EPhEP, MTh2-CM, le 02/02/2017
Alors, ce soir nous allons nous livrer à un exercice pratique, ça va nous changer un peu, il ne faut quand même ne pas se contenter d’écouter sagement ou pas sagement mais il faut aussi faire un peu et c’est ce qui va nous arriver, avec votre aide.
En effet, nous allons découvrir de quelle façon ce que nous savons, et qui cependant peut être essentiel, est méconnu ou inconnu de nous-mêmes. Nous le savons et cependant nous ne le connaissons pas. Ça c’est aussi étrange que fondamental qu’il y a en chacun de nous un savoir, un savoir essentiel puisque c’est celui qui le fait agir, et que cependant ce savoir échappe à sa connaissance. Et donc nous allons voir ensemble de quelle manière une part de ce savoir est susceptible d’entrer pour nous ce soir, exceptionnellement, dans le registre de la connaissance et vous pourrez constater que, effectivement, ce que je vais vous dire vous le saviez parfaitement et que cependant, jusqu’à cet instant même vous l’ignorez.
Il se trouve que les Grecs, qui étaient très forts et frais - nous notre fraîcheur commence un peu à dater, mais « eux » ils étaient très frais - et ils distinguaient parfaitement deux types d’approche : l’une qui était celle pratique du maçon, par exemple, celui qui sait construire une maison, évidemment ne sait pas comment il fait, ni comment ça tient mais cependant il sait parfaitement construire la maison.
Et puis il y l’architecte, le savoir de l’architecte, c’est à dire les connaissances. Alors lui l’architecte il fait des plans et il explique au maçon comment il doit faire et surtout lui commande. Le brave maçon il faisait ça tranquillement, spontanément, librement, à part les lois de l’équilibre il n’avait pas grand chose à respecter, il faisait de belles et solides maisons. Et puis c’est maintenant l’architecte qui, grâce à ses connaissances, va lui commander comment il faut construire les maisons. Il y a là comme vous le voyez un passage, une rupture entre savoir, savoir pratique, savoir d’expérience – ce n’est pas un savoir intuitif c‘est un savoir qu’il a acquis, c’est le cas de le dire, sur le tas - et puis le savoir du concept et du géomètre qui va dès lors être directif et commander le maçon avec, ajoutons-le tout de suite pour vous faire plaisir, le fait que c’est le maçon qui a appris à l’architecte comment il fallait construire cette maison. Sans le maçon, sans celui qui pratique, qui élève les murs, si possible à la verticale pour que ça tienne, eh bien sans le maçon il est évident que l’architecte n’aurait jamais pu savoir comment dessiner ses plans, aligner ses concepts. Autrement dit la connaissance de l’architecte, c’est du maçon qu’elle lui vient. Lacan aura là dessus une formule, qui vous paraîtra peut-être moins étrange si vous la rencontrez un jour, formule qui dit que c’est à l’esclave que le philosophe vole son savoir.
Alors ce qui est étrange, et là nous franchissons un pas par rapport à ces glorieux ancêtres frais, le pas que nous franchissons c’est de vérifier qu’entre savoir et connaissance il y a une limite, ça c’est nouveau, et qu’il y a pire, que nous allons craindre que nos connaissances, par ce qui serait leur extension leur perfection leur élargissement, ne viennent à posséder entièrement le savoir c’est à dire à le détruire. Tout serait passer du côté de la connaissance et de telle sorte que tout ce qui était jusque là en chacun de nous spontané, instinctif, intuitif et qui le commande, eh bien que ce qui est là essentiel, pour chacun d’entre nous, ne soit en quelque sorte épuisé par le progrès de la connaissance, par son totalitarisme. Ce que dans un autre registre religieux on appellerait le gnosticisme, la mort de Dieu, à partir du moment où je n’en ignore plus rien, qu’il est entièrement livré à ma connaissance.
