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EPhEP, MTh4-ES15, le 3/05/2018

Dr Céline Rumen : Vous vous souvenez déjà que je suis venue également, en dehors du module que j’anime, vous parler du passage de la PMD à la bipolarité. C’est un cours que je vais reprendre parce que je pense qu’il est tout à fait opportun de suivre cette évolution théorique pour pouvoir ensuite déplier la manière dont on traite désormais ce que l’on appelle désormais les troubles bipolaires. Je vais reprendre ce qu’est ce concept de l’humeur et revenir sur la naissance et la transformation de la PMD que nous avions connues dans les années 70 vers la naissance des troubles bipolaires de l’humeur qui est le paradigme (comme le dit mon bon vieux maître Lanteri) qui a lieu aujourd’hui.

Alors qu’est-ce que l’humeur ? Quand on voit un passage entre psychose maniaco-dépressive et ce qu’on peut entendre de l’humeur, c’est vrai qu’on a quand même l’impression d’une sorte de hiatus. L’humeur c’est ce qui a la propriété de colorer notre ressenti qui va de la plus grande gaieté à la plus profonde tristesse, et qui nous vient de l’héritage grec de la théorie des humeurs. Le corpus hippocratique met en relation les humeurs, les qualités et les éléments ; alors c’est devenu désormais la grille de lecture immédiate permettant d’appréhender la clinique de ces patients maniaques et mélancoliques : on les attrape du côté de leur ressenti. Et c’est vrai que c’est une manière assez réductrice, on va le voir, d’appréhender une clinique assez riche et assez complexe de la maniaco-dépression. Nous reviendrons donc sur ce mode d’appréhension de la clinique de la maniaco-dépression et sur ce qui en est refoulé. Qu’est-ce qui est refoulé dans cette maniaco-dépression classique, c’est aussi bien ses aspects, ses relations avec la créativité (les grands maniaco-dépressifs sont souvent des grands artistes), mais aussi la clinique du passage à l’acte. Par contre il est bien certain que dès l’Antiquité, on avait repéré le caractère cyclique et marqué de sa temporalité, de la manie à la mélancolie.

Dans la PMD, on notera une clinique très riche. Comme je vous le disais, je ne vais pas revenir sur les descriptions que peut en faire Henri Ey, vous la retrouverez dans De la clinique de la manie, mais c’est vrai qu’on est dans une clinique qui va bien au-delà de la question de l’humeur puisqu’on est dans la présentation, l’excitation, la vocifération, les troubles du langage aussi dans la manie. On a le registre de la tachypsychie, la logorrhée, la fuite d’idées, les coq-à-l’âne, les raisonnements par assonance, les blagues, la familiarité. Le maniaque, c’est le patient qui va pointer des petites choses très personnelles et qui tombent juste. On dépasse très largement la question très réduite de l’humeur. Il en est de même pour la mélancolie et son oméga, sa fixité physique, le Cottard, la négation d’organe, l’apragmatisme, l’anhédonie, la perte de l’élan vital. Tout ça, c’est une clinique qui est particulièrement riche et c’est vrai que l’attraper uniquement sur la question du ressenti et des affects, finalement, fait oublier surtout sa relation avec la psychose. Et ça aura bien évidemment des répercussions sur la manière dont on appréhende et dont on traite un patient et donc de l’appréhension qu’on en a finalement sur la question de la structure du sujet.

De façon classique, c’est à Emile Kraepelin que revient la description la plus complète et la plus systématique dans la sixième édition du traité de psychiatrie publié en 1889 La folie maniaque dépressive . Chez Kraepelin, il y a autant de descriptions que d’éditions, il y en 8 en tout. En ce qui concerne La folie maniaque dépressive, c’est une description tant longitudinale que dimensionnelle qui prend en compte à la fois les symptômes, le fonctionnement psychique des affects, de l’humeur, de la sphère des idées, de la pensée, de la motricité et de la volition, de l’évolution de ses différents aspects clinico-évolutifs tout au long de la vie du patient. C’est lui qui segmentera les différents tableaux évolutifs de la crise maniaque de ses aspects confus ou délirants, des phases dépressives variées, mélancoliques, délirantes ou autres. Et finalement, c’est en regroupant en un concept unique les différentes formes de l’affection jusqu’alors décrite comme folie à double forme, circulaire, alterne, intermittente, périodique qu’il fera ce travail d’unification qui finira par inclure toutes les formes y compris les cas où l’affection ne se développe pas complétement à partir de ce qu’il appelle les états fondamentaux ou constitutionnels de type maniaques, dépressifs, irritables et cyclothymiques.

