EPhEP, le 14/01/2016
Pour conclure pour moi, en tout cas, ces quelques exposés par, comme il se doit, un feu d’artifice, eh bien, c’est bien le moindre, et pour l’inaugurer car, comme vous le savez, un feu d’artifice ça commence doucement pour aller crescendo et devenir superbe. Donc pour commencer, je vous rappellerai ceci, s’il faut le rappeler : c’est que entre l’homme et le monde il y a, qu’est-ce qu’il y a déjà ? Vous vous en souvenez de ce qu’il y a entre l’homme et le monde ? Et pourtant, tous les jours, c’est ce que vous rencontrez. Entre l’homme et le monde, il y a la morale. La morale, c’est pas ce qui donne des leçons, la morale c’est ce qui à chacun de nous dit d’abord ce qui est bon, bon à goûter, bon à vivre, bon à expérimenter, les jouissances qui sont bonnes par opposition à celles qui sont mauvaises, parce que nous ne trouvons pas en nous, à la naissance, je dirais de façon innée, la détermination de ce qui serait bon ou mauvais. Et donc le bon goût, comme vous le savez, évidemment varie d’une morale à l’autre, d’une culture à l’autre, ce que l’une interdit l’autre le valorise etc. Donc, entre l’homme et le monde il y a d’abord le système qui lui prescrit ce qui est bon et du même coup, évidemment, vient trancher ce qui est mal : le mauvais, le pas bon. C’est également ce qui dit ce qu’est le beau, la morale est ce qui dit ce qu’est le beau, ce qui est esthétique, ce qui ne l’est pas et qui, comme vous le savez, varie tellement d’une culture à l’autre. On vous représentait autrefois sur les gravures ou sur les photos, par exemple les populations d’Amérique du Nord indiennes tatouées ; ça peut vous paraître bizarre ou sans doute inesthétique, eh bien comme vous le savez maintenant, voilà que ça fait partie du beau. Et c’est également, bien sûr, la morale ce qui vous dit ce qu’est le bien, le bien faire, agir comme il faut, où il convient à un homme bien. Je suis en train de vous réciter du grec là, puisque c’est avec eux qu’a commencé la spéculation sur ce qu’est le Beau et le Bien. Et comme vous le savez, je l’ai en tout cas pour ma part largement évoqué, ces qualifications, ces spécifications du Beau et du Bien variaient selon les Ecoles, sans que pour chacun cela ne vienne fonctionner sur le mode impératif, c’était un choix, un choix volontaire fait par les adeptes de telle ou telle Ecole et, sans doute pour nous, la plus impressionnante est celle de ceux que l’on a appelé les Stoïciens. La plus impressionnante parce que les Stoïciens avaient dans leur rapport au monde une attitude tout à fait singulière, puisqu’ils disaient que, au fond, tout ce qui relève du monde était mauvais. Qu’il ne fallait pas se laisser impressionner, au sens quasiment photographique du terme, par ce qui venait du monde qu’il fallait lui opposer une attitude de refus, de défense, d’apathie ; autrement dit refuser la souffrance qu’implique inévitablement le rapport, les sensations. Les « sensations » à Athènes, ça voulait dire avoir des sensations, ça a donné ensuite pour nous les passions et la pathologie. La « pathologie », c’est originellement ce qui est simplement le fait d’avoir des sensations. Et donc cette position radicale, puisqu’elle prenait pour Idéal le fait d’être entièrement le maître de soi ; c’est un idéal de maîtrise absolue, de ne se laisser en aucun cas entraîner par les sensations qui pouvaient venir du monde et aussi bien du corps. Et voilà pourquoi je vous fais ce petit développement, c’est que d’une certaine manière cela impliquait la défense contre les désirs, les passions qui pouvaient venir du corps. Pourquoi est-ce que cela nous intéresse ? On se demande bien pourquoi. Eh bien ça nous intéresse parce que ça nous montre, au fond, que ce que la psychanalyse appellera bien plus tard la castration, autrement dit le renoncement au plaisir du corps et en particulier sexuel, la castration n’avait pas besoin d’un référent, d’un agent, d’un commandant, d’un commandeur, d’un dieu, d’un père pour être délibérément choisie, afin d’assurer le bonheur de ceux qui s’engageaient dans cette voie, en tout cas d’assurer le moindre malheur. Donc, comme vous le voyez, le choix d’un Idéal de maîtrise parfaite impliquant un ascétisme absolu et qui, je dirais, ne se trouve commandé par aucun référent de type divin ou politique. Lorsque Néron commandera à Sénèque de se suicider : pas de problème. Sénèque va tranquillement s’ouvrir les veines et regarder le sang couler, lui-même, progressivement et sereinement, disparaître, pas de problème. Il accomplit l’idéal parfait de cet enseignement qu’il essayait d’inculquer à Néron dont, comme vous le savez, il n’a retenu que ce qui pouvait l’arranger ; on voit qu’il était pas un très bon élève, Néron, du stoïcisme.
