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EPhEP, SĂ©minaire de Charles Melman, le 19 dĂ©cembre 2013  

Charles Melman : Je vous propose que nous nous attachions à l'approche lacanienne du petit Hans avec cette remarquable leçon 11 – n'ayez pas peur si vous ne l'avez pas relue, je ne vous l'ai pas indiqué d'ailleurs – du séminaire sur La relation d'objetet les structures freudiennes (1957). C'est une leçon mémorable et dont vous allez voir que, effectivement, elle introduit les dimensions qui sont pour nous essentielles, à partir de ce fait que la dimension majeure, celle du Symbolique, ici abordée, n'est pas une dimension qui soit directement observable. Autrement dit ce n'est pas parce que je vais scruter avec des appareils subtils mon champ perceptif que j'y trouverai trace du Symbolique, et c'est évidemment contrairement aux dimensions de l'Imaginaire et du Réel qui se situent beaucoup mieux, c'est évidemment ce qui fait la difficulté de l'appréhension de cette dimension du Symbolique, qui n'est donc isolable qu'à partir de la lecture des énonciations d'un psychanalysant. Et ce sera une leçon d'autant plus, je dirais, surprenante qu'elle introduit de façon, on va dire, irruptive, dans un champ que pour ma part à l’époque je connaissais assez bien qui était celui des travaux classiques des psychanalystes, elle introduit cette dimension qui, je dirais, aussi bien à Freud qu'à ses suivants, était complètement opaque.

Le départ de cette leçon 11 nous permet d'aborder cette question du Symbolique par l'une de ses conséquences, théorisée classiquement par le terme de frustration, étant au principe de la théorisation de l'époque que les névroses sont liées à la frustration qu'un sujet est susceptible de rencontrer de la part de l'environnement, que celles-ci suscitent chez lui de l'agressivité et du même coup une régression. Là où on l'attendait adulte, la frustration rencontrée dans sa relation à l'environnement, va provoquer chez lui ces deux temps et donc l'amener à actualiser une névrose témoignant de sa stase à une époque infantile, à un âge infantile. Cette théorie de la frustration, agressivité, régression était une espèce de lieu commun, que vous retrouverez si vous allez chercher dans les articles, dans les travaux, dans les conférences des psychanalystes de l'époque.

Vous ferez comme moi c'est-Ă -dire qu'en relisant cette leçon vous allez tiquer sur le fait que ce qu'il va essayer d'articuler sera peut-ĂŞtre, dit-il, un peu plus algĂ©brique que d'habitude, encore que vous ne verrez apparaĂ®tre aucune mathĂ©matisation de l'affaire ; nĂ©anmoins retenons cette rĂ©fĂ©rence Ă  l'algèbre. Ă€ cette triade frustration-agressivitĂ©-rĂ©gression, Lacan substitut la suivante frustration-castration-privation, distinguant ainsi trois dimensions du rapport au manque d'objet : la frustration dans le champ imaginaire, la castration dans le champ symbolique et la privation dans le champ rĂ©el. Et rien qu'Ă  faire ressurgir ces trois catĂ©gories, vous voyez aussitĂ´t comment ce qui va ĂŞtre central dans l'observation du petit Hans, c'est-Ă -dire ce qu'il en est du rapport d'une femme au phallus, va se trouver, je dirais, distribuĂ© d'une façon utilisable, puisque vous avez pu voir de quelle manière on Ă©tait sans cesse Ă  voyager d'une dimension Ă  l'autre, sans plus rien arriver Ă  distinguer. La privation chez une femme elle est facile Ă  repĂ©rer, elle est rĂ©elle ; c'est bien, je dirais, d'un organe dont elle serait supposĂ©e manquer, dont elle serait donc privĂ©e rĂ©ellement. La castration, opĂ©ration donc symbolique et qui l'introduit, comme tout parlĂŞtre, Ă  la dimension du manque. Et puis la frustration, c'est-Ă -dire la revendication, est-ce que l’on va dire tout de suite imaginaire ou de l'objet imaginaire, en tout cas la revendication que je dirais imaginaire, d'un objet imaginaire et qui viendrait lui faire dĂ©faut. Alors pour nous amuser Ă  situer ces trois dimensions dans le champ des relations familiales… La privation, "l'anatomie c'est le destin" disait le professeur Freud, ce qui est faux puisque justement ce qui va prĂ©valoir c'est la dimension symbolique qui, lĂ , n'a plus rien Ă  voir avec l'anatomie, mais sĂ»rement a Ă  voir avec un père, auquel, je dirais, elle se trouve rĂ©fĂ©rĂ©e, qu'il s'agisse d'un garçon ou d'une fille ; quant Ă  la frustration, elle concerne sĂ»rement le rapport de cette femme, de cette jeune fille, avec le spectacle du frère qui, lui, se trouverait ainsi propriĂ©taire de ce qui viendrait Ă  elle lui manquer. La frustration traduit en français le mot allemand de Freud de Versagung. C'est un mot assez riche, la Versagung, qui est donc fait du mot sagung, sagen qui veut dire dire, versagen, le fameux ver- qui est toujours la dĂ©viation d'un verbe, on va dire normatif, hum ; par exemple brechenc'est casser, Verbrecher c'est le voleur, celui qui fait effraction, il casse mais avec de mauvaises intentions, par exemple. Versagen sera Ă  entendre  comme la promesse, ce qui a Ă©tĂ© dit, ce qui a Ă©tĂ© promis et qui n'a pas Ă©tĂ© tenu, et c'est bien après tout le sort d'une fille, effectivement, de se trouver exposĂ©e Ă  la Versagung, c'est-Ă -dire qu'avec sa naissance mĂŞme et son investissement comme enfant il y a lĂ  une promesse en quelque sorte faite quant Ă  la valeur de sa reprĂ©sentabilitĂ©. Et cette promesse s'avèrera non tenue, eu Ă©gard Ă  l'investissement du frère, en gĂ©nĂ©ral… on parle dans l'abstrait et en gĂ©nĂ©ral, ce qui se produit le plus couramment dans nos sociĂ©tĂ©s hautement Ă©duquĂ©es. Et donc inĂ©vitablement, bien sĂ»r, le sentiment de cette promesse non tenue, d'une frustration, de naĂ®tre sous le signe d'une Ă©toile, je dirais, ternie ou obscurcie par cet effet.

