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EPhEP, le 31/01/2022 

Dr Rumen : Bonsoir Claudine. Ce soir nous avons la chance, le privilège, d’accueillir Claudine Lanzarotti qui est psychologue clinicienne à la Policlinique, psychanalyste membre de l’ASPF et qui va nous parler de quelque chose qui a trait à la question de l’inceste. Voilà le teasing de la soirée.

C. Lanzarotti : D’accord merci. Je vais vous parler ce soir de l’inceste, qui est un thème vaste comme l’océan, et je vais d’abord vous donner mon plan de vol en quelque sorte.

Pour introduire cette problématique, je vais démarrer avec un épisode de la Bible hébraïque, celui de Noé, et vous comprendrez assez vite, j’espère, pourquoi. D’ailleurs à ce sujet, je vais tout de suite faire une mise au point, pour vous dire que je n’aborde pas évidemment le texte biblique sous l’angle de la croyance, mais comme un mythe, et pour sa portée anthropologique. Freud, dans ses élaborations théoriques, s’est beaucoup appuyé sur des textes de la mythologie grecque, mais aussi sur certains épisodes bibliques, et Lacan s’est toujours beaucoup référé à la Bible hébraïque et à d’autres textes de la tradition juive. Tout au long de son enseignement d’ailleurs, Lacan a fortement conseillé à ses élèves et aux analystes, tout aussi aguerris qu’ils soient, d’en faire eux-mêmes une lecture attentive. C’est ce que j’ai fait, mais tout en étant guidée et en m’appuyant sur l’enseignement que j’ai la chance de suivre depuis longtemps auprès du philosophe Marc-Alain Ouaknin, avec toute l’ouverture qu’il permet sur une infinité de textes qui accompagnent cette interprétation du texte biblique dans la langue hébraïque originelle.

Je reprends mon propos. Je vais donc m’appuyer sur deux passages de ce texte mythique : il y aura Noé, pour introduire la question de l’inceste, et plus tard dans le cours de l’exposé j’utiliserai l’épisode de la Tour de Babel, dont vous verrez que c’est à la fois l’inverse de ce qui se passe dans le monde du contexte de Noé, tout en étant aussi une situation qui ne peut que produire l’inceste.

Après Noé je vous parlerai de la façon dont la loi est apparue dans le monde des humains. Nous partirons du cycle infernal de la violence qui entraîne la vengeance qui entraîne la violence, pour passer au sacrifice, et pour arriver ensuite à la justice. Et c’est alors que je pourrai parler de l’introduction de la loi de prohibition de l’inceste, vue par Freud d’abord puis par Lévi-Strauss. Et je terminerai avec le livre de Camille Kouchner, qui permet de voir à l’œuvre la clinique de la perversion, c’est-à-dire l’envers de ce que produit ou permet la prohibition de l’inceste. Voilà le programme de notre voyage de ce soir, et nous allons donc commencer avec l’épisode de Noé.

L’aventure de Noé apparaît assez tôt dans la Genèse, dès la fin du chapitre 6. Le gros de l’histoire, c’est que Dieu constate la dépravation de l’homme et du monde qu’il a créé, et il décide d’engloutir sous un déluge le monde entier, sauf Noé, sa femme, leurs trois fils et leurs femmes, ainsi qu’un certain nombre de couples d’animaux.

Alors pourquoi ce déluge ? Et c’est là que ça nous intéresse au sujet de l’inceste. C’est que peu après la création du monde, le chaos commençait à régner sur la terre, dit le texte biblique. Par exemple un verset dit : « La terre était corrompue et remplie de violence ».

Là, je vous résume le texte tel qu’il est écrit. Dieu convoque Noé et lui dit qu’il a décidé d’en finir avec tous les humains. Et tout de suite après il lui donne toutes les mesures nécessaires pour construire la fameuse arche. Puisqu’on va s’intéresser à l’inceste, voyons ce que veut dire le texte biblique en parlant de corruption ou de dépravation. En le lisant, on comprend qu’il s’agit d’aberrations sexuelles qui aboutissent à un brouillage des différences. Un commentaire du Talmud (le Talmud étant lui-même un commentaire infini du texte biblique) dit que le chien s’accouplait avec le loup, le coq avec le paon. La terre elle-même s’est conduite en débauchée, continue le commentaire, on y semait du blé et elle donnait de l’ivraie.

Je pense intéressant de préciser que l’ivraie est une plante fourragère assimilée aux mauvaises herbes, et qui est nuisible aux céréales. Il faut savoir aussi que la racine du mot hébreu qui dit « l’ivraie » est la même que celle qui dit le mot « prostitué ». Donc vous voyez les hommes voulaient cultiver du blé mais ils récoltaient la prostitution. Ce qu’il importe de comprendre, c’est qu’on est dans un contexte de dérégulations multiples et variées – ou avariées - qui entraînent la confusion, le mélange des espèces et des ordres. Une telle confusion qui fait qu’il n’y a plus de condition du vivre ensemble. Et pour résumer, le monde qui entoure Noé et les siens, que j’appellerai désormais le monde d’avant le Déluge, est un monde où les dispositions séparatrices, les différences de genres, de générations, d’espèces, bref toutes ces dispositions séparatrices ont disparu et il n’y a plus aucun repère possible. Je vous lis maintenant quelques phrases d’un commentaire rabbinique déjà très ancien, qui va sans doute vous frapper par les échos qu’il peut avoir avec notre monde actuel. Le rabbin qui commente ces versets de l’épisode de Noé écrit d’abord, je cite, que « Le vol, les mariages immoraux et la corruption des mœurs ont toujours existé sur la terre, depuis le début, mais la société sait se protéger de tels délits grâce à ses cachots et ses pouvoirs correctionnels ». Il poursuit : « L’iniquité qui conduit l’homme à sa ruine comprend un délit assorti de ruse ou de malice que la justice des hommes n’a pas les moyens de poursuivre, mais que seule la voix de notre conscience saurait empêcher. Or, [dit-il] cette voix est étouffée quand la société sombre dans la perversité, et rien ne peut désormais arrêter la catastrophe ».

Donc, vous voyez que les penseurs de cette tradition ont des réflexions assez lucides sur l’humain, et qu’ils perçoivent le récit de Noé comme un avertissement sur les dangers de la perte de ce qu’ils appellent la voix de notre conscience, ce que nous appelons nous dans notre vocabulaire, le surmoi. C’est le moment de vous dire, et je suis sûre que vous en serez intéressés, de vous dire que le mot hébreu qui dit « déluge » est un mot que vous connaissez très bien, même s’il est de nos jours un peu suranné. C’est un mot que vous avez de toute façon entendu, même si vous ne l’avez pas utilisé, et qui est dans notre langue un synonyme de « complètement cinglé », « complètement fou » : c’est le mot « maboul ».C’est comme ça qu’on dit « déluge » en hébreu. Le monde était devenu complètementmaboul, et Dieu lui-même a fait sombrer le monde, sauf Noé et les siens, dans un maboul, c’est-à-dire qu’à la folie des hommes, Dieu a répondu par la folie dumaboul.

Je continue maintenant à suivre le texte et je vais partager avec vous un commentaire de Marc-Alain Ouaknin. Dieu dit alors à Noé, ce qui est marqué dans le texte : les dimensions pour construire l’arche, ce sera : hauteur 30 coudées, longueur 300, largeur 50. Il faut aussi savoir qu’en hébreu, chacune des lettres de l’alphabet possède une valeur numérique, et que quand on trouve un chiffre ou un nombre dans le texte biblique, les règles classiques d’interprétation disent qu’on peut, et même qu’on doit, le remplacer par la lettre ou le mot qui a la même valeur numérique. C’est ce qu’ont fait les commentateurs, bien sûr, depuis des siècles, et ils ont vu que 30 c’est la valeur de la lettre qui correspond à notre L, 300, c’est la valeur de la lettre qui correspond au son « ch », et 50 la valeur qui correspond à notre lettre N. Et ces trois lettres mises ensemble permettent d’écrire le mot hébreu « lachon » (vous entendez le « L », le, « ch », « n », « lachon ») qui veut dire à la fois la langue comme l’organe qui nous sert à parler, et la langue entendue comme le langage.

Par ailleurs, les commentateurs ont aussi insisté sur le fait que le mot hébreu qu’on a traduit en français et dans les autres langues par « arche », est en fait un mot qui, de nos jours en hébreu encore, veut dire « mot ». Le mot, si je cite encore Ouaknin, « c’est donc un mot que Dieu commande à Noé de construire, un mot qui a les dimensions du langage ».C’est-à-dire qu’on aurait pu traduire, à la place de ce qui est mis actuellement, « Dieu dit à Noé de fabriquer un mot et il lui donna, pour le faire, les dimensions du langage ».

Ce que nous dit l’épisode de Noé, si on tient compte de cette interprétation qui est tout à fait permise, puisqu’elle utilise les règles d’interprétation classique de la tradition juive, c’est que le sauvetage de l’humanité perdue dans la perversion passe par le langage et la parole. Contentons-nous de retenir que l’épisode de Noé nous introduit directement dans la question du langage comme mode de sortie du chaos de l’indifférenciation que crée la perversion. Je dis cela parce que je voudrais voir avec vous ce soir comment la question de l’inceste, ou plutôt de l’interdit de l’inceste, et celle du langage sont liées. Parce qu’elles le sont.

L’étude du mot « inceste » peut déjà nous donner quelques pistes. « Inceste » est dérivé du latin « incastus » qui veut dire « non coupé ». Selon certains dictionnaires « castus » veut dire « maintenu dans son intégrité ». C’est aussi un ancien dérivé de « careo », qui veut dire « manquer, [être] privé » et je suppose que c’est de là que vient la notion que l’on connaît nous, de carence. Le sens initial de « castus » serait « séparé par », en lien avec l’idée de « chaste, propre et pur ». De tout cela on peut dire que, est dans l’inceste ce qui est non séparé, non maintenu dans son intégrité, en même temps que ce qui n’est pas privé, c’est-à-dire ce qui ne connaît pas le manque. Et je pense qu’il faut que vous reteniez ce point car je pense qu’il est très important.