Ce qui est, et c’est là que je commence à entrer dans ce qui nous intéresse du point de vue psychopathologique, remarquable, c’est que la religion, notre religion, la religion révélée, la religion monothéiste est venue complètement renverser le problème. Car d’abord elle a installé un référent divin auquel est attribuée la morale prescrite dont il est l’Auteur, celle qu’il recommande. Et d’autre part celui-ci dit que la jouissance est bonne, mais à une condition : à condition qu’elle soit mise à son service, à ce Dieu. Autrement dit, la créature ne fait que participer, voire, disons, être le fonctionnaire d’une jouissance recommandée par le Père, mais qu’il n’exerce qu’à la condition de respecter les restrictions que celui-ci impose c’est-à-dire, et, c’est là que nous retrouvons ce terme bizarre de castration, c’est-à-dire que chacun a à être marqué par le renoncement, le sacrifice symbolique de ce qui est représentatif sur le corps de la sexualité. C’est-à-dire qu’il marque son appartenance à ce Dieu par renoncement symbolique de ce qui sur son corps marque la sexualité, ce qui pourra être aussi bien, évidemment, la circoncision que l’excision, que nous jugeons évidemment fort cruelle(s) et illégitime(s). Autrement dit, la marque de ceci c’est qu’il y a une délégation de pouvoir qui est faite à l’endroit de ce Dieu qui, désormais, en quelque sorte, en retour, autorise l’exercice d’une sexualité faite pour satisfaire ce qui serait, à ce dieu, son bénéfice, et qui est l’accroissement de son troupeau ; c’est un dieu pastoral, dont le bonheur est d’avoir une postérité.
Et, c’est là que nous allons donc nous trouver devant des figures que nous connaissons bien et qui faisaient du père de famille le fonctionnaire délégué au respect de cette tâche, et de même, bien entendu, de la mère, celle qui était l’exécutrice de cette volonté divine. Il est évident que nous avons baigné, ceux de ma génération pour le moins, avons été baignés dans cette eau lustrale. Ce qui nous intéresse, dans cette affaire, ce n’est pas cette excursion disons anthropologique, ce qui nous intéresse c’est de pouvoir montrer que ce que l’on appelle la phobie ou les névroses sont organisées, malgré leurs diversités d’expression, par ce qui est chez le sujet le refus ou l’impossibilité d’accomplir la loi commandée par cette instance, et c’est ça qui est, je crois pour nous, remarquable. Et qui poursuit ce que Lacan a pu écrire dans ce remarquable article que vous trouvez dans les Ecrits qui s’appelle D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, et où il cherche à montrer que la psychose, autrement dit les diverses formes cliniques de folie, sont liées à un mécanisme psychique unique qui est ce qu’il appellera en reprenant un terme freudien, la forclusion, verwerfung, la forclusion du Nom du Père. Pourquoi le Nom-du-Père ? Parce que cette instance évidemment, ce référent que j’évoquais tout à l’heure, n’est présent parmi nous, dans le meilleur des cas - parce que, s’il commence à se manifester de trop près ça devient inquiétant - donc il n’est présent parmi nous que présentifié par son nom, le nom de Père. Il arrive qu’il y ait des enfants qui, pour des raisons diverses ne pourront pas, je vais le dire comme ça pour imager, inclure ce nom dans leur vocabulaire, dans leur lexique ce mot manque. Et par exemple, dans le cas illustre dont s’est servi Freud, c’est-à-dire celui du président Schreber, et que reprend Lacan, il apparaît très clairement que le papa du président Schreber fonctionnait, non pas comme un père, mais comme un éducateur. Il avait d’ailleurs vocation à être un éducateur ; un éducateur ce n’est pas un père. L’éducateur est celui dont attend qu’il donne les bons enseignements, qu’il contrôle, qu’il indique, qu’il puisse à la rigueur servir de modèle. Un père, c’est évidemment tout autre chose puisque, certes, il va se proposer comme modèle, mais comme modèle pris dans l’exercice d’une sexualité, et en tant que – ça, je crois on l’a déjà vu tant de fois – en tant qu’il sépare l’enfant de sa mère. C’est une opération élémentaire et tellement banale dont on ne se remet pas toujours, si tant est d’ailleurs qu’elle soit appréhendable par l’enfant, je veux dire que ce qui se passe autour de lui, lui permette de repérer cette fonction paternelle. Pourquoi séparer une mère de son enfant ? Eh bien cette méchante action, c’est vraiment vilain, c’est vraiment pas beau, c’est souvent vécu comme traumatisant, c’est volontiers pris comme traumatisme, une injustice, une brutalité, un excès, un viol, eh bien cette méchante action a le privilège, à côté de tous ces méfaits que je viens d’invoquer, d’évoquer, a le privilège d’introduire cet enfant aux lois de la parole, c’est-à-dire au fait d’être un être parlant. L’objet souhaité, recherché, espéré, cet objet-là sera manqué.
C’est drôle quand même qu’il faille une telle expérience, et ça va nous permettre de réfléchir sur ce que l’on appelle une expérience, pourquoi faut-il ce genre d’expérience pour qu’un enfant soit sensible, par ce tranchement à ce qu’implique la loi du langage, et qui va lui permettre à la fois d’appréhender la notion de ce que c’est que l’Idéal, c’est-à-dire le Un, et d’autre part appréhender le fait que c’est ce défaut introduit dans sa vie qui est la clé lui permettant d’être désirant. C’est, je dirais, la fonction paternelle, et en tant qu’agissant ainsi, ce père est effectivement le fonctionnaire de cette instance divine dont je parlais tout à l’heure, dont lui-même, le père, tient son pouvoir par délégation. C’est en tout cas comme ça que cela fonctionnait jusqu’à il y peu, puisque ça ne fonctionne plus tout à fait comme ça, et cela lui donnait l’autorité et justifiait cette brutalité. De même, bien sûr, et de façon en quelque sorte symétrique, une femme, du fait de cette référence paternelle se voyait invitée à partager la sexualité, à l’endosser ce qui, comme nous le savons ne va pas de soi, ne va jamais de soi, cette femme se trouvait donc autorisée à l’endosser, à y participer, voire à y prendre sa satisfaction, et dans la mesure où, de même que son partenaire, elle participait à cette injonction d’avoir à faire une famille et donc à être mère.