Alors vous me direz très sagement, comme d’habitude, vous me direz que tout ça après tout c’est peut-être un petit peu théorique. C’est un petit peu théorique sauf que si vous observez l’adolescent, il vous arrive d’en rencontrer, et puis vous l’avez éventuellement été vous-même, eh bien vous voyez qu’il peut y avoir chez l’adolescent brusquement un refus d’acquérir des connaissances. Il n’en veut pas, alors on dit : « il en àfait sa tête, on ne comprend pas ce qui lui prend, à quoi il pense, il ne pense qu’à ses jeux vidéo » etc. Eh bien nous allons supposer que la résistance de l’adolescent à l’acquisition de connaissances, c’est que ce savoir tout neuf qui est en train de le posséder, qui est le savoir du sexuel, ce savoir tout neuf il perçoit très bien, je dirai, la coupure majeure qui le sépare des connaissances - au demeurant à cet égard superflues puisque elles n’ont aucun pouvoir sur ce savoir malgré leur prétention à le commander - ce savoir là leur échappe. Et que donc ces connaissances, finalement il n’en a rien à faire parce ce qu’il veut protéger c’est son savoir tout neuf, secret, qu’il ne peut partager avec aucun des adultes au moins ceux qui l’entourent et même très souvent avec les camarades. Et puis il y en a d’autres qui, eux, réagissent à l’opposé avec ce que l’on pourrait étiqueter comme pulsion épistémophile, c’est à dire qu’ils veulent tout connaître, que ça reste sans mystère. Et l’on va supposer que c’est à la fois dans l’espoir ou la tentative de se rendre maître de ce qui ainsi est venu les agiter, et s’ils en sont les maîtres, dès lors pouvoir se trouver autorisés à en user et à en user avec efficacité. A moins que de façon plus subtile, du même coup ils ne souhaitent, ce savoir tout neuf, le supprimer. Justement par cette opération d’extinction que vaut je dirai l’élargissement, la totalisation du des connaissances.
Vous trouvez sur une revue qui était celle de Lacan, un sous-titre étrange, qui n’est que la traduction du titre lui-même de la revue, qui se nommait donc Scilicet et dont l’une des traductions est : « Il est permis de savoir, tu peux savoir, tu peux connaître » ; pour être plus précis dans la bipartition que je fais là pour être clair, “tu peux connaître, n’aies pas peur tu peux connaître”. Puisqu’il y a cette expérience, qui date déjà de plus de cent années, qui est celle de la cure psychanalytique et qui témoigne de la réticence, de la crainte à aller jusqu’au bout de la connaissance de soi-même, ce bout étant l’objet cause du désir, l’objet cause du fantasme, ce que Lacan écrit aussi l’objet petit a.
La crainte d’y aller parce que c’est là, en quelque sorte avec cet objet cause du fantasme et du désir, la limite supposée préserver justement la possibilité même du désir de rester dans l’ignorance, de ménager cet espace vide, supposé vide, qui donne à chacun la respiration nécessaire. Si Lacan, néanmoins, donne pour mot d’ordre d’y aller, c’est que il sait que cet objet cause du désir ne vient pas pour autant combler, fermer, obturer, aveugler le manque fondamental qui, lui, est la cause première, avant que l’objet ne vienne ne lui servir de prétexte, qui est la cause première du désir. Et que ce manque comme tel, une fois qu’il est en place, eh bien il n’y a aucun moyen, je dirais, ce manque comme tel, de venir le fermer, l’obturer par quelque savoir que ce soit. En tenir compte dans le registre des connaissances, certes ; c’est la manipulation que fait Lacan de cette catégorie qu’il appelle le réel, qui est une innovation. Il est le seul à faire une chose pareille, c’est à dire à vouloir tenir compte dans les calculs de cette dimension devant laquelle les connaissances usuelles, ordinaires, les plus savantes s’arrêtent. Donc n’aies pas peur d’y aller puisque de toutes manières les connaissances viendront se conclure sur le manque absolu, définitif de ce qui viendrait répondre à ton désir et à ce que tu veux.
Je vous ai donné quelques exemples, je vous ai parlé de l’adolescent et de son partage entre résistance et pulsion épistémophile, mais nous avons une autre notation clinique très intéressante et très nouvelle qui nous éclaire sur la pertinence de ce que je suis en train de vous exposer. C’est que il y a des jeunes pour qui, à l’occasion de circonstances que je ne vais pas évoquer maintenant, ce trou dans la connaissance ne s’est pas trouvé mis en place ce n’est pas la peine que je vienne avec de gros sabots, pour dire que c’est aussi ce que la théorie a appelé castration. Je veux dire le manque radical. Il y a des jeunes, et aujourd’hui ils sont de plus en plus nombreux, pour qui ce trou, cette limite entre savoir et connaissance, ne s’est pas mise en place. De telle sorte que l’épuisement du savoir ne leur pose strictement aucun problème, ça ne les gêne absolument pas, ça leur paraît même très amusant et plutôt une stimulation au développement d’une pensée particulièrement apte au maniement des signes et de leur combinatoire, c’est à dire que ça fait des petits génies. C’est aussi ce qu’on appelle ailleurs le syndrome d’Asperger, c’est à dire des jeunes qui par ailleurs peuvent être autistes et dont évidemment on est très heureux, quand on est papa et maman, qu’ils soient autistes, peut-être, mais par ailleurs tellement géniaux, tellement exceptionnels, tellement brillants, un QI qui crève tous les plafonds ! Evidemment ils ont quelque embarras dans l’existence, ils ont quelque embarras puisqu’ils manquent pour se conduire du savoir. Ils savent comment se font les choses, mais le savoir en eux ils ne l’ont pas. Autrement dit pour être sociable, pour être cordial, amical, familial, ce que l’on voudra, ils sont embarrassés. Mais évidemment il y a motif, je dirais, moyen de se consoler évidemment par le caractère d’exception dans lequel ils vont se trouver. Ils sont souvent d’ailleurs fort sympathiques, très attachants, c’est « l’homme nouveau ». Et en outre, je dis bien, ils comblent bien souvent les plus fous espoirs parentaux.
