Extrait
20 juin 2011
Ce qui m’intéresse essentiellement ici, c’est au fond de me demander : comment on peut lire ça aujourd’hui ? C'est-à-dire, comment on peut lire ça aujourd’hui : il y a deux plans de lecture. Il y a un premier plan de la lecture qui est la position de Freud à l’égard de Ferenczi, la position de Freud sur quelque chose, il y a une espèce d’intuition de Freud sur ce qui va déraper dans la partition père - mère. Pour ceux qui ne le savent pas, Ferenczi a été l’analyste de Mélanie Klein et je rappelle que Lacan s’est quand même insurgé contre l’espèce d’oubli dans lequel les post freudiens avaient installé le père en mettant la mère au premier plan de l’ensemble du souci psychanalytique. C’est dans les séminaires des années 50. Ça doit être même assez explicitement dit comme ça dans La relation d’objet. La relation d’objet, le séminaire sur la relation d’objet est un séminaire qui vient redonner une certaine, comment dire, consistance au père. Sauf que le séminaire sur la relation d’objet le fait en distinguant soigneusement réel, imaginaire et symbolique et qu’ici la difficulté c’est qu’on nage, d’une certaine manière, dans la réalité de ces positions. C'est-à-dire, on a là une espèce de querelle tout à fait étonnante entre Ferenczi qui revendique du côté de l’analyste la tendresse maternelle, avec les gestes de la tendresse maternelle, ceci parce que, contrairement, c’est là que Freud est franchement moqueur et qu’en réalité cette affaire-là chez Ferenczi vient d’un intérêt pour le traumatisme du tout petit enfant. Parce que Ferenczi prenait, acceptait des patients qui étaient véritablement des patients dans un état relativement inquiétant, d’accord ? Donc, on a d’un côté la tendresse maternelle, et de l’autre on aurait comme il le dit lui-même la brutale voix du père. Ce qui fait que on est, et c’est ça qui est passionnant dans cette correspondance, à chaque lettre on se fait le champion de chacun des deux correspondants. Je veux dire quand on lit les lettres de Ferenczi on donne raison à Ferenczi et quand on lit les lettres de Freud on donne raison à Freud, ce qui est tout de même un truc à la fois amusant mais en même temps inquiétant concernant ce qu’il en serait éventuellement de notre éclectisme. Je pense que c’est lié à cette espèce d’inarticulation de la distinction réel, imaginaire, symbolique ou pour le dire autrement ici à cette espèce de comment dire, façon qu’a Freud de solliciter perpétuellement le transfert à partir d’une position paternelle. Freud interprète sans relâche en termes œdipiens. Et là, au fond, ce qui se joue et on comprend de ce point de vue là la filiation Mélanie Klein, Ferenczi, c’est que Ferenczi tente de faire valoir une espèce de, comment dire, d’importance du préœdipien. Donc, on a là, finalement autour d’une espèce de rigolade, enfin que Ferenczi n’a sûrement pas pris en riant recevant la lettre, on a là une espèce, quand même, de débat fondamental sur le type de transfert, le type d’amour que le psychanalyste est supposé, d’une certaine manière, accepter de son patient. Tendresse maternelle ou voix brutale du père. Autrement dit ce qui m’intéresse ici c’est que dans la correspondance, j’allais dire dans la querelle mais je voulais vraiment dire dans la correspondance, dans la correspondance entre Ferenczi et Freud, ce qui est à tout instant central mais sur des niveaux perpétuellement distincts, c’est cette question du transfert, du transfert de Freud… de Ferenczi à Freud. Alors mon lapsus de Freud à Ferenczi : il y a une lettre que je n’ai malheureusement pas retrouvée mais qui est très, très drôle, dans les années 20, où Ferenczi… Bon, Freud est malade mais pour une fois Freud n’a pas exclusivement une difficulté avec sa mâchoire. Surgissent tout d’un coup des difficultés digestives et il en fait part, parce que quand même la