Alors, que s’est-il passé ? Puisque là on voit qu’on a une unification chez l’un des plus grands aliénistes qui est Emile Kraepelin, que s’est-il passé pour que l’on passe de ce concept très unifié de ce qui va devenir la PMD aux troubles bipolaires ? Comme l’a bien montré Daniel Widlöcher pour la psychopathologie et Georges Lanteri-Laura pour la psychiatrie, la première partie du 20ème siècle a été marquée par une sorte d’éclatement des paradigmes théoriques, qu’ils soient phénoménologiques, psychanalytiques ou structuraux afin d’influencer les classifications en y introduisant la notion des grandes structures : psychotiques, névrotiques, perverses auxquelles Bergeret rajoutera la notion de border line ou états limites. C’est après les années 50 que l’on peut noter l’introduction du vocable de bipolarité, en 1953 exactement par Kleist, puis l’abandon irréversible du terme de psychose accolé à la maniaco-dépression à partir des années 70 avec le DSM III. C’est la période de mouvements de contestation à la fois sociale, 1968-1970, et psychiatrique comme l’antipsychiatrie. C’est le moment de l’apogée des thèses de Michel Foucault, c’est la naissance de la psychopharmacologie, et c’est le moment de l’apogée des grands novateurs institutionnels. Il y a d’un côté la psychothérapie institutionnelle qui va sortir finalement de l’aliénisme avec tout le mouvement aussi bien Georges Daumezon, et puis toutes les cliniques institutionnelles de Jean Oury à La Borde, La Chesnaie etc., la psychothérapie institutionnelle, Paul Sivadon, les grands mouvements des années 60-70 et aussi – je prêche pour ma paroisse – la SM 13 et le secteur, c’est-à-dire la naissance du secteur, la naissance de l’organisation structurale qui va organiser les soins psychiatriques en France pour toute la population.

Et puis bien sûr viendront l’imagerie cérébrale, la génétique et les neurosciences. Ainsi la maniaco-dépression a continué à figurer sous l’appellation de psychose, jusque dans les années 70 donc, en raison de sa réputation de maladie mentale sévère émaillée dans son évolution par de fréquents accès psychotiques, et donc dans une certaine mesure pour atténuer cette image de gravité et de son caractère irrévocable et un peu de stigmatisation, on peut le dire – même si c’est très à la mode – on l’appellera maladie maniaco-dépressive et deviendra en 1980 dans le DSM III « troubles bipolaires », suivant le terme inventé en 1953. Donc, on soulignera ici la révolution qu’a représentée cette conception par rapport à celle de Kraepelin en raison finalement de la remise en question de sa vision unitaire et donc pour arriver à une conception très éclatée de la clinique entre les états dépressifs mélancoliques unipolaires correspondant aux troubles dépressifs récurrents et les dépressions qui surviennent dans l’évolution d’une maladie bipolaire. Donc effectivement vous y trouverez – et je vous passe les différents travaux qui apporteront des infirmations ou des confirmations là-dessus – les sex-ratios, les critères évolutifs, les critères génétiques et les différentes entités. Et c’est vrai que chaque DSM apporte son lot de raffinement, si je puis dire, dans l’éclatement de cette clinique, apportant moult détails sur les différentes formes à cycle rapide et j’en passe parce que à chaque version il y en a un petit peu plus, alors on voit justement jusqu’au DSM V un éclatement de l’unité et donc finalement un morcellement et une multiplication de pathologies. Donc le principe de base qui a gouverné la mise en place du DSM III puis IV a été la fiabilité diagnostique, c’est-à-dire le souci que, face à un même patient, tous les praticiens puissent poser le même diagnostic. En fait, exactement à la même période, c’est une véritable étude qui avait été menée dans les années 60 aux États-Unis. On montrait un entretien filmé d’un patient à différents praticiens et il y avait quasiment autant de diagnostics que de praticiens pour le même patient. Donc on se retrouvait avec un petit souci d’évaluation, de diagnostic, de quoi parle-t-on finalement ? Donc on s’est dit qu’on va faire de la statistique parce que la statistique c’est fiable, la statistique c’est mesurable et comme ça, ça va un peu nous faciliter la vie. Donc on propose ce manuel diagnostique qui va finalement à l’aide de critères de plus en plus sériés, de plus en plus fins, éviter ce type de désaccord entre praticiens. Cet effort a conduit finalement à privilégier les critères cliniques les plus simples, ceux que les praticiens pouvaient le plus aisément identifier et sur lesquels ils tomberaient d’accord à coup sûr, parce qu’effectivement quand il s’agit d’évaluer la question du rapport au monde ou du rapport au langage etc., là on passe sur des finesses où en effet, de l’un à l’autre, chacun a un peu sa manière de voir. Donc, l’enjeu était la simplification et donc ce n’était pas d’être intéressant, nuancé, innovateur, il s’agissait ouvertement d’être simple et consensuel, c’est-à-dire de pouvoir être « entendable » par le plus grand nombre. Et d’ailleurs si vous allez fouiller un DSM, c’est d’appréhension très simple, très facile si bien que souvent les patients se diagnostiquent eux-mêmes. C’est d’ailleurs assez facile de se trouver dans beaucoup d’affections psychiatriques. Je vous recommande de faire le test, vous verrez que vous aurez chacun un panel de diagnostics à pouvoir expliciter à votre famille.

