EPhEP, le 27/02/2017
Nous allons commencer ce cours « Névroses, psychoses et perversions » par un premier entretien sur les structures cliniques. L’idée est d’affirmer que la variété des structures cliniques dépend des potentialités de la structure du langage. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont que des troubles du langage. Ce sera donc un exposé un peu dogmatique, c’est-à-dire qui prétend donner quelques éléments qui ne peuvent pas être rigoureusement démontrés, mais qui nous permettent de nous orienter dans ce qu’on appelle la pathologie mentale.
1. Qu’est-ce qu’une structure ?
D’abord un petit mot sur ce que c’est qu’une structure. Le Petit Robert divise son article « Structure » en deux paragraphes : 1. Chose concrète et 2. Chose abstraite mais en fait donne au mot structure dans ces deux cas à peu près la même définition :
Agencement ou disposition des parties d’un bâtiment, d’une œuvre (1) ou d’un ensemble (2). Ce n’est pas étonnant car l’idée de structure est celle d’un réel inapparent derrière une forme, une représentation, une réalité sensible. A quoi s’ajoute ce fait que des objets de forme ou de nature très différente peuvent avoir même structure. Par exemple le groupe de Klein régit des choses apparemment sans aucun rapport entre elles comme l’ensemble des symétries du rectangle, ou celui de l’accord de l’adjectif en français. J’ai fait un dessin pour représenter ce qu’on appelle le groupe de Klein. C’est un tétraèdre : il a 4 sommets et 4 arêtes. Dans l’exemple de l’adjectif français, les 4 sommets correspondent aux 4 états possibles : masculin, féminin singuliers, masculin, féminin pluriels. Les 4 arêtes correspondent aux 4 trajets qui relient ces 4 états. Le groupe de Klein comporte 4 transformations :
D = i transformation « identique », celle qui consiste à ne pas bouger. Ce sont des transformations on/off, réversibles. Si dans la transformation masculin - féminin, je pars de l’état masculin, je vais aller vers féminin ; si je pars de féminin, je vais vers masculin. Ce qui est intéressant, c’est que, quels que soient les objets concrets ou abstraits auxquels s’appliquent le groupe de Klein on a toujours :
A + B + C = D = 0
A + B = C,
B + C = A,
A + C = B.
Je pourrais vous montrer, si j’avais le temps, que ce même groupe de Klein donne la clé qui permet de visiter les quatre surfaces différentes que l’on peut obtenir en refermant un trou pratiqué dans une sphère : le tore, le plan projectif (le cross-cap de Lacan), la bouteille de Klein et la sphère.
Le groupe de Klein n’est pas la structure d’un objet, ici l’adjectif ou le rectangle, mais la structure de sa syntaxe, de l’ensemble de ses transformations possibles.
Si nous appliquions cela aux « structures cliniques », le groupe ne serait pas la structure de la névrose obsessionnelle, par exemple, mais la structure de l’ensemble des éléments qui structurent un sujet, plus les lois qui permettraient de passer d’une organisation de ces éléments à une autre, soit d’une névrose à l’autre ou à une perversion. Ce travail reste à faire. Il a été inauguré par Lacan dans Préliminaire à tout traitement possible de la psychose en montrant comment passer du schéma R de la névrose au schéma I de la psychose.
Pour l’instant les psychiatres et les psychanalystes entendent par structure ce qui distingue « réellement » une pathologie clinique d’une autre, par exemple une névrose obsessionnelle d’une névrose hystérique ou d’une paranoïa et cela en s’appuyant sur les mécanismes supposés rendre compte des différences entre les différentes pathologies cliniques. En fait le terme de « pathologie » s’étend aussi aux sujets dits sains qui peuvent avoir une « structure névrotique » etc., car tout corps pâtit de l’intrusion du langage.
Bref, nous faisons l’hypothèse que nous sommes des sujets structurés. Et Lacan en fait une autre supplémentaire, c’est que cette structure, c’est celle du langage. Et c’est à partir de là que je m’autorise à allonger certains sujets humains sur un divan en leur recommandant de dire ce qui leur passe par la tête et que j’évite de le faire avec d’autres, pas moins estimables.
2. L’oubli du langage
2. a Je voulais vous faire remarquer qu’il y a une espèce d’illusion assez répandue qui est l’illusion psychosomatique, à savoir qu’un être humain, ce serait du psychisme plus du soma. La réduction de l’humain à une dualité psyché-soma, qu’elle soit réglée par la théorie organo-dynamique d’Henri Ey qui est maintenant un peu oubliée, ou qu’elle soit carrément niée, par exemple par le DSM IV où l’on explique qu’il n’y a pas de différences entre les maladies organiques et les maladies mentales, consiste à oublier le langage dans le sac de la psyché ou celui du corps. Que le langage soit la condition de toute subjectivité, cela n’avait pas échappé à un linguiste comme Benveniste par exemple.
2. b L’homme est un animal parlant. C’est quand même un fait massif. C’est le seul qui parle. Il y a des animaux qui ont un langage, comme on dit, ils communiquent. Ce n’est pas tout à fait la même chose que le langage humain. Le langage est souvent considéré comme une fonction supérieure, mais réduite à un moyen de communication. Incontestablement, c’est un moyen de communication, et même relativement efficace, quoique de façon suffisamment équivoque pour qu’on puisse déplorer l’incommunicabilité entre les êtres : « Pourquoi me dis-tu que tu vas à Lemberg… »
Les humains sont les seuls animaux dont le corps soit naturellement parasité par un langage. Par un langage qui n’est pas fait, du moins normalement, qui n’est pas fait de signes, ces signes fussent-ils articulés en chaîne pour former des patterns de comportements, comme on voit dans le monde animal. Le langage humain est fait de signifiants. J’ai dit « parasité » parce que le langage, même s’il constitue le sujet lui-même, lui donne du sens, et fabrique les moyens de sa jouissance, ce langage apparaît quand même comme quelque chose qui est un peu invasif. Où que nous soyons, ça parle, ça parle en nous, ça ne s’arrête pas, et on a quelque fois un peu de mal à s’endormir. Et si l’on nous réveille, on s’aperçoit que même dans notre sommeil, ça continuait. C’est vraiment un organe parasitaire. Le langage, c’est beau, mais ça n’a pas que des beaux côtés. Certains malades, les schizophrènes, on aura l’occasion d’en parler, souffrent vraiment de ce parasitage. Dans le phénomène de l’automatisme mental le patient a l’impression qu’on lui dérobe sa pensée, qu’on commente sa pensée, ou qu’on lui impose des pensées, etc. Quelque chose l’empêche de pouvoir dire à propos de ce phénomène : « c’est moi qui pense cela».