Jusque-là on est resté encore loin de ce que je souhaite dans votre savoir vous faire découvrir, je vais donc maintenant - soyez donc prudents, ceux que ça embarrasse n’écoutez pas - je vais maintenant vous livrer ce que vous savez sans le connaître, en commençant de la façon suivante, : c qu’est-ce qui définit l’homme c’est d’être un animal, un animal comment ? Hein ?
La salle : Parlant
CM : Parlant, d’accord, ça mange pas de pain, et puis, quoi d’autre encore, il y a des définitions quand même traditionnelles, hein ?
La salle : Animal raisonnable
CM : Animal raisonnable, ça alors ça reste à vérifier, quoi d’autre ?
La salle : Il se sert de l’outil
CM : Il se sert de l’outil ? Les singes aussi, les singes savent aller chercher un bâton pour faire tomber un fruit ou cogner sur la tête du visiteur. Ils savent se servir d’un instrument ou même prendre un caillou pour casser une noix, hein ?
La salle : La musique
CM : La musique. Hein ? vous n’y êtes pas
La salle : Il sait qu’il va mourir
CM : Il sait qu’il va mourir ? Je suis pas sûr qu’il le sache, si vous deviez vous lever tous les matins en vous disant oh mortel ! Pas sûr…
La salle : L’homme politique
CM : L’homme politique ? oui il est politique, enfin il est politique tant qu’on le laisse être politique, mais il arrive aussi qu’on lui propose d’autres solutions que la politique pour régler sa vie sociale.
La salle : La culture
CM : La culture ? Alors là vous vous avancez beaucoup. Hein ?
La salle : Le désir
CM : Le désir ? Oui on peut dire ça, c’est ce que disait Spinoza, c’était fantastique de dire ça au 17ème siècle. Déjà le dire maintenant ça ne va pas de soi...
La salle : Désir insatisfait
CM : Désir insatisfait ? C’est pas mal non plus.
Mais ce que je vais vous proposer va vous paraître beaucoup moins narcissique. Eh bien c’est que l’homme est un animal domestique, c’est vérifiable à tout instant. C’est un animal domestique puisqu’il va organiser sa vie dans un lieu, un lieu fixe qui autrefois s’appelait donc domus, et c’est étrange qu’en français – il faudrait que j’aille revoir pourquoi en français c’est devenu maison ; sans doute pour atténuer ce qu’il y a dans domus. L’homme va venir dans un lieu fixe qui s’appelle domus, un lieu propre, autrement dit dont il va affirmer la propriété, doté de limites et de limites sensibles, particulièrement sensibles entre ce qui sera l’intérieur et l’extérieur, dans lequel il va venir, ça c’est essentiel, en couple. Ce qui semble être, je vous le signale tout de suite, une récusation au postulat de l’existence d’un individu, car il va s’y installer en couple. Et que d’emblée, il va s’y montrer, dans cette circonstance, domestiqué, c’est à dire ayant soumis ses pulsions, ses instincts, ses désirs, satisfaits ou pas, à un ordre, à une règle qui veut que la situation sous ce toit soit réglée, ordonnée, déterminée par le souci de la procréation. Il n’y a pas eu besoin là d’une autorité, d’un maître, d’un père, d’un dieu, d’une police, c’est comme ça que ça se fait. Et du même coup ce lieu devient l’habitat d’un tiers, cette autorité, qui pourtant échappe à toute perception, mais qui est bien là, puisqu’elle commande, elle régit le comportement de l’un et de l’autre dans ce qui est, je dirais justement, cette régulation de ce que pourrait être leur liberté.
L’opposition à « domestication » étant également « sauvagerie » bien sûr ; un animal qui n’est pas domesticable est à priori un animal sauvage. Et comme vous le voyez dans ce que je vous propose, le premier animal spontanément domestiqué, eh bien voilà, c’est l’homme. Et avec chez lui, entré il ne sait pas comment, par quelle voie, par les airs sans doute, ce tiers qui, dans les familles romaines sera explicitement célébré, au titre d’être une instance ancestrale, célébré par un foyer constamment allumé.