Donc le DSM III et le DSM IV ont ainsi promu une clinique qui puisse faire consensus. Alors c’est vrai que cette pente a conduit à un grand succès éditorial de ce petit manuel que je vous conseille d’acheter pour épater les membres de votre famille, et également à une inflation diagnostique préoccupante. Ainsi les coordonnateurs de la rédaction du DSM III Robert Spitzer, et du DSM IV Allen Frances, sont d’ailleurs devenus eux-mêmes les plus grands pourfendeurs du DSM, dénonçant haut et fort ses effets dévastateurs quant à la pathologisation de la normalité et l’inflation de prescriptions de psychotropes qui en découlent parce que c’est vrai que forcément c’est une pente très normative et on y reviendra. Mais hélas cette dénonciation n’empêche nullement le DSM V d’accentuer cette dérive un peu inflationniste des diagnostics les plus nombreux et en même temps les plus consensuels. C’est une double particularité.

Lola Forgeot : C’est vrai que cette inflation permet un abord, je dirais pseudo-simple de la clinique parce qu’en fait consensuel. Finalement on se retrouve souvent avec des patients qui ont un diagnostic, enfin qui ont un traitement par diagnostic. C’est-à-dire qu’il y a vraiment une explosion symptomatique de la clinique qui au lieu de pouvoir un peu se résumer en syndromes, se retrouve parfois très explosée. Il y a la possibilité d’avoir, en tout cas en pédopsychiatrie je trouve que c’est très marqué, un trouble bipolaire de l’adolescent ayant un trouble oppositionnel avec provocation avec un trouble hyperactif enfin il y a une espèce d’accumulation de diagnostics qui correspondent en fait à des symptômes qui peuvent tout à fait correspondre sur le plan psychopathologique à quelque chose qui a une même essence en fait chez un patient ; et bien souvent le danger c’est de se retrouver avec une inflation de traitement. Et c’est vrai que c’est très questionnant cette inflation de traitement

C. Rumen : C’est questionnant et c’est inquiétant mais en même temps c’est parfaitement logique parce qu’après tout, toute la grande partie de la recherche est quand même financée par l’industrie pharmaceutique qui a quand même tout intérêt à ce qu’elle puisse vendre beaucoup de médicaments, et si possible pour le plus de maladies possibles, tant qu’à faire, que la recherche ne soit pas vaine … Donc c’est vrai qu’il y a un double mouvement : auparavant la clinique était riche mais on avait un concept unificateur pour finalement faire le lien entre tout ça et pouvoir un peu s’y retrouver, désormais on a une clinique assez simplifiée qui se concentre essentiellement sur les troubles dits de l’humeur mais avec des formes cliniques et des formes diagnostiques extrêmement nombreuses.

