EPhEP, MTh3-ES10, Neurologie et neurosciences, le 30/09/2017
Le premier objectif de ce cours est de faire face au fait qu’en tant que psychothérapeute vous serez amené à analyser des manifestations psychiques et certaines de ces manifestations, comme vous le savez, peuvent être d’origine neurologique. Certaines maladies neurologiques s’expriment avec des symptômes psychiques, vous en aurez une illustration avec le cours sur l’épilepsie et aussi dans le cours sur les démences ; au début des troubles démentiels il peut y avoir des manifestations qui amènent sur des pistes plus psychiatriques que neurologiques. Il y a aussi des expressions symptomatiques de souffrances psychiques qui s’expriment dans le corps et donc il peut y avoir, par exemple, des crises d’épilepsie psychogènes. Lorsqu’il y a des lésions cérébrales il est certain que cela peut déconstruire ce qui s’est inscrit dans le cerveau du sujet tout au cours de sa construction de sujet. Il peut aussi y avoir des éléments qui vont apparaître et qui sont normalement masqués. Cela, vous en avez un exemple avec les lésions de l’hémisphère droit qui peuvent donner des troubles du schéma corporel et qui peuvent être aussi associés à un morcellement de l’image du corps.
Le deuxième objectif de cet enseignement c’est aussi de développer un regard critique par rapport à ce foisonnement de travaux, ces progrès absolument extraordinaires qui se passent dans les neurosciences. Il y a des techniques qui se développent comme par exemple l’imagerie fonctionnelle. Qu’est-ce qu’on peut en attendre ? Quels en sont les apports ? Quelles en sont les limites ?
Nous allons donc commencer par ce cours sur les troubles cognitifs dans les syndromes démentiels.
Je vais vous parler rapidement de mon parcours puisque c’est en tant que neurologue que je travaille actuellement à l’Institut de la Mémoire et de la maladie d’Alzheimer, ici, à La Salpêtrière à Paris. Auparavant j’ai aussi un parcours en psychiatrie puisque j’ai travaillé dix ans à Genève dans les hôpitaux psychiatriques en tant que responsable des programmes de soins pour les patients avec troubles cognitifs, hospitalisés en psychiatrie. Cela m’a permis d’avoir cette double approche, de la lecture des symptômes dans le cadre des démences et cette réflexion sur l’écoute de la parole du sujet abîmée par des lésions cérébrales.
Lorsque l’on parle de la question des syndromes démentiels, se pose souvent cette question face à des problèmes de mémoire, de savoir, ou de concentration ; une plainte de ce type vous en aurez sûrement chez les sujets que vous allez être amenés à suivre. La question c’est : est-ce que c’est uniquement la dépression, par exemple, qui peut expliquer cette plainte ? Ou est-ce qu’il faut se préoccuper de rechercher un processus neurodégénératif qui est fréquent avec l’âge mais peut survenir aussi de façon assez précoce, avant 50 ans, et donc, il faut avoir l’écoute qui permet de se demander s’il faut se référer à un avis spécialisé ?
Il peut y avoir aussi la question de manifestations plus comportementales, une élation de l’humeur, une désinhibition ou au contraire une apathie, un repli sur soi, des comportements obsessionnels compulsifs, qui peuvent aussi poser la question de savoir si ces comportements, ces changements du comportement, du caractère du sujet sont liés à un problème neurologique ou bien s’ils sont à une pathologie psychiatrique.
Les répercussions des lésions cérébrales sont variables en fonction de la localisation de la lésion. Vous voyez que lorsque les lésions siègent dans le lobe frontal, dans la partie antérieure du cerveau, on peut avoir des modifications du comportement et des modifications sur le plan cognitif des capacités de jugement, de raisonnement, d’abstraction, de planification.
Quand il y a des lésions qui touchent beaucoup plus la partie, le cortex que l’on appelle limbique dans les zones plus profondes du cerveau notamment du lobe temporal interne, on peut avoir des troubles de la mémoire, dont le siège est au niveau des hippocampes. On peut avoir aussi des modifications au niveau de l’affectivité et de la motivation très souvent aussi associées aux troubles de mémoire dans les maladies qui touchent la mémoire.
