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Jeudi 22 mars 2018

EPhEP, Grande conférence, le 12/04/2018

Charles Melman – C’est pour nous un privilège de pouvoir écouter ce soir le professeur Reynié qui, entre autres activités, enseigne à l’Ecole des Sciences Politiques, dirige la Fondation pour l’Innovation Politique, qui vient de publier un ouvrage dont le titre semble bien concerner notre actualité, puisqu’il s’appelle Les nouveaux populismes. Et nous avons ainsi, grâce lui, l’occasion d’entendre et de participer aux élaborations les plus récentes, les plus techniques et les plus pertinentes sur la situation politique et les problèmes de la vie politique de façon plus générale.

Je le remercie donc à d’avance de bien vouloir être avec nous ce soir. À vous, si vous le voulez bien.

Dominique Reynié – Merci beaucoup cher Charles Melman, je suis vraiment très reconnaissant de cette invitation à partager ici une réflexion sur la situation politique. Moi, comme vous l’avez très bien dit, je suis de métier professeur de sciences politiques, donc je ne suis pas psychanalyste. Mais d’une part, lorsque la psychanalyse se présente dans le cadre d’une réflexion, elle peut amener, c’est ce que j’ai choisi de faire, elle peut amener à essayer au fond de répondre d’une façon différente de la réponse que j’aurais pu proposer si le cadre n’avait pas été celui-là et si l’invitation n’avait pas été celle-là. Donc je vais prendre quelques risques qui donneront, je l’espère, un peu de relief à mon propos.

Je voudrais partir d’une réalité qui est simple à décrire, parce que les éléments ne manquent pas pour attester la description.

Si nous prenons une période récente, 2016-2018, il est frappant de constater, dans le monde démocratique, une succession de décisions qui sont considérées presqu’invariablement comme des décisions pathologiques ou critiques. Et il est déjà pour moi très frappant – et j’insiste sur ce point d’entrée de jeu – d’observer, de nous observer collectivement à nous désoler de manière quasiment systématique des résultats électoraux. C’est une situation inédite. Il n’y a presque plus de grande élection qui ne débouche sur une sorte de désolation collective. On s’interroge sur le mal qui nous ronge et la gravité de la crise dans laquelle nous nous enfonçons, élection démocratique après élection démocratique, comme si nous étions en train d’avoir une difficulté avec la démocratie elle-même.

Vous vous souvenez, chacun le sait, de la décision des Britanniques de quitter l’Union Européenne au terme d’un référendum dont ce pays, l’Angleterre, n’a vraiment pas la culture. On ne peut pas dire que ce soit un pays de culture plébiscitaire ou référendaire. C’est déjà en soi quelque chose de tout à fait stupéfiant. Ce référendum qui n’existe pas en réalité dans le système britannique, qui était possiblement consultatif, dont les Britanniques ont voulu faire, dans des circonstances qui étaient celles de ce moment, un suffrage décisionnel qui amène la situation que vous savez, c’est-à-dire une sortie de l’Union Européenne d’ailleurs très rapide et j’ai été impressionné, parce que ce sera fait le 31 décembre 2019. Donc ce sont des choses qui vont très vite. L’Union Européenne aura pour la première fois vu l’un de ses membres quitter l’ensemble.

L’élection aux États-Unis de Donald Trump a été un autre signal. On ne va pas commenter ni le personnage ni sa manière disruptive d’exercer la magistrature. Mais enfin il est bien apparu, à ce moment-là, que quelque chose arrivait aux Etats Unis dont on pensait au fond être les seuls destinataires, nous les Européens. Il y a une forme d’européanisation des États-Unis dans cette affaire qui pourrait aussi nous intéresser.

Toujours en 2016, l’élection présidentielle autrichienne, je ne vais pas, je vous rassure, développer tous les résultats électoraux, mais simplement c’est une séquence étonnante l’élection présidentielle autrichienne qui a donné lieu en réalité à une quasi élection du candidat populiste. Il y avait si peu de voix qui distinguaient les deux finalistes, dont aucun n’était issu d’un parti politique institutionnel ou de gouvernement, que l’élection a été rejouée. C’est très rare de refaire une élection présidentielle. Le second tour a été refait donnant une victoire un peu plus nette à l’actuel président, donc Alexander Van der Bellen, qui est un militant écologiste, sans parti, sans organisation, qui d’une certaine manière passait par là pour porter la fonction du vote autre, du vote antisystème. Et les résultats restent les mêmes, sans entrer dans les détails, la moitié des Autrichiens ont voulu un président issu du parti populiste.

Nous avons eu ensuite des élections aux Pays-Bas, sur lesquelles je ne vais pas m’arrêter, mais qui montraient une évolution du même type, quoique le résultat soit un peu différent formellement.

Les élections en France, je vais en dire un mot.

Les élections en Allemagne, en septembre 2017, avec l’apparition d’un parti l’AfD d’extrême droite, populiste, qui pour la première fois depuis 1945 envoie une centaine de parlementaires au parlement allemand. C’est un évènement considérable dont les conséquences ne vont que commencer à se dérouler, et sans doute de manière très profonde.