En même temps que le langage semble avoir supplanté chez tout être humain tout savoir instinctif ou presque, la physiologie du corps humain s’en trouve affectée quant à sa régulation normale. La bonne santé dépend aussi du rapport au langage que l’on a, et ce n’est pas la même chez un autiste, chez un psychotique, ou un névrosé.
2c. Vanité de la querelle organogenèse-psychogenèse.
Car le mot psychique est confusionnel. Depuis que l’âme (traduction de psyché) est tombée peu à peu avec la religion en désuétude, « psychique » n’évoque plus rien de spécifiquement humain. Il n’y a pas lieu de refuser en effet une activité psychique aux animaux supérieurs… On ne saurait leur refuser une forme d’intelligence d’ailleurs mesurable. Pour les affects, l’affaire est plus délicate et ce n’est pas pour rien qu’on distingue l’angoisse de la peur. La peur de l’antilope sentant la proximité d’un prédateur est-elle identique à l’angoisse du petit Hans devant le cheval ? La peur d’un singe devant un serpent est-elle une phobie du serpent ? Montage instinctif, inné ou acquis, voire conditionné chez l’animal ; savoir lié à la rencontre de plusieurs chaînes signifiantes, figé, érigé défensivement devant une menace pour le sujet et non pour son organisme (quoi qu’il en pense) chez le phobique.
Et pourtant, il n’est pas sûr que l’on puisse distinguer avec certitude chez l’humain les manifestations somatiques de la peur de celles de l’angoisse. C’est d’ailleurs sur des modèles animaux que sont expérimentées les substances qui seront nos médicaments « psychotropes » avec quelques résultats indiscutables.
2d. Il faut remarquer que les symptômes psychiatriques comme les délires, ou les symptômes névrotiques, sont toujours vécus dans le registre du sens, et aussi de la jouissance. Absence de sens ou excès de sens, défaut de jouissance, excès de jouissance.
En tout cas, avec le sens, on aborde la question de la vérité. Parce qu’aucun sens dernier ne vient dans le langage garantir la vérité du sens. Le langage est un système symbolique, et comme tous les systèmes symboliques, il est incomplet, il ne garantit pas sa propre consistance. On ne peut pas, dans le langage, garantir la vérité du langage, la vérité d’un énoncé, sauf à se confier à la religion dont c’est la fonction de faire sens, voire de combler le sens. Mais enfin, ça suppose une Révélation. « …La question de la vérité conditionne dans son essence le phénomène de la folie, et [qu’] à vouloir l’éviter, on châtre ce phénomène de la signification par où je pense vous montrer qu’il tient à l’être même de l’homme. »[1] La folie n’est pas réductible à une perturbation cérébrale, même si celle-ci peut exister, mais c’est toujours une question massive sur ce que je viens faire dans le monde, est-ce que j’y suis toléré ou pas, est-ce que je suis homme ou est-ce que je suis femme, est-ce que je suis digne de figurer comme citoyen ou comme déchet ? Vous savez bien que ces questions se posent aussi dans la névrose, quoique d’une façon plus marquée par une certaine culpabilité et un souci de responsabilité.
La question du sens, la question de la vérité, la question de mon être, que suis-je, qui touchent toutes les structures, pathologiques ou normales, n’a de sens que pour un être qui parle. On ne voit pas très bien ce que pourrait vouloir dire la vérité pour un animal. D’ailleurs, les animaux ne se trompent pas. Ils ne vous prennent jamais pour quelqu’un d’autre.
2. e La psychanalyse n’est pas une psychogenèse.
Aborder la pathologie mentale par la structure du langage ne veut pas dire qu’il n’y a aucun déterminisme d’ordre génétique ou somatique. La psychanalyse, parce que je suis aussi psychanalyste, pas seulement psychiatre, ce n’est pas une psychogenèse, ce n’est pas une théorie psychogénétique. C’est simplement une théorie qui dit que le sujet est un effet du langage sur un corps et qui montre comment ce sujet se raccorde à un réel de quelque nature que soit ce réel. Je laisse donc tomber les conflits entre psychogénéticiens et organogénéticiens. C’est un débat aujourd’hui éteint, non pas qu’il soit dépassé mais parce qu’il n’y a plus de communication entre les gens. Il y a les psy d’un côté, et puis de l’autre côté il y a les neuronaux. Il y a quand même des exceptions. Mais enfin cette situation de non-dialogue entre ceux qui disent « ça sort du cerveau » et ceux qui disent que c’est un effet psychique, est une situation symptomatique. Dans le symptôme, il y a toujours une dimension de Réel, c’est-à-dire d’impossible, de ce qui résiste à la symbolisation et à la représentation. Le réel est une des trois dimensions du sujet.
3. L’espace du sujet, les trois dimensions : Réel-Symbolique-Imaginaire
Il s’agit moins ici d’une structure mais de l’espace dans lequel se déploie la structure du sujet. C’est très important à considérer car un objet peut changer de propriétés selon l’espace dans lequel il est plongé : exemple du cercle sur un tore. Car il y a, pour faire un sujet, trois dimensions, normalement irréductibles entre elles. C’est Lacan qui a apporté ça très tôt. Il y a le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Et un sujet, ça ne tient que si les trois dimensions se coincent, d’une part et ne sont pas confondues, d’autre part.
3. aLa dimension du Symbolique, c’est celle du langage. On dit « le langage », mais le langage ça n’existe pas, c’est une invention des linguistes. Il n’y a que des langues. Mais ces langues, aussi diverses soient-elles, partagent une structure commune.
Une théorie vraiment matérialiste du sujet, et non de la personne, ne peut pas faire l'impasse du matériel auquel il est comme sujet directement assujetti. Or ce matériel, c’est la langue qui l’a inscrit, puis éveillé au désir, désir qui va l'assujettir toute sa vie, et contre lequel il va développer son propre style de défense. Style singulier sans doute, mais qu’on peut ranger dans quelques grandes catégories : évitement phobique des situations où ce désir pourrait surgir, refoulement hystérique des signifiants qui sont marqués de son empreinte, tentatives obsessionnelles vaines d'isoler les chaînes qui portent sur ce désir, clivage pervers du moi qui « sait bien… mais quand même », récusation paranoïaque du sujet quant à son implication, forclusion psychotique de toute légitimité, sans oublier les débordements des limites du fantasme qui soutient le désir dans ce qu'on appelle les passages à l’acte et les acting-out.