Dans les zones que l’on appelle plus associatives postérieures, ce carrefour entre le lobe temporal pariétal et occipital, il y a des atteintes, notamment du langage, des capacités gestuelles ou encore des capacités de reconnaissance, telle la reconnaissance d’objets, de couleurs, de visages. Lorsqu’on a aussi une atteinte de petites structures qui sont profondes dans le cerveau qui s’appellent les noyaux sous corticaux, on peut avoir aussi des manifestations psychiques, non seulement des manifestations motrices, mais également des manifestations psychiques avec délires, hallucinations accompagnés des modifications de l’humeur.
Si je prends l’exemple d’une maladie neurodégénérative qui est la maladie la plus fréquente, puisque l’on estime avoir actuellement entre 850 000 à pratiquement un million de personnes touchées par la maladie d’Alzheimer, ou maladies apparentées actuellement en France. La maladie d’Alzheimer est la première cause des maladies neurodégénératives et si on regarde ce que l’on connaît actuellement de l’évolution des lésions cérébrales, on sait que la maladie d’Alzheimer est liée à des dépôts de protéines dans le cerveau, protéines amyloïdes – protéines Tau et phosphos Tau – quand on regarde la progression de ces lésions cérébrales notamment la progression des dépôts de protéines Tau et phospho Tau, ce que l’on appelle les dégénérescences neuro-fibrillaires, on voit qu’au stade très débutant de la maladie, ces lésions siègent dans le cortex antorhinal hippocampique (dans l’hippocampe). Ces régions donc, qui sont nichées dans la partie interne du lobe temporal. On va voir que les symptômes suivent la progression de ces lésions cérébrales. Quand ces dégénérescences neuro-fibrillaires siègent ici ou sont localisées au niveau des structures temporales internes, au stade débutant de la maladie, on va avoir une incapacité à former des nouveaux souvenirs, puisque les hippocampes nous servent justement à cette formation des nouveaux souvenirs « au fur et à mesure ».On va voir que ce défaut de mémorisation du « fur et à mesure », n’empêche pas d’ailleurs le sujet d’être autonome en début de maladie. Il va se plaindre de sa mémoire, son entourage va aussi remarquer certaines difficultés mais il peut compenser ces difficultés en partie et donc il arrive à fonctionner moyennant beaucoup d’efforts.
A un stade plus évolué de la maladie, au stade modéré de la maladie vous voyez que les dégénérescences neuro-fibrillaires se sont étendues notamment à des zones associatives à la fois frontales et postérieures ; le cortex associatif intègre des informations qui viennent de différentes régions du cerveau et il est indispensable pour que les fonctions cognitives soient préservées. Quand on a cette extension au cortex associatif à la fois antérieur et postérieur, eh bien les patients vont avoir des difficultés à raisonner, à planifier, planifier des activités complexes.
Lorsque cela touche les zones plus postérieures, se produisent des difficultés d’orientation, des difficultés pour utiliser des objets ou des appareils de la vie quotidienne.
Cela va retentir dans le quotidien du sujet lorsqu’il s’agit gérer des activités complexes … se déplacer, s’orienter. On va avoir également une répercussion qui n’est pas seulement cognitive mais peut être aussi plus comportementale et donc changer ce que l’on appelle la personnalité du sujet par exemple quelqu’un qui pouvait être très hyper actif peut devenir un peu apathique, perdre une motivation, avoir moins d’initiatives. Une personne qui est très calme peut devenir facilement irritable avec une certaine nervosité. Quelqu’un qui était très ouvert peut devenir plus psychorigide ou inversement quelqu’un qui avait des modèles très psychorigides peut, tout à coup, accepter des choses dont ses enfants disent : « Mais jamais il n’a toléré ce genre de chose ! ».
A un stade plus évolué de la maladie, vous voyez que les lésions ont envahi une partie du cortex cérébral et qu’on va avoir à partir de là, non seulement des problèmes de mémoire mais aussi ce qu’on appelle un syndrome aphaso-apraxo-agnosique, (aphasie, troubles du langage, apraxie, difficultés dans l’intégration des gestes, agnosie, troubles de la reconnaissance des visages, objets, couleurs, ou sons). C’est un handicap qui est majeur pour le fonctionnement du sujet qui devient totalement dépendant de l’aide d’autrui pour se déplacer, pour se laver, pour s’habiller, pour manger donc pour les besoins élémentaires de la vie quotidienne.