Ce que nous appelons les névroses, c’est-à-dire ce qui est ordinaire (faut pas aller les cacher dans un coin, faire comme ça un enclos réservé comme celui des pestiférés aux névrosés) la névrose, c’est ce qu’il y a de plus commun en tant que contestation par le sujet de ces exigences biscornues qui lui volent sa jouissance, puisque désormais cette dernière doit être mise au service d’un ordre supérieur. Elle se trouve encadrée, et l’homme lui-même à ce moment-là se trouve ne pouvoir exercer là encore que par délégation. La fréquence des névroses s’explique aussi aujourd’hui fréquemment par le fait que les conditions familiales n’ont pas forcément fourni à l’enfant le type de référent, qu’il soit masculin ou féminin, qui vienne fonctionner pour lui comme des modèles, comme des exemples, comme étant valides, pour l’introduire à une vie, que je ne dirais pas satisfaisante, mais en tout cas légitimement en quête de satisfactions telles qu’elles sont possibles et prises, justement, dans le cadre de cette hétérosexualité.
Vous voyez comment ce que j’évoque appartient déjà à une époque partiellement révolue, puisque la popularité actuelle des théories sur le genre, c’est-à-dire l’affirmation que la distinction des sexes relève d’un jeu de rôle qui n’a pas d’autre signification que celui du caprice que à tel moment pourra avoir un sujet, et n’a pas d’autre importance ou d’autre conséquence. Cette théorie du genre, des genres, est exemplaire de ce qui est la contestation, c’est-à-dire le fait de rayer de la carte, de rire à la barbe de ce Barbu célèbre qui est le représentant imaginaire de cette loi. On lui dit, au Barbu, que cette distinction des sexes et le travail pour, je dirais, accroître le troupeau, on n’en a rien à faire, et que chacun après tout peut en disposer à son gré. Ce n’est pas l’anatomie qui fera la loi. Et c’est vrai d’ailleurs, pourquoi est-ce que se serait l’anatomie qui devrait faire la loi après tout ? Est-ce que c’est dans l’anatomie qu’il faudrait chercher la loi ?
Donc nous allons prendre la démonstration tout de suite par l’illustration, je dirais actuelle, la plus significative de ce mouvement général qui marque notre comportement, autrement dit la façon de refuser cette loi attribuée à ce Père et avec ses conséquences qui vont être les phobies et les névroses. Et je vais essayer de, comment dirais-je, de vous rendre excitants, si possible, quelques traits cliniques des phobies et des grandes névroses afin de vous inviter à considérer que rien n’est clos, ni dans leur description ni dans leur interprétation ; il ne faut pas penser que vous vous avancez dans un domaine qui se trouve décidé une fois pour toutes, absolument pas. Vous vous trouvez concernés par un domaine où il y a beaucoup plus à faire que ce qui a déjà été fait, ça c’est certain. Et donc, je vais vous montrer comment, aussi bien dans les phobies que dans l’hystérie et dans les névroses obsessionnelles, c’est bien à chaque fois de ce référent dont il est question, dans la mesure où il se trouve maltraité, ce référent, par le sujet, et je vais essayer à chaque fois de vous donner de ces dispositions pathologiques les traits, j’allais dire, les plus amusants.
Les phobies, pour commencer par elles, c’est extrêmement fréquent comme nous le savons, c’est un moment, je dirais, qui est, on a presque envie de dire obligatoire à un certain âge chez l’enfant, plus chez le garçon que chez la petite fille ; la petite fille ça viendra beaucoup plus tard, quand elle est petite ça va bien, mais cela s’observe évidemment très fort à l’adolescence, et puis ensuite, de façon aléatoire. Vous savez que celui qui est l’agoraphobique ne peut sortir de chez lui que accompagné, pourquoi ? Eh bien parce que cet accompagnement vient, en quelque sorte, dans le réel, confirmer une identité, la sienne, qui autrement, si il n’a pas cette présence accompagnatrice, cette identité lui fait défaut. Et elle fait défaut, cette identité, parce que lui manque le trait identificatoire, identificateur, ce que Freud a pu appeler le trait unaire, einziger zug. C’est dans le chapitre 7 de Psychologie collective et analyse du Moi sur l’Identification, le trait qui vient fixer symboliquement son identité, trait qui vient l’inscrire, qui appartient à sa filiation, fixe son rapport justement à la lignée dont il est issu, et qui chez nous est la lignée paternelle. Lorsque vous avez l’occasion, et je pense qu’ici vous l’aurez encore prochainement avec les exposés sur le cas remarquable du petit Hans, eh bien, ce merveilleux petit garçon si intelligent, souffrait d’une phobie parce qu’il ne trouvait pas chez son père le trait qui lui aurait permis de venir s’inscrire dans la lignée paternelle en tant justement que petit garçon ; et ne serait-ce que parce que, de façon fort banale, dont nous savons qu’elle n’est pas rare, c’est la maman qui portait la culotte, et que donc c’étaient la petite sœur qui se trouvait, je dirais, favorisée, autrement dit phalliquement marquée alors que lui, le petit gars, il ne savait pas qui il était, autrement dit quelle était sa relation à cette instance phallique qui est l’expression laïcisée du Père de la religion. Il n’est pas nécessaire d’être religieux soi-même pour ne pas relever d’une lignée et de ce qui vient fonctionner comme une instance phallique. Ce qui est le symptôme, je ne vais développer le cas, ce qui provoquait sa phobie c’était comme vous le savez le fait de rencontrer au cours de ses promenades cet animal qui, à Vienne à l’époque venait tirer les chariots, c’est ce qui fait avancer les chariots. La locomotive si je peux m’exprimer ainsi, le moteur, sous la forme donc d’un cheval venant tirer un chariot, des wagons, et dont il craignait tout le temps, que ce pauvre cheval ne vienne s’écraser sur le sol. Et il n’est pas besoin d’être très fort pour voir dans ce cheval, le surgissement dans la réalité de cette instance motrice et tractrice, si j’ose ainsi m’exprimer (si ce terme n’existe pas il n’est pas très beau mais je n’y suis pas tellement attaché) cette instance motrice, faisant traction, entraînant donc le mouvement général, et dont il était sans cesse dans la crainte qu’il ne tombe. Cette instance qui eut dû rester hors du champ des perceptions puisque, chez nous, elle n’a pas tellement l’habitude de se promener dans les rues, seraient-elles celles de Vienne. Donc cette instance aurait dû rester en son domicile privé qui est celui du Réel et nous soupçonnons, éventuellement si nous avons foi en sa présence que, la voilà cette instance, dans cette affection, présentifiée sous la forme de cet animal. Et le petit Hans est dans l’angoisse qu’elle ne vienne à s’écraser, autrement dit à disparaître. Et vous avez donc tout un développement psychique de cet enfant organisé autour de ce fait que le papa, qui est un homme intelligent et brave, se trouve ne pas être en mesure, sous son propre toit, d’être le patron.