Nous allons reprendre la structure du symbolique par la suite.
3b. Imaginaire
L’imaginaire, c’est l’ordre de la représentation.
Il y a des représentations chez les animaux. Mais elles sont vraiment collées au Réel, et fonctionnent comme des leurres, tandis que les représentations essentielles pour nous, la plupart du temps, sont évoquées par des mots. Je dis un mot, et ça évoque éventuellement pour vous, un sens. Un sens qui reste équivoque. Car entre les mots et leur sens, il n’y a aucun lien rigide. Par exemple pour évoquer un bœuf, un Français va dire « bœuf » et un Anglais dira « ox ». Il n’y a aucun rapport entre le signifiant « ox » et l’idée de bœuf. La preuve c’est qu’il y a des langues différentes. Cette dimension de l’imaginaire est sans doute assez complexe et il faut distinguer un imaginaire mimétique, un imaginaire en miroir et un imaginaire du fantasme. L’imaginaire est une dimension qui relève du continu, c’est aussi celle de la consistance.
3b. Réel
Donc voilà, le Réel, c’est ce qu’il y a de plus difficile à définir. Le Symbolique, c’est de l’ordre du langage, l’imaginaire, c’est la représentation et pour que ça coince, il faut bien qu’il y ait une troisième dimension qui vienne coincer les deux premières. Cette troisième dimension, on ne la voit pas, mais elle de l’ordre de la structure. S’il y en a qui ignorent le Réel, en tout cas, ce ne sont pas les psychanalystes, parce qu’ils n’ont affaire qu’à ça, à ce qui ne colle pas, à ce qui vient faire butée. Mais à ce qui vient faire butée d’ailleurs, dans deux sens. Dans un sens négatif, ça ne colle pas. Mais aussi dans un sens positif, ça arrête quelque chose. Le Réel a été plutôt conçu au départ sur le mode du traumatisme. Au départ, l’hystérie, Freud dit « il y a eu un traumatisme, un traumatisme sexuel ». Dans le rêve qui inaugure la Traumdeutung, c’est-à-dire L’Interprétation des rêves, il y a le rêve de l’injection faite à Irma. Et là c’est intéressant parce qu’on voit deux aspects du Réel. Le premier, c’est quand Freud dans le rêve ouvre la bouche d’Irma avec peine, et qu’il y voit d’horribles formations contournées. C’est répugnant et angoissant. C’est le Réel. En fait, c’est une représentation défensive derrière laquelle le Réel pointe le bout de son nez. Mais le rêve se termine par l’exposé de la formule développée de la triméthylamine, c’est-à-dire N(CH3)3. Et ça, c’est bizarre, pourquoi ça se termine comme ça brusquement le rêve de Freud ? Freud, qui souhaite démontrer que le rêve est la réalisation d’un désir, dit que la triméthylamine est un produit de la décomposition du sperme et donc ça a à voir avec la sexualité. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est que c’est une formule littérale qui apparaît comme ça au-delà de toutes les significations soulevées par le rêve. C’est un autre abord du réel par la lettre comme reste refoulé de la parole. La lettre joue dans toutes les formations de l’inconscient démontrant sa structure littérale.
4. La structure de la langue, c’est d’abord la structure du signifiant. J’ai dit que la structure des grandes pathologies dépendait de la structure du langage humain. Le langage humain est fait de signifiants, et pas seulement de signes.
4a. Le Signifiant
Le Un. Une première propriété étrange de l'humain est cette faculté de découper dans le flot physique continu de l'émission vocale, du flatus vocis, des unités qu'on appelle signifiants. Si vous enregistrez la parole vous obtenez un continuum. Il n’y a ni mots, ni lettres séparées, même si vous pouvez repérer l'inflexion particulière de telle sonorité. Découper cela en unités distinctes, c'est un fait humain. C’est aussi ce qui fait lien avec le nombre et le comptage : un sujet, ça compte. Si on appelle Autre le lieu des signifiants – sans préjuger de sa structure, ni de sa localisation – nous admettons qu'il est incorporé. Pourquoi ? D’abord parce que, quand je suis seul, ça continue de parler en moi – je n'ai pas besoin qu'on m’envoie des voix, des messages, par micro, par ondes ou à travers le mur. Ensuite j'ai l'impression que je peux produire cela. Ce qui veut dire que non seulement le code est à ma disposition mais qu’il y a en moi une source qui ne s’arrête pratiquement pas, une sorte d’automatisme mental comme dans certaines psychoses, à la différence près que je considère que ces pensées sont les miennes, ce qui est certainement présomptueux.
Ce lieu Autre est un lieu ouvert, c'est-à-dire qui ne contient pas sa limite. Il apparaît comme un trou sans fond, comme une structure sans limite en tout cas, pour le dire sans dramatiser. Mais il peut se présenter somme gueule vorace (agoraphobie, vertige).
Darmon, dans son excellent ouvrage Essais sur la topologie lacanienne11, nous donne l'exemple du dictionnaire : vous entrez dans un dictionnaire, malheur à vous, vous n'en sortez plus ! Si vous cherchez la définition exacte du mot, chaque définition renvoie à d'autres mots, qui renvoient à d'autres mots qui renvoient à d'autres mots…
C’est un espace connexe : C'est un espace que vous ne pouvez pas diviser. Même si votre dictionnaire est en trois tomes, il y a des mots du tome III qui renvoient à des mots du tome II ou du tome I, c'est donc du tissu connexe. « Connexe » veut dire qui n'est pas fait de morceaux séparés. La deuxième propriété du langage, c'est la connexité. Et cela contrevient à l'idée spontanée que nous avons, qu'il serait fait de mots séparés les uns à côté des autres, à l'image justement du dictionnaire. Or, et c'est le grand apport de Saussure à la linguistique, le signifiant n'est qu'une pure différence d’avec les autres et de lui-même. Répétez un signifiant, ce n'est pas le même.
Le signifiant n'apparaît comme Un, qu’à se découper du reste, il ne se découpe que le temps de le dire, avant de retomber dans la colle commune. Il y a ici une temporalité.