Vous voyez que chaque fonction est sous-tendue par une localisation cérébrale bien qu’on parle maintenant aussi de voies de connexion. C’est très important, ce sont souvent les voies de connexion qui sont touchées et donc, quand on a par exemple une lésion d’hippocampe, ce sont aussi toutes les voies de connexion de l’hippocampe avec les autres zones cérébrales qui sont à étudier.
Une femme de 74 ans qui vit seule et qui est autonome me dit : « Ma mémoire me fait des caprices. Ça s’est sûr. Surtout que maintenant j’écris moins. Avant j’écrivais, je notais tout. Mais j’écris moins ».
C’est important parce que la capacité aussi de compenser ces problèmes de mémoire peut être également touchée : « Avant j’arrivais à tout noter maintenant je n’y arrive plus ».
On lui demande « pourquoi ? ».
- « Je ne sais pas. Je ne pourrais pas vous le dire. Ça me tente moins ».
Très souvent les patients disent qu’il y a une perte d’intérêt parce que je pense qu’il y a une telle énergie pour compenser, qu’il y a un moment où cela entraîne une perte d’intérêt. C’est vrai qu’aussi les zones hippocampiques de cette mémoire du « fur-et-à-mesure » sont très liées au cortex limbique donc aussi à la motivation. Mais on peut le lire aussi comme aussi, peut-être, quelque chose de l’ordre de la dépression : « Je suis atteinte dans mes capacités, à quoi bon continuer à m’investir ? Est-ce que ça a encore … je veux dire ça devient coûteux ».
Il y a donc une alchimie subtile dans qu’est-ce qui revient aux lésions cérébrales, qu’est-ce qui revient aux conséquences psychiques de ces lésions, dans le vécu subjectif du patient.
Il y a une rupture de la dynamique existentielle.
Je continue cet entretien :
Qu’avez-vous fait hier ?
- « Je crois que je suis restée chez moi. Peut-être, au grand dam de ma fille, que je suis allée boire une bière. Quand il fait beau je vais me promener le long du canal. J’aime énormément ça. Il n’y a pas de voiture. Il n’y a pas de bruit. On voit des bicyclettes, des voitures d’enfant ».
On n’a aucun moyen là de savoir si elle a vraiment été hier au bord du canal sauf si sa fille était avec elle. Quand on parle de mémoire épisodique, on pale d’une mémoire consciente dont on extrait une information: je lui demande ce qu’elle a fait hier ? C’est indicé par le temps hier et par l’espace : « j’étais où ? », « Probablement j’étais au bord du canal » … Est-ce que c’est un souvenir qui fait retour et qu’elle revit ou bien est-ce une mémoire d’habitude : « j’ai l’habitude de faire ça » ?
La mémoire la plus fragilisée c’est cette mémoire explicite, cette mémoire de « Qu’est-ce que vous avez fait hier ? », « Est-ce qu’hier vous m’avez vu ? » ; on met le patient qui est atteint de la maladie d’Alzheimer en échec quand on lui demande ça. Parce qu’il ne va pas savoir vous répondre. Par contre, quand on l’interroge sur ce qu’il aime, sur ce qu’il aime faire, là il peut vous répondre. Là, il a une connaissance de ce qu’il aime faire, c’est la mémoire plus des habitudes, c’est la connaissance de soi. On peut développer une relation avec le sujet, ça ne coupe pas le discours, on ne le met pas en échec.
Et hier, vous êtes allée vous promener ? Qu’avez-vous fait hier ?
- « Il faisait beau hier » ?
Voyez, on a besoin de s’indicer : « c’était comment hier … est-ce qu’il faisait beau ? » ça fait partie des indices qui nous permettent de récupérer un souvenir.
- « Oui... Il me semble que j’y suis allée, hier. Le canal St Martin, c’est un endroit que j’aime beaucoup. On voit des bicyclettes, des voitures d’enfant. Il n’y a pas de bruit. Avant, c’était un endroit infect, mais depuis les travaux, c’est vraiment un endroit très agréable. Ils ont vraiment transformé ce quartier ».
