Jeudi 5 mars 2015
Je vais vous inviter ce soir à réfléchir sur un thème qui va sûrement vous égayer et qui s'appelle « le don et le sacrifice » avec pour commencer la recommandation sympathique de lire évidemment le travail de Marcel Mauss* sur le don. Cela ne se lit peut être plus tellement mais c'est toujours d'un excellent intérêt puisque ce travail montre le caractère, on va dire, non pas universel puisque son enquête n'est pas universelle mais elle est en tout cas cette enquête, anthropologique, elle est fort générale et de caractère donc fort général quant à la réaction habituelle face aux dons.
C'est à dire, de cet échange paradoxal puisque justement il semble fondé sur ce qui ne serait pas un échange mais une inégalité entre partenaires, le récipiendaire bénéficiant ainsi d'un bien qui lui serait plus ou moins arbitrairement accordé, reconnu et, semble-t-il, sans que apparemment cela doive forcément appeler quelque échange.
Hors, le paradoxe est que cette pratique va rarement sans provoquer, chez justement le receveur, sans provoquer de l'embarras et de l'angoisse. C'est étrange !
Et, sans doute, savez vous, qu'il existe de nombreuses cultures et en particulier africaines, où justement le don, le cadeau, est volontiers perçu comme funeste, funeste puisqu'il implique une contrepartie, un contre-cadeau qui doit toujours être de valeur supérieure à celui qui a ainsi été donné, ce qui en réalité peut entraîner la ruine de certaines familles, donc ce rituel à une force dont l'origine, les références ne sont pas forcément explicites mais qui, néanmoins sont présentes avec une force indépendante dans ce qui serait la rationalité économique.
C'est bizarre, quand même ! Que ce processus, ce mode, je dis bien, tout à fait paradoxal d'un échange qui à priori dans un premier temps semblerait une pure gratuité, pur effet d'une loterie, eh bien, qu'il conduise, je dirais, assez facilement, assez rapidement à devoir payer une contrepartie obligatoirement de valeur supérieure au cadeau donné et susceptible, d'entraîner la ruine de la famille qui a été ainsi distinguée.
Ceci nous rapproche de nos propres spéculations, puisque le cadeau que reçoit le parlêtre va se trouver systématiquement être celui du sexe, c'est bien ça dont on lui fait cadeau qu’il le veuille où qu’il ne le veuille pas, que cela lui plaise ou que ça ne lui plaise pas, et vous voyez que cette façon que j'ai de l'introduire pose aussitôt la question de la contrepartie.
Qu'est-ce qu'il va devoir, ce parlêtre, payer en retour ?
Est-ce qu'il ne va pas lui aussi se trouver ruiné par ce qu'il devra en régler, en acquitter ?
Puisque déjà ce que nous savons ces deux choses, d'une part que ce sexe qu'il va recevoir en cadeau il devra le payer d'un inachèvement de sa jouissance et pour le cas où ce cadeau aurait été parfait, absolu, total, complet, cadeau réussi sans contrepartie, eh bien, si cet objet qu'il a reçu en don figure parmi les objets du fantasme, de son fantasme, il aura à le payer tout simplement d'une extinction du désir, réussite cette fois là, et non pas échec de la jouissance mais son achèvement.
Ce qui est amusant, si je peux m'exprimer ainsi à propos de cette question, c'est d'emblée de voir qu'elle est située dans le registre à la fois du don et de la dette, on voit très bien comment de façon très générale et indépendamment des cultures, il s'agit en dernier ressort de l'économie du sexe, et que de cette économie, je dirais, nous sommes encore et toujours, comme je vous le montrerai au cours de cette affaire, nous sommes toujours mal avertis, mal informés, nous sommes toujours un peu barbares.
