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Claude RIVET le 10 décembre 2022

Séminaire Psychanalyse et société - Hommage à Ch. Melman

 « Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais

vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout

ce qui n’est pas résolu dans votre cœur.Efforcez-vous d’aimer

vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait

fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas

pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être

apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique,

les « vivre». Et il s’agitprécisément de (les) vivre. Ne vivez pour

l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant,

finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les

réponses» [1].

Nous ouvrons donc le séminaire en poésie et avec la lecture d’une lettre… Il s’agit de la lettre que le poète Rainer Maria Rilke écrit à un jeune homme qui lui demandait conseil sur la manière dont il devait s’y prendre pour devenir poète. Comment introduire au mieux cette matinée que nous avons dédiée à Charles Melman, comment l’introduire mieux que par la lecture d’un poème, qui, qui plus est, parle de transmission et de transfert ? La poésie a quelques affinités avec la psychanalyse[2]. La poésie se conjugue à « la psychanalyse parce que la poésie, comme la psychanalyse, c’est avant tout ce qui se dit, et ce qui s’entend, au-delà du sens des mots ; ça parle d’un autre lieu, que Lacan a nommé le lieu de l’Autre, le grand Autre, d’où chacun de nous est né un jour à la parole.

Les trois, parole, psychanalyse, poésie consonnent bien ensemble, voyelles à triple voix… Aujourd’hui bien entendu, à l’ère des algorithmes, on est en droit de se demander si ce lieu de l’Autre est encore préservé, si l’assertion de Lacan « un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant » est encore valide.  À l’ère de la communication, comment nous contemporains usons-nous de la prosodie de la langue, de la métaphore, de la métonymie et des figures de style pour dire le sujet dans ses variations ? Comment la place de l’autre est-elle préservée pour laisser place au dialogue ? Charles Melman à qui nous rendons hommage aujourd’hui, fut  un ardent défenseur des lois de la parole, et du dialogue,  orateur héritier et continuateur de la tradition de formation et de transmission de la psychanalyse, lui-même élève de Lacan.  Il a ponctué son travail, et le nôtre par des actualisations vivifiantes et des questions qui ont pris souvent le risque d’être tranchantes.

Charles Melman,psychanalyste et fondateur de l’Association Lacanienne Internationale nous a quitté le 20 octobre dernier.

Nous lui dédions cette première rencontre du Séminaire Psychanalyse et société, et le choix du thème au travail cette année porte  sur « la psychanalyse comme dialogue ». Qui mieux que lui pourrait être le meilleur représentant de l’art du dialogue. C’est surtout à partir de ses assertions interrogatives que j’ai axé mon propos.

C’est surtout en citant quelques-uns de ses dires, sa manière de poser ce qui pourrait sembler des questions et quelques souvenirs personnels, que je vais présenter ce que je sais de Charles Melman.

D’abord, pour ceux qui ne sont pas de l’Association, il faut vous dire que Charles Melman a fondé, en 1982, l’Association Freudienne Internationale, rebaptisée Association Lacanienne Internationale, en 2003. Ce changement de nom a consisté à remplacer le nom de Freud par celui de Lacan pour marquer sa filiation symbolique aux travaux conceptuels de Jacques Lacan, qui s’inscrit dans la relecture originale des écrits de Sigmund Freud qu’il a opérée durant les dix premières années de son séminaire. S’inscrire du côté de Lacan implique inévitablement le passage par la lecture de Freud. L’ALI est un lieu de transmission et de formation des psychanalystes.  Nous sommes nombreux à avoir pu y inscrire nos travaux, interroger et mettre à l’épreuve notre clinique, les concepts et les savoirs de la psychanalyse dans la continuation des travaux de Freud et de Lacan. Jusqu’à la dissolution en 1980 de l’École Freudienne de Paris, Charles Melman a travaillé auprès de Jacques Lacan qui lui avait confié des responsabilités institutionnelles majeures, dont celle de l’organisation de la transmission de la psychanalyse, et celle de l’édition de la revue Scilicet.  L’Association Freudienne Internationale qu’il fonda avec Jean Bergès, Marcel Czermak, Claude Dorgeuille et quelques autres, est la plus importante en nombre des associations de psychanalystes qui se soit constituée après la mort de Jacques Lacan. Je vais revenir tout à l’heure sur cette particularité de l’ALI d’être la plus grande association « la plus importante en nombre ».