Je reviens à la construction de l’arche, ou du mot, parce qu’elle n’est pas finie. Les versets continuent et Dieu dit : « Tu distribueras cette arche en cellules, tu feras une lucarne vers le haut de la taille d’une coudée, tu feras une porte sur le côté, et tu feras un étage inférieur, un deuxième et un troisième étage inférieur ». Rachi, le plus grand commentateur talmudique de la Bible, qui était un rabbin français né en Champagne en 1040, pour que vous voyez où on est, et qui a vécu là-bas jusqu’à sa mort en 1105, commente la Bible et il explique : « Trois étages superposés veut dire en haut pour les humains, au milieu pour les animaux, et en bas pour les déchets ».

Si on fait le lien de ce qu’il dit avec l’étymologie que l’on vient de voir du mot « incastus » ou de l’inceste, on pourrait dire que la construction de l’arche va totalement à l’encontre de la non-séparation.

Au contraire, on comprend qu’elle vise à instituer toutes sortes de séparations et de différenciations. Des séparations entre les hommes et les femmes, et du côté des animaux entre mâles et femelles, pour bien marquer la différence des sexes, séparation aussi selon les ordres, selon les genres, indication bien précise des mesures du haut, du bas, du côté, bref c’est en tout point un ré- ordonnancement qui est à l’œuvre. Et il faut des ouvertures sur l’extérieur, en aucun cas cette construction ne doit être tournée sur elle-même. Elle doit permettre d’avoir accès au dehors, et la porte est là non seulement comme garantie de l’entrée, mais de la sortie. Et cela il faudrait le garder en tête aussi pour tout à l’heure quand on examinera ce qui se passe dans l’épisode de la Tour de Babel. Et ensuite aussi dans la triste affaire de Camille Kouchner.

Donc Noé, après ce séjour dans le mot qui a les dimensions du langage et tout ce que je viens de vous énumérer, sort de l’arche après le Déluge, et Dieu s’adresse à lui pour deux choses concomitantes : il va lui donner quelques lois, au nombre de sept précisément, et il va établir avec lui une alliance. Et la seule chose que je peux vous dire pour résumer les choses, c’est que la première des lois qu’il va lui donner va être d’installer des tribunaux de justice pour régler les conflits entre les personnes et pour établir des lois, et parmi les règles négatives qu’il lui donne de ce qu’il ne faut pas faire, il va aussi interdire, entre autres, le meurtre et l’inceste.

Quittons la Bible pour le moment, et puisque je viens de parler des premières lois et de la première fois qu’on a l’interdiction de l’inceste et du meurtre, quand Noé descend de l’arche avec le mot et le langage.

On va survoler très rapidement l’histoire de l’avènement de la loi grâce à ce que nous enseigne l’anthropologie juridique. Elle nous apprend que l’apparition d’une certaine conscience collective remonte à la préhistoire, au moment où des cellules familiales humaines se constituent, pour s’entraider face aux animaux, et où les hommes prennent conscience de la nécessité d’une organisation dans le groupe auquel ils appartiennent. Comme le dira Durkheim, « il ne peut pas y avoir de groupe social sans contrainte collective ni renoncement individuel ». On pourrait aussi le rappeler aujourd’hui de nos jours, mais je ne vais pas me lancer là-dedans.

C’est donc le début d’une conscience collective qui va instituer une hiérarchie sociale, et qui va donner naissance à une activité religieuse liée à la nature. La société fonctionne par délégation du dieu, dont la parole est interprétée par un chef, dont l’autorité tient à sa force physique et à sa domination sur les animaux sauvages.

Le meurtre, la mise à mort pour des raisons de survie et de nourriture existent aussi sous la forme des sacrifices. On met à mort un homme ou un animal pour une offrande aux dieux, ou pour remercier la nature pour ce qu’elle apporte à l’être humain. Mais on met aussi à mort pour d’autres raisons. Les hordes qui connaissaient déjà un système interne de hiérarchie tuaient le chef quand il devenait trop despotique, pour le remplacer par un plus jeune. Et cette mise à mort volontaire se répétait de temps en temps.

C’est la théorie de Darwin, que Freud va reprendre à son compte pour inventer son propre mythe du meurtre du père de la horde primitive, je vais en parler dans un instant. Ce qu’il faut garder en tête, c’est que dès le moment où un groupe d’humains découvre la solidarité, il développe des règles de morale pour permettre cette vie en société.

Mais, à ce stade, ces règles et la religion sont amalgamées, le droit est inspiré par les divinités mais il est quand même impliqué seulement à l’homme par lui-même. Le meurtre, évidemment, a toujours existé, dans le texte biblique, on le trouve dès le chapitre 4 de la Genèse avec le meurtre d’Abel par son frère Caïn, meurtre qui est précédé par la relation incestuelle d’Ève avec son fils. Donc le texte nous montre qu’inceste et meurtre sont liés, et que l’inceste conduit au meurtre.

Mais revenons un instant à l’aube de l’humanité, 10 000 ans en arrière de nous, quand il n’y avait pas encore de lois, ni de police pour les faire appliquer. La violence se déchaînait dans les clans pour de multiples raisons, dont l’insuffisance de femmes et aussi de nourriture. Chaque violence entraînait une rétorsion, qui à son tour entraînait la violence, dans un processus infini.

Et c’est alors que l’homme a inventé le sacrifice d’animaux ou d’humains. René Girard parle du sacrifice d’animaux que l’on observe dans de nombreux rituels de l’univers hébraïque, et de l’Antiquité classique, en disant que c’est la communauté entière que les sacrifices protègent de sa propre violence, en la détournant vers des victimes qui lui sont extérieures. Pour expliquer l’efficacité du sacrifice il écrit : « C’est la violence intestine, ce sont les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches, que le sacrifice prétend d’abord éliminer. C’est l’harmonie de la communauté qu’il restaure, c’est l’unité sociale qu’il renforce. Qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains, quel que soit leur statut ou leur âge etc. le sacrifice a une fonction qui répond à un critère bien précis. La communauté qui assassine de façon rituelle ne s’expose à aucune représaille ».

Et c’est cette question des représailles qui est essentielle. Le sacrifice est une violence qui peut s’exercer parce qu’elle est sans risque de vengeance. Girard insiste beaucoup sur ce point, la vengeance constitue un processus infini, interminable. Chaque fois qu’elle surgit en un point quelconque d’une communauté, elle tend à s’étendre et à gagner l’ensemble du corps social. La multiplication des représailles met en jeu l’existence même de la société. C’est pourquoi la vengeance fait partout l’objet d’un interdit très strict.

C’est là qu’il pose l’idée que le principe de justice ne diffère pas réellement du principe de vengeance. Ce que fait le système judiciaire, c’est écarter la menace de vengeance. Il ne la supprime pas, il la limite à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance, et comme il le dit « Il n’y a dans le système pénal aucun principe de justice qui diffère réellement du principe de vengeance ».

C’est le même principe qui est à l’œuvre dans les deux cas, mais il y a une différence énorme sur le plan social. La vengeance n’est plus vengée, le processus est fini, le danger d’escalade est écarté. Donc, ce qui différencie la violence qu’exercent la justice et la loi de la violence qu’exerce une vengeance privée, c’est que la justice institutionnalise, pose un cadre au rapport à la violence. La peine capitale devient un meurtre légal.

Et Freud aussi, dans L’avenir d’une illusion établit le même rapport entre la vengeance avec son cycle interminable et la justice. Il écrit : « Le danger égal pour tous qu’est l’insécurité de la vie unit désormais les hommes en une société qui interdit aux individus la mise à mort, et se réserve le droit de mettre à mort collectivement celui qui transgresse l’interdit. Cela s’appelle alors justice et punition ». Les premières limitations morales, l’interdit du meurtre et de l’inceste, apparaissent sur le terrain du totémisme, dit-il.

Et c’est dans Totem et tabou, qu’il va exposer sa fameuse thèse de la horde primitive pour expliquer le début de la moralité des êtres humains et le commencement des organisations sociales et des règles morales.

Cette thèse, il va la construire en faisant une sorte de fusion entre deux théories anthropologiques existantes. Les frères se réunissent, abattent et consomment le chef de la horde, substitut du père, mettant ainsi fin à la horde paternelle. Mais Freud ne se contente pas de cette fusion, il y ajoute sa lecture psychanalytique. Il imagine, comme il dit lui-même, « une hypothèse qui peut paraître fantastique », ce sont ses mots. Les fils de la horde abattent ce père, haï et envié, qui s’opposait à leur besoin de puissance et à leurs revendications sexuelles, et une fois leur assassinat commis, la satisfaction d’avoir pu s’identifier à lui et celle d’avoir assouvi leur haine laissent place aux motions tendres qui faisaient partie de l’ambivalence des sentiments qu’ils éprouvaient envers lui.

Freud parle ici de ce que la psychanalyse lui a permis d’identifier, tant dans le développement normal de l’enfant que chez le névrosé, à savoir l’omniprésence de l’ambivalence des sentiments, avec la permanence à la fois des désirs et des interdits qui s’y opposent, et la culpabilité inconsciente qui en découle.

Une fois leur acte accompli, et une fois que sont apparues les motions tendres et avec elles la conscience de culpabilité, les fils de la horde ont pu déclarer désormais interdite la mise à mort du substitut paternel, et s’interdire d’eux-mêmes l’accès aux femmes devenues libres. Ce qui concorde avec les deux souhaits refoulés du complexe d’Œdipe. Ce tabou, l’interdit de l’inceste, avait un fondement pratique fort, explique Freud. Une fois le rival le plus redouté disparu, chacun des frères était le rival de l’autre auprès des femmes qui étaient désormais libérées de la mainmise du père. Ils auraient pu s’entretuer à cause de leurs besoins sexuels, chacun aurait voulu, comme le père, les avoir toutes à soi. Et la nouvelle organisation aurait disparu sous la violence.