De telle sorte que, si les objets auxquels nous allons avoir affaire pour nous satisfaire, et je dis objets, mais bien entendu cela inclut les partenaires dans la vie sexuelle, viennent se situer régulièrement entre le risque d'un au delà qui viendrait éteindre leur prix et d'un en-deçà qui viendrait illustrer leur insuffisance, on voit bien comment notre relation au monde est toujours celle d'une cotte mal taillée.
Autrement dit, est-ce que cette jouissance que je m'accorde, est-ce que c'est vraiment bien ça qui me revient ? Ou bien, est-ce que je ne serais pas à la fois fautif d'être en excès ou bien, aussi bien, fautif, coupable d'être en défaut ?
Il faut en général, comme vous le savez, une sanction symbolique qui est celle de la bénédiction, du mariage pour venir tenter de rassurer les partenaires en leur disant : voilà maintenant, tu sais que c'est ce qui te revient sauf que, nous n'ignorons pas, que c'est un savoir facilement discuté, discutable et qui, dès lors, est la source d'un malaise dans notre relation aussi bien à autrui, qu'aux objets qui agrémentent notre existence : incertitude quant à la justesse de la jouissance acquise.
Ce qui est cliniquement, immédiatement, repérable et je ne sais pas si c'est vraiment fait comme ça, il faudra que nous interrogions les spécialistes de l'enfance, c'est que chez le bébé, on observe très volontiers ce moment d'incertitude chez lui entre la souffrance du trop plein et la souffrance du défaut et de telle sorte que l'on voit les braves mamans complétement désemparées quand le bébé pleure en leur absence mais aussi, pleure quand elles arrivent, quand elles reviennent et qu'elles sont bien là.
Il y a donc chez lui de façon parfaitement observable, individualisable ce moment, je dirais, d'inachèvement en la fixation de la relation à autrui et aux objets et, où il est en souffrance aussi bien devant la présentification de l'objet que devant sa carence.
Il serait facile à ce propos de faire l’hypothèses que les vomissements si fréquents du nourrisson pourraient être, facilement être, le témoignage de cette insécurité quant à la bonne place, quant à la bonne distance de l'objet. Ce qui, comme nous le savons puisque là par ce biais je suis entré dans la clinique, ce qui nous le savons, peut, bien évidemment, se poursuivre pendant pas mal de temps.
A cet endroit, nous rencontrons un paradoxe intéressant et qui est peut-être encore imparfaitement résolu, ce paradoxe c'est celui qui veut que cet objet qu'il va falloir finalement sacrifier pour que l'enfant accède à la sexualité, ça va être la mère et donc, ce fameux mythe, et avec les conséquences comme nous le savons « criminelles » qui s'ensuivent.
C'est amusant de dire « conséquences criminelles » si je peux m'exprimer ainsi, pardonnez-moi, mais c'est amusant parce que, c'est vrai que ce sentiment d'être un criminel, sans cause, ce n'est pas exceptionnel dans certaines cultures para-européennes où même européennes et, non seulement dans certaines cultures mais, comme vous le savez, il existe une grande névrose, magnifique, qui s'appelle la névrose obsessionnelle et où le malheureux est sans cesse pris dans cette crainte d’avoir commis un meurtre, en passant sans le savoir, sans l'avoir bien vu, mais en tout cas il s'en sent à chaque fois responsable, il revient sur ses pas pour vérifier les traces de son éventuel forfait.
Il est étrange que, à la suite de Freud, nous ayons repris si facilement pour rendre compte de ce que la théorie freudienne a appelé la castration et sur laquelle je dirai quelques mots, il est étrange que nous en soyons venus à cette conception purement mythique, et comme vous le savez, un mythe ça sert toujours à rendre compte d'un Réel que l'on ne saurait expliquer autrement.
Pour expliquer la naissance aux enfants, vous ne pouvez pas avoir d’autres recours que le mythe et c'est le seul, je dirais, recours sérieux parce que si vous passez à la physiologie ou à l'anatomie vous êtes évidemment à côté de la question.