Est-ce pertinent la transmission, aujourd’hui ?

Sous l’impulsion de Charles Melman, l’ALI s’est particulièrement ouverte à la transmission du discours analytique dans la cité, faire circuler la parole. Si nous ouvrons les oreilles aujourd’hui il semble que la transmission fasse défaut.Le sujet contemporain a conquis bien des espaces de libertés. Est-ce de cela dont il souffre ?

Dans un livre L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix publié en 2002, il y a 20 ans, Charles Melman écrit sur la situation de l’homme moderne. Le sujet moderne n’a plus de références : Rejet du « réel » au profit du « virtuel », banalisation de la violence, perte de légitimité des figures de l’autorité, montée des diverses toxicomanies, attitudes inédites face à la procréation comme face à la mort, nouvelles formes de libertinage, difficultés d’une jeunesse sans perspectives, multiplication spectaculaire des états dépressifs... Il s’opère aujourd’hui une évolution radicale des comportements des individus et de la vie en société, laquelle suscite en retour le désarroi des humains, à commencer par ceux qui font profession d’éduquer, de soigner ou de gouverner leurs semblables. Cette mutation à la fois de la subjectivité et de l’existence collective, Charles Melman l’appelle « la nouvelle économie psychique ». Le moteur n’en est plus le désir mais la jouissance. L’homme du début du XXe siècle est sans boussole, sans lest, affranchi du refoulement, moins citoyen que consommateur, un « homme sans gravité », produit d’une société libérale aujourd’hui triomphante et qui semble n’avoir plus le choix : il est en quelque sorte sommé de jouir. 

Nous devons à Charles Melman, d’avoir soutenu la création de notre école, de l’Association Lacanienne Internationale à Manosque et dans le département des Alpes de Haute Provence. Il est venu chaque année pour présenter des conférences à ma demande. Je l’appelais pour prendre rendez-vous avant de monter à Paris, à chaque fois il décrochait en s’exclamant « Ah ! Chère Claude !» comme s’il m’attendait depuis toujours, ce qui ne cessait de m’étonner tant il reçoit un nombre important de patients, les premières fois je n’étais pas certaine qu’il se souvienne vraiment de moi… - avec Charles Melman on était accueillie,  on avait l’impression d’être attendue depuis longtemps et presque  coupable d’avoir tardé…,  J’allais le rencontrer  au 76 rue des archives, son bureau dans le 3ème arrondissement… quand « c’était mon tour », après un long séjour dans une immense salle d’attente, remplie de têtes connues et de têtes inconnues, il  ouvrait la porte de son bureau et m’appelait avec une exclamation enthousiaste  « Claude ! »… comme s’il était surpris et heureux de la visite imprévue d’une vieille connaissance… et je m’asseyais sur une chaise près de lui face à un bureau dans un état incroyable d’encombrement, des piles de livres qui débordaient, entre-mêlés à un amoncellement de liasse de papiers… et il m’écoutait attentivement, silencieusement, parler de mes thèmes de travail, des questions cliniques qui me préoccupaient et qui me semblaient importantes à développer dans le contexte du travail de l’Ali Manosque.  Au bout d’un temps, que je dirai indéfini, il me tendait un petit papier où il venait de griffonner quelque chose et me raccompagnait gentiment vers la porte « à très bientôt chère Claude ! » et je me retrouvais dans la rue Pastourelle, comme à la sortie d’un rêve, dans un état où on ne sait pas trop si on est déjà réveillé ou si on rêve encore…  Entre les mains, un petit papier, avec une date et une question « Pensez-vous avec votre cerveau ? » « Aimez-vous la vérité ? » … Le cabinet de Charles Melman était en rez-de-chaussée, et le fait d’entrer par la rue des Archives et de ressortir dans la rue Pastourelle, me donnait le sentiment d’avoir fait un circuit comme un tour, un tour de passe passe ? à coup sûr un passage.   

En écrivant cette intervention, je ne sais trop pourquoi, j’ai eu l’idée d’aller chercher la définition de Pastourelle dans le dictionnaire. Je fus étonnée de lire : « Terme ancien, aujourd’hui un peu désuet, utilisé autrefois pour nommer les jeunes gardiennes de moutons qui n’ont pas beaucoup d’expérience dans la profession » !!