correspondance, bon il faut la lire, on a tous les petits maux de la vie quotidienne, donc il en fait part à Ferenczi. Lequel lui répond un truc absolument génial. Malheureusement j’ai pas reçu, j’ai pas retrouvé, « j’ai pas reçu ! » la lettre. Oui, bien vous allez voir, c’est assez drôle. J’ai pas retrouvé la lettre. Il dit à Freud, écoutez, cher Professeur, parce qu’à l’époque il l’appelle Cher Professeur et non pas Cher Ami, j’ai tout d’un coup réalisé, là je vous vois vous débattre avec des petites difficultés hystériques. Et j’ai tout d’un coup, donc il porte le diagnostic, le cancer de la mâchoire c’est pour de vrai mais là les problèmes digestifs, c’est manifestement hystérique et j’ai tout d’un coup réalisé que nous avions eu la chance de vous avoir comme psychanalyste mais que vous n’avez pas eu la chance d’avoir qui que ce soit comme psychanalyste puisque vous avez inventé la psychanalyse. Donc si vous le souhaitez je peux venir à Vienne, je prendrai sur moi, je passerai six mois et je vous prends en analyse. Alors ce qui est extraordinaire c’est qu’évidemment Freud ne répond pas ou, comment dire, fait comme il peut pour répondre, enfin, pour décliner l’invitation. Alors vous voyez qu’il y a là, enfin quand je dis que cette question du transfert est fondamentale entre eux deux, c’est que vraiment ça s’est sans arrêt joué toujours sur cette question de savoir s’il fallait être du côté de la sollicitude maternelle ou du côté de l’implacable dureté.
(…)
Il ne s’agit pas d’accuser Freud de manquer, comme ça à ce point, de lucidité face à ce qui n’était, après tout on n’est jamais qu’au printemps 33, et effectivement Hitler vient de prendre le pouvoir. Mais ce qui est intéressant, c’est comment Freud n’entend pas ce qu’il lui dit. C'est-à-dire, on a la lettre sur la technique du baiser où il lui dit, après tout vous êtes incapable d’entendre ce que je vous dis. Le tragique de l’histoire fait que, dans la dernière lettre de Freud à Ferenczi, on entend à quel point lui-même n’entend pas non plus. Et peut-être qu’il n’entend pas non plus, pris par cette espèce, je trouve que c’est une correspondance passionnante sur l’histoire dans la psychanalyse de l’interprétation et sur le fait que nous n’interprétons plus tout à fait comme le faisaient les freudiens et que cette espèce de goût qu’ils ont pour l’interprétation a peut-être été l’un des barrages, c’est d’ailleurs ça sans doute une des leçons de Lacan que ce type d’interprétation, à lui tout seul, suffit à freiner la comprenette, parce que il est tellement persuadé que Ferenczi s’adresse à lui en position de sollicitude maternelle, que d’une certaine façon, peut-être lui ne supporte pas la sollicitude maternelle, ou en tout cas il attribue à cette sollicitude maternelle l’espèce d’hypertrophie anxieuse de Ferenczi concernant l’incidence du nazisme. D’accord ? Vous voyez comment cette espèce de manière de se convaincre ou tout simplement d’interpréter au moyen de ces deux signifiants que sont père et mère, brutalité de la voix paternelle d’un côté, puisqu’on a quand même des caractéristiques qui sont énoncées dans la correspondance, énoncées par Freud, brutalité de la voix du père d’un côté, qu’il assume comme analyste et de l’autre côté tendresse maternelle qu’il refuse au motif qu’elle mène au baiser mais indépendamment même du baiser sans doute, d’accord ? On a là semble-t-il une forme, en tout cas un indicateur, des raisons pour lesquelles le malentendu a persisté. À ceci, peut être que c’est ça, là. Alors, disons ce que nous enseigne cette correspondance, c’est sans doute à nous méfier de ces interprétations hâtives en termes de père et de mère, de position paternelle et de position maternelle. Reste cette affaire de disposition préalable qui est tout à fait essentielle et cette disposition préalable, c’est évidemment l’aptitude au transfert.