Pour survivre ensemble, les frères devaient ériger l’interdit de l’inceste et renoncer, tous à la fois, aux femmes désirées par eux. C’est comme ça qu’ils sauvèrent l’organisation qui les avaient rendus forts, et qu’ils permirent le développement des sentiments sociaux fraternels, qui sont très influents sur le développement de la société, dit Freud. Il écrit : « Les frères, en se garantissant ainsi mutuellement la vie, énoncent que personne d’entre eux ne peut être traité par l’autre comme le père l’a été par eux ensemble. À l’interdit fondé religieusement de tuer le totem, s’ajoute maintenant l’interdit fondé socialement du meurtre du frère ».

Et il va se passer encore beaucoup de temps avant que le commandement cesse de se restreindre aux compagnons de tribu, et revête ce simple énoncé : « Tu ne tueras point ».

Tu ne tueras point qui est un des interdits qui est donné dans la Bible à Noé par Dieu dès qu’il est descendu de son mot muni de son langage.

Alors je n’irai pas plus loin dans la lecture du texte de Freud, parce que je voulais surtout montrer que, pour lui, l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre vont forcément de pair et ne peuvent pas être dissociés. Il faut bien s’interdire de reproduire le comportement du père de la horde si on ne veut pas courir à son tour le risque d’être assassiné.

L’exogamie est donc la conséquence du meurtre du père de la horde. Freud insiste beaucoup sur la notion de conscience de culpabilité comme un des éléments qui permet à la société de survivre. Et vous entendez peut-être le point commun avec le commentaire que je vous ai cité, qui date d’il y a des siècles, tout à l’heure, au sujet du monde d’avant le Déluge, commentaire qui disait que si les hommes perdaient la voix de leur conscience, ils arriveraient à la perversion et courraient à la catastrophe.

Alors, puisqu’on parle d’exogamie, il est incontournable d’aller voir maintenant… je ne vais pas trop vite ? Céline, tu me dis si ça va trop vite.

Dr Rumen : Ça va très bien.

C. Lanzarotti : Puisqu’on parle d’exogamie, il est incontournable d’aller voir maintenant du côté de Lévi-Strauss et de sa thèse Les structures élémentaires de la parenté, auquel Lacan s’est référé pour dire ce qu’il en est de la loi.

Ce que dit Lévi-Strauss de l’organisation nécessaire à une société, rejoint tout à fait ce qu’avait dit Freud dans le mythe dont je viens de parler, même s’il n’est pas d’accord avec la temporalité que donne Freud mais je ne vais vraiment pas entrer là-dedans ce soir, ce n’est pas intéressant pour nous ce soir. Lévi-Strauss est d’accord avec le fait que la prohibition de l’inceste oblige les enfants à obtenir des partenaires sexuels en dehors de la famille biologique. Mais la thèse de Lévi-Strauss va plus loin et dans d’autres directions.

Il n’y a pas que de l’interdiction dans la prohibition de l’inceste, il y a aussi de l’obligation, l’obligation d’être dans l’échange. Car en obligeant le noyau biologique de la famille à se casser et à s’ouvrir avec l’échange des femmes, cela entraîne un échange de personnes, qui lui-même entraîne toutes sortes d’échanges qui touchent à l’ordre religieux, politique, économique, artistique etc.

Mais ce qui m’a intéressée pour ce soir est d’essayer de comprendre pourquoi Lévi-Strauss et Lacan avec lui, ont affirmé que l’interdit de l’inceste était une loi identique à un ordre de langage.

Dans sa thèse, Lévi-Strauss commence par distinguer ce qui, chez l’homme, est de l’ordre de la nature versus ce qui est de l’ordre de la culture. Et il affirme que la prohibition de l’inceste présente sans la moindre équivoque les deux aspects concomitants.

Elle constitue une règle puisque c’est un ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d’institutions, donc elle relève de la culture, du social, mais en même temps, et c’est ce qui est remarquable, c’est qu’elle est universelle. Puisqu’il n’existe pas une seule population humaine organisée qui n’y soit pas soumise. Et l’universalité elle caractérise, pour les ethnologues, le registre de ce qui est naturel à l’homme, ce qui est indépendant des cultures.

Lévi-Strauss cite d’ailleurs un autre ethnologue qui a dit « si l’on demandait à dix ethnologues contemporains d’indiquer une institution humaine universelle, il est probable que neuf choisiraient la prohibition de l’inceste ».

Plusieurs l’ont déjà formellement désignée comme la seule institution universelle. Lévi-Strauss est catégorique : il n’existe pas de groupe humain chez lequel aucun type de mariage n’est prohibé. Le mariage n’est jamais autorisé entre tous les proches parents mais seulement entre certaines catégories, et par ailleurs lorsqu’il y a des unions consanguines, elles ont soit un caractère temporaire et rituel, soit un caractère officiel et permanent mais elles restent dans ce dernier cas le privilège d’une catégorie sociale très restreinte.

Et alors Lévi-Strauss, dans sa thèse, donne un nombre énorme d’exemples de la diversité des formes que prend la prohibition d’inceste sur notre planète.

Dans notre société, par exemple, on est sous la règle de la prohibition de l’inceste simple qui correspond à ce que Freud a décrit dans Totem et tabou, c’est-à-dire que chaque homme a la liberté théorique de prétendre à n’importe quelle femme du groupe, moyennant la renonciation à certaines femmes déterminées du cercle de la famille, et cette liberté, elle est assurée par l’extension à tous les hommes de la même prohibition que celle qui frappe chacun d’eux en particulier.

Dans le monde entier, selon le pays, la culture, l’ethnie, la tribu, les situations sont d’une diversité foisonnante. Mais à chaque fois, Lévi-Strauss montre que dans tout groupe humain où des mariages consanguins sont possibles, comme c’est le cas chez nous, parce que chez nous des cousins germains peuvent parfaitement se marier entre eux, et ces types de mariages autorisés chez nous feraient se dresser les cheveux sur la tête de certaines ethnies ou de certaines sociétés dans lesquelles ils sont considérés comme tabou.

Donc on peut dire qu’il y a partout certaines unions consanguines qui existent, mais il y en a toujours d’autres qui constituent un cadre qui circonscrit les liens et qui les ordonne.

Alors d’où vient cette prohibition de l’inceste, se demande Lévi-Strauss, et quelle est sa place, sa signification, parce qu’il dit lui-même qu’elle lui apparaît comme un redoutable mystère. Et en fait, le mystère s’éclaire pour lui, et il va aussi j’espère s’éclairer pour nous, quand on cesse de s’interroger sur l’interdiction. Quand on arrête de scruter les différences entre telles ou telles cultures parce que on s’y perd tellement il y en a.

Et le mystère s’éclaire quand on délaisse la question de ce qui est interdit, pour s’intéresser à ce que cette interdiction permet. À ce à quoi elle ouvre. À ce qui n’existerait pas sans cette interdiction.

Et ce qu’elle permet, dit-il, c’est l’échange. C’est ce qui ressort comme la base fondamentale et commune de toutes les modalités de l’institution matrimoniale. Par l’interdiction du mariage, selon certaines catégories, peu importe lesquelles, parce que ce qui compte c’est la finalité qui assure la circulation totale et continue de ces biens du groupe par excellence que sont ses femmes et ses filles. J’espère qu’il n’y a pas trop de féministes et du mouvement du wokisme qui m’écoutent, mais… je passe. L’exogamie fournit le seul moyen de maintenir le groupe comme groupe, d’éviter le fractionnement et le cloisonnement qu’apporterait la pratique des mariages consanguins si on avait recours à eux avec persistance ou seulement même de façon trop fréquente, dit-il. Ce type de mariage ne tarderait pas à faire éclater le groupe social en une multitude de familles qui formeraient autant de systèmes clos, de monades sans porte ni fenêtres, écrit Lévi-Strauss.

Mais vous allez voir qu’à mon avis, ce que décrit Camille Kouchner, c’est exactement ce cas-là. La porte et la fenêtre, vous avez peut-être pensé comme moi quand j’ai lu ces mots, à l’arche de Noé. Ce n’est certainement pas un hasard s’il y a cet écho entre le voyage structuré et structurant rempli de dispositions séparatrices de Noé et des siens, et cette règle universelle d’interdiction de l’inceste, qui bien que sous des formes tellement variées qu’elles pourraient apparaître contradictoires, est une règle qui garantit, nous dit Lévi-Strauss, sous quelque forme qu’elle se présente, le principe de l’échange généralisé.

Qu’est ce qui rapproche le thème de Noé du thème de l’inceste ? C’est ce à quoi Noé et les siens échappent, en montant dans cette arche, dans ce mot qui a les mesures du langage. Ils échappent exactement à ce que Lévi-Strauss décrit du danger qui menacerait les sociétés sans prohibition de l’inceste. Ils échappent à tout ce que je vous ai décrit tout à l’heure, ce monde que Dieu a décidé d’engloutir, parce qu’il n’est qu’effacement de la différence des sexes, effacement de la différence entre les générations, entre les genres, brouillage de tout. Un monde fou, complètement maboul. Et à propos des risques signalés par Lévi-Strauss, si une culture fonctionnait en vase clos, tournée sur elle-même, sans échange avec le reste du monde, cela donnerait ce qu’on trouve dans l’autre épisode biblique dont je voulais vous parler, qui est connu sous le nom de la Tour de Babel.