Quand on dit « troubles bipolaires », le prisme de lecture c’est le prisme thymique qui prévaut. On avait vu, quand je vous avais fait le cours, que dans la clinique classique l’humeur n’est qu’un aspect assez faible, assez petit, assez réduit du tableau et qui ne rend pas compte des spécificités cliniques et qui réduit la prise en charge en une recette finalement un peu moralisante et normative de l’éloge de la stabilité. Parce qu’effectivement quand vous avez un trouble de l’humeur, il s’agit de le stabiliser de manière à être euthymique. Selon que vous aurez affaire à un psychiatre un peu déprimé ou non, chacun aura sa vision de l’euthymie, selon sa tolérance à un peu d’excitation ou à au contraire un peu de tristesse. Mais la stabilité est un des gimmicks psychiatriques. Est-ce qu’il est stabilisé, stabilisé de l’humeur ? Maintenant c’est la grande balance, que tout soit bien équilibré. C’est vrai que, là je reprendrai l’excellent l’article de Nicolas Dissez du JFP sur Pour en finir avec la bipolarité où il illustre parfaitement bien l’écran de fumée que constitue le concept de bipolarité au regard d’une analyse clinique psychanalytique et psychiatrique et escamote la question de la structure. Parce qu’effectivement savoir si vous êtes triste, si vous êtes gai vous permet d’escamoter la question de est-ce que vous vous situez dans un registre psychotique, dans un registre névrotique, dans un registre pervers tout simplement et donc à savoir effectivement aussi la position du sujet par rapport au langage, parce que c’est souvent c’est comme ça qu’on appréhende et qu’on peut avoir une idée de quelle structure il s’agit ; comment le sujet se positionne dans son lien, dans son assujettissement  – comme dirait Lacan – au langage, dans la recherche de ce qui peut venir lier la manie et la mélancolie. Parce que qu’est-ce qui avait poussé Kraepelin à lier la manie et la mélancolie qui sont finalement deux entités extrêmement opposées ? Donc qu’est-ce que ces traits fondamentaux communs, cycliques qui se répètent et qui s’alternent ? Ce lien secret pourrait-il être identifié du côté d’un délitement de la représentation dont de nombreux aliénistes soulignent qu’elle caractérise aussi bien la clinique de la mélancolie que celle de la manie ? Cette perte de la représentation a été identifiée sur un mode isolé spécifique dans le cadre de la perte de la vision mentale par Jules Cottard. Donc nombreux sont les classiques qui évoquent ce registre de la représentation, par exemple Emile Kraepelin dans le chapitre intitulé Troubles des associations. Il y a donc digression d’une représentation à une autre, similaire, ou souvent reliée à elle sans que soit pris en considération le but du cours initial de la pensée, ce que je vous expliquais de la clinique de la fuite des idées etc. La cohésion de la pensée ne cesse de se relâcher, le trouble que nous avons identifié comme étant une confusion avec fuite des idées fait son apparition : « mes pensées sont toutes déchirées, je ne suis plus maître de mes pensées, une pensée chasse l’autre, elles s’évanouissent tout simplement ». Voilà d’autres expressions qui nous permettent d’avoir un aperçu de ces processus qui donnent finalement des éclairages un peu structuraux de cette pathologie, de cette « métonymie infinie et ludique pure du signifiant » comme l’exprimait Lacan. Donc ici les représentations passent au second plan derrière l’assonance et le dévidage voire l’évitement des signifiants. Un autre trait commun de ces pathologies, c’est la perte des oppositions fondamentales de la langue. Dans cette clinique extrême de la manie et de la mélancolie, toutes les oppositions symboliques fondamentales semblent voler en éclat : l’opposition du mort et du vivant, le patient atteint du syndrome de Cottard peut proclamer sans contradiction apparente qu’il est mort et immortel tout en exigeant qu’on le tue. L’opposition du grand et du petit puisque le même syndrome voit les patients passer en un instant du délire de petitesse à la conviction d’occuper la place de l’ensemble du cosmos. L’opposition du oui et du non aussi bien puisque le discours maniaque semble emblématique d’un propos qui ne se soutient plus d’aucune affirmation ou d’aucune négation qui puissent impliquer subjectivement celui qui l’énonce. La perte de ces oppositions fondatrices semble bien entraîner dans son sillage le délitement de toutes les oppositions signifiantes de la langue et ceci dans la manie comme dans la mélancolie. Le discours maniaque qui semble en dernier lieu reposer sur le registre des assonances paraît constituer de plus en plus un flux continu qui tend vers l’indifférenciation signifiante. Et les formes extrêmes de mélancolie tout également sur le mode de disparition des oppositions jusqu’à aboutir au mutisme : « je n’ai plus de parole » énonce le patient atteint du délire de négation ce qu’il ne semble pas nécessaire d’entendre dans un régime métaphorique. Il y a donc un paradoxe du terme bipolaire comme disait Nicolas Dissez puisqu’il semble venir réintroduire une polarité signifiante là où les formes extrêmes de la manie et de la mélancolie viennent justement balayer toute bipolarité de la langue et laisser le sujet sans recours possible au langage lui-même. Les patients disent effectivement se réapproprier le vocable bipolaire, c’est poétique, il y a le pôle nord et le pôle sud, il y a les pôles de la famille papa et maman, il y a la bisexualité, il y a le vieux, le jeune etc., etc.. C’est vrai que c’est assez signifiant de voir comment le bipôle vient réintroduire cette perte d’opposition signifiante. Alors il y a un autre mystère de la psychose maniaco-dépressive ce sont les phases que les psychiatres appellent « les intervalles lucides ». C’est une interprétation psychiatrique du concept médical de la restitution ad integrum, c’est-à-dire que vous avez une maladie et puis la maladie n’aurait laissé aucune trace, et vous auriez exactement le même corps qu’avant d’avoir été malade. C’est plutôt un fantasme médical qu’une réalité, néanmoins il est vrai que chez nos patients PMD, il y a ces moments où vous avez le sentiment alors que vous avez eu un patient qui pouvait être extrêmement délirant, donc qui pouvait avoir ce délitement linguistique tout à fait propre à la psychose, qu’il peut venir dans des positionnements quasi névrotiques. Et c’est extrêmement complexe de repérer des éléments structuraux psychotiques dans ces intervalles lucides où finalement les gens retravaillent, reprennent une place particulière etc. Alors en effet, nous sommes, nous psychiatres, surpris de constater, alors qu’on a assisté à une symptomatologie très bruyante, violente, que le patient peut retrouver une certaine consistance, se retrouver à une place assez assurée, voire une place sociale assez importante : nos PMD sont souvent des grands créateurs, des grands créatifs aussi. C’est vrai qu’il est difficile d’appréhender les modalités de sortie des crises que Lacan nommaient « les solutions élégantes », et c’est cet effort de stabilisation qui est soumis à ses propres règles et pas forcément à celles des traitements. C’est vrai que pour parfaire un petit peu le tableau et pour introduire la question de la thérapeutique de ces patients PMD bipolaires, je pense que la première des thérapeutiques, c’est la nécessité pour le praticien d’accueillir finalement ces sorties de crise qui sont souvent surprenantes et inattendues et pour cela c’est se refuser à adopter une position normative qui n’envisagerait la stabilité des intervalles lucides que sur le mode univoque d’un équilibre de l’humeur, une sorte d’éloge de la tiédeur finalement pharmacologique. Donc je pense que la question de la position du futur psychothérapeute que vous êtes, c’est celle d’éviter en effet les prescriptions stabilisantes et d’apprendre finalement à être surpris aussi des capacités de ces malades particuliers, de leurs capacités à se rattraper sur un mode quasi névrotique. Et bien sûr c’est d’un maniement complexe parce que c’est vrai que si ce type de patients dit maniaco-dépressifs venaient à vous consulter pendant ces intervalles lucides et que vous n’auriez pas les antécédents éventuels d’états maniaques ou d’états mélancoliques – parce qu’il ne va pas venir avec forcément tout son CV psychothérapeutique voire psychiatrique – c’est vrai qu’il faut être je pense très attentif – et c’est la première des attitudes thérapeutiques – de toujours faire en sorte d’appréhender finalement la position du sujet par rapport au langage, ce qui vous donnera une indication de sa structure parce qu’en effet, je le répète, les troubles de l’humeur, même graves, peuvent se retrouver dans le cadre le plus souvent de la psychose, c’est notre vieille PMD, mais également chez les névrosés et chez les états limites aussi beaucoup.