Les voies de l’inconscient sont étonnantes mais quand l’inconscient fait retour, il se révèle soudainement comme une interprétation analytique, ce retour-là m’a renvoyée à ma position  d’élève-analyste, qui prend la responsabilité  d’accompagner des analysants, et doit prendre soin d’eux comme la Pastourelle se doit de prendre soin de son troupeau. Pour cela, comme dans tous les artisanats il y a la nécessité pour les apprentis analystes, ainsi que pour les apprentis poètes,  de s’en référer aux aînés  plus expérimentés, Charles Melman a tenu cette place pour moi.

Je vais prendre le temps de faire la lecture de passages, le début de certaines de ses interventions à Sainte-Tulle, parce que, comme on cite le Larousse de la langue française, citer Melman c’est faire entendre avec quel art se déployait sa parole et sa pensée. Assise à la table à côté de lui en tant que présidente je peux témoigner qu’il n’avait jamais de texte pré-écrit,  la main posée sur un petit carnet ou sur une feuille, l’un et l’autre était blanc comme neige, sa parole venait simplement.

C’était un samedi 10 octobre 2015 dans l’Amphithéâtre municipal Henri Fluchère à Sainte-Tulle :

La question est « Aimez-vous la vérité ? ». Je lis d’abordl’argument proposé par Melman

« L’histoire de la science nous montre que son progrès a régulièrement dû lutter contre l’ignorance établie. Est-ce donc que nous cherchons à nous protéger contre la vérité ? Et quelle serait la vérité qu’aujourd’hui nous chercherions à éviter ? Voilà̀ donc quelques termes : science, ignorance, vérité, que nous pourrions mettre ensemble à l’étude. »

Écoutez maintenant le début de l’intervention de Charles Melman :

« Merci donc de m’avoir invité. Lorsque Claude m’a demandé́ de quoi je pourrais bien parler, il m’est venu, allez savoir d’où, ce thème :aimez-vous la vérité ? Vous voyez tout de suite la question, quelle était l’authenticité de cette inspiration qui me venait vous proposer un tel titre qui n’est pas tellement courant après tout, parce que la vérité fait tellement problème que finalement, on se résout à contourner les questions qu’elle pose ? Et le fait que cette rencontre survienne à la fin de ces « Fêtes de la science », a paru bienvenu parce que finalement c’est vrai, voilà un adjectif qu’on n’attend plus de la science, qu’elle nous révèle la vérité. Les scientifiques eux-mêmes convenant de ceci, que ce qu’ils proposent ce sont des modèles. Ils ne prétendent plus en rien dire la vérité de ce qui est, mais nous proposent des modèles qui sont efficaces assurément, qui sont brillants, qui ont des résultats remarquables, et on se satisfait d’avoir ces résultats impressionnants qui bouleversent nos vies, qui modifient notre rapport à la vérité, souvent. Mais en tout cas, c’est une question à laquelle ils ont renoncé́ puisque l’exactitude, au moins approchée, leur suffit. »

Une autre lecture qui reste tout autant d’actualié… C’était un samedi 4 mars 2017 dans l’Amphithéâtre municipal Henri Fluchère à Sainte-Tulle, Charles Melman était venu poser cette question :

Pense-t-on avec son cerveau ?

Je lis la première partie de son discours.

« Pourquoi est-ce que je dois vous parler ? Et je dois là-dessus simplement vous avertir, vous dire, que c’est pour une raison simple et qui est que, si je suis habituellement confiné dans un milieu de spécialistes parmi lesquels je passe mon temps, et mes échanges et mes bavardages, eh bien il m’importe de savoir ce qui peut s’échanger entre citoyens et qui n’appartient pas forcément à la pensée préinscrite, préformée, pré-correcte ; et il me semble, il m’a semblé que la ville de Sainte-Tulle, du fait de son histoire, était particulièrement disposée justement à venir vérifier, tester ce qu’il est possible d’échanger entre citoyens, puisque comme vous le savez, on ne peut pas penser seul, on ne peut penser qu’avec une adresse, et donc éventuellement avec une réponse, qu’elle soit favorable ou contradictoire, peu importe, mais en tout cas ça n’est jamais que dans le dialogue que nous pouvons penser quelque chose.

En ce qui me concerne encore – vous voyez je commence par parler de moi – d’où est-ce que m’est venue cette pensée pour vous proposer un tel titre : Pense-t-on avec son cerveau ? À moi, d’où est-ce que ça a bien pu me venir ? Est-ce que c’est venu justement de mon cerveau ? Est-ce que c’est venu de mes tripes ?