Les élections en République Tchèque avec la victoire très intéressante d’un populiste Andrej Babich qui défait complètement une majorité en place qui avait bien gouverné, avec de bons résultats : baisse significative du chômage, hausse du pouvoir d’achat, pas de problèmes particuliers eu égard aux critères que l’on peut imaginer. Voilà une espèce de résultat électoral d’une très grande brutalité malgré tout.

La situation en Italie, très récemment, chacun a pu le voir, présente un résultat historique qui fait que le système à l’air de ne plus pouvoir se rétablir ; on verra ce qu’il sortira de ces négociations.

Et puis la France,  j’en redis un mot : la France qui a donné le sentiment d’échapper à cet étrange cycle. Même à un moment donné, on a considéré que ça arrêterait le cycle. En fait, ce n’est pas tout à fait ce qui s’est passé, comme vous le savez sans doute, je vais très vite, donc je suis cavalier, avec beaucoup d’approximation à ce stade, c’est évident.

Il y avait les 11 candidats, dont chacun se souvient, avec ces débats étonnants, avec des candidats qui dans un premier temps étaient sélectionnés sur la base des enquêtes d’opinions par sondage. Ils n’étaient pas tous présents, et puis ensuite ils étaient tous présents mais dans une espèce de confusion, il était très difficile de s’y retrouver. Sur ces 11 candidats, typiquement l’action du politologue c’est de dire : il y avait deux catégories. Il y a une catégorie dans laquelle nous trouvions Benoît Hamon, François Fillon et Emmanuel Macron, des candidats de types de gouvernement avec des projets d’accès au pouvoir et de réformes, avec lesquelles on est plus ou moins d’accord, mais qui forment des projets qui se trouvent à l’intérieur du cercle de l’action gouvernementale. Et puis huit candidats, les autres, avec des profils différents, assez largement convergents sur l’antipolitique, sur le rejet de l’Europe, sur la désignation d’une responsabilité des élites, de la globalisation. Enfin un discours que je ne vais pas détailler, qui est très connu, qui est très prégnant maintenant, et qui d’une manière ou d’une autre, de toute façon disait toujours le refus du monde avec des objets plus précis mais différents selon les candidats. Ces huit candidats « antisystème » ont totalisé 49,6% des suffrages pour le premier tour. Ça ne s’est jamais produit en France. C’est-à-dire qu’au fond, au premier tour, une espèce d’antipolitique a quasiment eu la majorité. Bien sûr c’est huit candidats, ce n’est pas un seul. Mais sur ces huit, il y en a deux qui ensemble faisaient 42, 43%, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Et il est vrai, on peut le dire du point de vue des analyses des résultats, je ne sais pas si vous vous êtes intéressés à cette analyse-là, je le dis, sachez-le, du point de vue de l’analyse des résultats, il était vraiment possible d’avoir un second tour opposant Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Ça n’a pas été une espèce d’idée inventée par des personnes en mal de suspens. Il se trouve que le jeu contingent des acteurs et des situations a fabriqué la possibilité d’un tel second tour. Et donc nous avons eu une situation inédite au premier tour.

Au second tour la situation est également très inédite. Tout le monde a tout ça en tête en termes de débat du second tour. Mais je vous propose juste une comparaison terme à terme avec 2002, puisque nous avons déjà eu cette expérience d’un second tour opposant un candidat de gouvernement et un candidat on va dire antisystème, antipolitique. 2002 c’était l’opposition, le 5 mai 2002, entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen ; et cette fois-ci c’était entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Je vous donne juste un chiffre et j’analyse. Si jamais ce chiffre vous paraît obscur dans son contenu, je le préciserais volontiers. Il se trouve que quand on regarde en 2002, le 5 mai, la proportion d’électeurs inscrits, donc je considère la proportion des électeurs inscrits sur les listes électorales, qui ont voté pour Jacques Chirac, j’arrive à 60%. Si je fais ce même calcul en 2017, j’arrive à 43%. Puisqu’il y a des électeurs qui vont s’abstenir, énormément, y compris face à ce second tour Emmanuel Macron/Marine Le Pen, beaucoup d’électeurs ont décidé de s’abstenir. Il y a des électeurs qui ont décidé de se déplacer pour voter blanc. Un record ! C’est la première fois que le vote blanc a été autonomisé dans la comptabilité électorale, mais beaucoup on fait ce choix. Et puis il y a ceux qui se sont déplacés pour voter pour Marine Le Pen ; et là nous avons 3 millions d’électeurs de plus qu’au premier tour, et deux fois plus que son père en 2002 en nombre d’électeurs. Si bien que terme à terme, nous sommes passés de 60% du corps électoral inscrit en faveur du candidat de gouvernement à 43%. Donc une situation qui est très spectaculaire, et qui fait que nous ne pouvons pas considérer que nous avons été épargnés par cette espèce de mouvement qui s’est produit et qui s’est confirmé qui s’est confirmé aux élections suivantes, notamment aux élections allemandes et aux élections italiennes. L’Italie a aussi battu son record de votes protestataires en mars dernier.