Ce qui est passionnant dans la phobie, et là je me détache de celle du petit Hans, c’est que c’est une maladie où ordinairement l’écran qui supporte nos représentations, cet écran se déchire, se disloque, disparaît, c’est-à-dire que le champ de l’imaginaire se trouve défaillir et à partir de ce moment-là le phobique se trouve cloué sur place, il ne peut plus bouger puisqu’il n’y a plus d’espace. De même, éprouve-t-il des sentiments de panique, c’est bien connu, dès lors que dans ce champ des représentations il va rencontrer – ça m’a toujours fasciné cette affaire – soit un dispositif d’avenues venant concourir vers un point à l’infini, une vue en perspective devant lui, comme dans ces villes modernes construites à partir du dix-huitième siècle, la fin du dix-huitième, avec le souci de l’ordre et de la rationalité qui commençait à être à la mode. Plus de petites ruelles médiévales, mais une ville rationnellement organisée avec ces vues perspectives. Autre vue perspective, celle qui peut s’observer à partir de la place que l’on a au poulailler d’un grand théâtre et où l’on a cette vue plongeante en perspective sur la scène qui peut suffire pour déclencher cet accès de panique. Vous vous demandez, bien entendu : pourquoi est-ce que ce dispositif scénique est-il susceptible de provoquer ce type de blocage ? Eh bien ce type de représentation vient figurer sur cet écran - vous savez ce peintre qui exploite ça à fond c’est le nommé Géricault, toutes ces toiles tournent autour des représentations de cet espace phobogène. Pourquoi ? - Eh bien parce que vous avez ainsi la figuration de ce qui soutient l’écran, le champ des représentations, c’est-à-dire les lignes de force du plan projectif, de toutes ces lignes qui concourent à l’infini, et qui, normalement ne sont pas interprétées comme telles ; autrement dit, la vue des coulisses, c’est-à-dire de ces lignes de fuite qui sont celles qui organisent, qui supportent le champ des perceptions, leur présentification dans ce champ des perceptions, vient en quelque sorte abolir la dimension de l’imaginaire et clouer le sujet sur place. Comme si en quelque sorte dans ce point à l’infini, il voyait l’œil qu’il est habituel de trimballer avec soi comme présence, comme regard qui suit la silhouette qui se balade dans le champ des représentations, comme si cet œil était là au point où viennent concourir ces lignes de fuite, et que donc le support imaginaire qui le voile se trouvait du même coup défait. ça c’est amusant. Mais il y a d’autres circonstances, comme vous le savez, qui sont susceptibles de déclencher dans l’espace des accès de panique : la grande place, présentification à l’évidence d’un trou qui ne se trouve aucunement symbolisé, c’est-à-dire qui se trouve beaucoup trop réel pour pouvoir venir fonctionner dans le champ de l’imaginaire. Et puis, alors ce qui aussi m’a longtemps fasciné et sans que je puisse longtemps lui trouver quelque interprétation : ce qui se passe au moment du franchissement d’un pont, c’est-à-dire de passer d’une rive à l’autre et avec, il y a là toute une poésie clinique, je dirais, sur le fait d’essayer d’atteindre la moitié du pont pour enfin arriver à le franchir, comme si il y avait au niveau de cette moitié du pont une espèce, une espèce de quoi ? Et rien ne nous empêche de lire cette manifestation clinique comme étant ce qui est produit lorsque les signifiants, S1 et S2 ne se trouvent pas liés par ce qui les solidarise, c’est-à-dire cette instance phallique dont je parlais tout à l’heure, et que ce sujet n’a affaire qu’à la dissociation radicale de deux zones dont le franchissement est rendu interdit, impossible, puisqu’il n’y a plus rien qui ces deux rives les lie, les noue. Le pont lui-même n’étant là, en quelque sorte, qu’un artifice insatisfaisant pour pallier le déficit de l’instance venant réunir S1, le signifiant Maître et S2, le signifiant de l’objet ou de la jouissance. Ce qui est extraordinaire, enfin je trouve, c’est qu’il y ait de telles manifestations, de telles irruptions sur la scène d’éléments structuraux aussi nets, précis, aigus, tranchants, comme si nous avions là, comme dans une leçon d’anatomie, le dévoilement des structures propres au fonctionnement psychique. C’est ce que les névroses nous apprennent.