Lacan, pour justifier sa façon de lire ce terme chez Freud, fait remarquer ceci c'est que on ne peut pas tenir la frustration comme refus d'un objet de satisfaction puisque, fait-il remarquer, un désir qui serait ainsi frustré, un besoin ainsi frustré, ne manquerait pas, c'est la réponse organique qu'il est légitime d'attendre, ne manquerait pas de s'éteindre. Or il se trouve, comme nous le savons, que le désir inconscient, lui, est indestructible. De telle sorte que l'on pourrait au contraire postuler que c'est du fait de se trouver frustré, ce désir, qu'il se trouve entretenu et engagé dans le processus de répétition. Il y a donc dans ce chapitre une critique qui est datée et qui ne vous concerne plus, puisque vous n'avez plus à faire à ce genre de trinité, une critique datée, je dis bien, de cette triade frustration-agressivité/agression-régression, mais en faisant remarquer que on pourrait aussi bien en envisager bien d'autres, de trinités, pour venir s'inscrire avec la frustration. Et alors on va rentrer partir de ce moment-là, dans un château enchanté puisque il va nous dire ceci, c'est une phrase assez longue que je vais lire à partir d'une virgule :

« […] la frustration en elle-mĂŞme Â», il dira d'abord « La frustration donc, n'est pas un refus d'un objet de satisfaction et ce n'est pas Ă  cela qu'elle tient. Â»  « […] la frustration en elle-mĂŞme n'est pensable, non pas comme n'importe quelle frustration, mais comme une frustration utilisable dans notre dialectique, que comme le refus de don [d, o, n] en tant qu'il est lui-mĂŞme symbole de quelque chose qui s'appelle l'amour. Â»

Le refus de don en tant qu'il est lui-même symbole de quelque chose qui s'appelle l'amour. Autrement dit il ne s'agit pas d'un refus d'un objet de satisfaction. Il s'agit du refus d'un signe, d'un don, symbole de quelque chose qui s'appelle l'amour. Nous disant que vous trouvez ça chez Freud en toutes lettres, ce qui n'est pas évident, mais ce n'est pas ce qui est important.

« Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela ne veut pas dire que l'enfant a fait la philosophie de l'amour, qu'il a fait la distinction de l'amour [et] du dĂ©sir, cela veut dire qu'il est dĂ©jĂ  dans un bain qui implique l'existence de cet ordre symbolique, et que nous pouvons dĂ©jĂ  en trouver dans sa conduite des preuves, c'est Ă  savoir que certaines choses passent, qui ne sont concevables que si cet ordre symbolique est prĂ©sent. Â»

L'ordre symbolique, le don qui lui est attachĂ©, c'est celui d'introduire Ă  ce manque, moteur des dĂ©sirs Ă  venir ; le voilĂ  le don, c'est le don d'amour. Si vous en voulez une preuve grossière, mais je dirais qui se vĂ©rifie très facilement en clinique, c'est Ă©videmment ce qu'illustre le texte de Freud sur Un enfant est battu, c'est-Ă -dire d'envisager, pour un enfant, comme signe d'amour le fait que son frère est battu, est frappĂ©, est marquĂ© dans son corps, est forcĂ©, contraint au manque. Le don donc, portĂ© par l'ordre symbolique, ce signe d'amour en tant qu'il introduit le locuteur au manque gĂ©nĂ©rateur moteur du dĂ©sir, et si j'ai Ă©voquĂ© tout Ă  l'heure l'image du frère en tant que susceptible de susciter la frustration, c'est bien en ce fait que s'il est porteur d'un phallus, c'est en tant que signe, ce phallus, en tant que signe qu'il est propre Ă  l'exercice du dĂ©sir, rien de plus. Donc s'il paraĂ®t cet objet comme un don, un don d'amour, c'est en tant qu'il est pris dans cette affaire. Je ne vais pas… comme je souhaite au cours de cette soirĂ©e aller au bout de cet article, je laisse tomber certaines digressions, dont vous vous chargerez vous-mĂŞmes, qui ne sont pas difficiles d'ailleurs.

Mais il va tout de suite dĂ©velopper la question du don qui d'ailleurs va inĂ©vitablement  nous amener Ă  LĂ©vi-Strauss quelques pages plus loin, pour dire que le don, la catĂ©gorie du don sur laquelle, comme vous le savez, les ethnologues se sont largement appesantis, et j'Ă©voque pour vous Marcel Mauss, c'est toujours intĂ©ressant, ça ne se lit plus en dehors des cercles spĂ©cialisĂ©s ce qui est dommage :

«Le don lui-même implique tout le cycle de l'échange, il n'y a don que parce qu'il y a une immense circulation de dons qui prennent tout l'ensemble intersubjectif du point de vue du sujet qui y entre et qui s'y introduit aussi primitivement que vous pouvez le supposer. Le don…»,

et voilà qui…comment dirais-je, introduit une tempérance radicale dans notre relation à l'objet puisque le don, signe d'amour,

« Le don alors surgit d'un au-delĂ  de la relation objectale, puisque justement il suppose derrière lui tout cet ordre de l'Ă©change pour l'enfant qui va y entrer, et il ne va surgir de cet au-delĂ  que dans son caractère qui est ce qui le constitue proprement symbolique […] Â»,

autrement dit il ne sert Ă  rien, ce n'est pas lui qui va apaiser un quelconque besoin, il est seulement le signe, de l'amour, c'est-Ă -dire de  l'introduction Ă  ce manque. Et donc,

« […] il ne va surgir de cet au-delĂ  que dans son caractère qui est ce qui le constitue proprement symbolique, et qui fait que rien n'est don qui ne soit constituĂ© par cet acte qu'il a prĂ©alablement annulĂ©, rĂ©voquĂ©. C'est sur un fond de rĂ©vocation que le don surgit et est donnĂ©. Â»

Qu'est-ce qu'il a annulé et révoqué ? C'est justement le poids, le prix de l'objet.