Alors chez les Anciens, comme vous le savez, le lieu générateur des pensées, c’est-à-dire l’âme, ça se situait dans le cœur parce que là ils observaient que le sang était bouillonnant et donc que les pensées ça faisait bouillir. Ou bien le foie, pourquoi pas le foie après tout, puisqu’ils avaient constaté que lorsqu’il y avait des obstacles à la circulation de la bile, eh bien l’augmentation de son taux dans le sang provoquait des états mélancoliques (comme ils l’appelaient justement) et que donc, vraisemblablement, le siège de la pensée ça devait être le foie.

En tout cas, vous voyez que la question n’a jamais forcément été évidente, mais moi ce que je peux distinguer comme générateur de ce qui a chez moi suscité cette proposition de thème, ce qui a été ainsi générateur, ça s’appellece qui n’va pas. Il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a quelque chose qui ne va pas à propos justement de la pensée et de son siège et qui est susceptible de valoir une interrogation, non pas seulement de la part des spécialistes du cerveau… cette question est un problème éthique, un problème essentiel, c’est-à-dire : quelle est la considération que l’on a de l’espèce humaine ? Comment est-ce qu’on la traite ?Est-ce que la créature humaine se résume à être un organe biologique à l’égal de celui de l’animal ? : l’organicisme… ».

Je vais maintenant poser les questions qui me sont venues en lien avec la question.

Est-ce que la disputation est encore un dialogue ?

La disputation n’est pas n’importe quel combat. Emprunté au latin, le terme disputatio signifie « l’action d’examiner une question ; une supputation » [3]. Dès le XIIe, siècle la disputatio est une discussion publique sur les grands problèmes de la théologie. Par extension ce terme s’applique ensuite aux discussions, débats, animés d’un vif besoin de persuasion. »  La disputation c’est tout autant du combat que du blabla à condition qu’il y ait un Dieu qui l’oriente d’une certaine transcendance divine sublime… Je dis Dieu, pour élever le contenu du débat… le Grand Autre en fait tout autant.  L’affiche de notre demi-journée, avec son cartel de photos illustre les mouvements du dialogue, de la disputation entre l’un et l’autre, Charles Melman et Patrick Guyomard.

Dans nombre de traditions, la rhétorique engage cette dimension de la joute verbale qui est l’objet d’enseignement, de transmission. La joute verbale souvent s’accompagne de gestes qui mettent le corps en mouvement avec la parole. Un exemple parmi d’autres, à Lhassa, les moines tibétains travaillent le débat contradictoire, l’art du dialogue : il s’agit de convaincre son interlocuteur. L’un est assis, l’autre est debout, gesticule, claque des mains, recule et avance à grands pas martelés sur le sol, cherchant à captiver son interlocuteur. C’est dans une atmosphère détendue et joyeuse, que les moines débattent avec humour et force de conviction.

Qu’est-ce que parler veut dire ?

Certains parmi vous ont peut-être entendu des enregistrements des interventions de Jacques Lacan ? On en trouve sur le Net, et sur le site de Patrick Valas. Entendre Jacques Lacan parler, ce n’est pas rien, pour révéler les équivoques signifiantes, il tord les sons, il traîne ou hache les coupures entre les séquences sonores, en jouant sur le souffle, l’intonation, la diction, les ponctuations... Cela nous évoque le style de l’analyste…, entendre parler Charles Melman ce n’est pas rien, ce n’est pas moins qu’un art de la parole, un style, le style d’une parole structurée comme…. Comme quoi ? Charles Melman part d’une question ramassée comme un papier chiffonné qu’il va déplier, comme le petit papier sur lequel il griffonnait un titre d’intervention. Il tord la question d’une manière telle qu’elle ne donne prise à aucune certitude immédiate…  Aucune assertion ne semble pouvoir y répondre… juste un suspens, après la parole, un suspens qui suit en silence… et pourtant la question est de fait une affirmation, la question contient implicitement la réponse….  

« Je n’aime pas le même, ni l’autre, ni le différent, alors qu’est-ce que j’aime ? (2015), « Qu’est-ce que pourrait être une autorité qui serait bonne ?» (2018)[4].