Il est malheureusement aussi célèbre que mal connu parce que la plupart des gens, et c’était même mon idée avant que je l’étudie avec Marc-Alain Ouaknin, je l’avoue, pensent que Dieu a voulu punir les hommes parce qu’ils ont eu la présomption de vouloir l’égaler et monter aussi haut que lui. Mais c’est une lecture très réductrice, voire infantile. D’ailleurs, il est intéressant de voir qu’elle repose sur une idée assez en vogue en ce moment, que celui qui possède le pouvoir est prêt à tout pour empêcher les autres d’y accéder.

En fait il n’y a rien de tout cela dans le texte biblique quand on l’étudie sérieusement. Ce qu’on découvre, c’est que les hommes de Babel veulent vivre cimentés les uns aux autres et former un monde totalement fermé sur lui-même. Ils veulent rester entre eux, rien qu’entre eux, au point même, il y a des versets qui le disent, qu’ils déclarent qu’ils vont eux-mêmes se fabriquer leur propre nom.

Le texte dit bien que la langue qu’ils parlent ne tient plus compte de toutes les différences que portaient les différents clans et cultures. C’est devenu un système de communication égal à celui des animaux entre eux, parce qu’il transmet des messages qui sont liés à un domaine très limité de l’expérience, et dont ils ne peuvent pas sortir. C’est-à-dire un langage totalement dépourvu d’équivocité, et de possibilité de double sens. Alors cela peut vous sembler un peu abscons parce que vous n’avez pas le texte sous les yeux, vous ne l’avez pas étudié, mais c’est ce qui est décrit finalement dans ce que font les hommes de Babel.

Les hommes, les femmes et les enfants de Babel montent et descendent en portant de lourdes pierres, auxquelles ils finissent par être assimilés, ou pire, parce qu’on lit dans le texte que la perte d’une pierre les fait pleurer pour ce qu’elle signifie de travail en plus qu’ils vont avoir à effectuer, mais pas pour celui qui en tombant a trouvé la mort. Chacun est interchangeable, ce qui compte, c’est de monter toujours plus haut, au point qu’ils ont même oublié pourquoi ils le font et la valeur de la vie. Ils ne sont plus des humains, puisqu’aucune différenciation entre eux n’est prévue ou possible. Et ce que le texte dit, c’est que Dieu observe tout cela, et il se dit qu’il faut les empêcher d’aller plus loin, sinon ils ne vont plus du tout pouvoir penser. Et Paul Ricoeur qui fait un commentaire de cet épisode et de l’intervention de Dieu dit que en confondant cette langue unique qui était devenue d’ailleurs une communication, et en dispersant les hommes sur la planète, Dieu les pousse et les destine à la traduction. Et la traduction elle-même est ce qui garantit l’incomplétude de tout dire, qui est vitale. Et qui fait de nous des humains. Le fait qu’en parlant, on ne peut pas tout dire.

Tout à l’heure je vous disais que Lévi-Strauss nous permet de comprendre l’interdit de l’inceste quand il oriente notre intérêt non pas sur ce qui est interdit mais sur ce à quoi l’interdit ouvre. Dans cet épisode de Babel, on peut trouver à peu près la même logique, et interpréter le non que Dieu impose à cette entreprise à la lumière de ce qu’il entraîne, à la lumière de ce qu’il ouvre. C’est-à-dire qu’en mettant fin à l’agglutinement morbide, il réintroduit la différence qui est, elle, porteuse d’individuation et de véritable liberté.

Je crois qu’on peut dire que l’épisode de Babel, c’est la mise en acte de l’incestuel et de l’inceste par le refus de tout contact avec l’extérieur, tandis que dans l’épisode de Noé, les hommes d’avant le Déluge mettent aussi en acte l’incestuel et l’inceste mais par le contraire, par le brassage débridé entre toutes espèces, genres, sexes et âges.

Les deux types de désorganisations sont à l’opposé, mais les opposés sont, nous le savons, la plupart du temps les deux faces d’une même médaille. Ici, cette médaille, c’est la question de la différenciation et de la séparation. Avec Babel on est sur le versant de l’identique, du même sur du même, avec les contemporains de Noé, on est dans le brouillage total. Dans les deux cas, on est dans une situation de recherche de jouissance sans limite.

Dans les deux cas, les conditions de l’avènement de l’identité et du langage sont bafouées. Et le non posé par le personnage tutélaire qui est Dieu est ce qui va permettre à un oui d’émerger, ce qui est exactement le rôle que joue l’interdit de l’inceste.

Le non à l’endogamie, c’est le oui à l’exogamie, et Lévi-Strauss regrette que beaucoup de gens perdent cela de vue en ne s’intéressant qu’à l’interdiction sans voir à quoi elle ouvre et tout ce qu’elle permet. Pour lui, l’interdit de l’inceste n’est pas un interdit comme un autre. Il est l’interdit sous sa forme la plus générale, et à quoi tous les autres se ramènent. Il est la loi des lois. Mais il va encore plus loin : il compare l’échange des mots et l’échange des femmes en disant : « Exogamie et langage sont universels de façon égale, et ils représentent deux solutions à une même fonction fondamentale : la communication avec autrui, c’est-à-dire la pensée symbolique, et l’intégration du groupe, c’est-à-dire la vie sociale ». Il est vrai que dans les deux cas, celui de l’échange des femmes et celui de l’échange des mots, il existe la possibilité et la liberté de se méprendre, de se mal-entendre, de s’équivoquer.

La double différence, différence des sexes et différences des générations, noyau du complexe d’Œdipe, est une donnée anthropologique fondamentale. Les fantasmes incestueux mettent en jeu ces différences, leurs limites et leurs limitations, mais les interdits de l’inceste les désignent et les organisent. En revanche, l’inceste, lui, attaque et détruit cette double différence.

J’en arrive, comme vous l’aurez sans doute deviné, au commentaire que j’ai préparé sur le livre de Camille Kouchner, dont j’espère que pas mal d’entre vous l’ont lu. J’annonce d’emblée qu’il n’est pas question pour moi d’entrer dans tous les débats qui ont agité les médias autour de ce livre, mais il est vrai que c’était à l’époque, l’année dernière quand il est sorti, maintenant c’est un peu retombé. Ce qui m’intéresse, et pourquoi je veux en parler avec vous, c’est la clinique psychanalytique de l’incestuel et de l’inceste, qu’on peut aussi appeler dans ce cas la perversion. Et comment elle peut éclairer toutes les questions de la loi des lois et du langage. J’évoquerai aussi à certains moments le livre de Vanessa Springora, Le consentement, le récit fait à l’âge adulte d’une jeune femme qui avait été séduite à 14 ans par Gabriel Matzneff, à l’époque un cinquantenaire, un écrivain très connu et très médiatisé, et elle décrit très bien de l’intérieur ce que la pseudo-liberté sexuelle qu’il revendiquait haut et fort implique, et comment une spirale de mécanismes enserre une adolescente en mal de père d’un côté, et qui a de l’autre côté une mère qui a une relation incestuelle avec elle, elle l’enserre dans la séduction narcissique de l’emprise. Je suppose d’ailleurs que c’est le hasard, et que cela ne reflète pas du tout la diversité et l’hétérogénéité des situations incestuelles et incestueuses mais dans les deux cas dont il s’agit, on trouve des éléments communs frappants.

Du côté de Camille comme du côté de Vanessa, une mère qui considère sa fille comme une égale et donc comme une rivale, ce qui montre que pour elles la différence des générations et la différence des places n’est pas acquise. Et un père absent, occupé ailleurs. La fonction paternelle est tellement peu claire, par exemple pour la mère de la jeune Vanessa, que quand sa fille lui demande si un de ses amants est important pour elle ou pas, la réponse de la mère est : « Il n’est pas question de remplacer ton père ». Cette formidable dénégation confirme bien que la place du père dans l’esprit de la mère peut être prise par un autre homme, pour peu qu’elle, elle y soit attachée. Pas étonnant que Vanessa ajoute alors : « Elle et moi formons un couple fusionnel ». Cette phrase fait écho à une phrase de Camille Kouchner : « Quand j’étais petite, ma mère m’incitait à l’appeler par son prénom. Peu importait nos différences, nous étions une dans la même équipe ». On entend dans ces derniers mots la dimension du même, de l’identique, qui est imposée et recherchée par l’adulte. Car c’est toujours l’adulte qui affirme à l’adolescent cette pseudo-identité entre eux. On est pareil, tu es comme moi. La sexualité adulte fait intrusion dans la vie de ces jeunes filles, dès leur plus jeune âge, on va voir aussi bien sûr dans la vie du frère jumeau de Camille. Le père de Vanessa est fantomatique mais, lors d’une de ses rares apparitions auprès de sa fille de 8 ans, il lui demande, lorsqu’il la voit jouer avec ses poupées Barbie et Ken : « Alors, ça baise ? ». Du côté des Pisier, qui est le nom de la mère de Camille Kouchner, depuis sa plus tendre enfance, sa mère l’a exhortée à ne jamais porter de culotte comme une sorte d’étendard de fierté, de liberté. Elle raconte : « Tous les soirs : ‘ Les enfants, c’est l’heure du pipi dans l’herbe ’. Ça c’était pour dire ‘ on va se coucher ’. Le cul à l’air, toutes ensemble, quel délice. Profitez des brindilles, les filles ». Il y a aussi l’exclamation dénigrante, et sans aucun doute porteuse d’un énorme déni, habituel chez la mère à ce moment-là : « Quelle chance de ne pas être un mec ! ». Tel quel. On peut d’ailleurs se demander ce qui pouvait se passer dans la tête du frère jumeau de Camille et de son frère quand ils entendaient ce genre de propos. Leur frère aîné. Le livre de Camille Kouchner montre très bien comment il y avait déjà, chez les Pisier, bien avant l’arrivée du beau-père dans leurs vies, une atmosphère autant sexualisée, avec injonction par la mère à sa fille de suivre son exemple, qui est aussi l’exemple de sa sœur, Marie-France Pisier, l’actrice, et avant elles deux, de leur mère, Paula. Camille écrit : « Ma mère m’expliquait : ‘ Tu comprends, j’ai fait l’amour à l’âge de 12 ans, faire l’amour c’est la liberté. Et toi, qu’est-ce que tu attends ? ’ J’étais très impressionnée. A 11 ans, ma mère et ma tante pour modèles, je roulais des pelles et j’invitais à danser. Quelques années plus tard, c’était au tour de ma tante de se moquer : ‘ Comment ? A ton âge tu n’as pas encore vu le loup ? ’. Et elle organisait des rencontres avec des garçons qui avaient pour mission de me séduire, et de me déniaiser. Être à la hauteur des histoires de cul de sa mère, de sa tante et de sa grand-mère, plus qu’une gageure, la liberté ? », s’interroge Camille Kouchner.