Là, on est dans un discours beaucoup plus généraliste qui permet à cette dame de garder une prestance sociale vis-à-vis de vous, de rester dans l’échange vis-à-vis de vous avec tout ce qu’elle sait du canal St-Martin.
La perception des troubles peut être mise à mal par les lésions cérébrales dans certaines localisations, notamment dans la maladie d’Alzheimer, notamment dans la démence fronto-temporale : on a ce qu’on appelle une anosognosie: c’est-à-dire l’incapacité pour le sujet de reconnaître son trouble. D’ailleurs, ce n’est pas quelque chose qui est « le tout ou rien », vous allez voir que dans le discours c’est plus subtil que ça. Par exemple :
- Votre mémoire vous gène ?
- « Je suis contente de moi ! » (Donc en fait je n’ai pas de problèmes)
- Vous êtes contente de votre mémoire ?
- « Non je ne suis pas contente. En fait, je ne sais pas. Si je dis que c’est parfait je pense que je mens. »
- Vous dites ce que vous ressentez, c’est ce qui est important. Pensez-vous qu’une maladie est responsable de vos difficultés ?
- « Je ne sais pas, peut-être. Vous me donnez des médicaments, ça me fait du bien. »
Voyez que ce n’est pas simple parce que c’est à la « ben, non moi je suis très contente de moi, tout va bien ». Et en même temps, quand on va un peu plus loin, ce n’est pas si simple que ça : « oui, ben peut-être qu’il y a quelque chose ».
Alors, l’anosognosie met les familles et les proches en difficulté ainsi que les soignants parce que la personne vous dit : « mais moi, je n’ai pas besoin d’être soignée. Pourquoi veux-tu que j’aille voir le médecin. Moi, tout va bien ! Pourquoi tu veux que je prenne des médicaments tout va bien. Pourquoi vous voulez me voir aujourd’hui, tout va bien. Donc, qu’est-ce que vous me renvoyez-là ? Mais enfin, vous vous rendez compte je ne suis pas débile, je ne suis pas comme ça !». Donc, ça crée des mouvements de colère et d’agressivité. Quand quelqu’un est anosognosique l’alliance thérapeutique est de plus en plus compliquée.
Nous parlons de « la » mémoire mais, en fait il y a de multiples mémoires, de multiples systèmes mnésiques. Donc, c’est un terme, je pense, qu’il est important de déconstruire parce que, dans notre imaginaire collectif perdre la mémoire, c’est ne plus exister en tant que sujet. « Celui qui perd la mémoire est plus mort que des morts ? je crois que Victor Hugo a dit ça. Donc ça serait une sorte de mort, de mort à soi-même, de mort sociale. Notre société véhicule aussi un devoir de mémoire. On se doit de pouvoir transmettre une expérience, de pouvoir restituer, de transmettre aux autres avec l’âge et donc là, c’est mis en défaut. Donc quand on parle de la mémoire, d’une maladie de la mémoire, les sujets se disent : « ça y est, moi, je suis atteint, tout entier ! C’est mon être tout entier qui est atteint ! ». Il faut pouvoir aussi un peu déconstruire cela parce que ce qui est le plus fragilisé dans la maladie d’Alzheimer, c’est « un » type de mémoire qui est la mémoire explicite.
On peut tester cette mémoire explicite en donnant une liste de mots à apprendre. Je vous donne un stimulus, une liste de mots, vous allez encoder ces mots. Ensuite, on va stocker cette information et ensuite le cerveau va faire un travail de récupération de cette information. Donc, il y a différentes étapes de la mémorisation. Ensuite on va vous demander quels étaient les mots ?
Si vous n’êtes pas capable de me donner ces mots, il y a différentes raisons possibles: soit vous dormiez complétement quand je vous ai donné ces mots ou vous pensiez totalement à autre chose. Donc là c’est l’étape de l’encodage de l’information, il faut s’assurer que cet encodage a bien été fait. Un trouble de la vigilance lié à des médicaments va perturber cette étape. Quelqu’un qui est très envahi par des préoccupations anxieuses va avoir une mauvaise étape d’encodage. Il faut pouvoir, en tout cas, vérifier par des tests qui sont appropriés que cette étape d’encodage est bien réalisée pour pouvoir savoir ensuite si c’est un problème de stockage de l’information ou si c’est un problème de rappel de l’information afin de juger des deux autres étapes.
