Comme c'est une rencontre qui marque la fin de l'année, je vais faire un effort particulier et essayer de nous faire aller à cette conclusion qui concerne le désir de l'analyste et l'opportunité que nous avons, plus que jamais, d'essayer de nous situer à l'égard de cette formulation de Lacan et à l'égard de ce qui est éminemment actif dans la cure.
Je vous faisais remarquer la dernière fois l'antipathie que suscitait Lacan dès lors que sa parole n'était pas organisée par une souffrance ou par une défense contre la castration, et que cette antipathie était en quelque sorte de structure. Comment se mettre en phase avec celui qui ne fait pas valoir sa parole à partir de ce qui nous rend humains?
Mais il y avait surtout, à mon idée, ce fait que si son propos ne nous permettait plus de faire valoir cette souffrance comme localisée dans l'Autre, comme étant une souffrance originée depuis le grand Autre, eh bien dans ce cas-là, cette manifestation, cette antipathie nous éclaire a contrario sur ce que nous appelons la sympathie: ce qui nous unit à un semblable par communion avec la souffrance que nous partagerions ainsi à trois avec le grand Autre. Mais si Lacan témoigne par son propos que la référence à la souffrance du grand Autre, cette souffrance dont j'essaie de faire valoir que c'est elle qui origine la sympathie, si Lacan témoigne par son propos qu'il n'y a pas de grand Autre – ce n'est pas seulement qu'il n'y aurait pas de souffrance dans le grand Autre, mais qu'il n'y a pas de grand Autre –, on comprend que, dès lors, sa parole provoque une antipathie foncière puisqu'elle vient en quelque sorte casser le ressort de la sympathie elle-même.
Vous vous souvenez sans doute – ça m'est volontiers reproché – que je dis parfois, dans l'Association: «Ne soyez pas trop amis, ne soyez pas trop copains!» Ce n'est pas seulement parce que l'amitié est toujours complexe. Mais c'est bien aussi parce que si c'est la sympathie qui devait l'organiser, cette sympathie ne peut manquer de mettre en jeu un tiers dans l'Autre qui, du même coup, risque de venir brouiller ou embrumer votre propre propos. Et si cet Autre est ainsi évacué par les soins de Lacan de ce référent source, créateur, inventeur de la sympathie, cause de la sympathie, on conçoit que le signifiant dans l'Autre, faute de ce tiers, prenne dès lors un poids particulier, un relief particulier.
De là sans doute l'accusation qui lui a été faite de dogmatisme alors que, comme nous l'avons vérifié tant de fois, il est peu d'enseignements aussi médiocrement dogmatiques que le sien. Mais sans doute est-ce à cette subversion exercée par la parole de Lacan que nous devons, en retour, le poids singulier que pouvait prendre le signifiant qu'il articulait et, du même coup, cette accusation de dogmatisme. En tout cas: évacuation par les soins de Lacan de ce référent obligé jusqu'ici dans le grand Autre, et je ne vois qu'un prédécesseur de ladite opération, Spinoza. Je ne vois que lui pour avoir exercé dans le champ du grand Autre une épuration aussi radicale.
Si c'est bien ce que Lacan a opéré, on comprend du même coup la portée du transfert, et voilà une définition qui nous en revient et qui ne vous déplaira pas: le transfert comme manifestation d'amour pour faire exister dans l'Autre ce référent que la parole de Lacan vient ainsi à évacuer.
Comment alors réintroduire dans l'Autre ce référent, ce référent dont nous ne parvenons pas à nous défaire, si ce n'est par l'amour, dernière manière de le faire exister?
En arrivant à ce point, je constate que dans mes notes j'ai laissé de côté un argument que je vais au moins ébaucher et que je développerai peut-être Vannée prochaine. C'est ce que j'appellerai la nécessité dans laquelle nous sommes, jusque-là, pour nous tenir dans notre activité psychique, la nécessité du point fixe, nécessité de préserver quelques points fixes, au moins un point fixe. D'ailleurs un point fixe suffit.
C'est quelque chose que vous voyez s'illustrer de manière frappante lorsque vous est rapportée une biographie, la biographie que vous recueillez dans les entretiens préliminaires par exemple. Avec un peu d'attention, vous saisissez parfaitement de quelle manière cette biographie n'est ni vraie, ni fausse, mais organisée par cette « nécessité», je l'écris entre guillemets, nécessité apparente de tourner, de mettre en place le point fixe qu'il est indispensable par-dessus tout de protéger. Autrement dit, ladite protection se fera au mépris aussi bien de la vérité historique que de la simple vraisemblance.
Pour vous en donner une illustration, il est fort banal que, dans une biographie ou dans le récit d'un épisode, d'une crise, ce que vous voudrez, vous constatiez que ce qui est préservé, c'est le narcissisme du sujet, par exemple. Et l'appréciation dans ce cas-là du point fixe, je veux dire de ce qui ne saurait être mis en cause, de ce qui est le générateur, l'organisateur de tout le récit, eh bien que ce point fixe est indispensable au maintien d'une activité psychique.