La parole de Charles Melman laisse une place à l’autre, ouverte à la parole de l’autre, tout en allant chercher le sujet avec la question qui interpelle, la question qui réveille, et qui laisse en suspens, exit la réponse trop vite. Pour jouer sur les mots, je dirai que d’une conférence de Charles Melman on ne sort pas entier, réveillé oui, vif certes, mais pas entier, pas plein… on en sort divisé, troué… Pourquoi ?  Parce qu’il n’y a pas de fermeture à un seul sens, un sens univoque. Les signifiants renvoient à l’équivoque et à un autre signifiant. Le sujet qui énonce à partir de l’objet a cause du désir, cause son désir.  Peut-on dire que la parole de Charles Melman  laisse à désirer ?… Oui pourquoi pas ? La parole de Charles Melman conduit vers la prise en compte du désir.

Charles Melman dans une conférence à Bogota en 2004, « Nous ne sommes pas d’accord. » et tout de suite, il pose cette question : « Pourquoi, pourtant, ne sommes-nous pas d’accord ? D’où̀ vient cette étrange situation ? ». 

Réponse géniale de Charles Melman :

« La parole réunit mais elle réunit en séparant ».

C’est une affirmation qui démontre que les questions de Charles Melman sont loin d’être toutes, ni sans réponses… Il y aurait à différencier à l’intérieur de la méthode des modes de questionnement différents… Les questions posées par Charles Melman, semblent sculptées avec des clés qui donnent son relief à la parole, elles contiennent la réponse. Ce en quoi elles s’opposent au doute cartésien qui jamais ne peux trancher, et de ses questionnements construit un labyrinthe où il se perd, avec son papa… la névrose obsessionnelle.

Quand quelqu’un s’adresse à autrui, il y a inévitablement deux places différentes qui s’organisent : Lacan dans sa théorie des discours appelle la place de celle ou celui qui parle la place du Maître ; et l’autre place, celle ou celui qui écoute, qui entend peut-être aussi, c’est la place de celui, celle qui a à répondre. Dans la grammaire lacanienne, S1-S2 c’est la formalisation minimale de la parole, de l’adresse de l’un à l’autre[5]. L’agent S1 (ce que je dis) est le point d’origine, S2 c’est le savoir, le signifiant avec lequel l’autre auquel je m’adresse (l’autre) me comprend.

Cette structure qui s’organise dès qu’on parle est l’ossature, le squelette, les prémisses de la mise en place d’une chaîne signifiante qui anime la parole, tout autant celle dans la cure, que tout autre dialogue.

Le savez-vous ?, nous sommes revêtus d’un tissage fait de la texture de la langue… parce que la langue a la texture d’un tissage.

Pour Jacques Lacan la psychanalyse n’a qu’un médium, la parole du patient[6]. L’efficace de la cure résulte de la texture de tissage de la langue mise en acte dans le transfert sur l’analyste. La parole se constitue dans le lien précoce du bébé à la mère, mais ce sont les propriétés propres à la langue qui structurent ce lien affectif, comme un tissage dans le corps des premiers émois sensoriels accompagnée des mots entendus, d’intonations, d’accents, de connotations, de spécificités familiales, langue de la jouissance primitive. Le langage devient en effet chez Lacan « un tissage qui rend compte d’une trame, identifiée au déterminisme psychique » (p. 59). La santé mentale est alors « conçue comme libre communication et libre circulation, non pas de l’énergie comme chez Freud, mais cette fois de la parole ».

C’est dans les travaux cliniques de Freud sur l’aphasie[7] datant de 1891 (qui font partie des textes dit pré-analytiques) que Lacan va trouver les points d’appui à sa conceptualisation du signifiant et surtout une ligne de démarcation, une rupture nette entre l’approche physiologique et l’approche psychologique. La relecture de ce texte de Freud orientera la psychanalyse lacanienne vers une conception du déterminisme non pas biologique ou génétique, mais un déterminisme causé par une logique propre à l’inconscient, fondée sur le langage en tant que structure en réseau.  Dans notre contexte d’un essor triomphant dans la médecine et les sciences dites humaines, des théories biologique ou génétique, il est important de resituer à son origine l’adage  que nous entendons régulièrement, chez les lacaniens, je veux dire  « l’inconscient est structuré comme un langage »[8]. Les implications du fondement de la rupture conceptuelle opérée par Lacan vers un sujet conçu comme un ensemble de signifiants liés en chaînes sont pour nous essentielles… Lacan puise dans ce travail  de Freud sur les aphasies, d’une part, la métaphore du tissage,  qui ordonne le réseau des signifiants et d’autre part la temporalité de l’inconscient devient logique et non chronologique [9]. Deux avancées lacaniennes majeures.