Je pense que ça décrit la situation dans laquelle nous nous trouvons. La question est : que se passe-t-il ? Et ce que je voudrais vous dire, c’est que nous n’arrivons pas à le nommer. Alors je vous le redis, je ne suis pas psychanalyste, mais je saisis cette occasion qui m’est offerte, et je vous en remercie beaucoup, parce qu’au fond je voudrais interroger différemment l’objet sur lequel je me penche en général, qui est celui-là, le populisme, la crise des démocraties. Je voudrais le prendre autrement, en considérant aussi que c’est une invitation, c’est de ma part une marque d’intérêt et de courtoisie, puisque vous avez bien voulu m’associer à vos réflexions. Mais j’y ai trouvé un réel bénéfice. Nous n’arrivons pas à nommer ce qui nous arrive en fait. Je parle de la science politique. Nous n’arrivons pas à nommer ce qui nous arrive. Nous n’arrivons pas à désigner ce qui se passe, et je crois même que nous n’arrivons plus à pouvoir en parler. Et je voudrais faire une liste de symptômes en quelque sorte, de manifestations de cette chose-là.

Il y a un point d’éclosion, c’est très difficile de le situer mais je m’y risquerai. Je dirais que c’est au tournant des années 80-90, quelque chose se passe, qui nous arrive à tous. C’est sans doute au confluent de l’effondrement du communisme. Ces formules sont très intéressantes : l’effondrement du communisme, la chute du communisme, les débuts de la globalisation. Et ça participe de la globalisation, l’effondrement du communisme, la création de l’Organisation Mondiale du Commerce en 1994, l’invention du Web en 1994. Je crois qu’il y a quelque chose là qui se met à bouger beaucoup.

Aux États-Unis, en 1992, un an après la chute de l’URSS en 1991, vous voyez, à ce moment-là, aux États-Unis, il y a Ross Perot qui présente sa candidature. C’est un candidat populiste, antisystème. Alors les antisystèmes, avec le même profil, sont sans doute une première indication d’un mouvement souterrain, mais de moins en moins souterrain. Et les élections commencent à suivre ce cours en Europe.

En France, 1998, c’est déjà une surprise. Jean-Marie Le Pen atteint presque 15%. Ce qui le prive de 15% d’ailleurs que lui promettaient les sondages, c’est l’affaire du « détail ». Puisque sur RTL, quelques jours avant le scrutin, il fait cette fameuse sortie sur le point de détail dans l’histoire de la seconde guerre mondiale, et ça le fait décrocher un peu. Il n’atteint pas ce score de 15% peut-être plus, on ne saura jamais mais il fait ce score 14,5, qui est un incroyable score, et qui fait que tous mes amis historiens, curieusement, se transforment en médecins d’un coup, et parlent, la formule est très intéressante, de « fièvre hexagonale ». Donc c’est à la fois hexagonale, ça ne concerne que la France, et c’est une fière ; la fièvre va retomber puisque c’est une fièvre. Nous sommes en 88. Alors évidemment la fièvre n’est pas retombée, et l’hexagone a pris une dimension qui a les frontières du monde démocratique. Cela se manifeste dans ces moments-là de façon très claire. Et ça ne cesse pas.

Il y a un évènement très important qui pour moi est un marqueur avec des conséquences dans les instruments de mesure, qui est le 11 septembre 2001, qui vraiment va ouvrir la séquence dont nous ne sommes pas sortis, et dont je vais vous redire un mot, sur la question très difficile à nommer, très difficile à nommer là aussi, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est un retour du religieux ? Est-ce que c’est une idéologie nouvelle ? Comment faut-il désigner cela ? On ne sait pas le faire. Vous l’avez remarqué, on ne sait pas du tout le faire, on ne sait pas comment s’y prendre, et c’est un point qui est évidemment déterminant.

Le 11 septembre 2001 provoque aux Pays Bas un phénomène très intéressant qui est l’apparition d’un nouveau parti politique, la liste Pim Fortuyn, du nom de Pim Fortuyn qui est un professeur entrepreneur de sociologie marxiste, militant de la cause homosexuelle, et qui crée un parti, la liste Pim Fortuyn lui-même, pour dénoncer la présence de musulmans trop nombreux aux Pays-Bas. Donc les Pays Bas sont « pleins », c’est son mot d’ordre. Et il dit : « Nous ne nous entendons pas sur les valeurs. Nous n’arrivons pas à cohabiter. Le système culturel néerlandais n‘y tiendra pas. Je veux vivre mon homosexualité. Je veux que chacun puisse vivre sa liberté d’opinion. les Pays-Bas sont une terre traditionnelle très ancienne et très fameuse de liberté et de tolérance. Il ne faut pas exagérer, mais c’est quand même comme cela que le pays se présente, et nous sommes sur ce plan-là mis au défi de continuer ». Il a été assassiné à ce moment-là, et sa liste devient le troisième parti des Pays-Bas à quelques semaines de sa création. Et c’est ce discours, le discours qu’il a tenu qui a donné lieu à un vrai virage de tous les populismes européens. Ce modèle-là va être le modèle qui va se propager partout en Europe, et qui fera le succès de cette antipolitique qu’on peut qualifier de populisme. Sans être trop long, je vous rassure, mais j’en dirai un mot.