Pour visualiser ce lieu, partons de la définition lacanienne du signifiant (qui est plus restrictive que la définition linguistique):
« Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant (et non pour un autre sujet) »
Cet autre signifiant ne vaut que d’être Autre, c’est le lieu de l’Autre, le lieu du signifiant où va rentrer le premier signifiant. Ce lieu s’écrit A
L’ordre symbolique est celui dans lequel s’écrit la structure organisant un sujet :
Ce qui se lit : un signifiant S1 représente un sujet $ pour un autre signifiant S2, l’Autre, au prix d’une perte a. (Perte de sens, de jouissance)
Nous verrons que le rapport de $ à a, dans les dessous, va nous permettre de nous orienter dans les différentes structures.
4b. Le sujet $ : exilé du langage et exilé du corps.
Le sujet qui est l’effet de cette articulation entre le langage et le corps, le sujet est en double exil, parce qu’il n’est pas un morceau de langage, et il n’est pas non plus dans le corps, il n’est pas du corps. Je ne suis pas un corps, j’ai un corps. La langue le dit comme ça. J’ai un corps. Mais alors où est-ce qu’il est, ce sujet ? Puisque ce n’est pas un mot, et ce n’est pas non plus du corps, eh bien, c’est quelque chose qui manque. Qui manque dans la langue, et qui manque dans le corps. Encore faut-il que ces deux manques soient présentifiés par quelque chose. Le sujet va se présenter comme le recouvrement de deux manques, manques présentifiés par quelque chose.
Donc, le sujet n’est pas, il ex-siste. Lacan note la qualité de la langue latine pour ça, « existere », c’est « se tenir en dehors ». J’existe. « Sisto », c’est un fréquentatif de « sto », « sto » je me tiens, « sisto » j’ai l’habitude de me tenir, et « ex sisto» en dehors. En dehors du corps et en dehors de… C’est d’avoir à en passer par la demande, par le langage, par le lieu de l’Autre, que le besoin se voit en partie retourné au sujet en questions sur son désir. Et le désir, c’est un effet justement de ce qu’il y a du manque. Le sujet est un manque à être. Il y a un point à mon avis qu’il est intéressant à se rappeler, c’est que le désir n’est pas fondamentalement un manque à avoir. Le désir, c’est un manque dans mon être.
Le sujet, qui est représenté par un signifiant pour l’Autre, lieu ouvert, n’est pas condamné à une errance infinie, comme on peut le voir dans la manie par exemple où tout semblant, tout S1, vient susciter le sujet, sans qu’il puisse s’arrêter à rien. On a l’impression que toute la langue défile comme ça, par sa bouche, et par son comportement. Ça donne quelque fois l’impression d’être structuré, mais quand on y regarde de plus près, c’est presque toujours alors du savoir commun. Quand il y a des choses personnelles, c’est le plus souvent délirant. Mais nous ne sommes pas maniaques. On l’est un peu parfois quand on a bu un peu trop et qu’on a la chance d’avoir le vin gai, mais il y en a qui l’ont mélancolique. Mais qu’est-ce qui fait que le sujet a quand même un lieu, un domicile ?
4c. Le fantasme fondamental.
S’il peut habiter le langage et le monde d’une façon qui soit à peu près praticable pour lui, pas trop persécutée, c’est qu’il a constitué ce qu’on appelle un fantasme fondamental. Et le fantasme fondamental, c’est cette articulation entre les deux béances, celle du langage et celle du corps. En voici la formule par Lacan :
( $<> a)
Vous reconnaissez les deux termes du bas de la formule.
Voilà, cette écriture est une tentative d’écrire l’articulation entre le sujet qui est marqué là sous la forme S barré et l’objet « cause de son désir ».
4d. S barré puisque c’est un signifiant qui manque en quelque sorte, et en même temps ça signifie cette division de tout sujet, puisqu’un sujet n’est jamais que représenté par un signifiant POUR un autre, c’est-à-dire qu’il est toujours entre deux et supposé. Mais dans le fantasme, sa division va s’articuler autour de ce petit a, qui va lester ce sujet et le localiser.
4e. Petit a est au départ l’objet de la pulsion. Le sujet va naître à partir des soins que la mère lui donne en parlant, mais ces soins s’accompagnent de jouissance. Petit a, c’est l’objet qui va devenir dans le fantasme l’objet cause du désir.
Mais au départ, a est cet exilé du corps, cette partie du corps qui va être exclue de la représentation, et c’est lui qui va localiser le sujet. Quels sont les objets qui viennent dans cette fonction d’objet petit a ? Ce sont essentiellement les objets qui ont surgi dans les échanges entre l’enfant et la mère et qui vont être érotisés et en somme plus ou moins inconvenants. C’est d’abord le sein, mais le sein ne devient objet cause du désir qu’à partir du sevrage « Cachez ce sein que je ne saurais voir… ». Ce sont les fèces (fæces), mais ces fèces n’interviennent dans le désir qu’à partir du moment où l’enfant est propre et les fèces interdites de séjour. C’est le regard, c’est la voix. Il y a peut-être d’autres formes de l’objet petit a, comme le flot urinaire, mais pour des raisons logiques, Lacan n’en retiendra que 4.
Et il va s’en suivre que ces objets, à partir du moment où à la fois du côté de l’Autre, de la mère par exemple, et du côté du sujet, on consent à abandonner une part de jouissance, ce qu’on pourrait appeler une certaine « castration » si l’on admet que cet abandon est sous la dépendance de la reconnaissance du manque structural dans l’Autre. Ce manque structural est imaginarisé sous la forme : la mère n’a pas de pénis. A partir du moment où il y a une certaine forme de consentement, qui suppose un consentement de l’Autre aussi, à cette chute de jouissance, alors cet objet peut venir symboliser le manque à être du sujet. C’est donc en tant qu’il est manquant qu’il peut venir à représenter, en tout cas à être au plus près de ce qu’est le sujet : un désir, un manque.