Alors la métaphore du tissage est une métaphore qu’on conçoit bien aujourd’hui dans notre monde de la communication et des organisations en réseau, mais elle s’en différencie en tant qu’elle n’est pas ordonnée n’importe comment, autrement dit ce n’est ni la toile d’internet ni  une toile d’araignée. La toile d’araignée n’a pas de nouage à la croisée des fils, il suffit de tirer sur le fil pour la défaire, au contraire des tissus et étoles qui sont fixés par des nœuds dans une structure qui ne s’effile pas. Si la langue ne s’effiloche pas dans le délire, c’est parce que la trame est tenue aux fils de la chaîne par l’instance phallique, qui vient capitonner des poinçons entre les signifiants.  La nuit, dans nos rêves, nous constatons lorsque nous nous les rappelons que les poinçons ne tiennent pas la trame et la chaîne ensemble dans la structure du langage que nous reconnaissons le jour. Et nos rêves n’ont plus de sens, ils sont bizarres, absurdes incohérents, les objets représentés semblent éparpillés comme dans une toile de Dali.  En fait ils sont constitués des éléments. Sans enchaînement, sans la trame diurne.

Les enchevêtrements, ou plutôt les entrelacements du tissage entre le corps et la langue, cette métaphore du tissage, Charles Melman a trouvé et proposé une autre référence pour les décrire. Il l’expose dans un petit recueil 3 leçons – Lacan et les anciens aux éditions Logos de l’Association Lacanienne Internationale. En novembre 2006, il présente la première leçon qui est constituée d’une analyse et du résumé d’un livre étonnant écrit par deux chercheurs en sciences sociales - un helléniste et un latiniste -, John Scheid, archéologue luxembourgeois, professeur au Collège de France et Jesper Svenbro, poète, historien, helléniste et philologue suédois, Le métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain. C’est un essai d’anthropologie gréco-romaine, qui explore, à travers le mythe du tissage et du tissu, les domaines du politique, de l’union sexuelle et de la parole.

Je vais vous lire la partie du résumé de Charles Melman qui illustre la métaphore du tissage qui nous intéresse :

«  Il apparait dans ces textes que, à la naissance de la pensée, il y a deux mille cinq cents ans à peu près, l’activité de tissage va être la métaphore maîtresse qui va convenir aussi bien à la poétique, qu’à l’union politique, et à la relation sexuelle (…) Ainsi le passage de ce fil continu que constitue la trame dans le bâti vertical représenté par la chaîne semble à même de figurer au mieux la relation intime du même et de l’autre (…) et je le dis tout de suite, pour Cicéron, tisser c’est écrire ».

Sans être experts en tissage, je suppose que vous connaissez tous la manière dont on tisse des étoffes sur les métiers à tisser, sinon rappelez-vous le travail que faisait Pénélope le jour en attendant le retour d’Ulysse. Les tisserands commencent par monter les fils de la chaîne, puis font passer le fil qui va constituer la trame, avec une navette dessus dessous entre les fils de la chaîne. Les auteurs Scheid et Svendro soulignent que la chaîne, c’est-à-dire la succession de fil verticaux, est, dans la langue dont ils font la traduction, le grec, un mot du genre masculin et la trame horizontale est un mot féminin (krokè).  Les auteurs notent un progrès technique dans la découverte, car « à la laine brute des origines se substitue un tissu ordonné où chaque fibre est à sa place ». Selon une citation grecque « tisser c’est vraiment débrouiller un ‘grand embrouillamini d’affaires’, ‘afin de ranger chaque affaire dans son lieu propre’ ».

Je vais m’arrêter sur le dépliage de cette belle métaphore du tissage en soulignant qu’il faut la lire entre les lignes verticales des fils de la chaîne, pour ne pas rompre le charme de sa valeur poétique. Le manteau est le tissage dont nous nous revêtons dans le social comme d’une couverture, une protection (p. 18). Il constitue en quelque sorte la dimension du semblant, un paravent, une parure… Mais la texture du vêtement est constituée par « l’entrelacement de ce qui est différent contraire, voire hostile afin de produire une toile harmonieuse et unie », équivalence entre tisser/parler.

Ce qui nous ramène à la question que j’ai laissée en suspens concernant ce que je vous ai dit au début sur l’association fondée par Charles Melman et quelques autres, à savoir que c’est l’association qui compte le plus de membres. Qu’est-ce qui fait tenir un groupe ensemble.