Allez expliquer le mécanisme de la naissance à un enfant sans passer par le mythe eh bien, la psychanalyse avec Freud, elle a son mythe pour essayer de rendre compte de cette pathologique perte de la relation à l'objet qui serait supposée devoir assurer une satisfaction achevée mais, elle a inscrit cette perte sous le signe de ce mythe d'Œdipe et donc de l'accomplissement de l'inceste après le meurtre du père.
Ce qui est également - c'est une remarque tout à fait incidente - c'est de voir combien un mythe peut avoir des effets sociaux et, en particulier, bien sûr, dans l'évolution de notre relation à la figure paternelle comme si « le meurtre du père » était devenu la tâche morale dont on attendait que chacun vienne l'accomplir.
En réalité, et j'y vais là de façon très directe, très franche, la mère pour l'enfant ne peut être désirable que parce qu'elle est l'objet d'un autre, c'est même la condition pour qu'elle soit désirable et selon le mécanisme normal de la formation de l'envie et du désir, il faut qu'il y ait quelqu'un dont la mère soit objet de désir pour que l'enfant dans une compétition qui est bien naturelle sans être aucunement fraternelle, bien sûr, que cet enfant puisse concevoir la mère comme objet de désir ; cela est vérifiable là encore cliniquement, c’est ce qui se produit dans les cas qui, aujourd'hui, ne sont pas rares de familles dites décomposées où il manque ce concurrent à l'enfant, du même coup s’en suit toute la cascade de conséquences.
Mais il y a plus, pour essayer d'expliquer de quelle façon c'est ce mythe là qui est venu servir à Freud pour rendre compte de ce paradoxe de notre relation à l'objet. C'est que l'échange avec la mère, l'échange de l'enfant avec la mère, s'est fait dans un langage qui, avant d'être celui du signifiant a été celui des signes, langage des signes.
C'est à dire, cette compréhension intuitive, spontanée, sans lexicographie, sans dictionnaire, cette communication directe et où c'était à chaque fois des traits caractéristiques immédiats de l'objet qu'elle désignait ainsi que du contexte affectif, sentimental et autres ; ces éléments étaient des signes et non pas des signifiants et ont pu constituer le premier langage entre la mère et l'enfant, dans cette sorte d’éden, où chacun comprenait parfaitement l'autre ; c'est à dire, le décryptage immédiat et souverain est venu sûrement entretenir, le mythe de ce qui aurait été un langage parfait et susceptible de réaliser l'accord parfait des partenaires.
Et bien, il aura fallu à l'enfant et à la mère, ce qui souvent leur est difficile, renoncer au langage des signes en passant justement par l'adoption des signifiants, avec ce que ceci implique définitivement de perte de l'objet sans qu'il y ait aucune intervention spécifique de quelque autorité que se soit : il n'y a pas besoin d'un juge, d'un prêtre où d'un policier pour, et encore bien moins d'un père, pour faire qu’opère ainsi avec le passage par l'adoption du signifiant cette perte de l'objet, et la nostalgie donc, de cette langue première.
Ce qui fait que quand on parlera de langue maternelle, on ne saura jamais très bien ce que l'on désigne par là : si c'est la première langue des signes articulée entre la mère et son bébé ou bien, s'il s'agit de la langue parlée au foyer ou la langue parlée par la nourrice, enfin bref sous le terme de la langue maternelle va s'inscrire notre incertitude sur les moments de ce passage.
A propos des moments de ce passage, il serait intéressant de faire une digression brève, concernant la question de l'humeur, la question de l'humeur puisque, comme vous le savez, la manie inspire immanquablement l'idée d'une réussite accomplie dans la saisie des objets. C'est bien ce qui se marque aussi bien dans le sentiment de toute puissance qu'a le maniaque avec ce qui serait donc pour lui la saisie de l'objet phallique, mais également la jouissance intense qui manifestement est la sienne et qui du même coup, viendrait illustrer la saisie de l'objet jusqu'ici refusée et puis, cette succession paradoxale avec la période mélancolique qui viendrait au contraire traduire une déréliction achevée : plus rien.