Alors me direz-vous: «Oui! Mais ce n'est pas forcément le narcissisme du sujet; ce peut aussi être parfaitement la manière dont il s'accable, dont il s'accuse !» Vous avez là le type de renversement banal mais qui vous illustre pas moins la pertinence de ce point fixe qui là, en l'occurrence, est bien entendu l'organisation de l'histoire autour, par exemple, de cc point fixe éminent que représente le surmoi et les bénéfices, masochistes ou autres, que le sujet prend à cette préservation. Vous êtes parfois surpris qu'un sujet s'accable à propos d'une histoire où sa responsabilité peut paraître accessoire, voire nulle. Eh bien, vous pouvez lire dans cette manière de procéder le privilège accordé là à une modalité du point fixe.
C'est une remarque dont l'illustration pourrait bien entendu prendre de l'ampleur. Mais ce n'est pas mon propos de ce soir. Si ce n'est pour souligner de quelle manière ce point fixe a le plus grand rapport avec ce référent dans le grand Autre – serait-il le regard, regard qu'il s'agit de maintenir capté sur soi –, de quelle manière donc notre pensée est préservatrice de cette instance, c'est-à-dire du même coup régulièrement organisatrice d'un système. Car un système ce n'est pas une structure. Nous pouvons le définir comme ce qui tient autour d'un point fixe, et combien notre pensée est organisée autour d'un point fixe, qu'elle ignore, bien entendu, et donc combien l'organisation habituelle de notre pensée est fallacieuse. C'est dire encore la méfiance que nous pouvons avoir à l'endroit des biographies, des récits autobiographiques, aussi sincères soient-ils. Je ne vais pas revenir sur l'échec des confessions les plus sincères, faites précisément pour capter dans l'Autre un regard bénévolent.
Sans doute après cette remarque pouvons-nous saisir, pour passer à une autre actualité, comment ce que nous appelons la chute des idéologies – c'est-à-dire justement la perte d'un référent dans l'Autre, de ce qui ferait système dans l'Autre et donc guide de conduite, guide de vie –, sans doute pouvons-nous comprendre de quelle manière cette chute des idéologies a pour corollaire inévitable les réactions religieuses ou nationalistes. C'est là réponse à l'échelle collective, réponse classique, tentative classique de réintroduire dans le champ du grand Autre ce point fixe dont je faisais état tout à l'heure.
Faute de Celui-là, de ce référent dans le grand Autre, la relation avec le semblable frappe par ce qui devient son immédiateté, par une immanence, cette relation qui s'organise sur le principe du «toi et moi, tous les deux », c'est une affaire qui se joue entre toi et moi, mais qui fait peser inévitablement, entre les deux partenaires de cette relation en miroir, l'impératif du retranchement de l'objet a. Il est curieux que ça se passe comme ça, mais c'est comme ça quand même! C'est-à-dire que l'échange avec le partenaire dans ce cas-là prend nécessairement l'allure d'un commandement appelant au retranchement d'un objet, l'objet a, avec comme caractéristique le fait que cet objet devient parfaitement variable au gré des circonstances et de l'embarras provoqué par cette relation duelle. Ce passage de mon propos vous paraît peut-être un peu obscur mais pour le moment acceptons-le, il s'illustrera rétroactivement.
S'il fallait en dire un mot tout de suite, je vous dirais ceci: faute de ce référent tiers commandeur d'un retranchement de l'objet a, faute de Celui-là, la relation duelle, la relation de mon semblable, pèse du même coup du poids d'un excès qui appelle de la part de l'un ou de l'autre à ce retranchement qui apporterait une première pacification à la relation. Autrement dit, il faut déjà que je me mette d'accord avec mon semblable: il y a là quelque chose qui est en trop. Pour que la relation duelle soit possible et tienne, soit aménagée, soit tolérable, ne soit pas source d'embarras, il importe que nous convenions ensemble d'un retranchement.
Le problème est que, faute d'un référent tiers qui nous serait commun – sauf dans les circonstances que j'évoquais – le propos de l'un et de l'autre s'engage dans une compétition sur la nature de l'objet qu'il y aurait à retrancher, sur ce qui serait de l'ordre du bon et de l'ordre de ce qui est au contraire à retrancher, sur une mise en cause permanente de ce qui est admissible et de ce qui est intolérable. Et si vous avez un œil un peu critique sur les modalités actuelles, quel que soit d'ailleurs le terrain sur lequel s'exerce le débat, vous verrez combien ces deux traits –la tentative d'évaluer ce qui est tolérable et ce qui est inadmissible – sont constamment organisateurs du débat contemporain.
Avec cette caractéristique: le défaut, le manque d'accord résiduel de ces diverses tentatives. Accord qui, s'il se réalise, dans le meilleur des cas ne sera jamais que transitoire, ne sera jamais que passager, provoquant donc des alliances éphémères au profit de dislocations et de regroupements nouveaux sur un autre thème susceptible de se produire la semaine suivante ou peu de temps après. Je suis surpris d'ailleurs que vous ne vous interrogiez pas sur l'étrange nature du débat contemporain que vous trouvez à longueur de colonne dans nos journaux ou nos revues, y compris des revues de la meilleure qualité. Caractère étrange de ce débat où l'évaluation de ce qui est tolérable et de ce qui est inadmissible, de ce qui est à rejeter, rencontre une diversité, une variabilité, une instabilité, non seulement d'un auteur à l'autre, mais parfois chez le même auteur, et qui donne à nos discussions, aux discussions habituelles, ordinaires, une allure chaotique à la fois très brisée, très conflictuelle, puisque chacun a son inadmissible à lui, et de le rencontrer chez l'autre est évidemment absolument inadmissible et rend toute solution collective vaine. Je vois mal que quelque accord puisse se faire sans évaluation de ce qui est en jeu à propos de ce débat dans le grand Autre,
Vous avez aujourd'hui ce grand thème que vous voyez courir partout: le populisme. Les meilleurs de nos penseurs s'interrogent sur ce qu'est le populisme. Mais je crois qu'en nous servant de nos repères nous pouvons assez bien le situer comme tentative collective de faire valoir une relation duelle qui permettrait l'évitement de toute référence au grand Autre, à ce tiers qu'on pourra qualifier du nom qu'on voudra, «les élites », «le corps représentatif» en démocratie, «les énarques », «les technocrates », tout ce que l'on voudra... Mais il y a, je crois, un statut fort simple du populisme, qui est cette adresse, cette complicité que je cherche avec vous, avec mon interlocuteur, en lui disant: « Ce tiers qui nous pompe, hein! Qu’avons-nous à en faire! On va arranger nos affaires entre nous!» Et si on se parle comme ça, si on se comprend très bien, on n'a pas besoin d'intermédiaire.