« C'est donc sur ce fond, en tant que signe de l'amour, annulĂ© d'abord pour reparaĂ®tre comme pure prĂ©sence […] Â»,

annulé, on le verra un petit peu plus loin à propos du sein, de la relation de l'enfant à la mère,

« […] en tant que signe de l'amour, annulĂ© d'abord pour reparaĂ®tre comme pure prĂ©sence, que le don se donne ou non Ă  l'appel. […] Mais l'appel, si nous le maintenons isolĂ©, le premier temps de la parole ne peut pas ĂŞtre soutenu isolĂ©ment. Â»

La notion mĂŞme d'appel suppose ce qui a Ă©tĂ© perdu, il n'y aurait pas d'appel si l'enfant n'Ă©tait confrontĂ© Ă  quelque perte. Et il y aura lĂ  une reprise qui pourrait nous paraĂ®tre dĂ©jĂ  un peu usĂ©e tellement elle est utilisĂ©e mais, enfin, peu importe, c'est le petit enfant avec son fort-da, dont vous connaissez par cĹ“ur l'histoire, la petite fille de Freud qui joue avec sa bobine, et qui s'amuse donc Ă  la faire partir au bout de sa ficelle, pour pouvoir la faire revenir. Il faut donc que la bobine se sĂ©pare pour ĂŞtre susceptible de revenir, il faut donc que l'ordre symbolique ait dĂ©jĂ  instituĂ© ce qu'il en est d'un dĂ©part inaugural de l'objet, pour qu'il puisse y avoir appel Ă  son retour. L'appel Ă  Dieu n'est pensable qu'Ă  poser que l'ordre symbolique l'a perdu, qu'Ă  la place qui pourrait lui ĂŞtre mĂ©nagĂ© il y a un vide, il y a un trou, et qu'il s'agit donc par cet appel mĂŞme de le faire revenir. Et il y a lĂ , dans ces pages, une dialectique vraiment très jolie, un peu philosophique en apparence, je dirais hĂ©gĂ©lienne en apparence, mais qui est extrĂŞmement fine cliniquement et très jolie :

« C'est prĂ©cisĂ©ment en tant que ce don se manifeste Ă  l'appel de ce qui est quand il n'est pas lĂ , […] Â»

Il faut que ce soit pas là pour être dans l'appel. Hein, si dieu était là, là gentiment avec nous, autour de cette table ça nous éviterait bien des adresses, hum.

« C'est prĂ©cisĂ©ment en tant que ce don se manifeste Ă  l'appel de ce qui est, […] Â»

et c'est de l'ĂŞtre dont il est question,

« […] de ce qui est quand il n'est pas lĂ , et quand il est lĂ  se manifeste essentiellement comme seulement signe du don, c'est-Ă -dire en somme comme rien en tant qu'objet de satisfaction. Â»

Il ne s'agit nullement, avec sa prĂ©sence, de quoi que ce soit qui le traite comme objet de satisfaction puisqu'il n'est que le signe de l'amour c'est-Ă -dire de cette rĂ©ponse venue de l'Autre et qui, comme telle, est prise comme signe d'amour. Vous avez lĂ , en ces quelques lignes, une clinique de la relation de l'enfant Ă  sa mère… du bĂ©bĂ© Ă  sa mère, et de l'importance de l'appel, auquel elle rĂ©pond ou ne rĂ©pond pas ; parce que ce n'est qu'en tant qu'elle ne rĂ©pond pas que, bien entendu, elle prend sa place ; mais d'autre part si elle ne rĂ©pond jamais, il n'y a pas davantage le moindre signe de son amour. Alors vous voyez le travail d'une mère… comme c'est facile… puisqu'elle doit donc trouver le moyen d'exercer Ă  la fois ce qu'il en est de son absence… Et vous voyez comment dĂ©jĂ  rien que dans l'ordre symbolique que vous imaginez de quelle manière cette absence de la mère pourra ĂŞtre interprĂ©tĂ©e par un bĂ©bĂ© prĂ©coce (et ils le sont souvent) comme Ă©tant liĂ©e au fait que… elle est avec un autre et que donc que le signe d'amour, c'est pas pour lui. Tout ça, ça ne met pas en cause le père, hein. C'est pas papa qui… c'est l'ordre du signifiant qui dispose les choses comme ça. Donc,

« C'est prĂ©cisĂ©ment en tant que ce don se manifeste Ă  l'appel de ce qui est quand il n'est pas lĂ , et quand il est lĂ  se manifeste essentiellement comme seulement signe du don, c'est-Ă -dire en somme comme rien en tant qu'objet de satisfaction. Et quand il est lĂ  il est justement lĂ  pour pouvoir ĂŞtre repoussĂ© en tant qu'il est ce rien. Â»

Faut pas non plus qu'il insiste trop, qu'il pèse.

« Le caractère donc fondamentalement dĂ©cevant de ce jeu symbolique […] Â»

La déception, c'est un joli mot déception, c'est bien construit, ça veut dire que c'est vraiment ce que je ne peux pas saisir.

« Le caractère […] fondamentalement dĂ©cevant de ce jeu symbolique, c'est cela qui est l'articulation essentielle autour de laquelle et Ă  partir de laquelle la satisfaction elle-mĂŞme se situe et prend […] sens. Â»

Il n'y a pas de satisfaction brute, naturelle, Ă  l'endroit de l'environnement ou Ă  l'endroit de l'objet.

« Je ne veux pas dire naturellement qu'il n'y ait pas chez l'enfant, Ă  l'occasion, cette satisfaction accordĂ©e oĂą il y aurait pur rythme vital […] Â»

Autrement dit… il a ses besoins, il faut au début que, toutes les trois heures, il ait son biberon, pur rythme vital,

« […] mais je dis que toute satisfaction mise en cause dans la frustration y vient sur ce fond de caractère fondamentalement dĂ©cevant de l'ordre symbolique, et qu'ici la satisfaction n'est que substitut, compensation, et ce sur quoi l'enfant, si je puis dire, Ă©crase ce qu'a de dĂ©cevant en lui-mĂŞme ce jeu symbolique dans la saisie orale de l'objet de satisfaction, le sein en l'occasion, […] l'objet rĂ©el. Â»

Je dirais que toutes les mamans ont pu s'étonner du type de complexité qui, souvent très tôt, est manifesté par le bébé dans sa relation au sein, à l'objet oral, en tant qu'à la fois il le veut et ne le veut pas, qu'il le veut en tant que, après tout, il est le signe de l'amour, mais que en même temps par la satisfaction même qu'il procure, il abolit ce caractère de don, et qu'il devient un pur objet réel de satisfaction, autrement dit à vomir.

« Et en effet ce qui l'endort [, ce bĂ©bĂ©,] dans cette satisfaction, c'est justement sa dĂ©ception, sa frustration, le refus qu’à l’occasion il a Ă©prouvĂ©, cette douloureuse dialectique de l'objet Ă  la fois lĂ  et jamais lĂ  [puisque pour ĂŞtre lĂ  il faut qu'il ne soit pas], et Ă  laquelle il s'exerce dans cette chose qui nous est symbolisĂ©e dans cet exercice gĂ©nĂ©ralement saisi par Freud comme Ă©tant l'aboutissement comme Ă©tant le jeu pur de ce qui est le fond de la relation du sujet au couple prĂ©sence-absence. […] L'enfant donc, dans la satisfaction, Ă©crase l'inassouvissement fondamental de cette relation […] Â»

Il a l'un ou l'autre, comment avoir les deux ? S'il a l'objet il n'a pas le don, s'il n'a pas l'objet, il n'a pas la satisfaction, débrouillez-vous avec ça, hum… Mais enfin, ça doit vous rappelez des choses quand même.

