Car le nom de père, je dirais, est sûrement la capacité du signifiant à pointer cette instance, phallique.
Alors,
« Nous l’avons dit, dans la relation pré-œdipienne, dans la relation de l’enfant à la mère qu’avons-nous ? »
La relation pré-œdipienne, c’est-à-dire la relation à deux.
« La relation de l’enfant à la mère en tant qu’elle est objet d’amour, objet désiré pour sa présence, objet qui suppose une relation aussi simple que vous pouvez la supposer, mais qui est très précocement manifestable dans l’expérience, dans le comportement de l’enfant, la sensibilité, [sa] réaction à la présence de la mère, et très vite son articulation en un couple présence-absence. »
Autrement dit, de façon qui n’est pas évidente par un élevage de l’enfant, il y a des cultures où l’enfant ne quitte pas sa mère, si elle le porte accroché à son dos par exemple, bon, on voit bien qu’il s’agit là d’une forme de permanence, y compris la nuit, où elle dort avec lui ; donc l’absence de la mère, cette irruption d’une possibilité de l’absence ne relève pas d’un fait de culture, c’est-à-dire que chez nous la mère aura d’autres occupations que celle qui consiste à être collée à son enfant en permanence, mais consiste en ceci c’est que le signifiant n’introduit pour nous la présence que sur le fond d’une absence. Et de telle sorte que l’absence de la mère va venir en quelque sorte activer ce qu’il en est d’une relation au signifiant. Mais est-ce que cette absence est définitive ? Est-ce qu’elle est acquise ? Non, pas du tout. Au point où nous en sommes, dans cette relation duelle, imaginaire, pré-œdipienne, c’est une absence relevée comme telle mais occasionnelle et qui donne, qui ménage en quelque sorte le plaisir de l’attente de son retour. Et c’est tout ce qui sera développé dans un autre registre, avec toute cette histoire, là, du Fort-Da, du jeu de la bobine. Elle a drôlement servi, cette bobine, dans la théorisation.Et au point, comme vous le savez, que Winnicott notera ça dans le développement comme la manifestation d’un stade de l’objet en tant que transitionnel, il ne dit pas transitoire, transitionnel. Je ne sais plus le terme anglais, ça devait être le même qu’en français, je pense.
Ce qui est évidemment pour nous très amusant, c’est de voir bien entendu comment des adultes peuvent avoir une relation à l’objet exactement de ce type, et en particulier, bien sûr, les toxicomanes, où je fais remarquer depuis longtemps que la jouissance n’est pas seulement dans l’absorption du produit mais dans ce moment d’angoisse considérable que marque son absence, autrement dit que la mise en jeu d’une absence a tout son rôle dans le mécanisme de la toxicomanie. Pourquoi est-ce qu'un toxicomane n’a pas son frigo, je dirais, muni de réserves qui lui permettent en quelque sorte d’être à l’abri de tout manque ? Eh bien c’est que bien évidemment le manque de produit est nécessaire à l’économie de sa satisfaction, c’est-à-dire de jouer de ce qui est l’absence ; bien que ça n’en ait pas l’air, quand on le voit à ce moment-là, il est dans un état de trémulation, de sueur, de souffrance, de malaise intense, mais dont on peut se demander si c’est pas une forme d’acmé de la jouissance. Donc simplement pour faire remarquer que ce jeu de la présence-absence, ce jeu de la bobine, ce jeu du Fort-Da se présentifie parfaitement, a parfaitement laissé sa trace dans l’économie libidinale d’un adulte. Bon. Alors :
« [ce] couple présence-absence[, c’est], vous le savez, ce sur quoi nous partons, et si les difficultés ont été élevées à propos de ce qu’on peut appeler le monde objectal premier de l’enfant, c’est en raison d’une insuffisante distinction du terme même d’objet. »
C'est plus intéressant, ça. Et c’est vrai, indistinction du terme même d’objet. A quoi est-ce que nous reconnaissons un objet ? Est-ce que vous pouvez en proposer une définition qui ne soit pas négative, qui ne relève pas de la théologie négative ?
Charles Melman