Alors vous me direz. «Oui, mais il y a des populismes qui font une référence cruciale à une instance dans le grand Autre qui peut être, par exemple, nationale ou nationaliste. Ce n'est donc pas du tout ce que vous nous dites, cette espèce de complicité duelle évitant l'impôt prélevé par ce grand Autre, tout ce que l'on perd de ne pas pouvoir fonctionner au noir. Quand on fonctionne au noir, on peut se passer comme ça de ce qui se perd dans l'échange. Récupérons-le à notre plus grand profit!»
Vous remarquerez que ces instances à valeur nationale, prises dans les cas de populisme que vous savez, sont des instances très particulières puisque, justement, d'être nationales, elles prennent la même figure que le semblable. Ce n'est plus à un Autre qu'on a affaire. C'est, dans le grand Autre, un référent qui annule toute dimension Autre de ce grand Autre. C'est un référent qui est fait « comme vous et moi », l'ancêtre du groupe, de la nation, etc. Du même coup, la dimension Autre se trouve évidemment reportée à l'extérieur sous les traits de l'hostile, de l'ennemi, etc.
En vous faisant ces remarques, je crois rester très près des manifestations qui encombrent aujourd'hui aussi bien nos relations personnelles que nos relations collectives, y compris dans les milieux psychanalytiques. C'est le genre de phénomènes que vous voyez apparaître.
Mais laissons cela de côté pour nous intéresser à autre chose. Ce défaut de référent dans le grand Autre prive ledit grand Autre de toute rationalité. En retour, cela nous explique ce qu'est la rationalité. La rationalité – voilà une définition qui surgit au détour – c'est quand dans l'Autre j'individualise le fait qu'il y a un réel, pas du réel mais un réel; que ce réel se distingue comme étant ce qui résiste au signifiant; que c'est cela qui fait la vérité du grand Autre et même la vérité tout court.
Car il n'y a pas toujours eu reconnaissance du fait que dans le grand Autre, il y avait du réel, et que celui-ci méritait d'être distingué comme un réel. Voilà le pas décisif qui fut franchi à un moment donné, reconnaître ce qu'il en était du réel comme étant un réel.
Parce que s'il y a seulement du réel dans le grand Autre, C'est dire qu'il y a dans le grand Autre des zones d'ombre, zones obscures, source de mes frayeurs et de mes cauchemars et de mes sacrifices pour l'apprivoiser, source de mes phobies. Il y a dans le grand Autre du réel que j'essaie d'apprivoiser en invoquant les divers dieux que je connais, que je peux connaître, qu'ils soient nationaux ou pris à mon voisin, ça n'a aucune importance.
Et puis ce progrès mental constitué par le fait de reconnaître que ce que j'appelle du réel est en réalité un réel. Pourquoi un?
Eh bien d'abord parce que le un me permet de le conceptualiser, et de reconnaître qu'effectivement il est un, puisque ce qui le caractérise est d'être chaque fois ce qui résiste à ma prise, ce qui résiste à la prise du signifiant et ce que je ne peux saisir qu'en me contentant de l'aimer. On en revient au transfert, ou à l'amour bien sûr que la religion vient là heureusement proposer.
Pourquoi ne pas le dire comme ça? Il faut bien considérer l'invention du monothéisme comme un moment de progrès, comme une étape, le temps d'un progrès qui a substitué aux dieux la reconnaissance du fait que du réel, il n'y en avait qu'un !
Faute de ce progrès, la vérité de l'Autre — et du même coup la mienne — me reste à jamais dissimulée. Et vous voyez la procédure: si je rencontre une difficulté en tel domaine, en tel secteur, je peux toujours aller implorer le dieu qu'il faut de l'Autre côté pour réparer ce qui fait trou de ce côté-là, et puis ainsi de suite... Autrement dit, je peux être, comme on dit, éclectique: je peux me référer à des auteurs différents pour venir chaque fois boucher ce qui me fait problème dans tel secteur. Alors je passe à tel autre, à tel autre auteur, à tel autre référent et, effectivement, il n'y a aucune raison pour que ça ne vienne pas occulter ce qui me faisait problème là un instant plus tôt. Alors que s'il n'y en a qu'un, je suis bien obligé de composer avec ce défaut fondamental, je ne peux pas m'y dérober, je peux éventuellement, comme je le disais tout à l'heure, m'évertuer à faire exister ce référent par mon amour...