Dans la maladie d’Alzheimer le problème c’est l’étape de la consolidation du souvenir, donc du stockage de l’information qui est mis à mal, qui devient déficitaire. Dans d’autres maladies qui touchent le lobe frontal, on va avoir plutôt des difficultés à rappeler l’information, à aller chercher le souvenir qui est stocké. Donc vous voyez qu’en fonction de l’atteinte cérébrale, on va avoir un profil différent, soit une atteinte du stockage, soit une atteinte du rappel. Comment fait-on pour différencier les deux ? On a une méthode assez simple : on donne des indices de récupération. Si avec un indice, par exemple je vous ai donné le mot citron à retenir, je vous dis : quel était le non du fruit ? Je vous donne un indice de récupération. Le nom du fruit c’était citron ! Qu’est-ce que ça veut dire si vous retrouvez le mot citron ? ça veut dire qu’il a bien était stocké, il est bien quelque part. Et que c’était vous, votre capacité à rappeler cette information, à aller chercher cette information en stock qui était déficitaire. Je vais pouvoir en conclure que c’était plutôt un dysfonctionnement des circuits sous corticaux frontaux qui étaient en jeu. Si même avec l’indice ; « quel était le nom du fruit ? » rien ne revient, c’est que le mot n’a pas été stocké et que l’on a un trouble du stockage de l’information : ce sont surtout les circuits hippocampiques qui sont touchés.
Vous voyez qu’avec les tests neuropsychologiques on peut déterminer un profil de l’atteinte mnésique qui va aider au diagnostic étiologique de ce trouble.
Dans la dépression par exemple on va surtout avoir un déficit de l’encodage, de la saisie de l’information ou bien un déficit du rappel de l’information mais pas du stockage par exemple.
Je vous disais qu’il y a différentes mémoires, différents systèmes de mémoire. La première étape c’est cette mémoire sensorielle qui est très importante, elle est la base de la constitution du souvenir, du pouvoir mémoriser toutes les informations sensorielles qui nous viennent du monde extérieur. Bien sûr il faut prendre en compte, dans l’analyse des difficultés du sujet, un déficit sensoriel éventuel L’information passe ensuite dans des circuits de mémoire à court terme avant de passer dans des circuits de mémoire à long terme. On différencie la mémoire épisodique : qu’est-ce que j’ai fait dimanche dernier ? Qui est un souvenir daté, localisé d’un autre type de mémoire qui est la mémoire implicite ou procédurale, qui est une mémoire des gestes, des procédures, en quelque chose d’automatisée. On oppose aussi la mémoire épisodique avec la mémoire sémantique ; la mémoire épisodique est personnellement vécue. La mémoire sémantique c’est une mémoire collective, partagée par une culture, une société, « je sais que 1515 est la date de la bataille de Marignan, je l’ai appris à l’école, je ne me souviens plus où je l’ai appris, quand je l’ai appris et avec qui je l’ai appris ». Cela a fait partie d’un savoir culturel sémantique.
Un certain nombre de mes souvenirs personnels, biographiques peuvent être sémantisés. A force de se raconter, de raconter une histoire personnelle, je ne suis plus capable de revivre cet instant émotionnellement, par contre c’est quelque chose que j’ai raconté et qui est passé dans le système sémantique. Et là, c’est quelque chose qui est sémantisé, donc les systèmes ne sont pas cloisonnés, il y a des glissements de l’un à l’autre.
La mémoire sémantique ce sont les faits généraux, ce sont les concepts, c’est la culture générale ; elle est souvent acquise tôt dans notre parcours de vie, dans la scolarisation, et elle est utilisée souvent sinon elle se perd, on oublie. Elle est commune à une culture et à un niveau social, très souvent indépendante du contexte d’acquisition. Elle est trèsrésistante à l’âge et à la pathologie sauf, effectivement, dans la maladie d’Alzheimer la mémoire sémantique est également touchée, de façon relativement précoce.