L’hystérie, l’affection, c’est une manifestation admirable puisque ce qu’une femme vient à cette occasion nous poser comme question, c’est d’abord un corps : comment puis-je dire qu’il m’appartient ? ça ne va pas de soi puisqu’après tout il a son fonctionnement propre, ses exigences propres, qui peuvent éventuellement être en désaccord avec ce que je peux en penser. Par ces manifestations, il vient à chacun poser déjà cette question, celle de l’appropriation de ce corps. Si comme longtemps on l’a dit le corps est un temple divin, il est certain qu’il ne m’appartient pas ; je l’ai, disons, par usufruit, autrement dit, j’en ai le droit de jouissance mais pas celui de propriété. D’ailleurs, comme vous le savez tous, ça a été constamment un problème dans les spéculations concernant l’autorisation qu’on avait déjà de pratiquer des examens anatomiques ; ça n’a pas été évident, ça n’a pas été facile. Et puis ensuite, toute la suite jusqu’à ce que ce qu’apparaisse le don d’organe, le don de sperme. Donc, la question posée à cette occasion par l’hystérie c’est bien : ce corps qui donc est-il ? Est-il à moi ? Est-ce que c’est moi qui l’habite ? Est-ce que c’est lui qui m’habite et qui me contraint ? En tout cas, ce qu’il y a dans l’hystérie qui nous ramène à ces lignes de force que j’évoquais au départ, c’est le fait que l’hystérie vient produire sur la scène, dans le champ des représentations ce qui ordinairement ne devrait pas y être, car dans le champ des représentations ne peut figurer que la silhouette. C’est au titre de silhouette, comme déjà le pointait Descartes, avec ses portemanteaux qui se baladent comme ça dans la rue, c’est bien comme ça que nous sommes dans la rue, après tout. Eh bien elle vient, elle, dans ce champ des représentations, exhiber le corps, mais un corps qui en appelle à la médecine, qui n’est pas là pour séduire, il n’est pas là pour participer à quelque jouissance sexuelle, c’est un corps malade, et qui donc fait appel à la médecine. La médecine ayant un référent, que je signale à cette occasion et que vous retrouverez toujours, qui est un phallus, nous en revenons à ce que j’évoquais au départ avec le Nom du Père, mais un phallus sublimé, c’est-à-dire représentant exclusivement le maintien, l’entretien de la vie, mais sublimé c’est-à-dire hors sexe. Le propre de la médecine c’est de s’intéresser au corps en tant que le référent de ce corps est cette instance phallique sublimée, autrement dit destinée avant tout et essentiellement, voire uniquement à l’entretien de la vie, sans qu’on ait à s’occuper du sexuel. C’est là le corps de la médecine. Le médecin n’a pas pour vocation de s’intéresser, il s’intéresse éventuellement bien sûr aux organes de la sexualité dans leurs dysfonctionnements, c’est son métier, mais il ne s’intéresse pas au fonctionnement de la sexualité comme telle, ce n’est pas son domaine, ce n’est pas son affaire. Et s’il y a des gens qui s’appellent sexologues etc., aucun intérêt spécial, car ce sont encore des tentatives de médicaliser le fonctionnement sexuel, qui justement ne relève pas de la biologie. Donc, l’hystérique vient exhiber son corps sur la scène dans ce qui, à l’époque, a pu paraître évidemment comme hautement impudique, et dans des poses, dans des situations qui semblent évidemment érotiques. Ce qui est une erreur d’interprétation courante dans la mesure où c’est simplement, effectivement, un appel fait à un phallus guérisseur, à l’intervention d’un phallus guérisseur, mais en tant que médical, c’est-à-dire hors sexe. Seulement quel autre moyen, si je puis dire, de lui faire signe, si ce n’est justement par cette exhibition d’une espèce de sexualité sauvage, mais qui n’est là qu’au titre d’appel à cette instance phallique si sublimée et médicale. C’est l’affaire des médecins ça. Et donc, il a fallu cette espèce de hasard, je dirais, de circonstances improbables qui ont fait qu’un dénommé Freud s’est trouvé confronté à ceci : c’est que dans ces manifestations toujours biologiquement abordées, eh bien ces manifestations somatiques se laissaient déchiffrer comme des écritures. Les symptômes hystériques étaient à lire,le corps fonctionnait là comme une surface sur laquel venaient s’écrire des symptômes. Autrement dit ils avaient le sens d’une adresse au médecin, mais lui, évidemment n’est aucunement formé pour venir les lire. Cela lui parait absurde, ça n’a pas de sens pour lui, puisque c’est la biologie son métier, et on ne peut pas lui imputer ce qui ne relève pas de sa discipline. Donc, le hasard qui a fait qu’il y a eu ce bonhomme, un médecin, qui s’est aperçu que c’était des messages qui étaient là, inscrits sur le corps, qui venaient donc s’adresser à l’herméneute problématique, quelqu’un qui viendrait les déchiffrer, et avec la surprise, qui n’est pas d’ailleurs la règle, de constater que la lecture de ces symptômes pouvait suffire pour les faire disparaître. Autrement dit message arrivé à destination, comme quand vous envoyez un SMS et que votre portable vous dit : « hop, c’est arrivé à destination », et du même coup si c’est arrivé à destination, eh bien ça n’a plus lieu d’être, puisque le message est arrivé, inutile qu’il soit entretenu. Ce n’est pas une question de volonté chez l’hystérique, ce n’est pas parce que elle a décidé que... Et il est évident qu’à ce propos l’hystérique vient poser la question de savoir : pourquoi le père fait au corps de la femme ce destin si particulier, puisque au lieu de pouvoir, comme celui du garçon, disparaître dans le réel, autrement dit le garçon se supporte de son image, pour elle, ce corps, souffre d’une symbolisation imparfaite. Car il doit aussi, aussi bien pour la maternité que pour l’accomplissement d’une vie sexuelle, être présent dans le champ de la réalité, alors qu’il devrait, comme celui du garçon, en être retranché, appartenir au Réel. Et qu’il y a donc là, je dirais, une sorte de dissymétrie dont il est facile de voir comment, je dirais, elle peut prendre ce caractère démonstratif et ce caractère de maladie. La maladie étant quoi ?