Du fait d’un regard extrêmement porté sur la question de l’humeur, et uniquement celle-ci, le diagnostic de bipolarité est désormais porté par excès, et donc il ne s’agit plus de la même entité que la PMD classique, mais ça déborde et ça a tendance à beaucoup déborder du fait de cette normativité du DSM – de cette simplification comme disait Lola – cette amplification diagnostique qui fait que si vous voyez le DSM V au chapitre trouble bipolaire de l’humeur, je pense que l’entière humanité peut entrer dans les descriptions

Enchaînons sur les traitements. Le premier, c’est l’attitude psychothérapeutique de l’écoute. Ensuite le traitement classique de la PMD ce sont les sels de lithium. C’est non seulement le traitement classique mais c’est celui qui marche le mieux et qui a l’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) pour toutes les formes de bipolarité aussi bien pour le traitement des crises que sur la prévention des rechutes. C’est un traitement ancien qui nécessite un maniement extrêmement prudent parce que c’est un médicament qui a de nombreux effets secondaires nécessitant un bilan préalable extrêmement complet aussi bien cardiaque, que thyroïdien que rénal. Il faut avoir bien bilanté son patient et puis savoir qu’il faut absolument que la femme en âge de procréer ait une contraception, vérifier régulièrement la fonction rénale, la thyroïde etc. car ça a une toxicité réelle. Néanmoins, c’est le traitement le plus efficace. Alors les sels de lithium, ils sont assez décriés pour ça, pour leur toxicité mais aussi pour le fait qu’ils ne sont pas soutenus par l’industrie pharmaceutique. Parce qu’en fait l’efficacité du lithium est une découverte fortuite, ces médicaments ne rapportent pas beaucoup, donc c’est vrai qu’ils ne sont pas portés par une recherche et un développement, et ne sont plus tellement investigués. De ce fait, on n’a pas cherché à faire du lithium moins toxique ou assez peu.