Autrement dit l’espace public va se trouver, c’est ça qui est étrange, retranché, troué par ces espaces privés et qui échappent à l’ordre public, politique, ou ce que l’on voudra, puisque la règle qui s’y manifeste, la règle qui s’y produit est celle de cette instance qui dans ses principes s’avère la même dans tous les foyers; sans pourtant avoir relevé d’aucune loi promulguée. Elle s’avère la même mais qui vient radicalement séparer l’espace public, qui relève de la loi, de l’espace privé qui relève d’une loi toute différente, nullement comme je viens de le dire promulguée, formulée sans législateur, même si, elle vient prendre appui sur cette instance tierce qui se trouve là.
Les conséquences en sont essentielles. D’abord parce que elles vont fonder le droit de propriété du sol. Le droit de propriété du sol a pu se discuter. Est-ce qu’un humain a le droit d’estimer que la terre, après tout, est susceptible de relever d’une propriété privée ? Ça s’est discuté ; en tout cas on voit ici ce qui le fonde puisque se trouve délimitée une enceinte quasiment sacrée, sacrée puisque habitée par ce dieu et régie par des devoirs impérieux qui viennent contrôler les instincts, les pulsions, la violence. La notion de frontière, à laquelle nous restons les uns et les autres tellement exposés, au point que comme vous pouvez le vérifier dans l’actualité, un grand pays va pouvoir s’inventer une frontière alors même qu’il n’en a pas et réclamer la construction d’un mur pour matérialiser cette frontière. Un pays jusqu’ici caractérisé par justement la liberté d’entrée et de sortie de ceux qui vinrent le peupler. Eh bien il va s’inventer une frontière, avec un ennemi qui n’existe pas non plus d’ailleurs, mais enfin il va le faire. Important ce lieu aussi parce qu’il fixe l’identité des habitants de cette domus, c’est à dire qu’il y a de l’homme et il y a de la femme. Ça ne dépend pas de leur choix, ils ne viennent pas de n’importe où, c’est comme ça, ils sont là ensemble parce que c’est la bonne règle et ça fait partie, cet être ensemble, de la tâche qui leur revient.
Donc légitimation, imposition, sans avoir à discuter ni barguigner de l’identité. Ce que je vous raconte va très loin puisqu’on peut dire que dans l’organisation romaine, par exemple, la demeure, la domus, était explicitement séparée de l’espace public, outre le fait que la domus, et c’est là-dessus que je voulais en venir, était le lieu réservé à la femme, c’était son territoire. Ce trou dans l’espace public, ce trou opéré par la domus était le domicile dont la propriétaire, dont la maîtresse, pour être plus explicite, celle qui portait les clés, était la femme. Alors que le domaine public était celui de son copain, de son mari, quitte d’ailleurs à ce que même la vie sexuelle soit, je dirais, située bien plus dans les rencontres avec des courtisanes ou des étrangères que finalement dans ce lieu lui-même, si ce n’est pour assurer la continuité de la famille ; plutôt comme le devoir donc qu’il y avait à accomplir.
En tout cas ce lieu, ce qui est important, ce trou séparé de l’espace public est celui de la femme consacrée à cette tâche pour laquelle ce couple est réuni. Ce qui neveut pas dire évidemment qu’elle était contente. On a tous les témoignages, enfin quelques témoignages qui nous signalent, nous rappellent que, je ne vais pas citer les auteurs ce n’est pas le problème ce soir, qui nous rappellent que les palabres qu’avaient les bonshommes dans leurs banquets ne venaient pas spécialement les satisfaire. Il y a un personnage mémorable chez Platon qu’il évoque à propos de Socrate - moi je l’aime beaucoup Socrate et j’en parle donc dès que j’ai une occasion. Socrate tellement remarquable pour sa tempérance, son courage, son abnégation, son refus des plaisirs, son sens du devoir etc. a une bonne femme qui apparaît dans le paysage c’est sa femme, Xanthippe, elle est pas contente du tout, elle est pas contente du tout parce qu’évidemment toute cette histoire ça ne l’arrange absolument pas, elle n’y trouve pas son compte. Et je vous passe le fait de ce qui chez Aristophane va se produire lorsque les femmes se rassemblent au lieu d’être chacune dans son petit coin, dans sa petite cuisine, eh bien lorsqu’elles se mettent à parler ensemble cela va avoir des conséquences.