La dimension transgénérationnelle est très forte du côté de la famille Pisier, et exceptionnellement bien décrite. Le récit foisonne de situations où grand-mère maternelle, tante et mère de Camille ont des attitudes exactement identiques quant à la provocation sexuelle, à l’interchangeabilité entre elles et Camille, niant ainsi les différences de générations et de places. C’est une éducation qui fait aussi extraordinairement violence à la pudeur et à l’intimité, deux notions fondamentales pour la construction de la psyché humaine. Et vous remarquerez d’ailleurs que la pudeur et l’intimité ce sont des espaces de différenciation, et de repli, où personne d’autre n’a l’œil. Ainsi durant les mois d’été dans la maison du Sud, voici la description d’une soirée de danse, comme tant d’autres : « Luc, le copain de ma mère, que mon beau-père nous fait appeler Buc pour dire ‘ Luc bande ’, les couples se forment, les slows durent des heures. À peine ados, les enfants se roulent des pelles. Du haut de mes 7 ou 8 ans, je demande à ma mère : 'Evelyne, regarde, regarde, comment font-ils ça ? ’. Hilare, elle m’attrape par le bras : ‘ Ouvre la bouche, tu veux essayer ? ’. L’arrivée du beau-père dans cette famille n’est pas le début de l’incestuel dans leurs vies, mais sa continuation, peut-être ou sans doute la personnalité du fameux beau-père, sa réputation, sa place dans la société, un peu comme dans l’histoire vécue par Vanessa Springora, tout cela, va permettre que la vie s’organise dans une perversion pratiquement institutionnalisée, connue et partagée par un certain nombre d’adultes, parfois seulement témoins, mais pour d’autres participants à la débauche, renouvelée, d’année en année, durant les mois d’été. La mère de Camille Kouchner, Évelyne Pisier, était une juriste féministe archi-connue, professeur de droit à l’université. Le beau-père, un juriste constitutionnaliste, homme de pouvoir et d’influence, politologue influent et très médiatisé, lui aussi professeur de droit public à l’université. Tous deux, donc, des habitués des médias. Camille Kouchner décrit les amis de ses parents qui passent régulièrement du temps avec eux : « Universitaires, philosophes, sociologues, professeurs de droit, juristes, magistrats, avocats, bientôt ministres ». Elle dit : « La culture et les mots, tout le temps ». Donc, ça ne manquait pas de langage, mais justement on va voir de quel type de langage et de mots il s’agissait.

Dans cet univers, le clivage du moi et le déni de la castration sont les mécanismes prépondérants. Et ce que je vous ai décrit tout à l’heure sur l’épisode de Noé, la façon de vivre chaotique des hommes destinés au déluge, se retrouve assez, j’ai trouvé, dans les descriptions de la vie quotidienne à Sanary, la fameuse maison d’été.

On trouve non seulement l’exhibition sexuelle par les actes et par les propos, l’intimidation, la séduction, l’exhortation à ne pas être coincé, les jeux et les moqueries toujours autour de la sexualité, mais on trouve aussi l’attaque violente et intrusive de l’intimité et de la pudeur. « L’après-midi, ou comme le reste de la journée le maillot riquiqui l’emporte sur la nudité – l’emporte rarement sur la nudité - dans un éclat de rire mon beau-père surveille l’évolution des corps : ‘ Dis donc, ça pousse ma Camouche ! Mais tu ne vas tout de même pas garder le haut ? Tu n’es pas comme Mumu la coincée ? ’. Mumu, c’est Murielle, la meilleure amie de ma mère. Elle se fait engueuler, elle qui ne veut pas exposer son corps, elle qui préfère la pudeur à la nudité. Elle se fait malmener ». Évelyne, la mère, se moque d’elle tout le temps : Mumu, la chichi-panpan. Mon beau-père rit et va se baigner nu. Je l’entends encore me prévenir : ‘ C’est avec les petites carottes qu’on fait les meilleurs ragoûts, ma fille ’. On peut noter avec cette expression « ma fille », l’appropriation par le beau-père de la fonction paternelle, et son déni qu’il n’est justement pas le père de Camille. Père, Bernard Kouchner, dont il dit à la fois qu’il l’admire et le respecte, et en même temps dont il se moque en permanence avec elle.

Il est tout le temps dans l’effraction, dans les tentatives d’attirer Camille à lui, de s’en faire une complice contre son propre père, contre la pudeur, contre l’intimité, contre la réserve. Je passe un petit peu parce que je vois que le temps avance… J’ai pris pas mal d’exemples, peut-être qu’on aura l’occasion, si c’est intéressant pour vous, de reprendre le verbatim que j’ai repris du livre, mais j’aimerais passer à ma conclusion parce que cela me semble plus important.

Ce que ce livre montre, extraordinairement clairement à mon avis, c’est ce que Racamier a appelé - Racamier c’est un clin d’œil à Céline Rumen, elle l’apprécie beaucoup - la clinique de l’incestuel. Il a quand même écrit un livre très intéressant qui s’appelle L’incestuel.

Comme il le remarque, Œdipe et sa mère ont commis l’inceste mais à leur insu, et dès qu’ils s’en aperçoivent, elle se tue et lui se crève les yeux et s’en va errer et mourir au loin. Il y a un surmoi qui est à l’œuvre, et un interdit qui sanctionne. Autant Œdipe désirait Jocaste sans savoir qu’elle était sa mère, et leur désir associé à l’ignorance de qui ils étaient l’un pour l’autre, était réciproque, autant dans l’histoire que raconte Camille Kouchner ce sont les adultes qui cherchent à capter le désir de leurs enfants, beaux-enfants. Ce sont eux qui sexualisent et érotisent leurs échanges, eux qui prônent une égalité des relations entre eux, gommant ainsi toute limite et différence, exhibent la sexualité, vantent l’abolition de tout interdit, dénoncent la pudeur et l’intimité comme des valeurs bourgeoises et ridicules.

Dans Totem et tabou, Freud explique l’importance de la prohibition de l’inceste en tant qu’elle organise la question de la distance, du rapport à l’autre et de sa place par rapport à l’autre, et on perçoit en effet que c’est précisément la distance par rapport à l’autre, la place par rapport à l’autre qui est bafouée et mise à mal dans l’histoire de Camille Kouchner.

On entend peut-être encore mieux grâce à ce texte, par le négatif, par son absence, la fonction de l’interdit de l’inceste. Et malheureusement pour ces jeunes adolescents, les deux textes font clairement entendre et percevoir, celui de Springora et celui de Camille Kouchner, la destruction de leurs vies psychiques et de leurs vies tout court. Un point important que note Freud dans Totem et Tabou : le toucher est le commencement de toute emprise, pour mettre à son service une personne, et c’est tellement flagrant dans la description que fait la malheureuse Vanessa Springora, et la façon dont cet homme de 50 ans prend finalement possession de son corps malgré les multiples résistances que le corps invente à l’insu de la jeune fille, parce qu’elle n’arrive pas à le laisser la pénétrer ; elle ne comprend pas, elle va chercher des gynécologues, elle ne comprend pas, elle ne comprend pas que son corps est en train d’essayer de l’aider à empêcher cette violence qui la clive, parce qu’elle croit désirer cette sexualité tandis que son corps s’y refuse.

Comment ne pas penser au texte de Ferenczi sur la confusion de langues entre l’adulte et l’enfant, il est tout à fait approprié pour sous-titrer, par exemple, l’attirance de Vanessa pour cet homme, dont elle dit tout simplement : « Il me sourit, de ce sourire que je confonds dès le premier instant avec un sourire paternel. Parce que c’est un sourire d’homme et que de père, je n’en ai plus, jamais un homme ne m’a regardée de cette façon ». Je passe un petit peu parce que je voudrais arriver à vous dire cela, qu’il y a un article très intéressant d’une analyste qui s’appelle Isabelle Morin ; elle décrit très bien comment le pervers opère avec les lois du langage. Et justement je vous faisais remarquer qu’il y a un maniement du langage très important dans cette famille. D’une part, il annule les différences en faisant équivaloir les contraires, d’autre part, il falsifie la langue pour manipuler les esprits, ce que le beau-père était particulièrement apte à faire, tout autant que l’écrivain Matzneff, et enfin le pervers truque la logique pour faire de l’autre son complice.

Annuler, falsifier, truquer, ce sont les procédés en cohérence avec le déni de castration. Et dans le livre de Vanessa Springora, ces trois procédés sont extrêmement bien décrits, ainsi que dans le livre de Camille Kouchner.

Donc, Racamier dit dans son livre de 1995 que les ressorts de l’incestuel ne se dévoilent pleinement que dans la perspective de plusieurs générations, on le voit très bien dans le cas de la famille Pisier. Je passe encore, parce que je voudrais arriver à ma conclusion.