À cet endroit, nous pourrions faire valoir la différence fondamentale entre croyance et foi. La croyance c'est ce qui est chaque fois commandé par le sacrifice que j'opère pour le grand Autre, sacrifice qui peut se diversifier suivant les différents dieux que j'honore. Je ne suis pas en train seulement de parler des Grecs, du polythéisme grec. J'évoque aussi bien ce qui existe si facilement dans notre procédure intellectuelle et qui est éminemment honoré dans nos universités, où l'on nous enseigne avant tout à ne pas être dogmatiques. C'est-à-dire à respecter, payer notre tribut à tous les auteurs qui ont traité de la question et, à la limite, venir nous-mêmes ajouter, si nous sommes compétents, une opinion de plus, un modèle de plus à ce qu'ils ont esquissé. C'est donc un trait qui est essentiel à notre procédure intellectuelle.
Quoi qu'il en soit ce grand Autre privé de référent, de point fixe, est évidemment maintenant livré au caprice du locuteur. Du locuteur qui vient occuper la place de ce grand Autre et qui peut, du seul fait qu'il occupe cette place, lui faire dire tout ce qu'il veut, avec un caractère d'autant plus impérieux que le référent fait défaut, et que le signifiant en prend cette marque spéciale, que ce propos est une invitation permanente au sacrifice, au retranchement, mais retranchement qui ne saurait jamais être accompli une fois pour toutes, être acquitté, qu'il faut sans cesse renouveler, faute de quoi c'est l'angoisse qui s'en trouve suscitée.
Et j'imagine que vous reconnaissez dans ce grand Autre qu'à très grands traits je brosse, le grand Autre maternel et aussi bien féminin, en tant qu'une femme est en mesure d'être la représentante de ce lieu Autre et qu'en quelque sorte elle se trouverait légitimée à faire valoir une parole de ce type.
C'est l'endroit où nous revenons à la question de l'infini, de la différence prise à Aristote entre infini actuel et infini potentiel.
Vous connaissez la position d'Aristote là-dessus. L'infini ne saurait être accompli, c'est-à-dire actuel, en acte, puisque cela serait supposer une surface dont les limites seraient sans cesse repoussées, ce qui, disait Aristote, n'est pas possible: une surface est forcément limitée et donc il ne saurait y avoir d'infini en acte. En revanche vous voyez comment déjà se pensait l'infini potentiel sous b forme d'une série, allant sans cesse croissant ou diminuant, et donc venant isoler une quantité, soit toujours plus grande, soit toujours plus petite, mais qui ne pouvait être jamais épuisée et qui serait donc là venue représenter cet infini en puissance. En puissance, mais sans que nous ayons la capacité de lui donner une grandeur finie, puisqu'il est infini.
Là encore c'est la théologie chrétienne qui, bien plus tard, une douzaine de siècles plus tard – voyez le temps qu'il faut pour ce genre de spéculation – est venue bouleverser ces données aristotéliciennes qui avaient continué d'animer la réflexion, en disant qu'il y avait en Dieu un infini cependant dont l'actualité ne pouvait être démentie. Cette actualité infinie en Dieu c'était sa charité. Nous ne pouvions imaginer que la charité de Dieu, de ce Dieu que nous aimons, puisse être finie, qu'elle ait une limite. Il est bien évident que si elle avait une limite, elle cesserait du même coup d'être charitable. Vous vous rendez compte! Si, implorant la charité de Dieu, je rencontrais le point où elle me dirait: «Ah, non! non! Au-delà, tu peux aller te faire voir! Ça ne me concerne plus!»
C'est par le biais de cette réflexion théologique que s'est mise en place la possibilité de concevoir un infini actuel, ce qui a vraisemblablement donné un nouvel essor, une reprise, une nouvelle flambée à la logique. Car la logique sait bien isoler ce qu'il en est d'un réel. C'est le thème que nous avions poursuivi et que nous poursuivons avec les colloques dits de Cordoue.
Et brusquement nous voyons apparaître ici la logique sous un jour tout à fait nouveau. Car cet Autre sans référent, cet Autre qui m'expose au caprice du locuteur, qu'il soit maternel ou féminin, cet Autre qui m'incite à une castration jamais apaisée, jamais satisfaisante, eh bien il est étrange de penser que la logique vient porter remède à cet effet. Voilà un biais inattendu pour tenter de calmer le propos de l'Autre, et aussi un biais sans doute pour essayer de faire que les femmes se tiennent un peu tranquilles. Ce qui se résumera aujourd'hui clans le comique de la scène de ménage où le type fait état de la rationalité de son propre propos pour essayer de faire valoir son bon droit face à un propos qui, je dirais par définition, n'en a rien à faire, de la rationalité! et ne voit aucun inconvénient à ce que ce qui a été dit un instant plus tôt soit complètement annulé par ce qui est dit un instant plus tard, que ce qui est posé ou consenti un instant plus tôt soit défait un instant plus tard. Ce qui donne un charme tout à fait spécial et il faut le talent des auteurs dramatiques, évidemment, pour rendre sensible ce qui se joue en cette affaire.
Ceci nous permet de rejoindre un autre point que j'ai, la dernière fois, évoqué et qui est le problème du rapport au traumatisme. Là encore, nous pouvons être sensibles. C'est encore tellement plus vif de nos jours où les choses bougent. Heureusement! C'est quand même intéressant que nous soyons à une époque où elles bougent et où elles bougent si vite, et où nous voyons si bien comment le destin subjectif de chacun est sans cesse remis en cause par les modifications collectives que nous voyons se produire.