NB. Elle ne manque de rien la mère, mais enfin il y a une espèce de folie universelle qui consiste à dire « elle n’a pas de pénis ». Il y a un trou là. Mais ça a le mérite d’imager le manque dans la structure. Et c’est pourquoi il y a des fantasmes de vagin denté, etc., etc. On bouche ça avec de l’objet petit a. C’est-à-dire qu’on se fait être cet objet : je me fais voir, je me fais entendre, je me fais chier, je me fais sucer, c’est à la mode. C’est un plus de jouissance ou un moins de jouissance, parce que c’est à partir de l’acceptation d’une amputation dans la jouissance que ceci devient un objet, cause de mon désir. Donc le sujet va se fixer sur ces zones érogènes. Et ici tous autant que vous êtes, vous êtes plus ou moins oraux, anaux, scopiques, « invocants », un petit peu de tout, mais enfin il y en a qui ont de nettes prédilections. En général dans la névrose, il y en a toujours au moins deux qui sont articulés. Par exemple, l’obsessionnel dont manifestement l’objet anal est au premier plan, tout se passe en « je donne », « je ne donne pas », « je retiens », « je collectionne », « je garde », « je redonne », bref. Mais ça ne va pas sans rapport avec le regard. Ce sont souvent aussi les mêmes qui sont intéressés par l’art ou des choses de ce genre.
La réussite du fantasme fondamental, c’est cette insertion de l’objet a comme cause du sujet. Cause du sujet parce qu’il se substitue au manque du dernier mot, celui qui dirait le vrai sur le vrai, qui dirait la cause dernière.
S barré, vous l’avez vu, c’est le sujet désirant. Petit a, c’est l’objet cause du désir, celui qui répond pour le sujet à l’énigme du désir de l’Autre.
4f. Le poinçon représente en quelque sorte le lien entre ce $ et a. Ce lien est un lien multiple et plus ou moins flexible : pas de $ sans a mais pas de $ en présence de a. Il semble que pour fonctionner autrement que de manière psychotique, il faut que ce poinçon traduise la fonction de castration du phallus : permettre au sujet d’être « représenté » par une partie seulement de son corps, et non en totalité comme dans la psychose.
Ce poinçon est représenté sur le cross-cap par cette coupure en double boucle qui sépare deux parties hétérogènes : la bande de Möbius du sujet, le disque de l’objet a. Dans la névrose obsessionnelle, il y a doute sur cette coupure séparatrice originelle et bien que le phallus soit en place, qu’il y ait métaphore, tout se passe comme si cette coupure, rétroactivement annulée, ne se bouclait pas au deuxième tour et devenait infinie.
4g. Les parenthèses, ça veut dire que c’est inconscient, c’est-à-dire que normalement, le sujet n’est pas au fait de son fantasme fondamental. Il ne sait pas ce qui organise sa réalité et sa vérité, qu’il croit, en dépit de Pascal, universelles. Pour aller vite, je dirais que tout ce qui se règle sur le fantasme est l’apanage de la névrose, et le névrosé c’est quand même quelqu’un qui jouit d’un fantasme qui fonctionne comme une interprétation sexuelle du monde. Je dis « sexuelle », parce que ces objets a viennent justement à un endroit précis signifier le manque dans l’Autre, et ce manque dans l’Autre, il aura été symbolisé comme le manque du Pénis.
5. Ce fantasme a ses propres limites, c’est-à-dire que ça peut éclater, soit du côté de l’acting out, et à ce moment-là, c’est le S barré qui vient tout seul, c’est-à-dire un sujet qui a du sens mais qui n’est plus articulé à aucun être, à aucun objet. A l’inverse, le passage à l’acte, c’est sortir de la représentation. Le passage à l’acte par exemple dans le suicide, c’est de venir s’identifier totalement à cet objet qui doit sortir de la représentation. Il passe par la fenêtre ou du moins il transgresse l’ordre de la vie ordonnée par le phallus.
6. Les perversions.
La chute des parenthèses, c’est-à-dire le fait que ce soit inconscient, on la trouve dans la perversion. C’est-à-dire que les pervers sont plus au fait de l’objet qui cause leur jouissance et leur désir. Ce qu’il ne sait pas forcément, le pervers, c’est où il se trouve là-dedans. Et notamment, par exemple, le voyeuriste ne sait pas que son être se réduit à n’être qu’un pur regard. Il cherche quoi ? Il y a une addiction, parce que maintenant on appelle ça une addiction, une addiction au porno, ça devient assez fréquent. Mais qu’est-ce qu’il cherche le porno-phile ? N’aurait-il pas encore compris comment on faisait l’amour ? En général on apprend ça assez vite, à 4-5 ans, On voit des grands gaillards de 20 ans, 30 ans, qui restent toute la journée devant, et dès qu’ils ont un moment de libre, hop, ils regardent. On pourrait penser qu’ils seraient frustrés de regarder les gens faire l’amour, mais non. Mais qu’est-ce qu’il cherche ? Il suffirait que sa femme rentre à ce moment-là, par exemple, pour comprendre. Mais ça, malheureusement, ça n’est pas le vrai pervers. C’est le petit obsessionnel pervers qui jouit de sa perversion, parce que s’il est vraiment pervers, il s’en fout, et il ne fera pas ça comme ça, ce n’est pas suffisant. Mais le névrosé comprendra assez vite qu’il se trouve réduit à ce pur regard, parce que dès qu’il est surpris par un regard, justement, il s’effondre.
Dans le fantasme pervers, par exemple l’exhibitionniste de la sortie de l’école, le sujet qui sera divisé par l’exhibition, ce n’est pas lui, c’est celui sur lequel va apparaître l’objet, le regard dans la fente palpébrale, parce que son exhibition a pour but de faire susciter un regard, regard qui lui aura manqué dans l’enfance. Mais qui est divisé ? C’est la petite fille qui, bien sûr, surtout si elle n’est pas seule, peut en rire, mais qui peut aussi en être angoissée. C’est chez elle que va surgir l’objet regard. En fin de compte, le pervers, c’est celui qui s’efforce de compléter l’Autre. C’est aussi une défense contre cette béance dans l’Autre. Mais il ne se défend pas, lui, en se faisant être l’objet qui comble l’Autre, c’est un malin. Il ne paie pas son lot là-dedans. Il a besoin d’une « victime » comme on dit aujourd’hui pour représenter cette dimension de l’Autre où le regard va apparaître. Mais sait-il vraiment pourquoi il fait tout ça ? Pourquoi se met-il au service de la jouissance de cet Autre, qui n’est en fait personne ? Le pervers, en tout cas, s’arrange pour le faire jouir. Et s’il ne peut pas, il va mal, s’il ne peut pas s’adonner à son rite pervers.