L’art de se compter 1 dans une chaîne signifiante ou l’art de s’additionner dans la chaîne signifiante, a (1 + 1 + 1…)[10]

Le savez-vous ?, pour parler il faut savoir compter …et savoir se compter 1 dans une chaîne signifiante.

Je disais que l’Association freudienne Internationale est ou était « la plus importante en nombre », et peut-être pas seulement en nombre, mais quand même le fait qu’elle soit, ou a été la plus importante en nombre, eh bien ce n’est pas anodin, c’est même tout à fait remarquable car beaucoup d’interlocuteurs « non-analystes » s’étonnent des nombreuses scissions pléthoriques dans les courants et les groupes psychanalytiques. Voyez ce simple diagramme parlant de la SPP (Société Psychanalytique de Paris) en 1926. Nous arrivons en 2006 après bien de ces scissions, j’ai découvert ce diagramme, pas plus tard qu’en novembre dernier, lors de la journée d’échange entre historiens et psychanalystes. Lors de sa conférence sur son dernier livre L’inconscient ou l’oubli de l’histoire,Hervé Mazurel, historien, s’étonne de ce que les psychanalystes se divisent autant en une multitude de petits groupes - tout en avouant dans la foulée que les historiens se divisent tout aussi fréquemment ; mais bon on attend un peu mieux des psychanalystes, un meilleur modèle, transfert oblige…- et il présente pour illustrer son propos, ce diagramme sur le mouvement psychanalytique en France, entre 1926 et 2006. Évidemment ça prête, si ce n’est à rire, à sourire. Pas beaucoup de différences avec les groupes quels qu’ils soient ! ALORS FAUT IL EN RIRE OU EN PLEURER ? Est-ce que ces divisions récurrentes sont encore et toujours de simples et sempiternelles querelles de narcissisme, querelles d’Ego ?  Je prendrai comme vous le parti d’en rire, comme le lapsus nous fait rire aussi cruel et scandaleux soit-il, comme cette blague connue de la remarque d’un convive lorsqu’au milieu de la fête très chic un jour de l’an, un autre convive s’écroule et décède brutalement d’une crise cardiaque. Que dit-il le camarade ?... Dites-moi ?... « QUEL MANQUE DE SAVOIR VIVRE ».

Pourquoi ce titre ? Charles Melman - L’interrogation, non moins qu’un art du dialogue...  ou le style de l’analyste

Dans son livre La psychanalyse comme dialogue, Roland Chemama[11] amène des éléments qui intéressent mon questionnement aujourd’hui, notamment sur la place de la subjectivité de l’analyste. Il pose la question ainsi : le psychanalyste aujourd’hui doit-il prendre appui sur la « science », pour justifier ses actes, sur le côté formalisation des concepts que Lacan a élaborés par exemple la topologie, les théories des discours, le graphe du désir, les schémas précis et nombreux que Lacan a proposés. Le schéma  de  la sexuation est-il encore valide pour penser  les mutations du genre que nous rencontrons dans nos sociétés,  et chez nos patients aussi bien  sûr, car ce sont  les nouvelles théories du genre, LGBT, qui organisent  aujourd’hui les idéaux de nos contemporains … ou bien nous dit  Roland Chemama, le psychanalyste doit-il prendre en compte son intuition, la part irrationnelle de la psychanalyse telle que l’inconscient lui-même en donne le tempo, dans le rêve, les formations de l’inconscient, lapsus, actes manqués, toutes formations de l’inconscient qui vient illustrer que le Moi, cette instance maîtresse, n’est décidément pas le Maître en sa demeure.

Freud a voulu inscrire la psychanalyse du côté d’une démarche scientifique. Il considérait que c’est la recherche scientifique qui a fait subir trois graves démentis à la part de narcissisme universel, à « l’amour-propre de l’humanité »[12]. Copernic, Darwin et Freud. Aujourd’hui la Science et les experts scientifiques ont leur place au panthéon des religions, et cohabitent avec une augmentation des problématiques narcissiques et identitaires.