J’étais partie (c’est ma conclusion, brève), pour parler de la loi, et de la loi des lois qui est l’interdit de l’inceste. Donc, il n’est pas étonnant que je me sois saisie de textes qui permettent d’observer une certaine clinique de la perversion, qui contrairement au récit de nos patients est à notre libre disposition, les textes écrits, les livres. En travaillant cet exposé, j’ai pensé à la célèbre formule de Lacan : « Le langage de la loi, c’est la loi du langage ». Magnifique formule, que je n’avais cependant pas forcément comprise au-delà de l’intuition qu’il n’y a rien de plus vrai. Mais c’est bien la thèse de Lévi-Strauss. Il fait remarquer quelque chose qui m’a surprise en lisant Les structures élémentaires de la parenté. Il affirme que l’interdit de l’inceste n’est pas là pour mettre une limite stricte entre une relation amoureuse et une relation filiale. Et il donne différents exemples d’ethnies dans lesquelles, par exemple, un adulte est marié avec un bébé. Voilà. On le marie avec un bébé. Il s’en occupe, il fait grandir le bébé, il s’en occupe avec beaucoup de tendresse, et puis un moment arrive où il peut épouser ce bébé devenu une jeune femme. Et Lévi-Strauss démontre que dans d’autres cultures que la nôtre, et dans un contexte approprié les trois ordres du paternel, du fraternel et du marital peuvent tout à la fois se conjuguer sans que rien, dit-il, ne laisse deviner une tare mettant en péril le futur bonheur du couple, et moins encore l’ordre social en entier. Donc la fonction de prohibition de l’inceste n’est pas forcément d’empêcher les unions entre consanguins. Ce n’est pas cela. Elle est d’instaurer, de garantir, je ne le répèterai jamais assez, un système de l’échange, du mouvement, du jeu, consistant à donner et à recevoir.

Et pour Lévi-Strauss, c’est en ce sens qu’elle garantit le maintien de la société. Une thèse que Lacan reprend presque mot pour mot dans « Fonction et champ de la parole et du langage », et il dit aussi que cette loi de l’interdit de l’inceste est identique à un ordre de langage parce qu’elle institue l’ordre des générations et le fil des lignées. Quelles que soient les différences entre les cultures, la loi d’interdiction de l’inceste vaut donc surtout par l’ordonnancement des générations qu’elle permet et par les relations de parenté qu’elle garantit. Grâce à cette loi et uniquement grâce à elle, des relations d’alliances et de filiations vont être identifiées, et une généalogie pourra s’établir pour chacun. Il s’agit donc bien de la prise de loi nécessaire pour la transmission d’une constitution subjective, mais là c’est Lacan que je viens de citer.

Et c’est pourquoi, pour la psychanalyse, c’est la loi la plus fondamentale, à savoir la loi qui structure l’appareil psychique de l’être humain. Au fond, et pour conclure, la loi est ce qui permet, par ce qu’elle commence par interdire. Comme le dit Freud, la négation est ce qui permet d’accéder à la pensée, au symbolique. Elle participe à la formation du moi, à la construction du rapport à la réalité, et donc du rapport entre intérieur et extérieur.

Et je ne sais pas si vous l’entendez, pour ma part en écrivant ces mots j’ai encore trouvé là un écho avec l’épisode de l’arche de Noé, avec tout ce qu’il construit comme différenciation, fenêtres, portes, et différences à l’intérieur. Les deux épisodes bibliques que j’ai pris pour illustrer les situations d’inceste, et donc de perdition de l’humain, viennent rencontrer, me semble-t-il, la psychanalyse, car leur interprétation et leur enseignement vont dans le même sens que Freud et Lacan.

Pour vivre et pour parler, l’homme doit accepter le manque. Il y a une perte à laquelle il doit se soumettre. Cette perte, que produit la loi de l’interdiction de l’inceste, ouvre à la loi du langage. Et je conclus vraiment en tentant de répondre à la question que je posais au début : en quoi est ce que la loi d’interdiction de l’inceste est-elle équivalente aux lois du langage ? En quoi, comme le dit Lévi-Strauss, les phénomènes de parenté sont des phénomènes du même type que les phénomènes linguistiques ?

Dans les deux, il y a un renoncement au tout, qu’il faut accepter pour accéder au monde commun, et sortir de son propre imaginaire autocentré. Le bébé doit renoncer à la lallation, au babillement, pour entrer dans la parole, et dès l’âge de 5 ou 6 ans l’enfant intègrera l’alphabet, cette règle qui impose, tout comme l’ordre social, une succession ordonnée qu’il faut respecter. Et c’est sans aucun doute pour cette raison que le langage des psychotiques comporte toujours des altérations, des inventions bizarres, tout à fait hors du commun. Sortir de l’alphabet et du sens commun qu’il permet aux hommes de partager, c’est comme sortir de l’interdit de l’inceste et obtenir ce qui est décrit dans l’épisode de Noé et dans l’épisode de Babel, c’est vraiment être complètement maboul.

Dr Rumen : Merci beaucoup Claudine pour ton exposé que j’ai trouvé absolument passionnant. Alors merci pour Paul-Claude Racamier (rires). J’aime beaucoup Le psychanalyste sans divan qui fait partie des ouvrages qui se trouvent à la fondation de l’institution que nous servons. Donc forcément, j’ai une certaine tendresse quand même pour Paul-Claude Racamier et je trouve qu’il a écrit des choses tout à fait passionnantes, donc non, n’ironisons pas sur Racamier, il a toute sa place dans nos bibliothèques. Je trouve que c’est absolument passionnant parce que tu rappelles, en effet, ce lien entre ordre symbolique, si je puis dire, c’est vrai que toi tu ne l’as pas écrit comme ça, mais entre ordre symbolique du langage, castration et lois du langage. Alors il est vrai que c’est étonnant quand même chez ces professeurs de droit de constater à quel point le langage est perverti, finalement. Sans doute aussi, on devait assister à une forme de clivage entre ce qui était dit à la maison, et ce qui pouvait être dit en cours, ou de façon officielle.

Ce que je ne voulais pas oublier de dire, que tu as très finement rappelé, et je pense que c’est tout à fait fondamental pour ne pas sombrer dans la mode du « pervers narcissique », que bien sûr dans le cas de Camille Kouchner le beau-père est pervers, ou en tout cas a une attitude perverse ou pervertit le langage, mais autorisé par la mère. Et je crois que c’est extrêmement important de constater cela et j’encourage chacun à aller lire du côté de Solal Rabinovitch sur la fonction maternelle dans ce qu’elle a de l’ordonnancement et de la position qu’elle donne à son enfant, c’est tout à fait fondamental, et je pense que cela évite des espèces de caricatures sur l’emprise, sur le grand méchant, qui ne servent pas tellement à la compréhension de l’affaire.

Merci beaucoup, je laisse nos élèves de l’EPhEP t’interroger parce que je suppose qu’ils auront beaucoup de questions.

Étudiante : Excusez-moi, peut être intervenir en vous remerciant Madame pour ce moment entier, fluide, que vous nous avez proposé et très éclairant. Il s’avère que j’ai lu un livre qui s’appelle Au-delà de l’irréparable écrit par Jonathan Delay, et je reviens sur la clinique de la perversion à ce propos. Rapidement : Jonathan Delay est un enfant qui n’a pas été écouté au moment du procès d’Outreau, qui lance dans ce livre un appel poignant à écouter, que moi j’ai lu…, que j’ai entendu en tant que auscultare, l’origine du mot « écouter, » c’est vraiment comment on ausculte la parole des enfants, et il raconte comment il a été abusé depuis qu’il était bébé, la prostitution dont il a été l’objet etcetera, etc., ceci accentué par les procès où sa parole, son discours, enfin sa position de victime n’a absolument pas été… a été contrariée et donc a rajouté un traumatisme au traumatisme, et a détruit probablement il le dit quasiment lui-même, définitivement détruit cette personne. Et ma question peut être serait comment on peut rester dans l’éthique du psychanalyste, tel que je le comprends depuis 2 ans ici à l’EPhEP, en considérant toutes les souffrances comme égales. Est-ce que les souffrances sont égales dans ce domaine, Madame ? D’après vous.

C. Lanzarotti : Est-ce que vous pouvez préciser votre question parce que je ne comprends pas ce que vous voulez dire par « est-ce que toutes les souffrances sont égales » ?

Étudiante : On a pu lire dans les témoignages des victimes, les livres que vous avez cités et d’autres, des niveaux de souffrance…je ne sais pas comment le décrire, c’est difficile à exprimer rapidement, …quand un bébé est abusé, depuis sa naissance quasiment, d’une certaine manière, jusqu’à un âge très avancé et dans des conditions d’une perversion qui me semblent dans ma culture, dans notre culture aujourd’hui, extrêmes, comment le psychanalyste peut résister à la relativisation dans les témoignages ?

C. Lanzarotti : Écoutez, je ne sais pas si je peux vraiment répondre à votre question parce que quand vous dites « comment le psychanalyste peut-il ? », et après, vous parlez des témoignages… je ne sais pas. Le psychanalyste, par exemple la psychanalyste que je suis, elle travaille dans un cabinet et elle reçoit une personne… donc …et cela m’arrive souvent quand je reçois de nouveaux patients… les gens disent souvent…, il y deux sortes de gens, il y a ceux qui revendiquent d’être une victime… mais il y a beaucoup de gens qui relativisent leur propre expérience en disant par exemple « non, mais de toute façon il y a eu pire que moi, donc moi j’ai… c’est pas la peine que je cherche dans mon enfance parce que j’ai pas été violé, j’ai pas été l’enfant du placard ». Et moi je me bats pour leur dire « mais écoutez ce que vous, vous avez vécu, c’est ce que vous vous avez vécu, il n’y a qu’un seul vous – je leur dis, je sais pas si vous êtes Mme […], je vous dirais – : « il n’y a qu’une seule […], donc ce n’est pas la peine d’aller chercher ce qu’a vécu Brigitte Dupont ou Paul Durand. C’est vous qui l’avez vécu donc c’est à vous… c’est sur vous que ça a eu des effets ». Donc ce sont ces effets-là qu’on cherche. Donc ce serait ma réponse. Je ne peux pas répondre d’une façon sociétale. En revanche, si un peu d’une façon sociétale, ce que je constate c’est que de nos jours, on a tendance d’abord à victimiser tout le monde, tout le monde est une victime, mais surtout à revendiquer …à revendiquer que le désir devienne un droit. C’est-à-dire à faire une équivalence entre désir et droit. C’est tout ce que je dirai. C’est-à-dire que parce que je le désire, j’y ai droit. Et ça devient un scandale que quelque chose que je désire, on ne veuille pas me le donner. Donc, je ne sais pas si cela répond à votre question mais…

Étudiante : En grande partie, merci beaucoup. Merci beaucoup, Madame.