La mémoire épisodique est personnelle, c’est la biographie, dont on a une utilisation aléatoire indexée sur le plan temporel et spatial, c’est très spécifique d’un individu, l’oubli est fréquent. Ce sont ces types d’événements que l’on passe son temps à oublier, ce n’est pas lié à l’intelligence ni au niveau d’éducation. Elle est très fragile dans la maladie d’Alzheimer.
Cette mémoire consciente de récupération de l’information, demande un travail d’extraction qui est conscient. Le langage joue un rôle dans ce travail.
On oppose à cette mémoire explicite consciente, un système de mémoire inconsciente ou implicite qui est le savoir-faire en situation, le savoir « comment » en situation. C’est-à-dire que nous tous quand nous sommes exposés à un stimulus quelconque, il va me laisser une trace inconsciente et notre comportement va être modifié par ces traces inconscientes. Les publicitaires s’en sont emparés de cette mémoire inconsciente : quand vous avez des images même subliminales qui entraînent une modification de votre comportement
Autre exemple de mémoire inconsciente ; quand je vous demande quel est le code d’accès du bâtiment, vous pouvez l’avoir oublié mais vos mains s’en souviennent.
Dans la maladie d’Alzheimer cette mémoire inconsciente est très préservée très longtemps jusqu’à la fin de la maladie. Par contre la mémoire plus explicite, elle est beaucoup plus fragilisée par la maladie donc on va s’appuyer sur cette mémoire inconsciente dans la prise en soin et ça va être extrêmement important aussi dans l’élaboration, dans les entretiens.
Alors je vais vous donner des exemples concernant la manière dont on a sur le plan méthodologique, exploré cette mémoire implicite. D’abord c’est une mémoire qu’on appelle d’amorçage. Vous voyez que quand on donne à un sujet qui est amnésique, qui n’est pas capable de retenir trois mots, qu’on l’expose à une liste de mots : on lui fait lire une liste de mots que l’on enlève ensuite, il ne s’en souvient pas. Ensuite on va lui donner des trigrammes à compléter « mou – tout – voit ». Eh bien il va les compléter avec les mots qu’il a vus auparavant. Il aurait pu trouver d’autres combinaisons mais sans se souvenir de ces mots, ce sont ces mots là qu’il va utiliser. Donc c’est ce qu’on appelle l’amorçage, il reste une trace inconsciente de cette exposition à cette première liste de mots puisque le sujet va compléter les trigrammes de préférence avec les mots dont il ne se souvient pas mais qu’il a vus auparavant.
Autre exemple : la mémoire au niveau perceptivo-moteur ; vous avez peut-être fait ça quand vous étiez enfant dans certaines kermesses: il faut pouvoir suivre avec un stylet la pastille blanche sur un disque qui tourne. Au début on est très mauvais, on perd la pastille blanche et puis, au fur et à mesure de l’apprentissage on arrive à garder le stylet en contact avec la pastille blanche. Cet apprentissage se fait de mieux en mieux au cours des séances d’apprentissage. Un sujet amnésique ne se souviendra pas de ces séances d’apprentissage par contre ses performances au niveau moteur vont s’améliorer comme chez un sujet normal. La même chose par rapport à des tâches cognitives. Par exemple, apprendre à dessiner en miroir. Un sujet normal va avoir besoin d’avoir un certain nombre de séances d’apprentissage pour arriver à dessiner correctement en miroir. On a fait le même type d’expérience avec un sujet amnésique, un sujet Alzheimer, il ne se souvient pas des séances d’apprentissage par contre il va avoir la même courbe d’apprentissage qu’un sujet normal. Il est capable aussi bien qu’un sujet normal d’apprendre à dessiner en miroir.
Il est important de pouvoir démontrer aussi que contrairement à notre imaginaire collectif, il existe une forme de mémoire dans la maladie d’Alzheimer et que tout ne disparaît pas.