Pour sortir d’une opposition stérile qui participe aux scissions des groupes d’analystes, Roland Chemama propose de décaler la question. Pour résoudre le problème, il s’agit de considérer la place de l’énonciation de l’analyste, ni sa part dogmatique ni sa part irrationnelle, artistique. Il pose que les deux positions sont clivées et relèvent d’un narcissisme qui revendique la primauté de la vérité, et ne produisent que des énoncés stériles. Dès la naissance de la psychanalyse Freud a compris l’importance de l’implication de l’analyste dans le transfert et la part d’engagement subjectif de l’analyste dans la cure, mais aussi la part subjective de tout chercheur dans les théorisations qu’il produit. Lacan reprend la question à partir du désir de l’analyste, auquel il oppose la position de l’expérimentateur, qui se pense en position d’extériorité face à son objet d’études. Or c’est lui-même qu’il observe à travers ses expérimentations. Lacan dans son séminaire sur l’acte psychanalytique prend l’exemple de Pavlov et de l’expérience sur le conditionnement opérant. Quel est l’objet, le chien qui salive au coup de sifflet ou le siffleur ?

Cette position que Roland Chemama appelle la position d’énonciation où l’analyste engage son expérience propre, dans un style quel qu’il soit, interrogatif, affirmatif, didactique ou polémique, ce qui va se ranger sous le qualificatif du « style de l’analyste » dont chaque analyste porte la responsabilité.

Pour conclure : Qu’est-ce qu’une question ?[13].

Drôle de question, une question sur la question. Est-elle fondée, cette question ?

Mais je n’aurai pas le temps, maintenant, alors je réserve cela à un prochain séminaire.

Pour conclure comme c’est bientôt Noël, et qu’on nous annonce la reprise des virus, je vais demander à Nathalie de nous lire un éditorial de Mr Melman titré :

LA MALADIE DU PÈRE NOËL

« Puisqu’il m’y a autorisé, je peux dire que le Père Noël est venu me consulter.
Fortement déprimé et découragé, couvert de boutons à cause de son allergie à la neige polluée, le dos mis à mal par une hotte dont le poids est devenu insupportable à cause de l’excès de jouets.

Privé de respect aussi, comme à l’aéroport où il lui fallut se dévêtir pour mettre pelisse, ceinture, bonnet et bottes sur le tapis de contrôle de sécurité.

En plus, les enfants régulièrement déçus par des jouets qu’il faut rapporter en magasin, faire réparer, échanger sur internet etc.

Quant aux parents, harassés après les courses, les acrobaties pour dénicher le gadget souhaité ils sont maintenant rongés par l’amertume de l’ingratitude.

- « Vous savez, me dit-il, une société dont les mythes et les fêtes sont devenus des corvées n’a pas d’avenir, et donc moi non plus. 

- Que faire ? lui demandai-je.

- Ah ! Que votre question me fait du bien. Vous croyez donc qu’on peut encore faire quelque chose, donc vous me faites toujours confiance. Je vous dois combien ? »
Vous vous en doutez, je n’ai pas pu faire autrement que de lui faire ce cadeau ».

Charles Melman

[1] Rainer Maria Rilke, Lettre à un Jeune Poète, 1929, Leipzig.

[2] Jacques Lacan, L’Insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre.

[3] Évaluation plus ou moins exacte… approximation, estimation.

[4]  Conférences de Charles Melman à Manosque Sainte-Tulle « Je n’aime pas le même, ni l’autre, ni le différent, alors qu’est-ce que j’aime ? » (2015), « Aimez-vous la vérité ? » (2016), « Pense-t-on avec son cerveau ? » (2017), « Qu’est-ce que pourrait être une autorité qui serait bonne ? » (2018).

[5] Prolifération de signifiants dans le monde du travail, 5 février 2008 – Claude RIVET interventionCRivet5févr#15D - copie.rtf

[6] Jacques Lacan, Écrits, « Fonction et champ de la parole et du langage », Paris, Seuil, 1966, p. 247.

[7] Sigmund Freud, Contribution à la conception des aphasies, Paris, Puf, 3e éd., 1983 (1891).

[8] Jacques Lacan, Les Psychoses, Séminaire Livre III (1955-1956).

[9] Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de la certitude anticipée » (1945), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.

[10] Jean Brini, « L’identité et ses tours » (in Topologie), janvier 2006, sur le site ALI Rhône-Alpes.

[11] Roland Chemama, La Psychanalyse comme dialogue, 15 « Une approche subjective ? », Toulouse, érès, 2021, p. 91.

[12]Introduction à la psychanalyse, dans les années 1917-1920.

[13] Question posée le 28 janvier 2017 à Yves Meyer sur France Culture dans l’émission « Le pourquoi du comment ? » par le producteur et physicien Étienne Klein.

Notes