Nous pouvons maintenant donner une définition beaucoup plus précise de ce que nous appelons le traumatisme, qui a une dimension, une occurrence beaucoup plus large, beaucoup plus riche que ne le voudrait simplement la mention de l'accident ou de l'épisode inaugural, initial, dénoncé comme traumatique. Le traumatisme, c'est la rencontre avec ce qui de l'Autre fait un, et sans que cette rencontre soit médiatisée par le Père. Le traumatisme c'est cela, tout bonnement! C'est ce qui se produit à partir du moment où le heurt se fait avec ce trait un dans le grand Autre, voire la rencontre avec un réel brut — comme lorsque deux voitures se rentrent dedans, lorsque vous entrez dans un platane —, mais qui sera inévitablement appréhendé, symbolisé comme un. Eh bien chaque fois que cette rencontre se fait sans être médiatisée par le Père, elle a action, elle a effet de traumatisme. Puisque la jouissance qui va dès lors s'en produire va être une jouissance organisée par l'instrument inévitablement imaginé. On en revient à ce point fixe dont je parlais tout à l'heure, on ne peut s'en déprendre.
J'ai déjà eu l'occasion de faire remarquer que nous étions tous en état d'addiction, qu'il n'y avait pas besoin d'être toxico pour être en état d'addiction, que nous étions en état d'addiction à l'égard de ce point fixe. La seule différence avec le toxico, c'est que ce point fixe, par l'effet de notre culture, non seulement est imaginarisé, mais ce qui fait son ressort, ce qui fait sa force, c'est son caractère non pas immanent mais, je dirais, transcendantal. C'est même dans la mesure où je ne le saisis pas, où il résiste, où il fait partie du réel, où il échappe à ma prise, qu'il prend son caractère de point fixe. C'est bien ce qui le distingue de tout produit fonctionnant comme une drogue. Mais il reste que le procès de l'addiction est le même dans les deux cas.
En fait, ce qui se produit dans le traumatisme c'est une jouissance de l'instrument, de cet instrument inévitablement pour nous évoqué par le coup que nous recevons, que nous pouvons recevoir, jouissance de l'instrument et non pas de l'objet dont la chute aurait été commandée par le coup, circonstance qui se serait produite si ledit coup était celui venu d'un Père. C'est bien ce qui se produit dans toute névrose traumatique. Vous y trouvez le désintérêt pour toute jouissance objectale, le type est complètement détaché maintenant des petites histoires et des petits bénéfices de son monde, la seule chose qui l'intéresse maintenant est la tentative de faire resurgir, de faire réapparaître cet instrument originel.
Alors il y a ici une remarque inévitable, incontournable et qui concerne l'hystérie. En effet, il faudrait objecter ceci à ce que je vous propose: l'hystérie semble éminemment, dans ses expressions, détachée de ce qu'il en serait de l'unité du réel, du dieu un, puisqu'elle se montre particulièrement apte à pouvoir en changer, à être infidèle, au gré des circonstances. Ne serait-ce qu'en estimant par exemple que celui qu'elle vénérait jusque-là, qu'elle aimait jusque-là, qu'elle faisait ek-sister jusque-là, avait lui être reconnaissant du fait que son amour le faisait ek-sister, mais ne s'est pas montré forcément à la hauteur. Pourquoi ne pas s'en détourner pour aller en célébrer un autre? Il y a donc là objection qui pourrait être faite, l'hystérique qui semble particulièrement attachée, vouée au culte de ce référent dans le grand Autre, au culte du point fixe dans le grand Autre — jusqu'à l'incarner elle-même — se montre néanmoins remarquablement infidèle. Ce n'est pas toujours le cas, ce n'est pas obligé mais enfin ce n'est pas rare!
Eh bien c'est à retenir car ça nous illustre un élément de la clinique de l'hystérique, un élément, je crois valable: ce qu'elle vénère dans le grand Autre, c'est beaucoup moins le réel que j'évoquais tout à l'heure que le trait un en tant que, justement, par sa puissance, il réduit la prétention du réel à résister à toute prise. Ce référent, ce point fixe dans le grand Autre, est d'un pouvoir qui annule la dimension du réel.
D'où le fait qu'une hystérie réussie, du même coup, peut prendre des aspects de psychose. Il n'y aura rien d'impossible dans ce cas-là. Ce qui expliquerait aussi pourquoi, dans ce cas-là, nous rencontrerions un obstacle à la cure, au progrès de la cure, dans la mesure où celui-ci nécessite la mise en acte de la division subjective. On dit souvent que la philosophie commence avec l'étonnement. Mais d'une cure analytique, on peut dire qu'elle commence, se poursuit et se finit avec l'étonnement! Une cure analytique implique qu'on soit étonné par ce qu'on peut sortir durant la séance. C'est dire qu'elle implique la mise en acte de la division subjective. Mais, cette division subjective, l'une des particularités de la névrose est éventuellement de l'escamoter. En particulier lorsque l'hystérique est prise par cet amour pour le point fixe, le référent dans le grand Autre que j'évoquais tout à l'heure, et que son amour est si fort qu'il ne saurait lui laisser aucune faiblesse.