Je dis : il n’y a pas de parenthèse, mais il y en a quand même, parce que le pervers, en général, découpe dans la réalité une scène particulière consacrée à la perversion. En dehors de ça, il est normal, comme on dit. On est toujours surpris que le pervers soit un bon père de famille. Et il n’y a rien à voir l’un avec l’autre. Il ne se sent pas coupable de rien du tout. Ce n’est pas lui. Lui, il est simplement au service d’une pulsion. D’où la difficulté du traitement. Parce qu’en plus, il en sait plus que nous sur la jouissance. Ce n’est pas très facile. Mais on peut quand même essayer de l’attraper au sens où il ne sait pas grand chose sur la place qu’il a lui-même dans ce cinéma-là.
7. Les psychoses, en général, sont caractérisées par une spécificité qui est le défaut de la mise en place du fantasme. Il faut quand même partir de la mise en place de ce fantasme pour en comprendre la logique. Dans la psychose, le lien entre le sujet et l’objet est beaucoup plus serré que le lien qu’indique le poinçon. Et il y a deux formes principales de ce lien dans la psychose. Il y a un lien qui consiste dans l’alternance $-a, en quelque sorte, et un autre dans l’équivalence $ = a, ce qui suppose, dans les deux cas, la perte de cette fonction de cause du désir. Il s’agit d’une pathologie du poinçon, soit de ce qui est mis en place par la métaphore du Nom-du-Père, à savoir le phallus et la castration.
7a. La PMD. L’alternance entre le S barré et le petit a, c’est par exemple la maniaco-dépression.
Dans la manie, on a l’impression qu’il y a simplement ce S barré, c’est-à-dire cette coupure dans la chaine qui se répète, qui se répète, et qui dérive, et qui n’est articulée à rien. Il y a une mouche qui arrive, hop tiens, il y a une mouche, ce n’est plus articulé autour de l’objet cause du désir, c’est erratique. Il est « libéré », délesté on va dire. Enfin, la liberté, c’est ce qu’il y a de pire
Dans la mélancolie, c’est l’autre aspect : c’est l’objet a. On pourrait dire que le sujet est totalement égal — égalisé — à cet objet a, à cet être immonde qui dans le fantasme a pour fonction de soutenir le sujet. Vous voyez la différence : elle est dans la coupure : coupure dans la totalité (pour le fantasme, objet a), ou en totalité (pour la mélancolie).
Le sujet va suivre le destin de l’objet qui devait fonctionner comme cause du désir avec le risque terminal : être retranché du monde des représentations. Mais les choses ne sont jamais simples, car dans le choix même du suicide du mélancolique, il y a des différences : il y a celui qui s’éjecte par la fenêtre, mais il y a aussi celui qui se pend et qui vient en quelque sorte collaber l’objet a et l’objet phallique — objet phallique qui, pour le coup, n’est plus un symbole, qui est quasiment l’organe imaginaire réifié. Il y a une dimension imaginaire, qui reste dans cet accrochage à l’arbre ou à la poutre, du corps réduit à la présentification réelle d’un phallus complètement imaginarisé. Il faudrait dans chaque cas essayer de voir comment les choses se passent avec les trois registres mais ça sera pour une autre fois.
Incidemment, la langue latine dit aussi les choses : « mundus », ça veut dire « propre » et « immonde », c’est ce qui évidemment n’est pas propre. Alors pour qu’il y ait du propre, qu’il y ait du monde, il faut « émonder », qu’il y ait une expulsion de l’immonde. Mais le mélancolique, malheureusement pour lui, n’est pas protégé contre cette complète, totale identification à l’objet. Ce qui n’est pas le cas du névrosé. Le névrosé se fait être cet objet a dans son fantasme. Il lui arrive de dire : « Vous savez Docteur, je suis vraiment une merde. » Oui, bon, d’accord, ça reste une image, il n’y croit pas trop, tandis que le Mélancolique, lui, s’éjecte. Il passe par la fenêtre, ce qui est tout à fait différent. Il peut arriver au névrosé aussi de se suicider, mais ça, c’est parce qu’il y a quelque chose qui est venu vraiment endommager son fantasme. On verra ça à l’occasion de l’étude des névroses.
En tout cas, ce qui est important, c’est que même si je dis alternance de $ et de a, ces termes perdent quand même une part de leur valeur propre. Dans la manie, le sujet n’est plus barré, ce n’est pas un sujet divisé par l’objet, c’est un sujet sans Dasein, sans être au monde — même si par ailleurs il jacte beaucoup et fait beaucoup de bruit. Dans la mélancolie, l’objet a perd sa qualité essentielle d’être une partie détachable du corps. C’est toujours partiellement — et partialement, ajoute Lacan — que l’objet a vient donner un semblant d’être au sujet. Dans la mélancolie, cet objet a n’est pas une fonction partielle, il est réduit à sa fonction d’être jetable, d’être immonde, d’être hors de la représentation, mais c’est le corps entier qui va s’engouffrer dans l’appel du vide — de la fenêtre, ou se suspendre à la poutre — évoquant cette exhibition obscène du signifiant phallique dégradé en signe, venant obturer le trou dans l’Autre.
Une remarque latérale : c’est toujours difficile de parler de l’objet a dans la psychose. Marcel Czermak insiste beaucoup, avec raison, sur la déspécification qu’y subit l’objet a, mais du même coup, cet objet perd aussi son caractère partial et partiel. On n’a plus affaire à l’obsessionnel qui tourne autour de l’objet anal, ou de l’hystérique autour de l’objet oral, ou du scopique, etc. On a affaire dans la mélancolie à un objet qui n’est plus détaché d’un trou spécifié. En même temps, il ne se découpe plus du corps et c’est le corps lui-même qui se découpe du monde des représentations. Donc l’usage du terme de a dans la mélancolie mérite d’être réfléchi et on aurait plutôt affaire à quelque chose de l’ordre de La Chose…
Topologiquement, la gueule ouverte, on le voit, c’est cette fonction d’un trou dans l’Autre en tant qu’il n’est pas bordé par le phallus : un trou qui n’a pas de bord — parce qu’il y a des trous sans bords. Dans le Cotard, qui peut constituer l’une des formes évoluées de la mélancolie, mais qu’on peut éventuellement voir surgir dans d’autres psychoses, c’est plutôt la fermeture sphérique de la Chose.
7b. Pour la paranoïa, qu’est-ce qui se passe ?
Il se passe que le monde se met à lui faire signe et plutôt de façon malveillante.