« L'enfant donc, dans la satisfaction, Ă©crase l'inassouvissement fondamental de cette relation, dans la saisie orale avec laquelle il endort le jeu. Il Ă©touffe ce qui ressort de cette relation fondamentalement symbolique, et rien dès lors pour nous Ă©tonner que ce soit justement dans le sommeil qu'Ă  ce moment-lĂ  se manifeste la persistance de son dĂ©sir sur le plan symbolique, car je vous le souligne Ă  cette occasion, mĂŞme le dĂ©sir de l'enfant dans ce rĂŞve […] archi-simple qu'est le rĂŞve infantile, le rĂŞve de la petite Anna Freud, ce n'est pas ce dĂ©sir liĂ© Ă  la pure et simple satisfaction naturelle. […] Â»

Vous savez que la petite Anna Freud rĂŞve de framboise, de flan, etc. Elle a eu son repas, elle a parfaitement mangĂ©, pourquoi elle rĂŞve de framboise et de flan, si ce n’est justement… Qu'est-ce que cela veut dire ?

« Tous ces objets-lĂ  [dit Lacan] sont des objets transcendants, […] Â»

Ça c'est un mot étrange qu'il ne va pas utiliser souvent, hein, ça va pas revenir, ça, le transcendantal.

« Tous ces objets-lĂ  sont des objets transcendants, voire d'ores et dĂ©jĂ  tellement entrĂ©s dans l'ordre symbolique que ce sont justement tous les objets interdits en tant qu'interdits. Â»

La petite Anna Freud elle n'a nullement été inassouvie ce soir-là, bien au contraire.

« Ce qui se maintient dans le rĂŞve comme un dĂ©sir sans doute exprimĂ© sans dĂ©guisement, […] c'est le dĂ©sir de l'impossible ; et […] si la petite Anna Freud [ne l'avait] pas articulĂ© […] en paroles, nous n'en aurions jamais rien su. Â»

Désir de l'impossible, c'est-à-dire de faire coïncider la satisfaction avec la conservation de ce don d'amour que représente la perte de l'objet.

« Mais alors que se passe-t-il au moment oĂą la satisfaction en tant que satisfaction du besoin entre ici pour se substituer Ă  la satisfaction symbolique ? Â»

Voyez il ne lâche pas, il poursuit.

« Puisqu'elle est lĂ  justement pour s'y substituer […] Â»

… la satisfaction du besoin, se substituer à la satisfaction symbolique. La satisfaction du besoin, l'objet, pour se substituer à la satisfaction symbolique, le manque radical d'objet,

« Puisqu'elle est lĂ  justement [cette satisfaction du besoin] pour s'y substituer, de ce fait mĂŞme elle subit une transformation. Si cet objet rĂ©el devient lui-mĂŞme signe dans l'exigence d'amour, c'est-Ă -dire dans la requĂŞte symbolique, il entraĂ®ne immĂ©diatement une transformation. Je dis que l'objet rĂ©el prend ici valeur de symbole. Ce serait un pur et simple tour de passe-passe que de vous dire que de ce fait il est devenu symbole ou presque, mais ce qui prend accent et valeur symbolique, c'est l'activitĂ© qui met l'enfant en possession de cet objet, c'est son mode d'apprĂ©hension, et c'est ainsi que  l'oralitĂ© devient non seulement ce qu'elle est, Ă  savoir mode instinctuel de la faim porteuse d'une libido conservatrice du corps propre [mais elle n'est pas que cela, et c'est] ce sur quoi Freud s'interroge. Â»

Cette libido du corps propre, est-elle libido de la conservation ou libido sexuelle ? Donc vous voyez, petit tour de passe-passe qui va faire de cet objet réel lui-même le symbole de ce don d'amour, et qui donc va en quelque sorte substituer à la libido de conservation, la libido sexuelle.

« Bien sĂ»r elle est [cela en] elle-mĂŞme [la libido sexuelle, cette libido elle est libido sexuelle], c'est mĂŞme cela qui implique  la destrudo […] »

C'est parce qu'elle est sexuelle qu'elle implique le désir de mort. Beeerk ! Ça s'arrange pas, hein. Puisque… bon, je ne vais pas reprendre ça, c'est un bateau.

« […] mais c'est prĂ©cisĂ©ment parce qu'elle est entrĂ©e dans cette dialectique de substitution de la satisfaction Ă  l'exigence d'amour [il y a maintenant substitution de la satisfaction Ă  l'exigence d'amour], qu'elle est bien une activitĂ© Ă©rotisĂ©e,  libido au sens propre, et libido sexuelle. Â»

Et, un petit mot, Lacan a rarement parlĂ© de l'anorexie mentale, mais c'est au moins Ă  cet endroit  qu'il va la faire intervenir :

« Je vous fais Ă©galement remarquer au passage que cela va si loin, qu'il y a possibilitĂ© pour jouer le mĂŞme rĂ´le [le rĂ´le essentiel de l'objet] qu'il n'y ait pas d'objet rĂ©el du tout, puisqu'il s'agit en cette occasion de ce qui donne lieu Ă  cette satisfaction substitutive de la satisfaction symbolique. Â»

S'il s'agit avec l'objet d'une satisfaction substitutive de la satisfaction symbolique,  il peut mĂŞme ne pas y avoir d'objet du tout.

« C'est ceci qui peut, et qui peut seul expliquer la vĂ©ritable fonction de symptĂ´mes tels que ceux de l'anorexie mentale. Â»

Alors, il y a dans ce passage l'isolement d'un objet qui s'appelle le rien ; pourquoi d'un objet, comment peut-on appeler un objet rien ?  Eh bien dans la mesure oĂą il fonctionne comme support d'une satisfaction libidinale, c'est un objet. Si le rien est susceptible de venir satisfaire la libido, il se prĂ©sente dans la catĂ©gorie de l'objet ; et c'est pourquoi beaucoup plus tard Lacan dira, dans une formule expĂ©ditive que vous connaissez sĂ»rement, que l'anorexique est celle qui mange du rien. Ce n'est pas si simple que ça, mais ça ne fait rien, c'est le cas de le dire. Hein, c’est joli quand mĂŞme. Ça nous sort, en tout cas, des facilitĂ©s de l'Ă©vidence. Il y a dans tout ce passage une complexification, qui n'est pas seulement stimulante mais qui est très proche, pour rendre compte d'un certain nombre des manifestations du nourrissage chez le bĂ©bĂ© qui sont forts complexes, beaucoup plus complexes qu'elles n'ont l'air.