Nous, nous avons le 2 avril dont je vous ai parlé. Puis nous avons le referendum de 2005 et les 55% de non à la constitution européenne, ce moment très intéressant aussi, extrêmement dense. Le non néerlandais du 1er juin 2005, où les Néerlandais aussi disent non pour des raisons différentes et même opposées, mais ils disent non aussi au référendum. Le fait d’ailleurs intéressant que les Espagnols et les Luxembourgeois aient dit oui par référendum, et que 20 parlements aient dit oui par referendum semblait ne plus pouvoir peser dans un système presque inextricable.

Que faut-il désigner ? Comment dire les choses ? Moi qui y suis confronté tous les jours, si je dis « populisme », on me dit que ce n’est pas sérieux, ça ne veut rien dire. C’est tout le temps la même histoire. Comment désigner cette chose qui se passe ? C’est du populisme.

Il y a un premier procès qui est fait à l’utilisation de cette désignation, de cette catégorie. D’abord il y a un procès en ambiguïté. Si on dit « populisme », ça doit être que le peuple nous dérange ou, l’appel au peuple. Ça c’est quelque chose de très souvent exprimé, explicitement, indirectement, qui pointe le phénomène du populisme comme une forme de dérèglement, ou de quelque chose qui arrive à un système qu’il n’avait pas intégré. Cela exprime une forme de crainte du peuple ou de refus du peuple.

Puis il y a un deuxième procès qui est le procès en approximation. Qu’est-ce que vous entendez par là ? Que voulez-vous dire par là ? Et ce sont des questions bien légitimes. Mais il y a un régime d’interrogations qui est réservé à cette catégorie. C’est ça qui est intéressant. Si vous dites François Mitterrand était socialiste, Mao Tsé-toung était socialiste, personne ne va vous dire que « socialiste » ça ne veut rien dire. Si vous dites que sur le mot « libéralisme » on est tous d’accord, sur le mot « démocratie » on va tous se mettre d’accord, on sait bien que ce n’est pas vrai ! Pratiquement tout le vocabulaire de la politique fait l’objet de contentieux, de divergences considérables . Le régime chinois actuel se considère officiellement comme une démocratie socialiste. Officiellement, c’est dans les textes, de même qu’il y avait des démocraties populaires. Vous voyez, donc que les mots politiques, par nature, par construction sont des mots instables, traversés de polémiques, d’idéologies, c’est évident ! Mais ça n’explique pas le procès spécifique qui est fait au populisme. Et d’une certaine manière, il faudrait préférer le silence à l’approximation. C’est un peu ça qui se dit.

Est-ce que c’est du fascisme, ou le retour, ou la montée du fascisme ? Le problème avec cette désignation, ce n’est pas son absence de rigueur conceptuelle et de référents historiques, c’est plutôt même très clair. Le problème, c’est que selon la sociologie du populisme, ceux qu’on pourrait appeler fascistes par hypothèse, ce sont assez largement les classes laborieuses. Et il devient difficile de dire que les classes laborieuses sont des classes fascisantes ou qui apporteraient le fascisme. Non pas qu’on ne l’ait jamais observé dans le passé, mais enfin on a beaucoup de mal avec cette idée que les classes populaires pourraient porter, à travers leur suffrage ou leur préférence, quelque chose qui ne serait pas de l’émancipation, mais une forme de rétraction. Donc il y a comme un phénomène de censure idéologique qui me paraît très clair dans cette situation.

On assiste à un évènement considérable dans nos démocraties qui est la déconstruction, je dirais la déconstruction du groupe prolétarien : il n’y a plus de prolétariat présentable. C’est d’abord l’effondrement du communisme, je vous l’ai dit, en 1989, la fin de l’histoire. Maintenant c’est la fin de la classe ouvrière. Les ouvriers, en général, ne se disent plus eux-mêmes ouvriers. Je le dis au passage, ce qu’on appelle l’appartenance subjective montre que les ouvriers ne se disent plus ouvriers, ils se disent employés, ils se disent autre chose qu’ouvriers. Mais là ici, dans un sens politique, la classe ouvrière se dissout comme agent révolutionnaire, comme peuple émancipateur, parce qu’on observe sa droitisation qui est très documentée. La droitisation de la classe ouvrière occidentale est très documentée par des résultats électoraux de plus en plus clairs et des enquêtes qui ne manquent pas de détails. Peut-être avez-vous lu ce classique de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, qui désignait, qui reflétait (Louis Chevalier est un historien), l’état d’esprit du XXe siècle autour de l’émergence d’une classe ouvrière, dont on disait qu’elle allait renverser la civilisation pour toute une série de raisons : l’alcoolisme, la violence; puis elle allait retourner en classe opprimée ; puis elle allait redevenir un agent émancipateur. C’est à nouveau le retournement du retournement. Et c’est pour ça, je crois que, fondamentalement, c’est pour ça qu’il y a une grand difficulté à parler de fascisme.

Je ne sais pas s’il faudrait parler de fascisme. Il y a des éléments qui font penser au fascisme, mais la grande difficulté, je pense, elle est que nous avons beaucoup de mal à reconnaitre cette évolution de la classe ouvrière, des classes populaires, parce que des ouvriers ça existe quand même, même s’ils s’auto-désignent autrement, et donc les classes populaires d’une manière générale.