Pour revenir à quelque chose qui est important et auquel je tiens beaucoup, c’est l’entretien avec les patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Bien sûr si vous arrivez en leur disant : « vous vous souvenez de moi ? comment je m’appelle ? », là vous le mettez en échec, bien sûr il ne se souvient pas de votre nom, peut-être qu’il a une familiarité avec vous qui fait qu’il va vous dire « oui, oui, je me souviens » ou parce qu’il est bien élevé alors qu’il ne s’en souvient pas; il y a aussi cette prestance sociale. Si vous lui dites : « Qu’est-ce qu’on a dit la dernière fois ensemble ? », vous le mettez en échec. Ce n’est pas cela qui va permettre de construire la relation. Par contre si vous arrivez en lui disant : « Bien, écoutez, on s’est vu hier, je suis Mme untel. On s’est vu hier et vous m’avez dit quelque chose qui m’a beaucoup intéressé. Vous m’avez parlé de cette difficulté qu’il pouvait y avoir avec votre famille du fait de problèmes de mémoire. Est-ce qu’on pourrait en reparler aujourd’hui ? Vous m’avez dit ça ». Et là, l’entretien s’élabore, et vous allez voir qu’au fur et à mesure des entretiens, il y a une trace inconsciente qui fait qu’il va y avoir une élaboration psychique, une élaboration pendant l’entretien qui va se faire de façon différente. Et ça je pense que c’est quelque chose de très important à avoir en tête parce que très souvent on vous dit « Mais ce n’est pas la peine, de toute façon avec lui on ne peut plus faire d’entretien. Il n’y a plus d’élaboration possible, il est dément, c’est trop sévère, ce n’est pas la peine ! ». Non ! C’est toujours la peine ! Il y a des traces de tout cela, il y a des mots... le langage peut être très fortement perturbé mais il y a des mots qui sont pleins de sens.
Il y a une capacité, quelquefois, à utiliser les métaphores qui est très importante. Il y a une pertinence quelquefois une pertinence dans l’expression du vécu et il faut pouvoir avoir cette oreille attentive pour pouvoir atteindre ce vécu subjectif du sujet, cette souffrance qu’il peut exprimer. Il peut, ensuite, s’exprimer dans ses troubles du comportement, dans sa violence, dans son agressivité. On va dire très souvent : « Cette violence, cette agressivité il suffit de donner des neuroleptiques pour effectivement la casser et pouvoir à nouveau avoir une vie institutionnelle ou une vie chez lui qui est possible ». On sait très bien que les neuroleptiques sont souvent en échec dans ces pathologies. On y a recours par défaut parce qu’on a du mal à faire autrement, mais cette prise en charge, cette écoute du symptôme avec une lecture un peu différente peut être aussi très, très utile.
Là je vais passer un peu rapidement, le bilan neuropsychologique il n’étudie pas uniquement la mémoire mais aussi les autres fonctions cognitives : les fonctions exécutives, les capacités attentionnelles, le langage, les praxies, les gnosies, les capacités visio-spatiales. Bien sûr tout est évalué parce que la maladie, comme vous l’avez vu, va envahir plusieurs zones corticales donc en fonction de l’évolution, on va avoir une atteinte possible des autres fonctions cognitives. Notamment une désorientation spatiale, une atteinte du langage. Quand le langage est altéré comment est-ce qu’on fait ? Quand on montre l’image d’un rhinocéros « Ah oui ! c’est un, ah oui comment ça s’appelle ça déjà ? » ; Un rhino ? « Oui un rhinocéros, oui c’est ça ! ». Là, c’est l’accès au mot qui est perturbé. « Le parapluie, c’est pour... oui je sais ça, c’est pour se protéger donc on le prend avec soi » donc là, vous voyez que la personne n’arrive pas à trouver le mot mais elle a les connaissances des attributs de ce mot. « Ça sert à quoi ? ça sert à se protéger de la pluie ».
Par exemple « Je suis nouveau dans ce qui ne travaille plus ». Au lieu de dire « Je suis retraité ». Donc on trouve des périphrases.
Vous avez un exemple des capacités visio-spatiales dans l’incapacité à orienter des lignes dans l’espace ou encore à faire le dessin d’une horloge. Les gestes peuvent être altérés, par exemple savoir utiliser un micro-ondes ou utiliser des couverts ça fait partie des apraxies gestuelles.