Et nous dĂ©bouchons lĂ  sur un chapitre qui va beaucoup vous plaire puisqu'il concerne la relation  primitive Ă  la mère. Alors Ă  l'Ă©poque, en 56, on pouvait encore en parler. Et donc il y va, et en disant ceci :

« […] la mère, qui devient au mĂŞme moment un ĂŞtre rĂ©el [comme l'objet… qui est devenu… qui, dans son caractère rĂ©el, est devenu signe d'amour, et donc la mère qui devient au mĂŞme moment elle-mĂŞme un ĂŞtre rĂ©el], prĂ©cisĂ©ment en ceci que pouvant refuser indĂ©finiment [autrement dit ĂŞtre celle qui en tant que rĂ©el se dĂ©robe], elle peut littĂ©ralement tout, et comme je vous l'ai dit, c'est Ă  son niveau et non pas au niveau de je ne sais quelle espèce d'hypothèse d'une sorte de mĂ©galomanie qui projetterait sur l'enfant ce qui n'est que l'esprit de l'analyste, qu'apparaĂ®t pour la première fois la dimension de la toute-puissance, la Wirklichkeit qui en allemand signifie efficacitĂ© et rĂ©alitĂ© [le wirklich, c'est l'efficace], l'efficace essentiel qui se prĂ©sente d'abord Ă  ce niveau comme la toute-puissance de l'ĂŞtre rĂ©el, dont dĂ©pend absolument et sans recours, le don ou le non-don. Â»

Soit en effet elle joue d'une absence, je dirais, sans remède, soit d'une prĂ©sence Ă©touffante, soit je dirais elle collabore Ă  cette dimension de prĂ©sence sur fond d'absence ; c'est difficile pour une mère, cette prĂ©sence sur fond d'absence, puisque ça voudrait dire dĂ©jĂ  qu'elle n'est pas-toute justement, ce n'est donc pas du tout Ă©vident. Mais c'est elle qui se trouve lĂ , alors que nous parlions de l'effet de l'ordre du Symbolique, c'est elle qui en tant que rĂ©el incarnĂ©, c'est d'elle dont va dĂ©pendre absolument et sans retour le don et le non-don. Le père, encore, dans tout ça, n'a rien Ă  foutre.

« Je suis en train de vous dire que la mère est primordialement toute-puissante, et que dans cette dialectique nous ne pouvons pas l'Ă©liminer pour comprendre quoi que ce soit qui vaille. Â»

Alors il y a un chapitre sur Melanie Klein qui, effectivement, situe bien la mère comme toute-puissante mais, fait remarquer Lacan Ă  ce propos, qu'elle n'est toute-puissante que parce que justement l'ordre symbolique est venu enclore, je dirais, dans son corps toute la lyre des objets que l'enfant pourrait rĂŞver ; et que c'est de son bon ou mauvais vouloir que dĂ©pend, justement, cette satisfaction si dĂ©licate, qui a Ă  jouer entre prĂ©sence et absence. Je vous passe lĂ  les digressions sur Melanie Klein dont la lecture est très intĂ©ressante, toujours, et il se trouve que les Kleiniens sont des gens qui par leur formation, sans que j'aie jamais pu comprendre pourquoi, comprennent tout de suite Lacan, contrairement aux Freudiens. Ils sont tout de suite de plain pied avec Lacan. Et donc, le fait que cette mère soit toute-puissante, engendre un effet dĂ©pressif chez le bĂ©bĂ©, vous vous en souvenez de cet effet dĂ©pressif, chacun, non ? Vous ne vous en souvenez pas ?

« […] engendre un effet dĂ©pressif, il faut que le sujet puisse rĂ©flĂ©chir sur lui-mĂŞme et sur le contraste de son impuissance. Â»

Et c'est lĂ  que Lacan va introduire l'expĂ©rience clinique du miroir, c'est-Ă -dire dans cette impuissance… vous savez ses textes, ses agencements sont faits avec une rigueur algĂ©brique, une intelligence diabolique ; le fil que vous pouvez suivre dans tout ça, c'est assez admirable. Puisque… c'est dans cet Ă©tat dĂ©pressif face Ă  la mère toute-puissante, il est lĂ  sur le dos n’est-ce pas, Ă  gigoter comme il peut, il ne connaĂ®t mĂŞme pas les limites de son corps. Et ça, chez les enfants autistes, c'est toujours remarquable, ils ne connaissent pas les limites de leurs corps… et la maman ne sait pas ce qu'elle fait quand elle passe son temps Ă  le modeler, Ă  le caresser, Ă  le bisouiller, c'est-Ă -dire justement Ă  lui tracer, Ă  lui rendre sensible les limites de son  corps… jusqu'Ă  ce moment oĂą, dit Lacan, dès le sixième mois, se produit le phĂ©nomène du stade du miroir, c'est-Ă -dire cette expĂ©rience de maĂ®trise, justement, par le bĂ©bĂ©, de l'image de son corps… avec cet effet de splitting, nous dira Lacan.

Il est remarquable que, dans ce texte, il situe le stade du miroir à l'époque de six mois, alors que dans l'article originel qu'il avait repris en 47 (exposé en 36 à Marienbad, repris en 47), et puis maintenant en 57, c'est à l’âge de six mois… et c'est vrai, on voit chez le bébé dès l’âge de 6 mois sa capture, sa captivation par son image dans le miroir, et les sourires et la motricité qu'il va échanger avec cette image, le fait aussi d'aller la chercher en frappant le miroir.

Pourquoi fait-il intervenir, Ă  cet endroit-lĂ , la maĂ®trise par le bĂ©bĂ© de son image, parce que nous en sommes, nous en Ă©tions Ă  la toute-puissance maternelle ?