Ce qui est très impressionnant au sein de la classe ouvrière, dans les démocraties, c’est un processus que je qualifierai d’ethnicisation de la politique, la recherche d’un référent pré-politique, la recherche d’un référent qui précisément n’a jamais fait débat. Là encore, toujours cette façon de ne pas en parler. Un référent qui ne fait pas débat, qui par définition qui ne se présente pas à la discussion. C’est-à-dire il y a une communauté de fait, qui a toujours été là et qui n’a pas besoin de se justifier, puisque c’est sa propre existence qui suffit à la justifier. Comme s’il y avait cette espèce de désir d’ethniciser la politique. Et on le voit dans ce qu’on appelle parfois la xénophobie, le rejet de l’étranger. Il y a le rejet de l’étranger, il y a la peur de l’étranger, tout cela existe évidemment très fort. Mais c’est aussi bien le rejet de l’étrange, parce que j’observe que dans le discours des partis antisystème, de plus en plus souvent, et maintenant c’est presque entièrement accompli, la figure négative de l’étranger ou de l’immigré a été remplacée par la figure négative du musulman. Et c’est plus, de mon point de vue, l’étrange que l’étranger ici qui est pointé. Mais ça ne va pas nous aider à désigner correctement les choses.

Dans ce grand mouvement historique dans lequel nous sommes, depuis la fin des années 80, début des années 90, encore une fois je vous le redis, ce ne sont pas des termes faciles, des bornes faciles à repérer, mais c’est à peu près ça, ce que nous appelons la globalisation ; Il se joue quelque chose qui a à voir avec une double déstabilisation, une déstabilisation matérielle, une déstabilisation que je qualifie d’immatérielle pour éviter des mots compliqués, et qui ne me vont pas d’ailleurs, que je n’approuverai pas. Je peux les utiliser par commodité. Par exemple la question de l’identité, ça ne me va pas. Je l’applique à un individu volontiers mais pas à un collectif. Et donc j’ai choisi pour ma part de parler de déstabilisation immatérielle pour faire référence à un patrimoine immatériel, à quelque chose d’immatériel avec quoi on a un rapport de patrimoine en tout cas. Comme il y a un patrimoine matériel : le niveau de vie, il y aurait un patrimoine immatériel : le style de vie, la culture, le Heimat, toute une série de référents qui sont considérés comme en voie de disparition. C’est en ce sens qu’il y a déstabilisation par des effets de globalisation. Là aussi, sans vous ennuyer par des références à des enquêtes, quand on mesure – on peut mesurer ça – quand on mesure ça, par exemple, au sein de la classe ouvrière européenne, la crainte de perdre son patrimoine immatériel est beaucoup plus forte que la crainte de perdre son patrimoine matériel. C’est tout à fait bouleversant. En tout cas, pour moi, c’est bouleversant, un post-matérialisme très clairement dans l’attachement à des formes immatérielles de patrimoine, mais qui joue un rôle surdéterminant, y compris dans les classes sociales dont on pense à priori à tous les coups que ce qui va d’abord les intéresser, les préoccuper, c’est la dimension matérielle. Nous sommes dans un cycle historique de déconstruction des Etats providences pour des raisons démographiques. Donc on pourrait penser que les classes ouvrières, les classes laborieuses, les classes populaires sont plutôt en train de défendre les éléments matériels : l’âge de la retraite, le remboursement complet des soins, etc., et que c’est devenu une dimension première. Eh bien c’est un point qui n’est pas du tout vérifié par les données. Non seulement par les enquêtes d’opinions, mais non plus par les comportements électoraux, ce qui est quand même un élément extrêmement intéressant.

Dans ce contexte-là, il me semble que nous nous sommes arrangés ensemble pour là encore ne pas permettre la désignation de quoi que ce soit. Est-il possible pour des européens d’être la seule partie du monde qui devrait vivre la globalisation économique, communicationnelle, culturelle, etc., sans savoir du tout où se trouvent les limites ? Sans savoir du tout où se trouvent les frontières, y compris les frontières physiques ? C’est ce que nous demandons aujourd’hui aux Européens. Ils ne peuvent pas dire qu’il veulent des frontières. Ça n’est pas accepté, ça n’est pas reçu. Il y a une impossibilité à le dire. Censure médiatique, et le discours n’est pas reconnu. C’est peut-être en train de changer, mais ça n’est pas sûr du tout. Et donc ce que l’on demande aujourd’hui aux Européens en général, mais plus encore aux classes exposées, aux classes laborieuses, aux classes populaires, aux classes fragiles, on leur demande de bien vouloir voguer dans la globalisation sans savoir où sont les limites, où sont les frontières, tout en acceptant une déconstruction de l’État protecteur providence, et en les priant en quelque sorte, comme les autres, ceux qui sont diplômés, qui ont des métiers plus appropriés, de bien vouloir aimer la globalisation et d’y trouver honneur et profit, malgré l’absence d’équipements. Parce qu’on sait parfaitement, et ce n’est pas surprenant, ce n’est pas contre-intuitif, que la globalisation est acceptée par des gens comme nous qui ont leurs caractéristiques, leur profil, leur cursus, leurs formations, leur géosphère. Par exemple très typiquement, dans toutes les démocraties, les grandes métropoles sont des lieux où on adore la globalisation.