On voit bien comment dès lors le caractère totalitaire de ce référent la prive au moment même où elle parle de cette division qui lui permettrait d'être surprise par ce qu'elle dit, et donc de quelle façon elle peut, de parfaite bonne foi, articuler un propos qui ne laisse à elle-même aucun résidu, propos qui est sans cesse d'une authenticité sans faille – ce qui ne manque pas d'introduire dans la cure de l'hystérie des problèmes techniques particuliers. D'autant que si l'analyste cessait de faire entendre que telle formulation semblait témoigner justement qu'elle ne savait pas ce qu'elle disait pendant qu'elle articulait cela, eh bien, ses remarques ne sauraient suffire pour mettre en place, pour faire accepter une division, la division subjective.
Je me permets encore de vous faire remarquer que nous n'avons pas de cas d'hystérie traités par Freud dont l'issue soit satisfaisante. Autrement dit, les débats ennuyeux qui agitent les milieux psychanalytiques pourraient mettre à l'ordre du jour tout simplement ceci: comment faites-vous, camarades, pour traiter un cas d'hystérie? Alors à cet égard les camarades que j'ai rencontrés, de l'Institut, ils disent quelque chose de très, très bien: que le problème, le vrai problème, ce n'est pas de savoir si une cure se finit, c'est de savoir si elle a commencé. Ce n'est pas idiot! Le seul problème, c'est que ça, ce n'est pas un vrai problème! Ce n'est pas un problème de le savoir, c'est une difficulté inhérente à la cure. Puisque le commencement de la cure c'est bien celui de cette faculté de s'étonner devant ce que l'on raconte. Mais enfin, eux, ils en sont là. Donc ce qu'il faut d'abord évaluer, c'est: « Est-ce qu'il a commencé une analyse?» Bonne question! Bonne question, mais avouez que ce n'est pas en avance sur Freud, car lui a quand même essayé d'aller beaucoup plus loin que ça!
Dans cette Journée qui doit avoir lieu devaient justement se manifester des collègues de la Société Psychanalytique de Paris. Mais il semble qu'ils aient estimé in extremis que... c'était prématuré, prématuré de discuter de ces problèmes, prématuré d'en parler avec des lacaniens. Peut-être faut-il qu'ils se confortent un petit peu, c'est possible! Donc attendons, attendons... Encore une cinquantaine d'années...
Ce que je suis en train de vous faire remarquer, c'est que le rapport d'une femme au grand Autre est éminemment exposé à prendre les traits du traumatisme et à être interprété comme un traumatisme. Pourquoi? Pour la raison que vous devinez, dans la mesure où le rapport au grand Autre, où cette rencontre, où ce heurt avec le signifiant un n'est pas générateur chez elle d'un fantasme qui serait spécifiquement féminin, c'est-à-dire viendrait la garantir dans sa féminité, dans la nature féminine de son désir, parce que le désir est toujours masculin.
Vous lisez les premiers poèmes saphiques, les premières amours lesbiennes, l'adresse, le mode d'adresse, la rhétorique, le vocabulaire, enfin! Rien ne distingue cet amour homosexuel d'un amour banalement masculin, d'un amour viril. Le problème évidemment d'une femme, c'est que bien qu'elle soit pas moins frappée que son petit camarade par la rencontre avec le grand Autre, il n'y a pas là de Père pour originer, la concernant, la chute d'un objet qui viendrait la constituer dans un désir de femme et donc dans une féminité symboliquement authentifiée.
Bien au contraire! Ce fameux objet a, elle s'en trouve encombrée par le désir que lui porte son partenaire et le regard dont il peut éventuellement la harceler. Alors elle a bien la démonstration que ce coup, le coup de sa rencontre avec le grand Autre, avait tous les caractères d'un traumatisme. On voit assez bien pour quelles raisons elle peut organiser son système, c'est-à-dire le rapport à ce référent dans le grand Autre comme rapport traumatique avec les effets que je vous ai déjà indiqués: c'est qu'un traumatisme, ça ne génère pas de sujet. Et c'est peut-être là que nous trouvons encore une fois le défaut de cette division dont je parlais il y a un instant, le fait de ne pouvoir aussi aisément s'étonner de son propre propos: ça ne génère pas un sujet mais une pulsion, une pulsion qui prend pour objet l'instrument même du traumatisme.
Ceci nous amène à conclure sur la question du désir du psychanalyste. Et là, c'est le mystère que Lacan nous a laissé, le désir du psychanalyste...
Mystère parce que quand vous lisez, comme je viens de le faire, le Colloque de Deauville consacré à la passe, c'est vraiment un document, ce truc! il n'est fait que d'esquives pour répondre à la question de Lacan : «Mais dites-moi quel est le désir qui vous a animé ou qui vous anime pour tenir cette place d'analyste.» Il n'a pas posé une autre question: « Si vous tenez cette place, c'est que vous la désirez. Alors, qu'est-ce qui vous fait désirer d'occuper cette place? Si vous, analystes, ne le savez pas, qui pourra le dire? Parce que ce désir n'est pas forcément général, généralisé, généralisable. Il peut être différent pour tel ou pour tel.»
Autrement dit, la question posée par Lacan est la suivante: vous, les analystes, où en êtes-vous par rapport à votre propre fantasme, par rapport du même coup à votre propre système? Car le fantasme est articulé à un système, c'est ce qui fait système, ça implique ce référent tiers dans le grand Autre.