« C'est bien parce qu'en effet la forme de la maĂ®trise lui est donnĂ©e sous la forme d'une totalitĂ© Ă  lui-mĂŞme aliĂ©nĂ©e, […] Â»

La forme de la maîtrise lui est donnée sous la forme d'une totalité à lui-même aliénée,

« […] mais de quelque façon Ă©troitement liĂ©e Ă  lui et dĂ©pendante, mais que, cette forme une fois donnĂ©e, c'est justement devant cette forme dans la rĂ©alitĂ© du maĂ®tre, c'est Ă  savoir si le moment de son triomphe est aussi le truchement de sa dĂ©faite et si c'est Ă  ce moment que cette totalitĂ©, en prĂ©sence de laquelle il est cette fois, sous la forme du corps maternel ne lui obĂ©it pas. Â»

Nous en Ă©tions dans la relation de dĂ©pendance et de dĂ©pression, nous passons par l'Ă©tat de maĂ®trise acquis par le stade du miroir : mais est-ce que ce moment de triomphe est aussi le truchement de sa dĂ©faite, si c'est Ă  ce moment que cette autre totalitĂ© qu'est la forme du corps maternel ne lui obĂ©it pas ?

« C'est très prĂ©cisĂ©ment donc, en tant que la structure spĂ©culaire rĂ©flĂ©chie du stade du miroir entre en jeu, que nous pouvons concevoir que la toute-puissance maternelle n'est alors rĂ©flĂ©chie qu'en position nettement dĂ©pressive, c'est Ă  savoir le sentiment d'impuissance de l'enfant. C'est lĂ  que peut s'insĂ©rer ce quelque chose Ă  quoi je faisais allusion tout Ă  l'heure, quand je vous ai parlĂ© de l'anorexie mentale. Â»

Qui est évidemment l'engagement dans un conflit de maîtrise et d'annulation de cet objet réel qu'est devenue la mère.

« On pourrait lĂ  aussi aller un peu vite et dire que le seul pouvoir que le sujet a contre la toute-puissance, c'est de dire non au niveau de l'action et faire introduire lĂ  la dimension du nĂ©gativisme, qui bien entendu n'est pas sans rapport avec le moment que je vise. Â»

Le moment du négativisme qui est toujours un moment admirable chez le bébé, celui où il découvre qu'il peut dire non, et il s'emploie à le faire, avec un plaisir... Là on peut y aller, hum.

« NĂ©anmoins […] Â»

Je vous le lis, là, ce passage ligne à ligne parce que… peu importe là encore la totalité du contenu de ce texte que vous pouvez, chez vous (c'est la leçon 11), reprendre etc., mais pour vous rendre sensible à sa démarche et donc vous habituez un peu au déchiffrage de son énonciation,

« NĂ©anmoins je ferai remarquer que l'expĂ©rience nous montre, et non sans doute sans raison, que ce n'est pas au niveau de l'action et sous la forme du nĂ©gativisme que la rĂ©sistance Ă  la toute-puissance dans la relation de dĂ©pendance s'Ă©labore, c'est au niveau de l'objet en tant qu'il nous est apparu  sous le signe  du rien, de l'objet annulĂ© en tant que symbolique, c'est au niveau de l'objet que l'enfant met en Ă©chec sa dĂ©pendance, et justement en se nourrissant de rien, c'est mĂŞme lĂ  qu'il renverse sa relation de dĂ©pendance en se faisant par ce moyen maĂ®tre de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dĂ©pend d'elle, et dont dès lors c'est elle qui dĂ©pend par son dĂ©sir, qui est Ă  la merci par une manifestation de son caprice, Ă  savoir de sa toute-puissance Ă  lui. Â»

C’est sympa ? C'est sympa, hein, et si vous avez approchĂ© des enfants, ou si vous vous souvenez de votre propre enfance, ce qui n'est pas impossible, eh bien voilĂ , il raconte votre vie lĂ , hein. Ce qui est fou c'est que tout ça est resté… on n'a pas le sentiment que beaucoup de personnels attachĂ©s Ă  l'Ă©ducation, Ă  l'Ă©levage des bĂ©bĂ©s etc. aient beaucoup dĂ©veloppĂ© tout ça, qui Ă©tait cependant tellement vif, tellement observable ; ça c'est observable, ça c'est pas dĂ©ductible. On le voit sans le comprendre d'ailleurs. Bon.

Nous avons… bon. Alors, je vous Ă©pargne l'intentionnalitĂ© de l'amour… l'intentionnalitĂ© de l'amour, l'intentionnalitĂ© c'est un terme jaspersien, ça vient de la philosophie de Jaspers, et de la psychologie de  Jaspers. Alors il le reprend, il ne s'en servira plus beaucoup ; de mĂŞme que vous trouverez beaucoup dans ce texte l'intersubjectivitĂ©, alors cela aussi il laissera tomber, l'intersubjectivitĂ©, parce que l'intersubjectivitĂ© c'est pour Ă©voquer l'Ă©change de paroles, autrement dit ce qui plus tard sera Ă©crit sous le terme de discours, or le discours ne va pas d'un sujet Ă  un autre. Alors l'intersubjectivitĂ© c'Ă©tait Ă©galement une tarte Ă  la crème, c'est comme l'intentionnalitĂ©, c'Ă©tait une tarte Ă  la crème de la psychologie, je ne saurais pas dire exactement d'oĂą ça sort, l'intersubjectivitĂ©, je ne sais plus d'oĂą ça sort… mais la moindre expĂ©rience viendra nous rappeler que nous ne parlons jamais dans nos Ă©changes de sujet Ă  sujet. Moi je ne vous parle pas de sujet Ă  sujet, je vous parle du sujet que je suis aux objets que vous ĂŞtes. L'inverse est aussi vrai puisque c'est une question de place dans le discours, et que d'autre part dans le discours ce n'est pas le sujet qui parle sauf… sauf bien entendu si c'est le discours hystĂ©rique. Donc le terme d'intersubjectivitĂ© va choir.

Une petite remarque amusante :

« Avant la parole, un enfant ne rĂ©agit pas […] Â»

Pourquoi il dit avant la parole ?