On le trouve partout ! C’est très frappant, c’est une vraie géographie, très nette. Nous sommes nous connectés. Nous avons des aéroports, nous avons encore des trains malgré ce que l’on dit, et on a mille façons d’être clipsés au fond dans cette globalisation et d’être dans ces tuyaux qui vont, qui viennent. Pour différentes raisons, beaucoup d’entre nous ne sont pas du tout dans cette relation-là, ne comprennent pas les langues, ne comprennent pas les outils, n’ont pas de raisons d’aller quelque part. Enfin beaucoup ont plutôt le sentiment qu’on les dépossède, qu’il y a des délocalisations, que les entreprises étrangères prennent des emplois, achètent des entreprises. C’est très anxiogène comme univers. Si en plus on vous demande de réfléchir pour voir à quel point c’est une bonne nouvelle, ça devient sans doute très perturbant. Il est difficile de dénoncer cela, et quelques partis sont devenus au fond, des entreprises politiques, qu’on appelle donc les partis populistes, les antisystèmes, les contestataires. Ils se sont retrouvés avec ce monopole de fait, de dire cela pour les autres. Assez curieusement au même moment, nous cherchions probablement avec de bonnes volontés et de bons sentiments, et tout ça est très fort, nous cherchions au contraire à mettre en garde contre ces partis qui sont présentés comme dangereux, et qui sont peut-être parfois les seuls à dire les choses que ressentent ces pans entiers des sociétés démocratiques.

L’aspect immatériel est encore plus perturbant que cela, me semble-t-il, sur la question de la déstabilisation existentielle. Je parle de conflits interculturels, c’est le terme que j’utilise, que je me suis donné pour pouvoir en parler. Il y a une multiplication de conflits interculturels dans le cadre d’une recomposition ethnoculturelle de la population européenne, et qui est le résultat d’un double mouvement : un vieillissement démographique sans précédent et un solde naturel négatif depuis 2015. Depuis 2015, en Europe, on y meurt plus que l’on n’y naît. Et c’est irréversible. Comme solde naturel c’est irréversible, puisqu’il y a moins de femmes qui naissent. Évidemment il faudrait qu’elles fassent beaucoup plus d’enfants encore pour compenser l’absence des naissances précédentes. Donc ça ne se produira pas.  Conséquemment, c’est l’immigration qui peut maintenir les niveaux de contribution à la production de richesses pour maintenir les droits sociaux.

Donc nous sommes dans cette situation et les relations ne sont pas simples, parce que les schémas culturels sont très différents. Je dirais d’ailleurs qu’il y a deux chocs culturels importants : il y a une double immigration, il y a des personnes qui quittent pour des raisons de misère économique – je laisserai de côté les réfugiés politiques en tout cas ici –  qui quittent un pays trop pauvre pour assurer la survie de leurs familles ou d’eux-mêmes. Donc ils quittent leur pays, ce qui est un déchirement et une grande difficulté, et ils quittent souvent aussi la campagne de leur pays pour aller dans les villes d’autres pays. Alors il y a un double choc qui se fait, et les phénomènes de chocs culturels sont extrêmement puissants. C’est quelque chose qui produit beaucoup d’interactions négatives, conflictuelles.

Nous avons un thème qui s’est exprimé de toute une série de façons, mais qui est très perturbant je crois pour notre système politique. Cela a été très formalisé par des écrivains, je ne sais pas s’il faut les qualifier d’intellectuels. Je ne sais pas dans quelle catégorie ils se rangent : des journalistes qui écrivent des essais qui ont des effets politiques très importants. On a beaucoup d’interactions conflictuelles sur des sujets qui apparaissent peu à peu comme des sujets de principe. Alors , dans ce rapport conflictuel avec des personnes de culture musulmane, la question du rapport aux femmes, la question l’excision : aura-t-on toujours la possibilité de publier ce que l’on veut publier ? Est-ce que le blasphème est redevenu une pratique en Europe ? La disparition du délit de blasphème dans toute l’Europe a été à la fin du XIXe siècle le point de départ de la liberté de publication dans la presse. C’est le point de départ. On peut même se moquer de ces entités divines. L’affaire Rushdie, en 1988, Les versets sataniques, les caricatures danoises de 2004, avec tous les drames qui ont suivi. Le seul journal qui par solidarité a republié les caricatures en France était Charlie Hebdo. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo donne le sentiment a beaucoup d’Européens qu’en réalité il y a des libertés qui ne sont plus disponibles, mais sans en réalité que ce soit considéré comme quelque chose de réellement reconnu. Même chose pour la liberté d’avoir la vie sexuelle que l’on souhaite. Donc toute une série de contentieux qui se manifestent, mais qui se manifestent sans être portés véritablement, sauf par les partis antisystème. C’est ce qu’avait formalisé Pim Fortuijn aux Pays-Bas. Il avait fait des discours là-dessus. Il avait été très influencé par une italienne Oriana Fallaci. Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette femme qui était une résistante. Elle a été une résistante, elle venait du Parti Socialiste Italien, une grande militante féministe, et qui a écrit des livres qui ont eu un succès en Italie comme jamais aucun livre n’avait eu depuis 1945. Beaucoup en France aussi, mais la version italienne, c’était des millions d’exemplaires. C’est elle qui a forgé les mots nazislamisme, fascislamisme, pour dire : « nous nous sommes battus pour nos libertés. Elles sont à nouveau menacées par un fascisme, un nazisme d’un nouveau genre, mais toutes les élites démocratiques et tout le système démocratique est absent. Nous n’avons pas le droit de le dire, nous ne pouvons pas l’énoncer et nous nous retrouvons donc sans paroles reconnues, y compris sur ce qui est principiel ». Voilà, c’est une grande interrogation qui fragilise énormément évidemment tout le système, tout le dispositif. Et un malaise - si ce n’était pas dramatique ce serait une scène comique - un malaise qui a été palpable dans le monde démocratique, chez les intellectuels comme dans les média, lorsque les partis populistes se sont mis à traiter de collaborateurs, de « collabos », les élites démocratiques qui ne dénonçaient pas le nazislamisme. La différence entre Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen, c’est que Jean-Marie Le Pen nous le traitions de fasciste, sa fille nous traite de collabos.