Si je vous en parle, à cet endroit là, si je fais ces quelques remarques, c'est pour que contrairement à notre façon de constamment penser en terme de « plus » ou de « moins », de façon empruntée intégralement à l'imaginaire et, en particulier, bien sûr, à ce qu’il en est de la différence des sexes. Et, nous en venons à penser que c'est ce « plus » présent dans la manie qui va être la cause de la période de l'épisode mélancolique, dans la mesure où ce « plus » réussi, venant obturer, clore tout espace susceptible d'entretenir le désir, introduit fatalement au sentiment de fin du monde.
Alors vous me direz : Oui, mais comment se fait-il alors que ce soit le même objet qui provoque tantôt la manie et tantôt la mélancolie ?
Comment se fait-il ? Evidemment parce que si dans la manie on a un sentiment d'un excès, dans la mélancolie on a au contraire le sentiment d'un défaut absolu. Défaut absolu à cause de cet excès, par cet excès, et s'il fallait développer la question du pourquoi cette bi-polarité, on en viendrait fatalement à des problèmes qui eux sont de l'ordre de la neurophysiologie, c'est à dire des substances neuro-humorales, de la dopamine, des histoires de dopamines etc. qui n'ont pas leur place ici et vis à vis desquels les chercheurs, je dirais, sont justement très embarrassés devant ce paradoxe. Le paradoxe qui veut que, par exemple, l'excès de telles substances puissent aussi bien provoquer l'un où l'autre des troubles ou bien, enfin, bref, je ne veux pas rentrer sur ce terrain.
Mais en tout cas, simplement pour vous faire valoir en cet endroit l'invitation qui nous est faite, cela à propos du don et du sacrifice, invitation à sortir de cette dualité rustique, élémentaire, pauvre qui nous fait penser en termes de « plus » et de « moins ».
Prenons encore un exemple, sur lequel d'ailleurs je suis déjà intervenu, il n’y a pas longtemps et qui concerne le deuil.
Le deuil qui se présente donc légitimement, phénoménologiquement comme étant l'accès à la perte définitive de l'objet qui peut être celui qui a été le plus aimé eh bien, on ne remarque jamais combien cette perte définitive de l'objet le plus aimé est en même temps la pérennisation de sa présence. Jamais cet objet n'aura été aussi présent que dans le deuil et en tant que cette présence, je dirais, est génératrice de cette obnubilation de la pensée et des sentiments, voire paralyse l’activité comme si il n'y avait plus à faire maintenant qu’il est définitivement perdu et que le monde s'est rétréci, que le sujet n’a plus à faire qu’à cet objet là. Je dis bien que je n'en parle, je ne l'évoque là, ce soir, que pour vous familiariser avec une modalité dialectique qui soit quand même un peu plus élaborée que celle fondée sur l'accumulation.
Prenons une question qui va nous mener à celle du sacrifice et qui est celle de l'interdit de l'inceste, dont nous savons qu'il n'est habituellement, qu'il n'est formulé nulle part, qui n'est aucunement inscrit ni dans les commandements bibliques, et pas plus, dans le code civil ; il y a des législateurs qui voudraient maintenant l'y inscrire mais ce n'est pas notre problème là.
L'interdiction de l'inceste qui rejoint le problème que j'évoquais un petit peu plus tôt, celui du mythe œdipien.
Est-ce que l'inceste se réduit à ce qu’il en serait de la relation sexuelle entre l'enfant et l'un de ses parents ? Ou bien, est-ce qu'il ne faut pas concevoir, et vous allez voir tout de suite combien c'est infiniment plus enrichissant de le concevoir comme je vous le présente en le reprenant en partie à Lacan, de le concevoir comme la modalité d'un rapport qui ne respecte pas la succession des générations ?