Alors on objectera que finalement tout ça ce sont en quelque sorte, même si on sait pas trop d’où elles viennent, comment ça s’agence, tout ça ce sont des contraintes essentiellement sociales. Alors que une caractéristique essentielle va nous montrer que c’est bien plus que cela. C’est bien plus que cela parce que la sensibilité, la sensorialité, l’intelligence ne sont absolument pas les mêmes selon que l’on est seul ou en couple et que l’on éprouve une situation, voire simplement un film ou un repas - ce n’est pas sexuel ça. Et c’est pourquoi je dis qu’il y a là une interrogation, parce que, après tout, en tant qu’individu j’ai bien le droit d’exister non ? On ne pas m’empêcher de m’affirmer comme seul, les circonstances, ma volonté ce que l’on voudra peuvent parfaitement légitimer le fait que je me retrouve seul. Mais il est facile de vérifier, et c’est quelque chose que les physiologues ne font pas et ils ont bien tort, c’est que les perceptions ne sont pas les mêmes selon que l’on est seul, selon que l’on est en couple. Alors vous me direz « ah bon ça vient soutenir ce dispositif de ce qu’il en est finalement de la bisexualité propre à chacun et qu’il faut donc cette organisation explicite, en couple, pour que cette bisexualité puisse être à l’épreuve des expériences sensorielles ». Oui et non, oui et non parce qu’il y faut, il y faut aussi avec le couple l’intervention de ce tiers que j’évoquais tout à l’heure et par rapport auquel s’ordonne la sensorialité, les épreuves, les sensations. Mais qui donc, qui donc a eu l’idée d’agencer ça comme ça ? Avouez, c’est quand même aberrant non ? Quel est l’auteur de cette affaire ? Puisque, comme vous le voyez, il ne s’agit nullement dans tout ceci d’une intervention qui serait politique, législative, d’une recommandation religieuse. Comment ça se fait comme ça ? Comment se fait-il que cela se dispose comme ça ?
Et puis d’autre part, vous allez m’objecter très valablement que tout ce que je raconte là c’est archaïque. C’est des histoires, c’est de l’histoire ancienne, nous ne sommes plus comme ça, nous sommes affranchis, heureusement, de toutes ces contraintes absurdes venues de nulle part et ne s’adressant à personne…Alors cela vient de nulle part cela ne s’adresse à personne, qu’est-ce que c’est qu’un truc pareil ? Et puis j’appelle ça domus, je me réfère à l’antiquité, je mêle Xanthippe à tout ça…Eh bien avec quelle facilité vous allez vérifier que c’est notre actualité même et comme d’habitude la façon dont vous allez le vérifier c’est par la pathologie.
C’est toujours la pathologie la porte d’entrée à l’étude de quelque domaine que ce soit en ce qui nous concerne. Il ne faut pas commencer en dissertant sur qu’est-ce que c’est que l’être, il faut commencer sur « Mais pourquoi est-ce que je pose la question de l’être et est-ce que je poserai la question de l’être si moi-même je pouvais m’assumer dans ce qu’il en serait de mon être ? ». Je m’en moquerais de la question de l’être si elle ne se posait pas à moi justement dans la mesure où ce qu’il en est de mon être je suis bien en peine de me prononcer. Mon être, c’est-à-dire les traits spécifiques, immuables et incontournables de mon identité. Quel est le trait qu’il faudrait que je perdre pour perdre mon identité ? Donc, en tout cas, votre objection est importante, celle de dire qu’il ne s’agit que d’archaïsme et que nous sommes enfin affranchis de tout ça. Alors que, comme nous avons l’occasion de vivre l’époque de la dissolution de la domus, nous avons le témoignage de tous ceux qui ont l’occasion de recevoir des enfants, des jeunes, de voir que les effets pour eux de cette dissolution sont exactement liés aux effets de la dissolution de la structure que je viens d’évoquer pour nous. Tout à fait, absolument avec ainsi ce phénomène très intéressant, c’est que de devoir répondre à cette exigence du juge d’aller passer une semaine chez l’un et une semaine chez l’autre, ils n’ont plus de domicile. Ce sont deux logements, deux hébergements et ils n’ont plus de domicile. C’est à dire ils n’ont plus de lieu où se tient cette instance tierce, dont j’évoquais le fait qu’elle pouvait être la figure ancestrale, être celle de la lignée. Voilà ils n’ont plus de lignée, ils n’ont plus d’ancêtres. Ça c’est pas négligeable et vous le vérifiez. Vous le vérifiez à chaque fois que leur problème, justement, est lié à ceci qu’ils n’ont plus de domicile fixe, que ce sont, comme je le dis hardiment, des SDF, sans domicile fixe : ils vont de l’un à l’autre sans que chez l’un ou chez l’autre ils puissent trouver ce tiers qui est essentiel. Et si l’un des deux parents, après tout c’est légitime, je dirais, se remarie il est bien évident que le tiers là de nouveau présent ne sera pas le leur. Ce n’est pas de là qu’ils viennent, c’est pas de ce tiers là. Ceci pose pour eux un sérieux problème d’identification.
Voyez, je suis entré aussi prudemment que je le pouvais, au niveau de problèmes qui sont bien vivants. Problèmes d’identification, outre le fait que s’il n’y a plus ce tiers l’identité de ce qui fait l’homme et de ce qui fait la femme devient beaucoup plus aléatoire. Puisqu’au fond elle n’est affirmée, elle n’est fixée, elle n’est légitimée que par référence à ce tiers. Et donc du même coup, leur identité elle-même, non seulement dans la référence au tiers, mais dans la référence aux parents, va se trouver sérieusement rendue problématique.