« Avant la parole, un enfant ne rĂ©agit pas de la mĂŞme façon Ă  un heurt et Ă  une gifle. Je vous laisse mĂ©diter ce que ceci implique. Â»

Bon c'est vrai, puisque le heurt est un accident et la gifle est un signe de dĂ©samour. Alors Ă©videmment il est pas Ă©tonnant que l'on puisse aussi prendre le heurt comme un signe de dĂ©samour, hein. C'est le mur qui vous est rentrĂ© dedans… bien sĂ»r, bien sĂ»r. Alors il y a une petite remarque amusante, c'est que chez l'animal domestique, ça marche aussi ça. Mais ça ne va pas plus loin ; qu'est-ce que ce serait aller plus loin d'ailleurs ? Et puis une Ă©vocation sur le fait que la psychanalyse officielle Ă  l'Ă©poque, en 56, commence Ă  s'intĂ©resser au problème du langage, il y a un article de Löwenstein (qui Ă©tait donc son analyste Ă  Lacan) – il faudrait que vous retrouviez pour l'anecdote, ça a Ă©tĂ© publiĂ©, ça doit se trouver sur Internet – la lettre que Lacan a adressĂ© Ă  Löwenstein au moment oĂą il a demandĂ© l'intĂ©gration de son nouveau groupe – qui avait quittĂ© la sociĂ©tĂ© psychanalytique de Paris – l'intĂ©gration de son nouveau groupe, la SociĂ©tĂ© Française de Psychanalyse, Ă  l'International Psychanalytic, et donc il avait adressĂ© une lettre Ă  Löwenstein qui avait Ă©tĂ© son analyste Ă  Paris juste avant la guerre, c'est-Ă -dire au moment oĂą ces braves gens avaient quittĂ© Berlin, c'est-Ă -dire Ă  partir de 1933, et avaient fait Ă©tape Ă  Paris avant de se diriger vers New York oĂą ils se sont perdus, oĂą New York les a absorbĂ©s. C'est une lettre… elle mĂ©riterait une analyse pour elle-mĂŞme, la lettre qu'un ancien analysant adresse Ă  son analyste. Vous pourriez Marie-Charlotte essayer de la retrouver ? Ornicar l'a publiĂ© en son temps. Elle est sĂ»rement sur le site. Car c'est l'appel Ă  une honnĂŞtetĂ© intellectuelle qui, je dois dire, dans notre milieu, n'est pas forcĂ©ment la règle. C'est mĂŞme ce qui est frappant d'ailleurs. Et donc je vais vous dire encore un mot puisque… il Ă©voquera un second article, qui parle lui de la thĂ©orie de la communication, et qui Ă©voque le cri. La relation de l'enfant Ă  la mère marquĂ©e par ce mode d'expression qu'est le cri. L'enfant crie, la mère reçoit son cri comme un signal. Alors donc communication qui court-circuite le signifiant puisqu'il s'agit lĂ  d'une onomatopĂ©e, d'un son, et que celui-ci s'avèrerait tenir une place importante dans la relation de l'enfant Ă  la mère. Et Lacan dira :

« Le fait est […] absolument essentiel, c'est un cri, mais le cri dont il s'agit, celui dont nous tenons compte dans la frustration, c'est un cri en tant qu'il s'insère dans un monde synchronique de cris organisĂ©s en système symbolique. Il y a d'ores et dĂ©jĂ , ici et virtuellement, de ces cris organisĂ©s en un système symbolique. Le sujet humain n'est pas seulement averti comme de quelque chose qui, Ă  chaque fois, signale un objet. Il est absolument vicieux, fallacieux, erronĂ© de poser la question du signe quand il s'agit du système symbolique, par son rapport avec l'objet du signal, avec l'objet de l'ensemble des autres cris. Â»

Toute la question qui est là soulevée à propos du cri, et je m'arrêterai là-dessus ce soir, c'est donc de savoir s'il existe dans la communication de l'enfant avec sa mère un système de signes, et non pas de signifiants. Est-ce qu'il y a entre la mère et son enfant une communication qui s'établit soutenue par un système de signes ? C'est indubitable. Mais, oui. Une mère attentive déchiffre tout un ensemble de signaux que son enfant est capable de lui transmettre, des signes. Et lui-même d'ailleurs, l'enfant, perçoit bien, ne serait-ce que dans le visage de sa mère, qui joue un rôle si essentiel pour lui… il perçoit parfaitement sa tristesse par exemple, ça c’est avéré. Et j'ai vu là-dessus des films absolument admirables où on voyait l'enfant essayer de traiter la tristesse de sa mère, vraiment en thérapeute, essayer de la relancer, de l'intéresser… assez impressionnant. C’est indiscutable. Et le fameux parlé babisch relève lui aussi évidemment d'un langage de signes. Et dira Lacan,

« […] l'enfant se nourrit de paroles autant que de pain, car il pĂ©rit de mots et que, comme le dit l'Evangile, l'homme ne pĂ©rit pas seulement par ce qui entre dans sa bouche mais aussi par ce qui en sort.

Il s'agit alors de faire l'Ă©tape suivante. Vous vous ĂŞtes bien aperçus de ceci, ou plus exactement vous ne vous en ĂŞtes pas aperçus, mais je tiens Ă  vous signaler, Ă  vous souligner [pardon] que le terme de rĂ©gression peut prendre ici pour vous une application, vous apparaĂ®tre sous une incidence sous laquelle il ne vous apparaĂ®t pas d'ordinaire Ă  tous les titres. Le terme de rĂ©gression est applicable Ă  ce qui se passe quand l'objet rĂ©el, et du mĂŞme coup l'activitĂ© qui est faite pour le saisir, vient se substituer Ă  l'exigence symbolique. Â»

C'est-Ă -dire quand c'est justement la relation, la communication par le signe qui vient se substituer Ă  l'exigence symbolique.

« Quand je vous ai dit l'enfant Ă©crase sa dĂ©ception dans sa saturation et son assouvissement au contact du sein ou de tout autre objet, il s'agit Ă  proprement parler lĂ  ce qui va lui permettre d'entrer dans la nĂ©cessitĂ© du mĂ©canisme qui fait qu'Ă  une frustration symbolique peut toujours succĂ©der, s'ouvrir la porte de la rĂ©gression. Â»

Autrement dit Ă  la frustration symbolique peut s'opĂ©rer la rĂ©gression et le passage Ă  la communication par le signe. Mais ce n'est pas un langage naturel premier, la communication par le signe ; ici en tout cas pour Lacan. Ça se prĂ©sente comme l'enfant pris d'abord dans un bain de langage et, Ă  partir de lĂ , cette rĂ©gression qui va le faire entrer dans un langage de signes.

VoilĂ , je suis dĂ©solĂ©, ça a sĂ»rement Ă©tĂ© un peu difficile pour vous parce que je ne vous ai pas averti que je prendrai la leçon 11, mais j'espère que les Ă©lĂ©ments que je vous ai donnĂ©s vous faciliteront l’accès Ă  la totalitĂ© de cette leçon, qui va donc ĂŞtre la leçon introductrice au petit Hans, et qui se conclura donc en annonçant l'abord de la question du petit Hans ; et donc en janvier, je ne me souviens plus Ă  quelle date, nous allons nous revoir. Voyons, voyons, voyons… nous allons nous revoir le jeudi 16 janvier. Très brièvement, je terminerai cette première leçon avec juste les Ă©lĂ©ments qui nous conviennent pour aborder la douzième, c'est-Ă -dire entrer dans l'examen par Lacan du petit Hans.