Donc les sels de lithium sont le traitement principal de la PMD, le plus efficace connu mais on n’a aucune idée de leur mécanisme d’action et ça vous saurez qu’en psychiatrie c’est le signe d’un excellent médicament, quand on ne connaît pas le mécanisme d’action d’un médicament c’est qu’il est bon. Cf. le Largactil par exemple.

A côté du lithium, il y a tout le panel des thymorégulateurs qui sont prescrits en deuxième intention ou en première quand le lithium est considéré comme trop toxique, ce sont tous les médicaments qui sont issus des anticonvulsivants : les antiépileptiques que sont la Dépakote, la Dépamide, les médicaments issus de l’acide valproïque, le Lamictal, le Tégrétol enfin tous les dérivés des antiépileptiques. Ces traitements marchent assez bien dans le traitement des crises, ça marche mieux dans la prévention des rechutes, néanmoins ça prive aussi un peu le patient de son éventuel intervalle libre et c’est plutôt sédatif, donc ça a tendance à inhiber la créativité dont je vous parlais, et ils ne sont pas non plus sans danger puisque tous les médicaments antiépileptiques sont extrêmement tératogènes, donc là encore sont aussi un danger pour les femmes en âge de procréer – on a vu le grand scandale du Dépakote actuellement avec des femmes qui ont fait, enceintes des malformations terribles parce qu’elles étaient traitées – donc c’est vrai que ce n’est pas sans danger mais la toxicité est moins importante et moins rapide que les sels de lithium ; et puis le sel de lithium a un effet cumulatif : c’est-à-dire qu’en gros vous êtes tranquille 10 ans et après commencent les ennuis parce qu’il s’est accumulé dans l’organisme donc il va toucher éventuellement le rein, la thyroïde, etc. J’en discutais cet après-midi avec un de mes collègues qui disait : « le lithium je le prescris entre 35 ans et 45 ans, c’est le moment où les gens font leur vie donc ils ont besoin d’un super traitement efficace qui ne les paralyse pas trop et puis après je passe à autre chose pour éviter les effets secondaires ». Je trouvais que c’était plutôt intelligent. Donc pour les thymorégulateurs vous avez tous les anticonvulsivants, Dépakote, Dépakine, Dépakine-chrono, le Lamictal le Tégrétol etc., les neuroleptiques dits atypiques donc le Zyprexa, l’Abilify, le Risperdal, ils ont tous l’AMM – sauf l’Abilify qui ne l’a pas je crois dans la prévention des rechutes – ils ont tous l’AMM pour la cure des épisodes maniaques, mais ne sont pas non plus sans effets secondaires notamment les effets métaboliques comme le risque de développement de pathologies cardio-vasculaires et métaboliques et puis ils sont d’une efficacité assez relative quand même ; ils sont souvent donnés en association dans le traitement notamment des crises parce qu’un état maniaque nécessite en général un traitement assez lourd pour en venir à bout, donc c’est vrai qu’à visée plutôt curative là, on aura toujours les neuroleptiques classiques plus conventionnels : l’Haldol, le Largactil, le Nozinan, le Tercian c’est-à-dire les grandes molécules sédatives. Le Largactil est le premier neuroleptique inventé par les Français à la CMME par Delay et Deniker, là aussi découverte fortuite puisqu’on cherchait un anesthésique et qu’on s’est rendu compte qu’on anesthésiait très mal les patients mais par contre que les malades ne criaient plus. Donc voilà le Largactil premier neuroleptique inventé, qui a fait ses preuves et qui est un neuroleptique de choix de la crise maniaque. Alors c’est vrai que dans les recommandations de l’état maniaque, il est au coude à coude avec le Zyprexa mais fait plus grossir. Pour en finir avec le traitement des états maniaques mélancoliques et de la PMD : la place des anxiolytiques, notamment des benzodiazépines qui peuvent avoir leur utilité lors des états maniaques voire des états mélancoliques parce que c’est vrai que l’angoisse sous-jacente est souvent négligée mais très présente. Là vous aurez des cours très précis qui vous feront le catalogue de l’ensemble des anxiolytiques, des benzodiazépines etc. Je ne vais pas vous inonder de tout ça mais ça a sa pertinence et son utilité. Les antidépresseurs classiquement sont peu recommandés, quand il s’agit bien sûr d’une PMD parce qu’avec les anti-dépresseurs, il y a toujours un risque de dés-inhibition et le risque de provoquer un état maniaque chez un patient qui présenterait une mélancolie, donc classiquement on ne donne pas d’anti-dépresseurs aux patients souffrant de PMD. Dans la pratique ce n’est pas aussi strict que cela. Il peut arriver qu’on puisse les associer à d’autres molécules pour justement éviter les effets de dés-inhibition, ponctuellement on peut donner des antidépresseurs aux mélancolies profondes afin de les aider aussi à ces sorties de crises. Je vous parlerai ensuite d’un dernier traitement et je reviendrai aussi sur une référence que je n’ai pas suffisamment faite à mon sens.