En tout cas, en tout cas il faut que j’essaye d’alléger un petit peu l’atmosphère, je sens que ça vous frappe un peu cette histoire, il ne faut pas, je reviendrai au fait de savoir pourquoi il faut pas que ça vous frappe. En tout cas, vous voyez comment ce dispositif favorise toutes les élucubrations sur le fait que le sexe n’est qu’une affaire de genre, c’est à dire de choix sexuel, de choix, où l’on peut choisir, puisque cette affaire n’est fixée que par une régulation sociale vis à vis de laquelle chacun peut se sentir parfaitement libre.
Vous voyez comment cette idée, la conception du gender, est susceptible d’émerger dans ce contexte et vous voyez aussi comment l’affirmation de l’individu, ce qui est l’un des traits de notre époque, l’individualisme, du tout seul… Quand je monte dans le métro le matin, très tôt, trop tôt, eh bien je suis avec des gens, jeunes ou vieux, qui ont leurs écouteurs sur les oreilles et puis qui éventuellement rythment comme ça ce qu’ils entendent, puis même éventuellement avec la bouche, parfois, articulent la chanson silencieusement plus ou moins. Ils sont tous seuls, on ne peut pas dire que le wagon constitue une communauté idéale, mais néanmoins quand même une communauté de ce que vous voudrez. Mais dans cette affaire chacun affirme sa solitude. C’est une affirmation, il n’est pas question que je puisse manifester le moindre intérêt vis à vis de mon semblable, ne serait-ce que pour le trouver beau, laid, intéressant, tordu, ce que vous voudrez …M’intéresse pas. Donc cette affaire a des effets : d’abord ceci dont j’ai commenté à propos du jeune, à savoir les symptômes que vous allez aujourd’hui principalement rencontrer chez lui, seront bien sûr la phobie, qui témoigne toujours d’une difficulté identificatoire, d’identification. Combien de jeunes qui ne sortent plus de chez eux où chez qui il y a ce qu’on appelle la phobie scolaire, c’est à dire qu’ils vont jusqu’à la grille de l’école et puis ils peuvent pas, ils rentrent chez eux à la maison, ils ne pouvent pas franchir la grille. J’ai été amené à voir évidemment des cas semblables, y compris chez des étudiants, et je vous dirais que c’est fou comment ça peut se résoudre facilement, lorsqu’on tient compte de ces quelques grands traits que je suis en train de vous exposer.
L’autre manifestation c’est l’anorexie, je ne vais pas là m’étendre sur le pourquoi de l’anorexie, mais il a parfaitement à voir avec la tentative héroïque de vouloir créer une filiation qui viendrait en lignée unique de la mère. Et comme une filiation ça se fonde toujours sur un sacrifice, il faut toujours sacrifier, eh bien la meilleure façon serait sans doute de sacrifier son propre corps, le corps d’une jeune fille. C’est à dire, du même coup, de ce qui est sexuel, de cet équivalent réel de la castration, mais cette fois là chez la fille. C’est tenter avec la mère ce qu’il en serait d’une sorte de réconciliation et d’un monde qui serait enfin épuré, épuré de ce qui cause tant le malheur, c’est à dire, le sexe. Et puis bien sûr ce n’est pas la peine d’épiloguer sur le consumérisme, je nevais pas développer ça.
Mais pour terminer cette soirée, avant de nous séparer, il y a un dernier point qui est essentiel et sur lequel je voudrais attirer votre attention. J’ai évoqué avec vous la dernière fois la discussion classique sur l’origine du savoir : nous vient-il depuis les expériences sensorielles et la pratique ou bien nous vient-il du monde des idées. Et comme vous le savez, venir trancher ce point ne se contente pas d’opposer les philosophes, mais ce point nous concerne éminemment dans ce qu’il en est de la validité de notre rapport à la réalité. Est-elle une pure construction idéale ou bien, je dirais, a-t-elle un rapport avec le réel et si oui lequel ? Et comment peut-il y avoir une relation entre le monde de l’idée et le monde de la réalité ? Voilà un vieux débat fondamental. Eh bien dans l’expérience de chacun, se trouve inscrite la circonstance qui lui a permis d’approcher le problème et parfois même de le résoudre. Il faut pour cela, que ce qui dans la parole, dans le langage lui ait été rendu sensible comme manque, comme le fait que dans la parole, dans la langue, il y a cet espace étrange, obscur, ce trou, dont on attend qu’il fasse sens mais on ne sait pas très bien quel sens. Quelque chose qui donnerait sens à l’expérience, au vécu, à ce que l’on doit faire. Eh bien, pour que puisse s’opérer un ajustement de ce monde mis en place par la parole avec une réalité qui s’avère convenable, accessible, voire source de jouissance, il faut qu’à la place, donc, de ce qui là fait silence pour chacun dans la parole, dans qui ne répond pas, vienne non pas une parole mais un signe. Ce signe est un bruit et ce bruit c’est celui de la sexualité parentale. C’est à dire que le sens de tout ça, le sens ultime que l’on peut donner à tout ça, et l’accord entre le monde de l’idée et de la parole avec la réalité, ne peut se faire par le biais de ce sens sexuel. C’est ce que Freud a appelé la scène primitive, et c’est vrai qu’elle est primitive parce que c’est elle qui met en place la scène elle-même, le théâtre, sur lequel va se jouer la vie de chacun.