Une définition – vous voyez aujourd’hui je vous donne vraiment des définitions tellement générales – la maladie témoigne d’une interprétation universelle : c’est que l’instance phallique, entre autre gardienne de la vie, se trouve là défaillante, elle est en péril. La grande leçon d’Hippocrate, c’était que si on voulait guérir quelqu’un il ne fallait pas trop, surtout pas trop intervenir, parce qu’il y avait un gardien, il y avait quelque chose qui allait faire réparation, et qu’il ne fallait pas que notre ignorance vienne perturber ce mouvement spontané qui allait faire que le corps allait se réparer. La maladie, c’est que cette réparation ne se fait pas toujours spontanément, et qu’il semble y avoir péril quant à cette instance phallique. Et comme c’est justement ce que vit, dans ces effets que je viens de dire, une femme du fait de ce paradoxe qui est imposé à son corps et qui fait qu’elle est toujours hors la loi, elle devrait n’être qu’une silhouette mais il faut aussi qu’elle soit incarnée ; il y a là un problème. Et le fait donc qu’elle appelle à une instance phallique guérisseuse, sera le trait médical, sera le trait évidemment hystérique majeur. Alors on dira bêtement, ou spontanément, ou naïvement, on dira : oui au fond, ce qui l’agite c’est une insatisfaction sexuelle. C’est comme ça que le prenaient les anciens – j’ai déjà évoqué ça – parce qu’elle n’est pas satisfaite quoi ! Une femme hystérique est une femme qui n’y trouve pas son compte, pour une raison ou pour une autre... C’est hautement inexact, car ce qu’une femme hystérique attend, c’est d’être aimée par ce père, estimant que justement son embarras tient au fait qu’elle n’aurait pas été aimée comme le garçon, c’est-à-dire élevée à la dignité de ce père, de le représenter en venant être génératrice, responsable d’une lignée. Donc, ce qu’elle demande c’est l’amour. Et il y a donc à partir de ce moment-là, évidemment, une certaine congruence avec ce qui viendra s’illustrer à partir de Freud dans le champ de l’analyse comme étant les manifestations du transfert. Pourquoi y en a-t-il qui sont, à l’évidence, les préférés du père, et puis il y en a d’autres qui se trouvent ainsi embarrassées et ce par le corps, justement, qui aurait à être à son service ?
Vous voyez je vous donne là des généralités mais qui sont faites, je dirais essentiellement, pour vous inciter, vous donner l’appétit, si c’est nécessaire, pour travailler ces questions.
Et pour vous donner encore dans ce même esprit, quelques indications concernant la névrose obsessionnelle, qui est l’autre grande contestation, forme de contestation de l’instance paternelle castratrice. Une névrose obsessionnelle c’est une construction magnifique, c’est le palais du facteur Cheval, c’est superbe. Vous avez cet étrange symptôme qui consistera, ça a l’air bénin et allez chercher une explication de ça quelque part, vous qui êtes ici les privilégiés puisque vous allez l’avoir. Ce symptôme, si bizarre, qui consistera chez l’obsessionnel lorsqu’il marche sur un carrelage, à surtout éviter de marcher sur les lignes de séparation du carrelage. Vous saisissez quelque chose là-dedans, vous? Quand même qu’est-ce que c’est ce truc ? Eh bien c’est que pour lui, justement, la ligne de séparation, c’est sacré, on ne marche pas sur ce qui est sacré, et c’est sacré en tant que justement lui en tant qu’obsessionnel, il ne la respecte pas cette séparation. Il ne respecte pas d’être séparé aussi bien lui comme enfant de sa mère, que lui séparé de ce qui normalement aurait à être excrété de son corps ; c’est un accumulateur. Vous savez, parfois vous trouvez dans la presse, que l’on a trouvé quelqu’un enfermé chez lui avec une accumulation d’objets, de vieux machins, n’importe quoi, mais qui prenaient toute la place. Un accumulateur, il ne faut rien lâcher, pas de séparation, pas de coupure. Or, justement, ce trait du carrelage, il pourrait faire séparation, mais il ne le fait pas puisque les carrelages restent assemblés, qu’il n’y a pas de hiatus. Et ce dont il va souffrir ce sera le fait que ce qui aurait à être retranché du corps – je ne veux pas m’appesantir ici sur le fonctionnement intestinal mais qui joue un rôle essentiel dans la spéculation de l’obsessionnel – ce qui aurait à être séparé du corps, dans la mesure, donc, où il y a cette opposition, ce refus à toute séparation de ce qu’il y a donc de mauvais, de mal qui aurait à être retranché, puisque c’est ça qu’on retranche, ce qui par définition est mal, mauvais, toxique, eh bien dans la mesure où c’est resté présent dans son esprit, dans son fonctionnement psychique, eh bien cet objet mal, mauvais, sale, dégoûtant qui aurait eu à être retranché va se trouver l’émetteur de pensées dont il n’arrive pas à se débarrasser : ce qu’on appelle les obsessions, pensées obsédantes, et