Et le dernier traitement dont j’aimerais vous parler c’est celui de la sismothérapie, des électrochocs ou l’électro convulsivothérapie donc qui consiste à faire une anesthésie avec curarisation d’une dizaine de minutes du patient pour appliquer deux électrodes pour faire passer un courant alternatif afin de déclencher une crise d’épilepsie généralisée tonicoclonique et donc ça, c’est un traitement qui a toute sa pertinence et qui n’est pas bien sûr un traitement de première intention parce qu’il est très lourd, il charge avec lui son lot de fantasmes et puis il n’est pas non plus sans effet secondaire en dehors des effets secondaires de l’anesthésie, il provoque aussi des troubles de la mémoire assez importants. Néanmoins c’est vrai que pour les mélancolies résistantes, il peut s’avérer extrêmement efficace et moi j’ai vu des sorties de mélancolies profondes au bout de deux trois séances de sismothérapie et avec plus rien d’autre en fait. Il faudra aussi envisager un traitement de prévention des rechutes mais c’est vrai que dans les mélancolies résistantes, c’est quelque chose d’absolument terrible en fait, parce que vous avez un patient qui veut mourir, qui est tout à fait déterminé à mourir tout en étant dans la toute-puissance, qui ne mange plus, qui ne boit plus qui est dans des états de repli terribles et c’est vrai que quand vous êtes absolument démuni qu’il ne prend pas de traitement, vous êtes obligé de le lui imposer par injection – or tous les traitements ne se font pas par injection et donc vous avez un arsenal thérapeutique pharmacologique très réduit – la sismothérapie ça peut vous sauver des situations cliniques redoutables et donc je pense que, même discutant la pertinence de ce traitement, il reste à connaître dans le panel des traitements possibles, également dans les traitements de certaines phases maniaques très résistantes. Mais c’est moins le cas que pour les mélancolies profondes. Cependant la sismothérapie dite d’entretien, c’est-à-dire faire des séances régulières en prévention des rechutes, c’est assez médiocre comme résultat, ça marche plutôt dans les schizophrénies où ça peut avoir un grand intérêt, mais par contre dans la PMD, c’est assez inutile, donc c’est vrai qu’aller risquer de provoquer des graves troubles de la mémoire pour un résultat très médiocre, ce n’est pas forcément recommandé.

Donc voilà l’éventail des possibilités thérapeutiques de la PMD, en sachant bien évidemment que comme le  diagnostic de trouble bipolaire est porté souvent par excès, il faut faire attention à ne pas trop médiquer les patients même s’ils en ont forcément besoin. Ce que je n’ai pas assez précisé dans mon catalogue et dans la question des traitements de ces états, disons de la psychose maniaco-dépressive, c’est qu’il y a en fait deux grandes lignes thérapeutiques, il y a la cure des crises aussi bien maniaques que mélancoliques que la prévention des rechutes et c’est vrai que les traitements ne sont pas forcément identiques et cela même si les molécules peuvent être les mêmes : c’est vrai qu’on aura tendance par exemple comme je vous le disais avec la sismothérapie à ne pas proposer la sismothérapie en traitement de prévention des rechutes, le plus efficace étant les sels de lithium pour la prévention des rechutes, même dans les études versus placebo c’est le meilleur. Mais comme pour toute prescription, comme toute médication, la mono thérapie est à privilégier. Ce qu’on appelle la mono thérapie, c’est effectivement essayer de donner le moins de traitement possible et donc d’essayer de donner un seul traitement au patient. Dans ce cadre-là en prévention des rechutes, personnellement, j’aurais tendance à préférer les neuroleptiques atypiques à faibles doses qui finalement soignent pas mal le P de la PMD – tous mes collègues ne soignent pas comme moi – plutôt que les médicaments issus des antiépileptiques type Dépakote dont je vous parlais plus haut qui je trouve sont assez sédatifs et même s’ils ont une réelle efficacité reconnue et incontestable, je trouve qu’ils ont tendance un peu à abraser les capacités cognitives, les capacités créatives et que ça fait un peu des personnes qui sont, disons, comment on pourrait dire, ralenties.