Or il est bien évident que ce qui va constituer la limite de la cure que vous pouvez conduire avec un patient, cette limite, elle est inscrite en vous, analyste, dans votre fantasme. Surtout si, bien entendu, vous n'avez pas de votre propre fantasme, approché la moindre idée. Que pouvez-vous donc vouloir d'autre à votre analysant que la limite que vous impose votre propre fantasme et que vous confondez inévitablement avec le bien lui-même? C'est à cet endroit-là que c'est l'analyste, évidemment, qui fait résistance au progrès de la cure puisqu'il ne peut pas accepter d'autre limite que la sienne.
Donc la question du désir de l'analyste. Avant d'aller rêver à ce qu'il en serait d'un fantasme propre à l'analyste — car s'il en est un, il faudrait lui donner une écriture, et pourquoi pas? Mais il faudrait déjà commencer à en proposer une écriture. Alors là on pourrait dire: « Voilà! Le fantasme de l'analyste, en tant qu'on peut lui prêter d'être allé au bout de son propre fantasme, s'écrit de cette manière-là. » Il y aurait donc un fantasme que l'on pourrait tenir pour spécifique de la position analytique... Est-ce qu'il tiendrait à une écriture différente de celle du fantasme ordinaire, ou à une reconnaissance du caractère singulier de l'objet qui viendrait animer, là, le désir de l'analyste?
Cet objet serait ce fameux rien, par exemple? Son fantasme s'écrit-il comme d'ordinaire? Parmi les objets a, il faudrait électivement situer ici celui que Lacan dans la première époque avait repéré dans la liste des objets A c'est-à-dire le rien. Le rien, là, constituerait-il l'os du psychanalyste, c'est-à-dire quelque chose qui du même coup prend un singulier détachement vis-à-vis du point fixe, de ce référent dans le grand Autre, sans pour autant exposer le sujet à une rencontre inévitablement traumatique avec le grand Autre?
Mon parcours a peut-être été un peu haché, ou parfois pour vous un petit peu difficile. En tout cas il nous permet de conclure en saisissant bien pourquoi Lacan a pu dire que l'on pouvait se passer du Nom-du-Père à condition de savoir s'en servir. Puisque c'est bien grâce à cet événement dans notre culture que nous sommes en mesure d'isoler dans l'Autre qu'il y a du réel, mais que ce qui fait vérité c'est que ce réel est un — un rond par exemple, mais qu'il est un.
Et ça c'est l'opération qui se fait par l'intermédiaire du Nom-du-Père. Il n'y a pas de logique qui puisse venir se substituer à ladite opération, ne serait-ce que parce que les logiques ne seront jamais que des modèles et que telle logique viendra rendre possible une autre mise en place que la précédente. La logique ne saurait venir ici s'y substituer. Donc possibilité à la fois de mettre en place ce réel comme un, de le reconnaître du même coup comme vérité propre au champ du grand Autre et du même coup comme constituant ma vérité subjective.
Là, je reviens sur la distinction des deux infinis. Car l'infini potentiel permet justement à celui qui parle depuis ce lieu Autre de dire tout ce qu'il veut. N'importe quoi! Il n'y a pas de limite à ce qu'il peut dire. Et il n'y a rien dans cette parole, dans ce propos, qui soit jamais définitivement établi. Alors que l'infini actuel, celui que le progrès de la théologie, que le progrès de la religion a permis de mettre .en place a sans doute originé ensuite tout le problème de la perspective, c'est-à-dire ensuite de la géométrie projective qui s'est avérée essentielle à tout un temps du développement de Lacan. Tout un temps parce que remarquez combien le nœud borroméen met un terme à la géométrie projective!
Sauf en ceci, et c'est sans doute l'endroit où Lacan réintroduit dans ce fonctionnement le point fixe, c'est que chacun de ses ronds peut être représenté justement par une droite allant à l'infini. Seulement, il y a le fait que d'aller ainsi à l'infini, elle se noue sur elle-même. Donc vous voyez tout ce que nous aurions là à retravailler, à repenser. «Savoir se servir du Nom-du-Père pour pouvoir s'en passer», s'il est vrai que l'un des buts de la psychanalyse... mais cela dépend évidemment de ce qui pour chaque analyste fait son désir, c'est-à-dire le point où il en est dans sa relation au fantasme... si le désir de l'analyste consiste à tenter de défaire le symptôme, le sinthome, vous voyez là aussi comment, par mon propos de ce soir, on revient au sinthome, c'est-à-dire à ce qui se retranche pour satisfaire aux exigences de la sainteté.
Voilà donc l'un de nos problèmes actuels et je crois que nous aurons à poursuivre ces problèmes, y compris dans un autre domaine, celui des psychoses, à poursuivre cette interrogation l'année prochaine.
– C'est une question de clinique, la clinique des toxicomanes. Il me semble qu'il y a une certaine insensibilité du toxicomane au traumatisme. En tout cas, j'en ai rencontré assez qui manifestaient une indifférence particulière à ce qui, dans leur existence ou dans l'existence de leurs proches, sur un mode ou sur un autre, montrait donc une incapacité à enregistrer ce qu'il en était d'un traumatisme. Qu'il s'agisse de, je ne sais pas, un accident de voiture par exemple, ou une mutilation, ou le décès d'un proche, ou bien sûr une overdose. Ça ne change rien! Alors comment s'expliquer cela) La première chose qui m'est venue à l'esprit, c'était: dans le fond, ce sont des personnes qui passent leur vie à expérimenter le traumatisme. Sauf que je ne suis pas vraiment content de cette réponse, et c'est pour ça que je vous relance! Est-ce que vous ne verriez pas, dans cette configuration particulière, la toxicomanie, une raison plus essentielle pour rendre compte de cette insensibilité, si je n'ai pas tort de croire qu'il y en a une?