L'inceste, c’est en fait, pour une génération de consommer ses propres produits sexuels alors que ceux-ci auraient à constituer la génération suivante et ainsi, perpétuer l'ancêtre dont se réclame la lignée.
Il existe des familles incestueuses, sans doute moins maintenant d'ailleurs mais, enfin, dans les campagnes ça n'était pas toujours exceptionnel, il y a de l’isolement et puis, le mode spécifique de l'existence dans le rapport à la nature, aux bêtes etc. Il est clair, ça s'est vérifié que la pratique de l'inceste aboutissait fatalement à l'interruption, à l'extinction de la lignée ; sorte d'auto-consommation, si j'ose ainsi m'exprimer, à l'image d'ailleurs de l'économie de subsistance qui était volontiers celle du groupe familial dans les campagnes, économie de subsistance, autrement dit, située en dehors des échanges, de l'échange.
Ça nous mène à quoi, ça ?
Cela nous amène à quelques chose d'assez curieux c'est à dire que, finalement respecter l'interdit de l'inceste c'est faire un don.
Un don à qui ? Eh bien, justement à l'ancêtre, à l’ancêtre de la lignée, on lui fait don de ses enfants en tant qu'ils sont supposés venir poursuivre la lignée et la mémoire de l'ancêtre et là, nous sommes invités à franchir un pas de plus. Comme vous le savez, nous sommes des sociétés où aurait disparu le sacrifice et comment ne pas voir que la forme moderne du sacrifice dans nos sociétés est précisément accomplie avec l'interdit de l'inceste ; c'est ça le sacrifice des enfants, non pas sacrifice réel, à l'image de l'histoire d'Abraham et qui est exemplaire à cet égard : on ne lui demande pas un sacrifice réel comme c'était le cas dans toutes les cultures environnantes, à l'époque. On sacrifiait allègrement les plus beaux enfants du groupe etc.
Sacrifice symbolique, symbolique ce qui veut donc dire qu'il est chargé d'un sens et qu'il signifie qu'on renonce à cette part de jouissance pour assurer celle de l'ancêtre, on lui fait don, don de ses enfants si lui même en a fait don au groupe familial en permettant la fécondité, on permet sa fécondité en retour, on lui en fait don par cette opération de sacrifice.
Ce qui vous le voyez tout de suite, mais je vous assure que je ne vais absolument pas le développer, de quelle façon la question de l'adoption des enfants, dès lors qu'elle est prise, je dirais, dans ce qui est la règle, dans notre culture, détermine la filiation. On voit bien qu'elle pose, cette question de l'adoption, pose des problèmes très précis et auxquels on ne peut répondre trop rapidement, trop facilement, s'il est vrai donc que les enfants sont destinés dans notre culture par le sacrifice opéré par les parents, sacrifice de jouissance, sont destinés à poursuivre la lignée ancestrale.
La question majeure et qui finalement va être la matrice des pathologies auxquelles nous avons affaire, elle concerne cette question, toujours, la manière dont nous réglons notre rapport au manque, à l'inaccompli, car le moins que nous puissions dire c'est que nous sommes des créatures inaccomplies et dans un rapport lui même inaccompli avec nos objets ; c'est l’inaccomplissement qui spécifie notre présence dans ce qu'on appelle notre monde ; nous sommes destinés à le rester jusqu'au bout tout simplement parce que nous sommes des créatures parlantes et que notre système de communication en dispose ainsi. Ce n'est pas un système de signes comme chez l'animal où, comme je l'évoquais tout à l'heure, comme chez le bébé avec sa mère.
Et là dessus, je vous invite à considérer qu'il n'y aura jamais que trois façons d'aborder ce rapport au manque, il n'y en a que trois et les formes pathologiques que nous connaissons, qui nous sont familières s'organisent selon ces trois là.