Je m’empresse de vous dire et de nous dire, que la donation de ce sens, d’abord, n’est aucunement obligatoire. Il n’y a évidemment pas besoin de vous apprendre toutes les circonstances où ce sens ne sera pas amené au jour à venir. Et puis il y aura aussi diverses façons de s’en défendre, je nevais pas développer lesquelles parce que je n’ai pas à cet égard de recettes à vous donner, vous vous débrouillez bien tout seuls. Mais c’est là en tout cas ce qui est essentiel, cette rencontre entre ce lieu obscur dans la parole avec l’obscurité de la chambre parentale, cette conjonction, ce recouvrement, et l’intelligence précoce de l’enfant qui pige de quoi il est question. Quoique sa réaction ne soit pas du tout fixée à l’avance, il n’est pas dit pour autant qu’il va s’en réjouir, que ça va être la fête. Mais en tout cas à partir de ce moment-là il a compris, c’est à dire que son savoir est en place et si son savoir est en place, il peut avoir à l’endroit de l’acquisition des connaissances, c’est à dire de la scolarité, une attitude qui risque d’être bête. Parce qu’au fond il a tout compris , il sait l’essentiel, le reste ce sont des ornements, hein, c’est pour faire beau, pour que maman soit contente etc.
Ce que je suis en train de vous raconter illustre ce que vous trouverez chez Lacan dans une conceptualisation énigmatique et que grâce à moi vous êtes les premiers à piger parce que je dois dire que ce n’est pas forcément, je dirai, tellement répandu chez mes pourtant très valables collègues. C’est ce qu’il a appelé le point de capiton, c’est l’endroit où vient se coudre le monde de la parole et le monde de la réalité, dès lors que je veux bien les coudre sous ce signe, avec ce fil là. Ce qui, je le dis bien, n’est que le commencement d’une longue histoire puisque ça ne veut pas dire que je vais du même coup ne pas vouloir tirer sur la couture, faire qu’on fasse autrement, que ça fasse autre chose.
En tout cas si je vous raconte tout cela c’est pour nous mettre à la porte enfin, parce que ce soir j’aurai terminé cette étape que l’on appelle celle des préliminaires, je l’aurai terminée pour, les fois prochaines, entrer plus directement dans la question des psychoses. Parce que c’est à partir de l’incapacité d’une mise en place de ce point de capiton que l’on est exposé à psychotiser. C’est là que ça se décide et c’est donc ce qui la prochaine fois nous permettra d’avancer dans ce qui est notre sujet.
Avant de vous quitter, je voudrais vous donner un devoir à faire, je sais que vous aimez les devoirs et vous verrez que celui-là est particulièrement sympathique. Il s’agit pour vous de vous procurer un numéro de la revue qui s’appelle Critique de décembre 2016, donc vous la trouverez encore, Décembre 2016 Revue Critique (n°835), consacrée à Michel Foucault. Et je voudrais que notre prochaine leçon soit consacrée au commentaire que nous ferons ensemble d’un article inédit, publié dans cette revue de Michel Foucault et qui s’appelle La littérature et la folie. Et je présume qu’au terme de notre parcours cette lecture que nous ferons ensemble, que nous commenterons ensemble, risquera d’être instructive et je l’espère amusante.
Est-ce que, avant de nous quitter ce soir, est-ce que il y a quelques questions ?
La salle : Se taire entre deux membres d’un couple est-ce que Lacan l’a appelé le réel du non rapport sexuel ?
CM : Le réel du non rapport sexuel c’est une façon de déréaliser ce tiers, autrement dit de souffler dessus, faire qu’il ne tienne plus, car tant qu’il tient après tout, on peut dire qu’il recommande le dit rapport même s’il s’avère impossible. Mais en tout cas il le prescrit. Alors que le réel du non rapport sexuel constate simplement que ce rapport n’a pas lieu. Vous savez tous pourquoi il n’a pas lieu hein ? Vous verrez on aura l’occasion d’en dire un mot. Est-ce que il y a plus de question ?