Est-ce que vous avez quelques questions ? Stéphane ?

StĂ©phane ClĂ©ment : Je me posais une question du cĂ´tĂ© de la mère par rapport au don d'amour et par rapport, en particulier, Ă  ses enfants qui ne semblent pas appelĂ©s. Je me posais la question s’il ne fallait pas dĂ©jĂ  chez la mère… alors, est-ce que c’est symbolique, est-ce que c’est imaginaire ? Mais qu’elle doit voir quelque chose chez l'enfant pour que lui puisse appeler ? 

Charles Melman : Oui, on peut tout Ă  fait dire ça, bien sĂ»r. S'il s'agit d'un enfant purement rĂ©el, il est certain que nous ne sommes pas ici dans le domaine ni de l'adresse, ni de l'appel. Mais, en tout cas, de cette leçon-lĂ  se dĂ©gage très clairement de quelle manière il est dans la toute-puissance de la mère de ne pas faire entrer son… de faire que l’enfant ne soit pas pris pour elle dans un ordre symbolique. Et avec euh… Moi c'est ce que j'essaie Ă  chaque fois de faire valoir aux spĂ©cialistes de la question qui s'Ă©garent du cĂ´tĂ© de l'anatomie, du thalamus et de je ne sais quoi, ce qui est toujours hautement comique, parce qu'ils ne savent pas que l'histoire du thalamus c'est un vieux cheval de retour pour ceux qui ont fait de la neurologie et de la psychiatrie de ma gĂ©nĂ©ration, ce sont des Ă©lĂ©ments qui paraissent introduire quelque nouveautĂ© alors qu'il s'agit de vieux machins, de vieilles resucĂ©es, mais que donc c'est bien par le fait que la mère, au moment de la naissance de son bĂ©bĂ©, ne se trouve pas en mesure, soit pour une raison qui lui est personnelle et qui tient Ă  son Ă©tat, soit qui est une raison purement de circonstance, elle a le droit d'avoir des circonstances qui rendent que… elle n’est pas disponible, elle peut ĂŞtre indisponible au moment de la naissante du bĂ©bĂ©, eh bien on aura systĂ©matiquement un bĂ©bĂ© autiste, ça c'est clair. Est-ce qu'il y a des causes organiques ? C'est possible, mais en tous cas… elles sont peu probables pour une raison très simple, c'est que les rĂ©seaux sollicitĂ©s dans la relation Ă  autrui, ce ne sont pas comme les diverses fonctions sensorielles ou motrices, ces fonctions mettent en jeu tous les centres, corticaux et sous-corticaux, l'ensemble des centres. Et il assez difficile d'imaginer qu'il puisse y avoir une atteinte de l'ensemble de ces centres qui n'aurait pas une traduction neurologique, c'est difficile Ă  penser ; si ça existe, on en attend la dĂ©monstration, mais en tout cas elle n'est pas lĂ .

Intervenant : Vous tenez au mot « systĂ©matiquement Â» dans votre phrase « la mère indisponible au moment de la naissance aura systĂ©matiquement un bĂ©bĂ© autiste Â» ?

Charles Melman : Ah oui, ah oui, bien sĂ»r ; s'il n'est pas pris dans son adresse, s'il n'est pas pris dans la parole, et ça, ça s'est dĂ©jĂ  passĂ© quand il Ă©tait intra-utĂ©rin. Puisque nous savons maintenant, et ça c'est sĂ»rement un progrès de l'Ă©chographie, nous savons maintenant de quelle façon l'enfant… nous ne savons pas exactement avec les dĂ©formations ce qu'il entend, mais nous savons qu'il entend et qu'il rĂ©agit Ă  ce qu'il entend, et quand il naĂ®t, il connaĂ®t les voix de son entourage, il connaĂ®t la voix du chien, il connaĂ®t la sonnerie du tĂ©lĂ©phone.

Stéphane Clément : Mais même… Ils ont fait des études très récemment, il connaît la grammaire. Ils ont fait écouter à des bébés, des prématurés, et s'il y a des fautes de grammaire, ils le notent.

Charles Melman : La grammaire ? J'aimerais voir ces travaux-lĂ , mais nous connaissons très…

Stéphane Clément : Ils font entendre à un bébé des phrases in utero, je crois que c’est 5 mots, et après ils le font entendre quand le bébé est né, et si la phrase a une erreur, il réagit.

Charles Melman : Mais Ă©coutez… Dans la mesure oĂą ce qu’une mère sait quand elle se met devant son clavier que le bĂ©bĂ© in utero va rĂ©agir aux diverses musiques qu'elle joue ; il ne rĂ©agit pas de la mĂŞme façon aux diverses musiques, donc nous ne savons pas jusqu'oĂą va la formation chez le bĂ©bé… enfin, le dĂ©veloppement chez lui des circuits intra cĂ©rĂ©braux en fonction justement des perceptions qu’il peut avoir alors qu’il encore... Ce que l'on sait, ce que l'on a vu, ce sont des bĂ©bĂ©s qui se masturbent, des fĹ“tus qui se masturbent. Vicieux dĂ©jĂ , hein.

Stéphane Clément : Quand vous aviez posé la question sur l’autisme chez les animaux, j’avais beaucoup regardé, et en fait ce qui est très frappant… la différence entre l'animal et l'homme, c'est en fait les capacités sensorielles. Chez les animaux nidifuges (qui vont partir du nid), qui ont des capacités motrices, les capacités sensorielles sont acquises in utero, mais chez les animaux nidicoles pas du tout, ils sont sourds, aveugles, en général, et ça c’est une énorme différence.

Charles Melman : Ah oui ? Formidable. Bon.

Stéphane Renard : Est-ce que je peux vous poser une petite question ?

Charles Melman : Oui.

Stéphane Renard : A propos du don, il me semblait qu'on était dans notre petite fenêtre du fantasme, et qu'on n'en sortait pas beaucoup, et je me demandais, si comme le don provenait d'un champ qui était au-delà de l'objet, est-ce que le fait de recevoir un don, avec ce qu'il pouvait avoir d'inattendu, n'était pas une manière de sortir, d'agrandir, d'élargir… enfin de sortir du fantasme ?

Charles Melman : C'est une question originale. Il faudrait que j'y rĂ©flĂ©chisse, je n'y ai jamais pensĂ©, mais il faudrait y rĂ©flĂ©chir. A suivre. Bon eh bien bonnes fĂŞtes, et Ă  bientĂ´t.

Transcription : S. Renard

Notes