Certitude chez le paranoïaque qu’il y a des signes, que ces signes le concernent et que, quelque part, on sait ce que veulent dire ces signes. On sait ce que veulent dire ces signes : lui ne le sait pas toujours, mais l’autre le sait. C’est ce qu’on appelle la « signification personnelle », qui est l’un des acquis de la clinique, dû à Clemens Neisser en 1892. C’est un signe essentiel : c’est beaucoup plus important pour poser le diagnostic de délire que le point de non-conformité à la réalité. Cette signification personnelle ne situe pas le délire comme erreur par rapport à la réalité, mais désigne la position singulière du paranoïaque dans son discours : il est visé et de cela il ne peut pas douter. Cette certitude immédiate est en fait une incroyance radicale : pas possible que ce soit lui le sujet de cette pensée, de cette action, de ce signe. Ce n’est pas lui, ça ne peut pas être lui. C’est le phénomène fondamental de l’incroyance, que Freud avait déjà souligné, en insistant pour le paranoïaque sur le caractère d’Unglauben : il ne peut pas croire à sa culpabilité, parce que, pour croire, il faut qu’il y ait un manque dans la suite des phénomènes, ce qui ouvre à la notion de cause : on ne croit que justement parce qu’il y a quelque chose qui manque. On peut le concevoir avec Lacan comme la non séparation S1à S2, qui ne permet pas à l’objet a de s’insérer comme substitut de cause. Je dirais que le partenaire du paranoïaque, dans son désir, ce n’est pas l’objet a ou alors un objet a devenu signe, caché.
En effet la certitude du paranoïaque ne porte pas sur une signification, mais sur une « signification de signification », c’est-à-dire sur le fait que ça signifie quelque chose. C’est ça qui est important : pas ce que ça signifie, mais que ça signifie. Cette certitude de signification « est proportionnelle, dit Lacan, au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même ». C’est-à-dire qu’il y a eu un temps de suspension, non pas de doute, mais de suspension du sujet, parce que son fantasme n’était pas là pour répondre de la situation, l’interpréter : il est tombé sur quelque chose qui le laisse sans signification et, immédiatement ou très vite, survient la certitude qu’il est visé parce qu’il se trouve précipité dans le trou de la signification, lui. La certitude porte donc sur la signification et secondairement sur le référent de toute signification à savoir le phallus, lequel n’a pas été symbolisé. En somme, il vient à la place de ce qui, dans la névrose, s’appelle le phallus. Et le corps du sujet se trouve précipité, happé dans le trou de signification brusquement dévoilé. Au lieu où se trouve dans la langue le référent de la signifiance qui a été introduite par le Nom-du-Père, référent qui donne signification au fait de se retrouver père ou de se retrouver fils de, éventuellement, c’est-à-dire dans quelque chose qui nécessite une symbolisation préalable, le paranoïaque [mais aussi tout psychotique] se retrouve devant un réel brut.
Melman[2] a décliné toutes les positions paranoïaques à partir de cette position d’être à la place du phallus : l’érotomanie, la mégalomanie, mais aussi la jalousie, la revendication.
C’est donc le sujet qui voit converger sur lui toutes les intentions de significations normalement attirées par la gravitation phallique, et comme disait l’un de mes patients : « Il existe un faisceau d’indices dont je suis la preuve ». Il se trouve à la place de la référence mais sans la médiation du phallus, et sans qu’aucun objet partiel ne soit venu se loger dans cette référence phallique. Le sujet incarne dans la réalité l’instance phallique normalement refoulée. Il devient, en quelque sorte, un phallus réel sur la scène du monde. Avec cette espèce d’érection propre aux paranoïaques : ça se tient. Ça se tient, mais c’est précaire : ça tient par le délire. Si vous réussissez, grâce à votre sens clinique, à lui faire remarquer qu’il n’est pas ce qu’il croit, alors vous risquez de le voir se précipiter du haut d’un pont, parce que l’autre possibilité, c’est d’être réduit à l’objet a comme le mélancolique — à un déchet en tant qu’étranger à ce qui est représentable. Donc, il ne faut pas trop chercher à guérir un paranoïaque : il faut le calmer. En tout cas, il ne faut pas interpréter.
Il existe des paranoïas sans hallucinations ni automatisme mental, ce qui les distingue des autres psychoses de type schizophréniques.
La paranoïa, ça se présente comme une forclusion du hasard mais aussi bien de la causalité. Pour le paranoïaque tout ce qui surgit est forcément un signe de quelque manigance. S’il n’y a pas de hasard, il y a forcément une cause. Alors pourquoi forclusion de la causalité ? Ce serait plutôt le contraire : tout a une cause ! C’est oublier qu’il n’y a de cause que de ce qui cloche. La cause suppose une interruption dans la chaîne des phénomènes, ce qui fait qu’on va rechercher ce qui manque justement, c’est-à-dire la cause. En fait cette cause n’est autre que l’objet cause du désir du chercheur. Mais le paranoïaque, lui, ne cherche pas la cause. La notion de cause n’a même pas de sens : ce qu’il veut, c’est des preuves et, en fait, soit il les a déjà, les preuves, mais il n’arrive pas à les faire valoir auprès de l’Autre, soit on les lui dérobe. C’est pour ça qu’il va continuer à en chercher, mais une preuve, ça n’a pas la même structure que l’objet cause, parce que l’objet cause, le sujet névrosé sait quelque part qu’il ne pourra pas le fournir avec des mots, qu’il ne pourra pas le produire dans la conversation. L’illusion paranoïaque, c’est l’idée qu’on peut le produire parce qu’il serait homogène au langage comme le sont les pièces d’un procès et d’ailleurs « le docteur le sait très bien ».
La forclusion de la cause, c’est la forclusion de l’idée même qu’il puisse y avoir de l’hétérogène, que toute vérité ne peut que se mi-dire. Pour le paranoïaque, tout peut et doit être dit.
Voici la lettre d’un paranoïaque au Procureur de la République :
Monsieur le Procureur de la République,
Compte tenu du fait de l’occultation qui m’a été soumise quant à mon identité réelle, je me vois dans l’obligation et en toute légitimité de me constituer partie civile auprès de vôtre (sic) institution.
Afin d’attester la véracité de ma plainte à l’encontre de M. V* A. (son père), je souhaite que celui-ci et moi-même soyons soumis à un examen génétique. Il apparaît que toute cette machination gravissime n’ait eu d’autres objectifs que de me priver de prérogatives conséquentes. Plus grave encore, constitue le fait que ces agissements ont été prémédités dans le but d’apporter un soutien notoire à des mouvements fascistes.