La salle : Bonsoir Mr Melman j’avais une question plus liée au cours que vous nous avez donné la dernière fois et dans lequel vous avez dit que concernant l’instance phallique, concernant la forclusion de l’instance phallique l’enfant fait comme si justement l’instance phallique n’était pas là
CM : Oui
La salle : Ce qui n’est pas peut-être une formulation usuelle, une manière de formuler usuellement ce qu’on appelle la forclusion puisque d’habitude on dit que l’instance phallique n’est pas là pour l’enfant. Et donc est ce que vous voudriez préciser un peu le pourquoi de cette formulation ?
CM : Eh bien justement c‘est ce qui est intrigant, c’est qu’il peut avoir perçu que ce qui intéresse la mère, par exemple, c’est son mari mais par l’intermédiaire de ce tiers, l’instance phallique. Et lui dans un mouvement oedipien récuser en totalité l’instance phallique elle-même et donc l’effacer de son paysage mental et physique et ordinaire, il a soufflé dessus, il est plus là. C’est donc effectivement un mode de défense, la forclusion, qui aboutit à ceci, c’est que ça n’est pas donc refoulé, ce qui serait le cas le meilleur, mais c’est absentifié, il n’y a rien là. Donc, conclusion il n’y a que sa mère et lui, n’est-ce pas ? C’est un cas de figure qui n’est pas exceptionnel.
La salle : Bonjour, quand vous parlez d’une rencontre entre le lieu obscure de la parole et la scène primitive, est-ce que c’est une scène primitive vue, est ce qu’elle est imaginée ? Et puis juste un petit truc annexe, « primitive » ça veut dire primitif tel qu’on peut l’imaginer ou c’est premier ? Est-ce que c’est vu ? Est-ce que c’est imaginé cette rencontre ?
CM : Non ça n’est pas imaginé, c’est réellement entendu. C’est très souvent un signe auditif, ça n’a pas besoin d’être vu. C’est entendu, un bruit interprété, et qui je le dis bien en est le démarrage. D’ailleurs si vous vous donnez la peine de suivre l’évolution d’un petit enfant vous pourrez observer le moment, le sentiment de triomphe quand il a compris ce qui se passe. Ça y est, il a bien compris et il sait qu’il faut le taire, il sait que ça relève de ce qui a à être tu. C’est à dire que c’est ce qui est au fond du silence que partagent les adultes, c’est à dire ce qui dans le bruit de leur parole reste silencieux.
La salle : Si je peux me permettre, quelle est la différence entre la forclusion du Nom du Père et la forclusion de la castration ?
CM : On ne va pas rentrer la dedans ce soir, pardonnez-moi. Une autre question ?
La salle : Bonsoir, moi j’ai une question concernant une phrase que vous avez prononcée et pour savoir si c’était possible d’avoir un petit éclaircissement. Vous avez parlé des perceptions qui étaient différentes quand on était seul ou quand on était en couple, et que les physiologues auraient intérêt à étudier davantage. Et ensuite, j’ai noté tout de suite après, donc j’imagine que ça a un rapport, faudrait-il une organisation spécifique pour que cette bisexualité puisse être à l’épreuve des expériences sensorielles ? Et c’est une phrase que je comprends pas bien.
CM : Ecoutez ce que je dis c’est tout bête, c’est idiot mais là aussi ça fait partie de ce que vous savez. C’est comme ce que j’ai raconté tout à l’heure au sujet du domus. On ne voit pas un film de la même manière selon qu’on est seul dans son fauteuil ou en train de manger du pop-corn avec son voisin ou sa voisine, ce n’est pas le même film. C’est tout bête ce que je raconte, ça fait partie des expériences immédiates. Ce qui est drôle c’est qu’on a peur de le dire comme ça, je sais pas pourquoi. Une autre expérience et c’est un autre film et que peut-être que vous allez le détester selon que vous serez seul ou en couple, vous ne savez pas à l’avance.
La salle : Oui, une question, est-ce qu’il y a pour l’animal humain un rapport entre le fait qu’il soit un animal domestique et son extrême néoténie, (le fait d’être un grand prématuré) ou pas ?
CM : Je sais pas, je peux pas vous répondre, pardonnez moi
La salle : Ça pourrait être une explication ?
CM : Peut-être. Mais vous savez on a de bonnes raisons d’aimer les animaux domestiques, les identifications à l’animal domestique …Mais c’est vrai on se retrouve chez soi avec un animal domestique, on se comprend tellement bien. Mais en plus vous êtes dans une position souveraine puisque vous êtes vis à vis de lui dans la position du « domestiqueur » ; cette position qui vous échappe à vous le domestiqué. Alors vous vous rendez compte tout le bénéfice qu’il apporte cet animal domestique, qui est souvent tellement chéri, enfin tellement essentiel. On a raison d’être affectueux avec soi-même. C’est drôle.
Bon, eh bien bonne soirée et à bientôt.