Et ce n’est pas du tout une blague cette affaire, parce qu’on ne sait plus comment faire pour au fond pointer le caractère nocif ou dangereux d’un parti antisystème qui raconte n’importe quoi. On l’a vu au second tour dans le débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Elle ne sait pas de quoi elle parle, elle n’a pas d’idées, ou elle a des idées qui sont impossibles. Elle a fait ce virage en 2011, lorsqu’elle est devenue la présidente du Front National à un congrès fondateur, dont vous n’avez pas oublié peut-être la géographie, c’était le congrès de Tour. Janvier 2011 ! Et c’est tout de même tout à fait impressionnant de voir là, comment de manière très comprise je dirais, le prolétariat était convoqué par le Front National. Et c’est ce qui se passe : les ouvriers votent pour le Front National ou bien s’abstiennent. C’est très simple. Ils font deux choses : ou bien ils s’abstiennent, ou bien ils votent pour le Front National. De même que les jeunes sans diplôme votent pour le Front National ou bien s’abstiennent.

Comment peut-on énoncer tout ça ? Qui l’énonce ? À part ces partis qui ne sont pas des partis que l’on peut designer autrement que dangereux ? Même chose pour la crise des réfugiés : impossible d’interroger les décisions. La manière dont Angela Merkel a décidé d’accueillir un million et demi de réfugiés, à l’évidence qualifié de geste généreux, à l’évidence ! Mais ce n’est pas tellement ça, ce qui est intéressant c’est comment ça s’est décidé ? C’est-à-dire en fait, en réalité avec aucune délibération, aucune concertation avec les voisins européens. On est dans une zone de libre circulation, aucune discussion. Un million et demi c’est considérable ! À ce moment-là, et on était quelques-uns à voir que ça allait se produire, parce que c’était évident, à ce moment-là, Alternative für Deutschland, le nouveau parti d’extrême droite, qui a été créé en 2013, petit parti marginal, élitiste, tout d’un coup s’est prolétarisé. C’est phénoménal de voir ça ! Je vous assure ! Tout d’un coup les élites de ce parti se sont enfuis, des grands journalistes du Frankfurter Allgemeine Zeitung, des grands universitaires anti-euro surtout. « Ça suffit, on paye pour les paresseux : les Grecs, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Français. On y passe nos vacances, on le sait, ce sont des pays trop doux pour y travailler. Et c’est nous qui finançons, donc ça suffit ! » C’était ça globalement le thème. C’est devenu l’Islam ! Et c’est comme ça que l’AfD est passé d’un parti très contenu à une force politique, qui aujourd’hui, s’il  y avait des élections dans l’ancienne Allemagne de l’Est, serait le premier parti (ils font 26% aujourd’hui). S’il y a une élection dans l’ancienne Allemagne de l’Est ils passeraient devant tous les partis, quels qu’ils soient. Donc ils sont en train, si rien ne les interrompt sur leur route, d’aller vers une influence considérable, et qui obligera l’Allemagne à gouverner avec eux ou bien ne plus pouvoir gouverner du tout. Ça ne marchera pas, le système ne marchera pas, n’est pas fait pour ça et c’est déjà en train de capoter. Les allemands ont voté pour ne pas avoir la coalition, ils auront la grande coalition. C’est une grande coalition laborieuse, mais que la présence de l’AfD les obligent à organiser. Et les élections qu’ils auraient pu réorganiser, ils ne les réorganiseront pas, parce qu’ils savent très bien quels seraient les résultats : la même chose en beaucoup plus affirmé.

Cette crise des réfugiés n’a pas pu être discutée, la parole n’a pas été entendue, et il était très frappant de voir une asymétrie entre l’approbation que moi je peux comprendre très bien, l’approbation pour la compassion des gouvernants accueillant des réfugiés, et l’indifférence pour la préoccupation que cette décision pouvait produire au sein des peuples d’Europe. On constate là aussi une séparation tout à fait impressionnante.