L. Forgeot : Je voudrais juste reprendre quelques points parce que j’ai trouvé que c’était vraiment intéressant ce que tu nous as raconté. En tout cas la première chose, c’est que je voulais souligner le fait que la nostalgie d’états maniaques ce n’est pas que chez les patients. Les équipes aussi sont nostalgiques des états maniaques des patients qu’elles accueillent, c’est-à-dire que quand le patient se déprime, c’est bien plus intolérable pour les équipes et elles sont dans quelque chose d’assez douloureux avec les patients à ce moment-là. En pouvant dire « mais quand même la créativité s’est éteinte, elle ne dessine plus, elle ne fait plus ce qu’elle faisait », cette incroyable vérité qui émane de l’état maniaque, elle est assez saisissante, il y a quelque chose d’assez touchant dans les états maniaques. On ne peut pas les supporter mais en tout cas c’est assez touchant parfois quand on a l’impression que tout d’un coup l’individu peut exprimer quelque chose d’une vérité subjective. Ce qui est à l’inverse tout aussi le cas parfois dans certains cas de mélancoliques qui s’abandonnent à la mort et c’est-à-dire à la possibilité de ne plus être dans cette tension du désir et de la pulsion et de dire non un peu à cette question du désir jusqu’au fameux Nirvana jusqu’à l’extinction de toutes les pulsions, il y a aussi quelque chose de la vérité là-dedans qui est assez douloureusement relié à la question, je dirais, de la tragédie de l’humain et je crois qu’il ne faut pas négliger cet aspect-là parce que je pense que c’est pour ça la question de la PMD  nous touche et nous concerne particulièrement. Je crois que la PMD porte bien son nom. C’est-à-dire qu’il y a des structures psychotiques stabilisées mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas sur une structure psychotique. Et la question de la structure est fondamentale pour vous dans l’exercice que vous allez avoir parce que je pense que c’est là-dessus qu’il faut avoir « du nez » parce qu’il ne faut pas se mettre à faire des interprétations un peu sauvages ou accompagner quelqu’un dans une association sans fin. Quand il y a une structure psychotique, il faut être un peu précautionneux. Parce que parfois certains ont des TOC, certains mécanismes de défense ils sont plutôt à préserver pour préserver quelque chose d’une adaptation sociale. Enfin, je voulais relever avant de vous parler de la question des enfants, le paradoxe peut-être et qui est dans toute la question de la bipolarité entre le fait que cette bipolarité, cette psychose maniaco-dépressive, elle se traite de la même façon par des sismothérapies, c’est-à-dire par une crise d’épileptique provoquée que par des antiépileptiques parce que le Dépakote, le Lamictal, ça ce sont des antiépileptiques. Donc il y a quand même ce paradoxe à relever, c’est-à-dire qu’on peut donner deux traitements qui sont complétement contraires pour la même maladie, c’est quand même assez rare en médecine ça. Et ça vient du fait, de l’idée que la sismothérapie, on n’a absolument aucune idée de comment ça marche non plus, mais qu’il s’agit d’une espèce de rebooting neuronal, où tout d’un coup il y aurait d’un coup un largage massif de neuromédiateurs, une espèce de reset comme sur un ordinateur où on remettrait à zéro le compte des neuromédiateurs qui se libéreraient pour une espèce de balance, de tiédeur comme tu disais, et où finalement il y aurait un équilibre entre les voies sérotoninergiques, dopaminergiques, noradrénergiques, enfin voilà. Et tout ça, c’est évidemment très fantasmatique puisqu’on peut aussi bien dire on va les resetter comme ça, on va les arrêter, on va les calmer.

Pour les enfants et les ados c’est assez particulier, pas juste pour le régime d’hospitalisation, bien sûr ils sont hospitalisés à la demande de, avec l’accord de leurs parents ou alors avec l’accord d’un juge des enfants en tout cas dans un registre de protection, on peut tout à fait déroger à l’accord parental quand il n’est pas adéquat, mais je dois dire qu’au bout de 10 ans de pratique pédopsychiatrique en unité fermée, un vrai état maniaque, j’en ai vu un seul, donc c’est assez rare et je ne crois pas que ça commence de sitôt et je crois qu’au départ quand ça arrive chez des enfants et des adolescents c’est là qu’en fait on voit la psychose plus que la question de l’humeur. Parce que chez les enfants et les adolescents, la question de l’agitation psychomotrice, du ludisme, l’association, la rapidité, la tachypsychie, elle est assez omniprésente dans la clinique des enfants et des ados et donc ce n’est pas ce qui nous polarise. Donc peut-être c’est pour ça que notre diagnostic d’emblée, il va plutôt vers un aspect plus structurel. On peut d’emblée dire qu’il y a une psychose et que c’est pour ça que ça s’agite autant.

C.Rumen : Classiquement, la PMD c’est des pathologies des plus de 40 ans, c’est plutôt 40/50

Notes