La première façon, je dirais, première modalité, est symbolique, c'est à dire que ce manque c’est le symbole du désir sexuel qui l'entretient. Dans ce registre, celui donc de l’interprétation symbolique de ce manque, chaque signifiant œuvre comme symbole de ce manque puisque chaque signifiant n'offre à la jouissance que sa nature de signifiant.
Ce manque, dans cette interprétation symbolique qui en est faite, parle donc de sexe, ce que Freud a découvert, à sa grande surprise, et qu'il a appelé libido ; il a vu de la libido partout parce qu'il y en avait partout, c'est à dire qu'à partir du moment où l'on parle, il faut se donner beaucoup de peine, faire beaucoup d'efforts pour éviter que ce dont on parle et quel qu’en soit le registre apparent n'ait finalement un sens sexuel qui risque sans cesse comme ça par quelque lapsus ou quelque acte manqué de se donner à entendre. En dernier ressort il s'agit de sexe et du désir sexuel et de l'inaccomplissement de ce désir sexuel.
Donc, chaque signifiant symbole de ce « Mana », Mana. Alors, si vous vous intéressez un peu aux cultures africaines ou même à ce qui se passait aussi bien dans l'antiquité, vous voyez très bien que finalement n’importe quel signifiant pouvait devenir le symbole de quelque puissance secrète, cachée, souterraine, et qui en dernier ressort avait à voir avec le sexe ; c'est le cas dans les cultures africaines.
Il se trouve que par les effets du monothéisme tout ceci s'est trouvé pour nous en quelque sorte regroupé dans le renvoi à ce lieu unique constitué par ce manque constitutif du désir et, en tant qu'il serait habité ce lieu, ce manque, qu'il serait habité par cette instance phallique que l'on appelle aussi Père.
Pour que ça marche cette affaire, qu'est-ce qu'il faut ? Il faut que la nomination c'est à dire la façon de... voilà (Mr. Melman désigne les objets posés sur la table en les nommant) ... bouteille... gobelet... micro… stylo... papier, il faut que cette nomination soit conforme évidemment avec celle attribuée à la volonté de ce Père ; si vous imaginez la situation où l'autorité parentale ou paternelle parle une langue étrangère à celle de ses enfants, vous comprendrez aussitôt que la situation est intolérable et ne peut venir inscrire une filiation. Il faut donc que cette nomination soit conforme à celle prêtée à l'instance paternelle, parentale.
Et vous remarquez tout de suite que ce signifiant il fait UN, chaque fois il y a « un » signifiant « un » gobelet, « une » bouteille, « un » micro, « un » stylo, « un » papier etc. Il est amputé, il est amputé par quoi ? Bien justement par ce trou qui lui donne son sens, son sens sexuel, mais il est amputé, il est amputé de telle sorte que dans la mesure où il vient aussi bien non seulement nommer ce gobelet et ce papier mais chacun d'entre nous, il nous met dans une position, dans la position d'être amputé vis à vis de l'Idéal, c'est à dire de ce UN qui lui, est parfaitement complet, parfait, total et qui figure dans le Réel sous le nom de Père ou d'instance phallique.
Ce qui explique aussi bien notre destin d'être inaccompli et inachevé puisque, ainsi amputé du fait d'être nommé, chacun d'entre nous, d'être ainsi référé à un signifiant, nous y sommes référés par un nom propre, qui n'est jamais lui même que l'indice d'un défaut, d'une insuffisance eut égard au père Idéal avec, et c'est là que nous avons l'occasion joyeuse d'y revenir, les invitations au sacrifice à faire pour, je dirais, ce père, lui donner la gloire d'assister à la réussite achevée de ses enfants, c'est à dire à une intégralité, un intégrisme, si vous préférez, qu'il ne leur est pas possible, hors circonstance exceptionnelle, d'accomplir.
Comment être soi même un UN parfait ?