qui sont les pires qu’on puisse imaginer, les plus immorales, les plus dégoûtantes, les plus perverses, les plus meurtrières, les plus assassines, et qui le tourmentent sans qu’il parvienne à s’en retrancher. Et c’est à cette occasion que, vous qui êtes intéressés par ce qui a pu, je dirais, s’écrire, s’étudier là-dessus, vous découvrez ce que Lacan a pu raconter sur l’objet a, c’est-à-dire sur la lettre, en tant qu’elle se trouve, pour des raisons purement structurales, être le support de ce qui vient normalement faire défaut dans la chaîne signifiante, de ce qui est la condition pour que la chaîne signifiante soit douée de mobilité, qu’il n’y ait pas une stase, une constipation de la chaîne signifiante. Et vous pouvez vous familiariser avec tous les montages topologiques que Lacan a pu faire pour essayer de rendre compte du dispositif et des conséquences qui viennent à se produire dès lors que le refus de la séparation, que ce soit lié à une initiative familiale, aussi bien maternelle que paternelle – des parents n’ont pas envie de séparer de leur gosse mais de se le conserver à l’état de gosse, ou que cela vienne de son fait, à cet enfant, parce que lui refuse de renoncer à la fusion qui l’unissait jusque-là à sa mère. Ce qui fait que vous verrez des névroses obsessionnelles parfaitement, intégralement constituées chez des enfants, de six, sept, huit ans, avec évidemment tout un accompagnement de rituels. C’est important les rituels : les rituels c’est une façon d’obéir sans aucun recours à des commandements venus de l’Autre, et entre autres rituels celui évidemment d’un lavage de mains qui ne peut jamais être certifié avoir abouti puisque fondamentalement la saleté n’a pas été retranchée ; après ça, vous pouvez toujours vous brosser.
Ce survol fait de très haut, de très loin, je dirais plutôt de très loin que de très haut d’ailleurs, mais ce survol est fait pour vous témoigner qu’il y a des clés dans la formation et l’expression des troubles, des désagréments psychiques. Et que la clé majeure est celle qui se trouve aussi bien à l’origine des psychoses, lorsqu’il s’agit d’une forclusion de cette clé, c’est-à-dire de l’appartenance à un système qui ignore totalement qu’il y a du père, ou même qu’il y a une instance directrice dans la vie psychique. Cette clé majeure ouvre aussi aux mécanismes névrotiques qui sont fondés sur des mécanismes de défense banaux, qui peuvent être le refoulement, le déni, le refus. Eh bien tous ces troubles se trouvent être centrés par la relation à cette instance qui ne figure pas dans le champ des représentations. C’est-à-dire que si vous vous fier à l’observation, aussi fin observateur soyez-vous, vous ne verrez rien. C’est bien là ce qui a fait la difficulté de la médecine qui est fondée sur l’observation, et qui ne peut donc repérer quoi que se soit de cet ordre.
Un dernier mot encore, avant de nous quitter ce soir. Tout ceci change puisque l’évolution culturelle fait que cette instance paternelle se trouve aujourd’hui, je dirais, effacée. Vous trouverez sans doute un meilleur terme, mais pour le moment je n’en trouve pas d’autre. Effacée du champ des relations sociales et donc du même coup du champ de la vie privée et de la vie psychique dans la mesure où le progrès, qui nous anime, veut que soient levés les obstacles à toute satisfaction quelle qu’elle soit. Etant estimé qu’il est légitime de pouvoir s’accorder les satisfactions de son goût et sans avoir à manifester aucune constance identitaire ou élective à cet égard. Autrement dit la pratique d’expériences diverses est devenue ordinaire. C’est donc une façon de valoriser les relations duelles, de valoriser le contrat, c’est-à-dire ce qui est conclu entre deux partenaires plutôt que la loi qui intervient toujours en position tierce entre deux partenaires. C’est le fait donc de se dispenser de cette référence tierce dans laquelle nous voyageons depuis quelques millénaires. Avec deux remarques mais qui ont pour nous un certain intérêt : la première, c’est que comme j’ai essayé de vous le faire entendre à propos des Stoïciens, il n’y a pas besoin d’un père pour que la castration fonctionne, c’est-à-dire que l’objet fasse défaut, il suffit pour ça d’être un parlêtre. On pourrait penser que c’est à prendre la mesure de cette dépendance où nous sommes en tant que parlêtre que, peut-être, un meilleur accord pourrait s’établir entre partenaires qui seraient moins tentés de vivre entre eux dans l’accumulation de griefs réciproques. En tout cas le papa n’est pas nécessaire pour que le manque d’objet, et donc l’insuffisance de tout partenaire, et donc du même coup de soi-même en tant que partenaire, se fasse sentir. Il n’y a pas besoin pour cela ni de religion, ni d’amour du père, ni de référence à un père pour que cela opère, c’est le cas de le dire.