Étudiante : Bonjour.[…] merci pour votre exposé. J’aurai deux, trois petites choses que cela m’évoque. D’abord le fait que les témoignages que vous citez sont des témoignages écrits et que finalement cette possibilité pour ces femmes…, ou même comme vous venez de le citer pour Jonathan Delay, de reprendre la parole finalement, aujourd’hui, ne peut se faire que par l’écrit d’une façon plus facile, plus évidente, et que c’est comme ça qu’on arrive à être entendu. Donc, je voudrais avoir votre avis là-dessus.

Évidemment le contexte incestuel, et en particulier des années qui concernent l’âge de Vanessa Springora, Camille Kouchner etc. compte. Camille Kouchner, encore une fois, même si elle est victime de ce contexte incestuel et de ses rapports avec sa mère etc., et de sa famille, de sa lignée, c’est tout de même de son frère dont elle parle, son frère lui qui a quand même été jusque-là victime d’une transgression encore supplémentaire, puisque là on évoque le viol, et que même aujourd’hui, c’est quand même pour moi une problématique qui interroge dans les médias, quand on entend que soit disant, Olivier Duhamel aurait avoué, aurait reconnu les agressions sexuelles, en fait il a reconnu les agressions sexuelles mais pas les viols, parce qu’un viol c’est justement une fellation et pas une agression sexuelle. Donc, je voulais avoir votre avis.

C. Lanzarotti : Je regrette un peu que le débat tourne autour de ces questions, parce que j’avais une ambition, d’étudier les rapports entre l’interdiction de l’inceste et le langage, et donc, je saute un peu du coq à l’âne, mais je reviendrai sur ce vous venez de dire au sujet du frère, du frère jumeau de Camille Kouchner…

Étudiante : Oui, non, non, le langage, je l’entendais dans le sens que…, par rapport au fait qu’il doive s’écrire plutôt que…, qu’il doive s’énoncer de cette façon-là.

C. Lanzarotti : Ils s’écrivent, mais après, Camille Kouchner passe sur toutes les chaînes, elle fait mille interviews, on l’entend beaucoup, mais peu importe. Ce que je voulais dire à propos du langage justement qu’utilise énormément la famille Pisier/ Kouchner, c’est qu’ils se noient dedans…, c’est-à-dire qu’au fond ils jouissent d’un langage…, elle le décrit très bien dans le livre. Ils sont dans des discussions…, tout est discussion, tout est débat, mais en fin de compte ils sont dans une espèce… tout est tellement permis que de toute façon, ils peuvent tout dire, l’important c’est de parler.

Mais finalement il n’y a même plus de limite à cela, c’est-à-dire que, à partir du moment où ils jouissent de discuter, de débattre à table sur tout ce qui… « ah mais passe-moi le sel », « pourquoi le sel, ça sert à quoi », et finalement ça n’a plus aucun sens. Cela pour le fait que, à la fois ils fonctionnent comme les hommes de Noé, mais à la fois ils sont comme dans Babel, c’est-à-dire qu’ils constituent une espèce de mini-univers entre eux duquel ils ne sortent et n’entrent que pour aller faire des cours de droit à l’extérieur, c’est complètement fou, mais à l’intérieur duquel ils fonctionnent en circuit fermé et où il n’y a ni foi ni loi. Vraiment, c’est assez impressionnant.

Pour le frère de Camille Kouchner, ceci dit, j’ai remarqué quelque chose : …elle en parle très peu, et je ne peux pas savoir, lui, ce qu’il a en tête mais… lui a l’air plutôt d’être dans quelque chose qui s’approche de la dénégation.

La dénégation étant la capacité quand même de conscientiser quelque chose, à condition de le dire au négatif. C’est-à-dire qu’il va voir sa sœur et il lui dit : « Voilà ce qui s’est passé. Est-ce que c’est bien ou est-ce que c’est mal ? ». Il lui pose la question. Ce qui veut dire qu’il s’interroge, quand même, et qu’il envisage la possibilité que ce soit mal. Alors que j’ai l’impression que Camille Kouchner s’en sort beaucoup plus mal. Et c’est pour reprendre la question [précédente], c’est-à-dire que, moi, j’ai eu l’impression mais je peux me tromper, c’est mon impression, à la lecture du texte et seulement du texte, je lis ce texte comme si c’était un roman ; à la limite, ce sont deux personnages… et j’ai eu l’impression que le personnage Camille Kouchner s’en sortait moins bien que le personnage - le peu qu’on en voit – du frère. Parce que lui s’interroge, il parle du fait que ça lui fait mal, qu’il a envie d’arriver à dire non, et il finit par se tirer. Tandis qu’elle, elle est dans quelque chose d’un peu plus proche malheureusement du déni. Elle dit : « Si ce n’est… ça ne peut être que bon, il ne peut que nous apporter du bien cet homme », et on voit dans tout ce qu’elle décrit après, la pauvre, de son état psychique, quand sa mère s’effondre totalement après le suicide de sa propre mère Paula, on voit que la pauvre Camille Kouchner va très mal. Mais encore une fois, je ne…

Étudiante : Et elle n’a parlé que depuis le décès de sa mère, de toute façon. C’est parce que la place de la mère, je veux dire parce qu’elle est décédée, qu’elle s’est autorisée à dénoncer.

C. Lanzarotti : Bien sûr. Mais je suis un peu déçue que cela se centre autour…, je regrette de vous avoir… Ce qui m’aurait intéressée, ce qui m’intéressait, était de retirer de tous ces éléments que j’appelle un peu de la clinique, des éléments de compréhension pour nous de la perversion et de comment il y a ces liens entre le langage et la perversion, et surtout entre l’inceste et les lois du langage.

Étudiante : En tout cas, de votre exposé je les ai très bien entendus… […] C’est quand même quelque chose qui interroge la société un petit peu aujourd’hui, et des mots qu’on… : est-ce que justement les lois du langage se suffisent…, est-ce que on a besoin d’en rajouter dans la loi au sens de la loi juridique ?…

C. Lanzarotti : Vous avez complètement raison, et vu votre âge que je vois là, je peux vous dire que vous n’étiez peut-être même pas née mais moi j’ai vu l’émission d’Apostrophe…

Étudiante : Alors moi j’ai l’âge de Camille Kouchner, et j’étais même à l’école avec elle…

C. Lanzarotti : Ah oui, donc, vous étiez petite, moi j’ai vu l’émission d’Apostrophe où était invité Gabriel Matzneff…

Étudiante  : Oui, oui, tout à fait, je me souviens très bien…

C. Lanzarotti : J’étais une jeune adolescente …

C. Lanzarotti : J’ai vu l’émission Apostrophe qui était le summum de l’émission,  et j’ai vu Gabriel Matzneff, invité. Moi, j’étais une adolescente, j’ai regardé ça, je n’étais pas choquée. Mais le gars racontait que ce qu’il disait dans ses textes, c’était la réalité, et tout le monde était content. Sauf qu’il y avait là une Canadienne, je me le rappellerai toujours, elle s’appelait…

Étudiante  :Oui, oui, tout à fait, mais on pourrait reprendre une interview de Roman Polanski…, des choses de cette époque aussi où tout est permis…

C. Lanzarotti : En tout cas, ce que je voulais raconter, c’est que la Canadienne, une étrangère d’ailleurs c’est peut-être pour cela qu’elle se l’est permis, a osé dire à Gabriel Matzneff sur la scène, là, devant les caméras « Vous êtes un pédophile, pervers, dangereux », et elle s’est fait traiter de « Mumu chichi panpan »...

Étudiante : Les lois au Canada ne sont pas les mêmes qu’ici en France, d’ailleurs, elles sont quand même un tout petit peu plus…

C. Rumen : Ce que je trouve, moi, très intéressant… - je n’ai pas assisté en direct à cet Apostrophe mais je l’ai vu -, absolument fascinant dans cette affaire, c’est la position de Bernard Pivot en petit garçon apeuré qui admire, qui admire, qui est fasciné par la perversion de Matzneff, et qui est là, qui en bave d’envie, c’est assez édifiant en fait de l’aspect de fascination qu’a le pervers, et qu’a la perversion, sur la névrose en fait.

Étudiante : C’était le rapport entre Elkabbach et Polanski dans cette interview justement où il lui signale quand même qu’il a des rapports avec des jeunes femmes de 25…, de 15 ans et que c’est quand même un petit peu bizarre mais il est soumis à cette espèce d’aura du talent de Polanski.

C. Lanzarotti : Mais là où je suis d’accord avec vous, […], c’est que du coup quand vous dites : « Mais alors qu’est ce qui se passe puisque le langage est là, les lois sont là, je pense qu’il y a un phénomène, qui était à l’époque le cas, il y avait un phénomène social un peu assimilable à ce que décrit Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, c’est-à-dire un phénomène d’écrasement du moi de l’individu, parce qu’il faut la force d’une Denise Bombardier – je remercie [l’étudiante] qui dit que c’était Denise Bombardier qu’elle s’appelait – il faut quand même être sacrément fort pour oser aller à l’encontre de tout le courant, là, qui arrive, de toute la masse, et dire : « moi je ne suis pas d’accord ». Moi je pense que ça ne se fait pas. Et de nos jours, effectivement, il y a une tendance à ricaner de tout, tout est drôle, tout est…, on ricane de tout, on va dans le sens de la masse.