Un UN parfait. Parfait, ce qui veut dire simplement conforme à ce UN total, qui figure dans le Réel et qui fonctionne comme instance phallique où comme Père ? Ce qui est intéressant, je trouve en tout cas, c'est que cette indexation par la référence au père, cette indexation renvoie forcément au sexe mâle : le UN, il signifie immanquablement la virilité, je n'ai pas dit que celle-ci avait forcément besoin d'être vérifiée anatomiquement, c'est pas indispensable pour revêtir un index. Évidemment c'est le plus facile ! On peut dire que le réel, celui de l'anatomie du corps, vienne coïncider avec le UN ainsi symbolique ça facilite les choses, tant mieux où tant pis, comme on voudra, mais en tout cas, un index tout le monde peut le porter, il n'y a pas besoin d'être malin pour avoir pu constater que effectivement cet indice, cet index du sexe mâle c'est le fait de se faire reconnaître comme Un, cela peut se faire aussi bien par une dame que par un homme.
C'est bizarre de dire ça à une époque où les histoires de Gender font tellement de tumultes alors que ce point, je crois, ce point ne peut être controversé.
(Deuxième modalité)
L’interprétation symbolique du manque s'oppose à l'interprétation imaginaire, dont l'effet est la frustration, non pas la castration comme dans le cas de l'interprétation symbolique, cette amputation dont je parlais il y a un instant ; la frustration, effet de l'interprétation imaginaire du manque, c’est à dire comme étant le fait de manquer de l'organe sans considération pour le fait que l'index phallique peut être supporté indépendamment de l'anatomie, peu importe, en tout cas la frustration est en général le mode d'interprétation féminin de ce manque, frustration qui chez Freud se sert d'un mot extrêmement juste qui s’appelle « Versagung » où vous reconnaissez le préfixe « Ver » qui en allemand veut toujours dire déviance et « sagung » le fait de dire.
« Versagung » c'est ce qui vous a été dit de travers ; c'est la promesse qui n'a pas été tenue et il est si fréquent, que pour une femme dans la relation à ce manque, l'interprétation se fasse dans le sens d'une localisation de ce manque sur l'absence d'organe mâle, réelle et donc l'idée que la promesse faite au départ, faite au départ à tout enfant - après tout, il y a une indistinction de la différence des sexes jusqu'à, facilement, 3 ans - eh bien, donc l'interprétation va dans le sens d'un défaut, d'une promesse qui n'a pas été tenue et qui donc, origine une revendication dont on se doute que dans ce type de dispositif elle ne puisse jamais être satisfaite. Il y a une injustice qui aurait été commise. C'est en tout cas ainsi que l'interprétation imaginaire de ce manque de la castration fonctionne, venant associer ici, dans l'explication de ce défaut, aussi bien ce qu'il en est du réel puisque il n'y a pas d'organe mâle, de ce qu'il en est de l’imaginaire c'est à dire la représentation de soi et donc, fait louper, c'est ça qui est embêtant, fait louper l'accès à la dimension du symbolique. C'est ce qui est le plus difficile, je dirais, se mettre en ordre avec ce qui est de la dimension du symbolique c'est assurément ce qu'il y a de plus difficile.
(3ème modalité)
Et puis, il y a une interprétation de ce manque qui n'est plus ni symbolique, ni imaginaire mais qui est réelle, ce n'est pas la même chose que l'interprétation imaginaire
Réelle, qu'est ce que ça veut dire ? Dans quelle circonstance cette lecture du manque peut-elle être réelle ? Et donc inaugurer une privation ; voyez castration, frustration, privation ce sont des catégories lacaniennes qui peuvent nous servir. Eh bien, si vous supposez, et je vais terminer là-dessus hein ! Je crois que ce que je vous apporte ce soir là « suffira de suffire comme ça », il ne faut peut être pas que j'exagère non plus, que je comble trop parfaitement vos attentes, puisque comme je vous l'ai montré, ça peut être néfaste donc, je vais tâcher de vous laisser sur quelques insatisfactions.