Je demande à ce qu’une enquête soit ouverte afin que dignité me soit rendue. De plus, je décline toute responsabilité concernant d’éventuels manquements qui m’incomberaient, n’ayant pris connaissance et ne possédant aucun document m’octroyant un statut particulier.
Dans l’attente d’une réponse et procédure de vôtre (sic) part, je vous prie d’agréer, Monsieur le Procureur, mes respects les plus sincères.
7c. Dansla schizophrénie, le sujet schizophrénie est également visé mais le ou les persécuteurs sont plus flous, ce ne sont pas forcément des personnes. Le langage y apparaît de façon plus claire comme ce parasite qui envahit le corps et prend possession de sa tête, de son corps. Les symptômes principaux sont l’automatisme mental et les hallucinations, les voix, le devinement ou le commentaire de la pensée. C’est dans cette structure qu’on peut retrouver ce signe du miroir. Le sujet peut éprouver la sensation de ne plus se reconnaître.
Il peut éprouver une dissociation de son image livrée au découpage par le langage. Pour en rendre compte il aurait fallu parler du stade du miroir comme première identification à sa propre image.
Faute de pouvoir s’assurer de son fantasme, le schizophrène n’a d’autre appui que l’image, la sienne ou celle d’un semblable. Mais pour des raisons complexes, cette image peut ne pas tenir lors de l’irruption du désir sexuel ni d’ailleurs le bon sens ordinaire. La carence du poinçon phallique qui régule le rapport du langage au corps et au réel est évidente.
Voici un extrait de l’entretien avec un délirant paraphrénique :
- Bon. Qu’est-ce qui vous a amené à l’hôpital ?
- (Soupir)….comment vous expliquer… ? c’est à-dire que c’est la nature parce que c’est la nature. On est tous naturels
- Pardon ?
- J’dis c’est la nature, qu’on est tous naturels
- On est tous naturels, oui ,
- c’qui (m’importait?) dans la nature c’est que je suis porteur d’eau si vous voulez savoir c’que, c’que j’ai représenté…
- Le porteur d’eau ?
- Le porteur d’eau oui ; alors je voyais mettons dans les divisions de la vie, comme des branches qui s’alignaient les unes sur les autres parce que les branches ...euh.. les branches s’alignaient par rapport à…
- Qui saignaient ?
- Ben...qui saignaient je n’sais pas mais c’est des branches blanches et je voyais ça des branches blanches, j’avais très mal, j’ai ( souffri ?) la douleur et je suis resté à peu près.. euh… une journée aux Urgences et une nuit à crier de douleur tellement j’avais mal et je souffrais j’ai cru que j’allais mourir…
- Où était cette souffrance … là?
- Elle était dans mon, dans mon corps
- Dans votre corps…
- Dans ma tête, dans mon corps et tout…je souffrais de tous les membres et j’me … le médecin, l’infirmière et…, j’sais pas si y avait des médecins mais y’avait au moins des infirmières et infirmiers qui prenaient mon bras comme ça puis qui me l’ déplaçaient à chaque fois parce que j’avais plus la force de faire un mouvement quand j’étais allongé sur le brancard comme ça quoi…
- Oui …Comment vous êtes arrivé à l’hôpital alors ?
- J’suis arrivé… c’est les pompiers, c’est les pompiers qui m’ont emmené…
- Et qui les a appelés ?
- Je n’sais pas.., je n’sais pas…peut-être les voisins aux alentours et…
- Vous habitez seul ?
- Oui, j’habite seul, oui…
- Alors qu’est- ce qui s’passait, vous étiez où ? Vous étiez dans votre appartement ?
- J’étais dans mon appartement et puis... j’vous explique comment ça se passait mes journées et mes nuits euh… mettons dans une pièce où on est ( ???) une pièce en carré comme celle-ci j’vais faire les quatre coins du tour de ma pièce pour vider, ils appellent ça le système, le système de ma tête par rapport à l’environnement de ce qui m’entoure dans une pièce
- Ils appellent ça « vider le système » ?
- Vider le système c’est-à-dire vider la tête pour voir si y’a pas des mauvaises choses qui pourraient m’arriver sur moi-même, comme une bactérie ou un microbe
- Oui et qu’est-ce qui s’occupe de vider ce système ?
- Et ben …c’est moi qui me faisais mes déplacements dans ma pièce…
- En vous déplaçant dans la pièce ?
- En me déplaçant dans la pièce dans les quatre coins (de cette pièce?) j’dis quatre coins par rapport à cette pièce, que j’me vidais de, de …de c’ que je, que je pensais par rapport à mes rêves, à mes rêves, par rapport à mes rêves et … par rapport à mes rêves, par exemple … à mes rêves et aussi à mes angoisses qui me faisaient peur, comme la guerre ou des choses comme ça…
- En ce moment, vous pensez beaucoup à la guerre ?
- A c’moment- là, je pensais plutôt à la guerre, je précise dans les astres contre des .. des , guerriers qu’étaient (dans les tours , on va dire ,en puissance… ?...) une guerre astrale comme le cobra, le signe du cobra, le signe du cobra…
- Le signe du cobra, c’est-à-dire ?
- Et ben, le signe du cobra, c’est-à-dire que si j’aurais pas vaincu ce signe du cobra, que j’ai vu mourir dans les visions de mes divisions, j’ai vu mourir dans les visions de mes divisions quand j’étais dans la chambre 2 point 12,…, 2 point 17 c’est, c’est ( … ??? ) qu’était là- et ben j’ai vu un espèce de cobra mourir dans...dans la vision de ma vie, mourir séché par le rêve que… pas par le rêve mais par la force que j’avais moi de faire mourir de, de ma force…
- C’est vous qui auriez fait… mourir ce cobra ?
- Ben oui, je pense qu’à mon avis y’avait une autre personne qu’il s’agissait de mon père, mon père, mon père D. M. et ils m’ont dit qu’on était deux à l’avoir abattu ce serpent…
- Vous étiez deux à l’avoir abattu ?
- (…. ????....) Je précise que l’année dernière j’ai abattu un serpent de 6m33 un serpent (… ???...) Lucifer,
- 6m33… ?
Je vous propose de voir vos remarques, réflexions, objections.
.
[1] Lacan J . Propos sur la causalité psychique, in Ecrits, 1966, Paris, Seuil, pp. 153-4.
[2] Melman Ch. Conclusion des journées des 21 et 22 novembre 1998, Les paranoïas, Cahiers de l’Association freudienne internationale, Paris, 1999.