La deuxième chose, et qui est à mon sens plus intéressante, c’est que le parlêtre ne vit pas seulement de pain, on sait ça déjà depuis un certain temps. Il a, comme on le dit vulgairement, des besoins spirituels. Il y a toujours eu des fournisseurs pour répondre à ces besoins spirituels, il y en a toujours eu, et sur le continent américain, par exemple, que ce soit le continent américain Nord ou Sud, il y des professionnels pour venir satisfaire les besoins spirituels avec en général des nominations d’Evangélistes, et une conception des progrès qu’il y a à apporter c’est-à-dire des rapports avec un père assez bienveillant pour n’exiger aucun sacrifice, et en particulier de la jouissance. Référence à un père modernisé, sa barbe ne serait plus qu’une barbe de trois jours, il serait sympa, jeune. Le problème c’est que, comme nous le voyons par un certain nombre de manifestations bruyantes, il peut y avoir des populations qui résistent à cette dissolution de la référence religieuse paternelle, et qui donc le manifestent, je dis bien, de façon explosive ; et ce qui nous concerne plus directement, c’est qu’un certain nombre de jeunes sont fascinés par le fait de trouver là ce qui pouvait sembler leur manquer, c’est-à-dire : enfin la référence autoritaire qui vous prendra en main et vous guidera à la vie et à la mort. Donc, tout ceci, comme vous le voyez, là encore dans le champ social, dans le champ culturel ne va pas sans un certain nombre d’effets, de conséquences, ça c’est clair.
Alors, évidemment, vous vous dites est-ce qu’on a le choix, et entre quoi et quoi ? On a le choix entre rien du tout, mais on a sûrement la possibilité, quand on travaille dans ce champ qui est le nôtre, d’évoquer ce que pourrait être un autre type de progrès que celui qui consiste simplement à donner libre cours à toutes les satisfactions, et qui serait celui de mieux préciser quelles sont les lois qui, sans aucun législateur, nous déterminent, nous commandent, font que nos libertés sont en réalité extrêmement restreintes, extrêmement mesurées. Nos libertés existent, certes, mais la marge est tout à fait étroite. En prenant, peut-être, mieux en compte ce qui ainsi nous fabrique, nous agit, nous anime, fait de nous des acteurs aussi bien comiques que tragiques, et en particulier quand les symptômes prennent des expressions collectives, là ça devient vraiment mauvais. Eh bien, peut-être que l’idée d’une meilleure appréhension des conditions spécifiques de la vie psychique de cet animal humain que nous sommes, nous donnerait plus de latitude. Nous pourrions ne pas être enfermés dans ce dilemme entre, d’une part, cette sorte d’amour de la servitude – ça été écrit il y a bien longtemps ça, l’amour de la servitude – ou bien alors une émancipation qui ne trouve aucun point d’équilibre, et en particulier, je dirais, dans ce qui est la possibilité d’une vie spirituelle.
C’est quoi une vie spirituelle ? Allez, je vais m’arrêter là-dessus. Une vie spirituelle, moi je vais avoir le toupet de vous en donner ce soir un embryon possible de définition : c’est la permanence d’un dialogue intérieur. Vous vous rendez compte, on n’est pas simplement assujetti, on obéit, lorsque que l’on parle et discute, que l’on évalue, que l’on réfléchit, que l’on analyse, on obéit à cette instance qui n’existe pas, et d’où nous sommes commandés, on discute avec ce lieu d’où nous sommes commandés, d’où nous sommes régis ; mais il n’est pas indispensable que ce lieu soit habité, comme je l’ai évoqué tout à l’heure pour les Stoïciens. C’est là le type de progrès, et je crois que ce sera un véritable progrès où la psychanalyse a manifestement échoué à ce jour, c’est elle qui en est la plus proche pour être porteuse d’un tel projet. Mais dans cette aspiration qui nous anime entre, soit la servitude, soit l’absolu d’une divagation de la liberté, la précision portée sur les conditions de notre fonctionnement psychique ne semble pas provoquer beaucoup d’appétit. On attend toujours un message, ou bien on conteste tout message. Ce dont je vous parle ce n’est pas d’un message quelconque, mais c’est d’une évaluation donc. De même qu’il y a des conditions biologiques qui nous régissent, il y a des conditions psychiques, qui ne sont pas quelconques, qui nous régissent et on peut supposer qu’un meilleur éclairage de ces conditions puisse déboucher sur d’autres issues que ce dilemme qui, à ce jour, ne s’est pas révélé tellement satisfaisant.
Est-ce que, je vous vois tellement joyeux avec tout ce que je vous dis, est-ce que vous avez quelques remarques, allez une remarque, puisqu’il est tard maintenant ?
Question : Vous avez prédit fort justement un retour à un pouvoir fort qui pourrait se placer en tiers voir en père, pourquoi les parlêtres font-ils cela ? Est-ce paradoxal ?
Oh non, pas du tout ! C’est bien normal. En cherchant ce pouvoir fort, comment dirais-je, c’est une façon d’éviter l’angoisse, c’est une façon de se protéger contre l’angoisse qui est aujourd’hui sûrement l’un des états les plus répandus. Il n’y a rien de plus rassurant qu’un pouvoir fort puisqu’il met chacun à sa place et donc soi-même, on se trouve enfin assigné à résidence. Alors que quand je vais dans une gare ou dans un aéroport, je suis effaré de voir le fait que personne ne semble trouver sa résidence, tout le monde est en déplacement. Pouvoir fort : « Voilà, c’est votre place ! », « c’est bien », entre guillemets bien sûr, si vous aimez être assignés à résidence...
Bon, ceci étant, eh bien bonne année, je ne vous avais pas dit bonne année, et à un de ces jours.
Charles Melman