C. Rumen : Je pense que de toute façon…, effectivement - ce n’est pas la même chose dans la psychose et dans la perversion, ce n’est pas ordonnancé de la même façon ce côté hors castration, mais le hors castration fascine. Le hors-castration fascine et fascine le névrosé qui, lui, doit se la coltiner la castration tous les jours, et les limitations et les manques qui vont avec. Et que d’assister au show de quelqu’un qui est sans manque, et qui est dans le no-limit donc…

C. Lanzarotti : Et qui s’en vante !

C. Rumen : Voilà, ça a quelque chose d’absolument extraordinaire. Et je pense qu’on n’est pas sorti de l’auberge.

Étudiante : Je suis d’accord. On est toujours, je pense, assez fascinés, c’est sûr.

Étudiante : J’avais une toute petite question, qui a à voir justement avec ce que vous avez dit tout à l’heure sur la psychologie des masses. Je voulais savoir si c’était contextuel à une époque, ce qui s’était passé, parce que c’était vraiment dans les années 70, 80, c’était le temps où il y avait les plages de nudistes. Est-ce que ce sont un peu des phénomènes sociaux que l’on retrouve, comme un peu les maladies psychiques… je ne sais pas si on peut faire un rapport mais je me demande, …ça a beaucoup évolué aussi, mais je ne sais quoi penser de ça. Est-ce que c’est sociétal ? Est-ce que c’était l’époque ?

C. Lanzarotti : Écoutez il y avait, à l’époque… vous vous imaginez si aujourd’hui un type venait sur un plateau, à l’émission de La grande bibliothèque, chez François Busnel lui dire, dire devant tout le monde « Voilà, moi je me tape des adolescentes, j’adore, ça me fait jouir, c’est formidable » …

Étudiante : On est d’accord, ce que je voulais dire c’était par rapport à avant en fait, ce n’est pas tellement par rapport à aujourd’hui (rires).

C. Lanzarotti : Par rapport à avant, c’est pour cela que j’ai pris l’épisode de Noé, exprès aussi pour montrer que la problématique de l’inceste, elle…, je vous remercie parce que cela me permet de remettre un peu des choses… là où je voulais en arriver. Ce que dit la Bible, et c’est ce que reprend Freud, c’est ce que reprend Lacan, et c’est ce que reprend Lévi-Strauss, c’est que l’homme, l’humain, il se constitue finalement, il doit passer par ces problématiques pour se constituer, c’est ça qui est incroyable.

Le texte biblique, dans ce sens-là, est un texte d’une grande richesse, quand on peut le lire d’un point de vue anthropologique, ethnologique et même psychanalytique. Parce qu’on voit que l’humain ne devient humain que parce qu’il est passé par le meurtre et l’inceste. Donc, il y a en nous, comme le dit Freud dans pas mal de ses textes, nous sommes une race – il parle des humains –, nous sommes une race de meurtriers assoiffés de sang ! Il le dit bien, l’être humain, il faut arrêter avec ces niaiseries, de nos jours… c’est ça aussi que notre société, malheureusement, n’arrive pas à assumer, que l’être humain est un être, moi je dirais un carnassier aux babines sanguinolentes, et il doit passer son temps à essayer de polir ça, d’y renoncer, et de réussir à vivre en société ensemble. C’est pour cela que j’ai pris tout cet historique de la violence et de la vengeance.

Sinon, comme dit Freud très, très bien, dans pas mal de ses textes, lorsque mon petit moi est contrarié, ne serait-ce que parce que je me suis fait mal dépasser sur l’autoroute, moi je suis prête à tuer le gars. C’est-à-dire, sa majesté mon Moi, on est disposé à tuer pour le protéger, à la moindre incartade. Et ça, il faudrait quand même qu’on ne l’oublie pas, et que nous, les psychanalystes, on est bien placés pour le savoir mais dans cette société, on dirait justement que non… qu’il faut qu’on soit tous gentils, mignons, qu’on soit contents, et qu’on ait tout ce qu’on désire, parce que sinon ce n’est pas juste, enfin on perd la base du fait que l’inceste et le meurtre font partie de l’humain.

Étudiante : C’est cela, et moi je n’ai pas osé le dire directement parce que je ne sais pas comment le dire, je ne suis pas opposée à la PMA, je peux comprendre que certaines situations demandent à…je comprends tout à fait mais il peut y avoir beaucoup de perversité dedans…enfin…je ne veux pas rentrer plus loin parce que je ne veux pas (rires) dire les choses mais ça…ça peut être, je ne sais pas, moi, deux bons amis qui ont une famille par exemple, et qui ont décidé de faire un don de sperme à un copain, une copine, et finalement après on fait un don de sperme aux frères, aux sœurs, et puis ça peut aller très loin, je ne veux pas être réductrice mais…

C. Lanzarotti : Personnellement, je ne peux pas entrer là-dedans parce que je n’y connais rien et je ne suis pas apte à répondre, c’est trop général…

Étudiante : Ce que je voulais juste dire c’est que la PMA, c’est bien mais cadré par exemple… […].

Étudiante : Bonsoir, justement je voulais savoir, s’il vous plaît, ce que vous pensez de cette limite que nous avons, que nous n’avons plus aujourd’hui. Quand on dit par exemple ce que Charles Melman écrit sur jouir à tout prix : est-ce qu’on n’est pas quelque part en train de revenir, on est revenu ou est-ce qu’il y a une partie de notre société qui est dans cette Tour de Babel ? Qu’est ce qui aujourd’hui relève de cet interdit, de cette castration qu’il y a dans le langage ?

Effectivement ce que vous décrivez dans sa majesté mon Moi, on le vit au quotidien, et ce n’est pas quelque chose de rare. Ça assombrit un peu l’avenir et qu’est ce qui nous reste de cet interdit aujourd’hui ? De cette horde… quand on regarde un peu l’évolution ces deux derniers siècles, de ce mythe de la horde qui était appliqué, finalement, quasiment à peu de choses près depuis la Bible jusqu’à aujourd’hui, avec une évolution qui me paraît un peu perturbante. Merci.

C. Lanzarotti : Je reviens un peu sur ma réponse un peu fermée, très fermée de « Je ne suis pas habilitée à répondre » à [l’étudiante précédente]. Ce que je pourrais dire…, votre question m’a peut-être permis de prendre un peu de temps pour réfléchir…

Peut-être le problème justement est-il, de façon générale, le fait de considérer que tout désir, parce qu’il est désir et parce qu’il est là, doit être répondu, si je peux m’exprimer comme en anglais, et doit avoir sa concrétisation parce que sinon c’est un scandale. C’est peut-être effectivement le début d’un cheminement, d’un raisonnement extrêmement dangereux qui consisterait à détricoter l’accord qu’ont fondé les hommes un peu préhistoriques… pas pré-historiques mais les hommes d’il y a des siècles et des siècles, qui était de nous mettre tous d’accord pour qu’il y ait des limites…

Je dirais autrement les choses, je dirais que d’après ce que nous a dit Lévi-Strauss, et que je vous ai beaucoup rabâché ce soir, finalement il faut qu’on arrive à se demander : quelles sont les limites qu’on doit se donner dans nos sociétés pour qu’elles gardent, pour qu’elles constituent des ouvertures à quelque chose. Moi c’est comme cela que je le dirais finalement, en reprenant Lévi-Strauss. Comme cela, je n’ai pas à dire si je suis contre ou pour tel « truc », je dirai simplement « ok, mais alors… » parce que finalement, lui, Lévi-Strauss, dit « il faut du non pour donner du oui ». On pourrait dire que dans nos sociétés actuellement on ne veut que des oui. On ne veut que des oui. Faut que des oui. Mais alors il faudrait savoir s’il y a quand même encore quelques non qui restent, et est-ce qu’ils permettent des oui structurants ou pas. Je ne sais pas si je réponds mais… ça m’irait.

Étudiante : Tout à fait.

Étudiante : Oui, merci beaucoup, vous avez répondu à la question, merci beaucoup, c’est gentil.

C. Rumen : On ne va pas avoir le temps pour d’autres questions. J’aurais juste une petite remarque. Je trouve que le terme d’abus, notamment concernant des enfants, est particulièrement impropre. Puisqu’il paraît que l’éthique, c’est le souci de bien dire, étymologiquement « abus » c’est « faire un mauvais usage ». Or, il n’y a pas à faire usage d’un enfant, comme il n’y a d’ailleurs pas à faire usage d’un adulte non plus.

Étudiante : D’un sujet.

C. Rumen : Abus sexuel, c’est impropre. On dit viol, on dit agression, mais je trouve que ce mot qui comme ça pullule sur la question de l’abus sexuel est particulièrement impropre à la question. Voilà une petite remarque.

C. Lanzarotti : Tu as complètement raison, d’ailleurs, on dit souvent : « Faut pas abuser ! », ça veut dire qu’on peut y aller mais faut pas abuser, quoi… !

C. Rumen : Cela veut dire qu’il y a un usage, qu’il y aurait un usage, et que donc dans certains cas il y aurait un mauvais usage, mais qu’il y a quand même un usage… quoi !

Je vous souhaite à tous une bonne soirée, je suppose que vous avez un cours qui suit.

Étudiante : C’était passionnant, un grand merci à vous. Étudiants : Merci

C. Rumen : Merci beaucoup Claudine, cela ouvre beaucoup, et nous offre des perspectives d’échanges ! C. Lanzarotti : Merci à tous de votre écoute.

Transcription : Lise Touati

Relecture : Isabelle Hubinet & Anne Videau

Notes