Ch. M. — J'avais mis un petit chapitre sur la toxicomanie que j'ai laissé de côté. Il est exact de constater et de retenir dans ce que vous dites que le toxicomane n'investit pas l'instrument du traumatisme. Et il ne l'investit pas en tant qu'il semble nous dire l'inefficacité de toute frappe le concernant: on peut lui faire ce que l'on veut, ce n'est pas ça qui peut l'empêcher de continuer à être toxico. Ce en quoi il a raison puisque, expérimentalement, vous pouvez lui faire subir tous les sévices, cela ne changera rien à son statut de toxicomane.
Néanmoins il y a chez le toxicomane un fort masochisme, un certain goût pour la violence, une certaine antipathie pour les bonnes âmes, ceux qui leur veulent du bien et qui sont inévitablement pris pour des faibles. C'est-à-dire qu'en même temps on constate néanmoins que leur économie, là aussi, n'a pas entièrement aboli la relation à cette instance tierce, même s'ils semblent dire qu'il ne saurait y en avoir qui puissent le guérir, qu'il ne saurait y en avoir qu'à le laisser mourir, qu'ils ne sauraient rencontrer ladite instance que dans l'overdose, c'est-à-dire dans le coup définitif, si tant est que c'est bien là l'économie qui serait en cause chez lui. Autrement dit, il n'y aurait pas chez lui une espèce de graduation sadique, comme chez le sadique, des coups; il y aurait une espèce d'annulation de la valeur ou de la portée de tous les coups possibles, sauf du coup ultime qui serait à rechercher comme tel.
Peut-être cela rend-il compte aussi du fait que nous n'assistons à aucun mouvement organisé de toxicomanes qui viendraient protester collectivement — comme le font d'autres minorités agissantes — contre le sort injuste que leur ferait leur milieu social. Écoutez dans les débats qui ont lieu, nous ne voyons s'élever la voix d'aucune association de toxicomanes, nous ne voyons pas défiler dans les rues des toxicomanes disant: «On nous maltraite!», ou «on est injuste avec nous!»
— Elle existe tout à fait! Il y a une association qui a une certaine notoriété dans les milieux relativement spécialisés.
Ch. M. — Mais alors pourquoi ne prend-elle pas part au débat qui est permanent sur la question des toxicomanes? On ne la voit jamais! Écoutez, vous serez gentil de me procurer les textes en question, ça m'intéresse beaucoup car je dois dire que pour ma part, la seule chose que j'ai rencontrée c'est quand, dans une assemblée, vous allez parler de toxicomanie — il y a forcément des toxicomanes dans la salle — vous dites: «Écoutez, la façon dont on traite les toxicomanes est parfaitement injustifiée puisqu'on les traite comme des délinquants alors que ce sont d'abord des malades et que notre façon d'agir envers eux les transforme inévitablement en délinquants mais ils n'ont pas le choix, et c'est nous qui ne leur laissons pas le choix.» C'est un propos anodin, n'est-ce pas? Il ne faut pas être très fort pour dire une chose pareille! Eh bien vous provoquez aussitôt dans la salle des protestations de la part des toxicomanes. Ils ne sont pas contents que vous disiez qu'on les traite avec injustice, qu'il faudrait les traiter comme des malades. Pas du tout! Qu'on les traite comme des délinquants, qu'on les boucle, qu'on les bouscule, non, ça, ça va...! Alors, comme j'en ai fait plusieurs fois l'expérience, je me suis donc dit que je comprenais mieux pourquoi il n'y avait pas de mouvement organisé, représentatif de cette minorité pour se plaindre et dire: « Écoutez, si je suis toxico, une fois qu'on y est, on ne s'en sort pas comme ça, il ne suffit pas de le vouloir pour s'en sortir. Donc ma responsabilité est quand même atténuée. Vous me poussez, vous m'obligez, par votre façon de faire à devenir un délinquant. Alors?» Eh bien...
— L'association qui existe, existe depuis quelques années, depuis cinq ans maintenant et je pense qu'elle a pu exister du fait même de choses que vous nous montrez, de la place nouvelle que l'instrument en tant qu'objet occupe sur la scène publique. Ça s'appelle ASUD, Association des usagers de drogues. Et effectivement ils revendiquent ce que vous...
Ch. M. — Ils sont absents, ils sont absents du débat public. En tout cas, je ne les ai jamais vus...
— Ils ont du mal à se faire entendre...
Ch. M. — Écoutez! Il y a des tas de journaux qui seraient ravis de publier l'opinion des usagers de la drogue. Ils sont quand même les premiers intéressés et les premiers à parler valablement sur ce qui leur arrive, et les premiers dont il y aurait à écouter attentivement le propos. Or on entend toujours les spécialistes, les intervenants, mais les... inter-venus, on ne les entend pas. Alors? Ceci étant dit, leur rapport au traumatisme garde une complexité qui mériterait d'être évoquée, sûrement! Sauf qu'à l'origine, leur rencontre avec le grand Autre a forcément été du type du traumatisme, ça c'est sûr.
Le 16 juin 1994