Juste une petite remarque sur les formes jeunes de la maladie d’Alzheimer quand cela survient avant 60 ans, c’est rare, ça peut être des signes révélateurs mais qui ne sont pas des troubles de la mémoire. Notamment des troubles visio spatiaux donc une gêne. Très souvent on voit des tableaux de burn-out, de difficultés dans le travail, des personnes qui sont très fragilisées dans le travail et que l’on voit arriver en burn-out et qui, en fait, ont des troubles cognitifs notamment des troubles attentionnels majeurs. Ce n’est pas souvent pris en compte et cependant c’est lié à l’atteinte pariétale. On remarque aussi des troubles visio spatiaux qui font que la lecture devient difficile et que l’orientation, par exemple dans un aéroport, dans une gare ou dans le métro devient difficile. La lecture peut se faire mais avec un cache pour suivre les lignes. C’est une plainte qui est subtile, les patients s’en plaignent relativement peu par contre, c’est souvent un effondrement dans le burn-out, dans une perte de confiance en soi qui est majeure, une anxiété qui est absolument massive et une conscience des troubles qui est très importante. Mais c’est rare. Heureusement les formes jeunes sont rares.
Voilà je ne vais pas m’attarder sur le diagnostic. Vous devez savoir qu’il y a des formes apparentées de la maladie d’Alzheimer notamment la dégénérescence lobaire fronto-temporale qui donne un tableau très comportemental, c’est une démence progressive. C’est une atteinte de la partie antérieure du cerveau avec une atrophie qui est extrêmement importante de cette partie antérieure comparativement à la partie postérieure du cerveau. Cela provoque des troubles du comportement et des conduites sociales interpersonnelles : perte des convenances sociales, (par exemple quelqu’un qui se met à table avant tout le monde alors qu’avant il ne le faisait pas, qui devient boulimique). On note des conduites déplacées, un relâchement du sens moral, une tendance à la grossièreté, à l’infantilisme, voire des actes délictueux. On note aussi une tendance à l’impulsivité l’impatience l’agressivité, l’irritabilité une désinhibition sexuelle, une familiarité excessive. Tout ça fait partie de l’atteinte du lobe frontal.
Il y a aussi des troubles de l’autorégulation des conduites personnelles, il peut y avoir une inertie comportementale – une tendance à rester au lit toute la journée, une clinophilie – une perte des initiatives mais aussi une distractibilité, une adhérence au stimuli qui peut être extrêmement importante, des stéréotypies, des manies, des tics, des rites obsessionnels, des persévérations motrices ou idéatoire, un appauvrissement de la pensée, un manque de flexibilité de la pensée, une négligence personnelle de l’hygiène, une négligence vestimentaire. Des troubles aussi du comportement alimentaire : une hyper-oralité avec une tendance à porter à la bouche même des aliments dangereux ou non comestibles.
Il peut y avoir aussi des plaintes somatiques d’allure hypocondriaques dans les démences fronto-temporales. Un émoussement affectif aussi peut se voir, un repli sur soi, un retrait social, un égocentrisme, une perte d’empathie pour autrui, une indifférence à autrui.
Voilà ! En conclusion, intégrer les difficultés cognitives ne veut pas dire réduire le sujet à ses déficits mais comprendre où il en est. Nous pouvons lui expliquer pourquoi il a ces difficultés, mais pas seulement, c’est aussi comprendre les réaménagements que cela implique, comprendre la subjectivité et la souffrance du sujet qui parle souvent de la perte du contrôle de son existence, qui parle souvent de cette atteinte de l’image de soi liée à ses troubles cognitifs. C’est pouvoir l’accompagner, lui porter comme le dit Evelyne Kern Stenberg : « accompagner, c’est quoi ? c’est porter à l’autre une attention pleine et entière en tenant compte de sa différence et de sa singularité ». Oui la personne atteinte d’une démence elle est différente, mais elle aussi riche d’un parcours et d’une expérience qui est singulière. Elle est riche de cette expérience, elle n’est pas appauvrie, annulée par cette expérience et je pense que ça c’est aussi quelque chose qu’il faut pouvoir lui restituer.
Dr Agnès Michon