Supposons, prenons le cas, tout à fait moderne, de l'immigré. Il est bien évident que dans la culture où il baigne il souffre de ceci, c'est que réellement il n'est pas dépositaire de ce signifiant qui le ferait reconnaître comme appartenant au Père propre à cette culture donc, pour lui, c'est bien une privation c'est bien réel, c'est comme ça ! Ca n'est lié à la malveillance de quiconque, ce ne sont pas des mauvais esprits qui ont frappé, c'est comme ça ! C'est comme ça et nous ne savons pas encore y donner de réponse adéquate.
Et à propos de réponse adéquate, je vais enfin conclure là-dessus ce soir pour réveiller un bref instant votre attention.
Dans la psyché, il y a ce UN idéal qui fonctionne comme Père ou instance phallique. Lorsque une communauté se trouve en crise, c'est ce qui arrive, eh bien, lorsque une communauté se trouve en crise elle va attendre que ce UN, que vous voyez ressurgir dans d'autres cours, dans d'autres leçons mais aussi bien chez moi sous la forme de O-1, que ce UN se fasse entendre, qu'il donne de la voix ! Qu'il donne de la voix qu'il se fasse entendre.
Ce qui veut dire que lorsqu'il arrive sur la scène publique, celui ou celle qui va prétendre parler depuis ce lieu, depuis cet instance, dans cette communauté en crise, il provoquera immanquablement un sentiment d'orgueil, d'appartenance, de devoir à accomplir pour se hausser à la hauteur de ce qu'exige cet Idéal qui a été oublié par les dévergondages divers que l'histoire a pu faire se succéder.
C'est extrêmement fort ce dispositif, il suffit qu'un personnage quelconque, sans aucun mérite particulier, vienne se faire le haut-parleur de cette instance O-1, il a de fortes chances de venir rassembler, sous le signe d'une appartenance communautaire renouvelée, cette population incertaine d'elle-même.
Ce qui est dommage, c'est qu'il n'est pas encore été perçu et ça, c'est le prix dont on paye la méconnaissance de Freud et de Lacan parce que tout ça est connu, est écrit, est élaboré et très savamment discuté et discuté, eh bien on continue d’ignorer que dans cette situation, on sort de ce qui est la vie politique qui est faite de délibérations rationnelles pour entrer dans un domaine qui est apparemment irrationnel, passionnel, affectif, fort, plus fort que toutes les objections et qui peut emporter vers des bords pas toujours favorables.
Ce qui fait donc, qu'en abordant avec vous ce type de questions, comme vous le vous voyez, je vous rappelle que nous sommes sans cesse à la jonction entre ce qui est la vie privée et puis la vie sociale,que de façon arbitraire.
Cet axe, que j'ai essayé ce soir pour nous de ranimer, nous rappelle qu'il y a une intersection entre le privé et le collectif, et justement, réalisée par cette instance que j'ai évoquée tout au long de cet exposé que vous l'appeliez « Père », que vous l'appeliez « instance phallique » où, que vous l'appeliez « Dieu » si c'est votre souhait, ça ne change rien quant aux effets.
Donc, comme vous devez pouvoir le percevoir dans l’organisation des diverses névroses et de la psychose, le personnage dont l'économie, dont le traitement, je dirais, économique, plus exactement, est toujours central dans le destin du choix de la névrose ou de la psychose eh bien, ce personnage c'est, toujours, cette instance phallique ou encore Père, ou encore Dieu etc.
J'espère que j'ai été relativement clair, on m’attribue en général la qualité d'être clair, c'est déjà ça ! Donc, j'espère que je n'ai pas été trop tortueux.
Voilà, je vous dis, bonne soirée.
*Marcel Mauss, Essai sur le don: Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques In Sociologie et Anthropologie, PUF, Collection Quadrige