Et la question, c’est toujours la même : avons-nous dans cet espace, dans cette globalisation, avons-nous des frontières ? Et je pense à cette phrase que j’aime beaucoup d’Ulrich Beck et d’Edgar Grande dans un livre sur l’Europe : « Pour pouvoir ouvrir les frontières, il faut pouvoir les fermer ». Et aujourd’hui, on peut dire qu’en Europe nous ne sommes pas en mesure de fermer des frontières. Donc, en réalité nous n’accueillons pas, puisque nous ne pouvons pas ne pas accueillir. C’est quelque chose qui est très présent je pense dans le débat actuel.

À ceci est associé la crise du terrorisme. Je le désigne volontairement comme cela. Depuis 2015, en France seulement, il y a plus de 250 victimes. Donc ce n’est pas un phénomène marginal, secondaire, et qui tient au fond au caractère parfois spectaculairement violent des scènes qui sont rapportées. Il se passe quelque chose, on le sait bien, de très profond, et qui ne se terminera pas avant longtemps sans doute. Mais on ne sait pas en parler non plus.. Là aussi, si ce n’était pas grave ce serait comique. On parle par exemple de présumés islamistes, on parle de musulmans, on parle d’islamisme, on parle d’islamisme radical, on parle de salafisme ; On n’arrive pas, on ne sait pas comment nommer les choses. On n’arrive pas, on parle maintenant de fichier S qui n’a qu’un rapport relatif avec tout ça. Avec la fondation dont j’ai la charge, nous avons fait en 2014 la première étude à ce sujet qui a objectivé cette réalité, et c’était très impressionnant de le faire, l’expérience de cette étude m’a beaucoup marqué : l’antisémitisme, nous avons un mal fou, c’est très impressionnant ! nous avons un mal fou à faire admettre qu’il y a un nouvel antisémitisme en France, qu’il se développe. Ne serait-ce qu’à rappeler qu’il y a 11 français qui sont morts parce que juifs. On caractérise les français juifs, par d’autres catégories, par exemple on dit des personnes assassinées. À l’échelle européenne… on a fait aussi une étude à ce sujet …il y a d’autres personnes assassinées parce que juives : en Belgique, au Danemark, etc. Il y a plusieurs cas malheureusement. Et c’est très impressionnant ! J’ai fait une étude là-dessus avec des outils quantitatifs. On le voit très bien dans les résultats ! Je montre par exemple qu’autour du vote Front National de Marine Le Pen il y a un très fort antisémitisme. Et personne ne me dit : « Ah bon ? C’est étonnant ! » Et ensuite avec le même outil, au même moment, avec les mêmes questions, dans la même seconde, ce même outil montre qu’il y a d’autres sources d’antisémitisme. Qu’il y a un antisémitisme avec des connotations un peu différentes, mais une intensité, peut-être si on peut le dire ainsi, un peu inférieure, mais autour de l’univers, qui se trouve du côté de la France Insoumise (ça ne s’appelait pas comme ça quand j’ai fait l’enquête en 2014), ou des électeurs de 2012 de Jean-Luc Mélenchon, et des français de culture musulmane, où là l’approbation de préjugés négatifs à l’égard des juifs est d’autant plus forte que l’on va plus souvent à la mosquée. La corrélation est parfaite. Le fait de décrire cela, d’essayer de le démontrer à travers des outils qui sont des outils sérieux, qui d’ailleurs ne peuvent pas se tromper entièrement puisqu’ils montrent bien que certaines idées reçues sont des idées qui sont confirmées. Je parle par exemple de l’antisémitisme qui est très présent au sein de l’univers du Front National, eh bien pratiquement ce n’est pas accepté. Pratiquement ce n’est pas accepté. Le journal Le Monde a consacré une page entière à déconstruire l’enquête que j’avais réalisée, une page entière pour essayer de montrer – nous étions en 2014 – que ça n’était pas sérieux, et que ce problème n’existait pas. Donc ce refus de le voir est quelque chose qui se manifeste de multiples façons aujourd’hui.

Donc comment peut-on formuler ce qui nous arrive ? Il y a quelque chose, sans doute – je terminerai par-là, par deux remarques – il y a quelque chose sans doute qui a à voir avec : nous sommes dans le monde démocratique, nous sommes confrontés à une situation qui n’est sans doute pas tenable. En tout cas je crois que ça n’est pas tenable, c’est pourquoi il y a la thèse d’une désinstallation démocratique : nous ne savons plus si ce que nous vivons est l’objet de notre choix. Je m’explique : la chute du communisme c’était sans doute, en tout cas je l’ai vécu comme une très bonne nouvelle, parce que c’était la chute d’une tyrannie qui avait beaucoup de catastrophes et de désastres à son bilan. Mais un autre aspect n’apparaissait pas, ne m’est pas apparu en tout cas à ce moment-là : c’était que pour la première fois, dans l’histoire démocratique occidentale, pour la première fois on ne savait plus quel est l’autre de ce que nous vivons. Nous vivons dans un système de marché capitaliste qui avait comme coexistant un autre imparfait, décrié, parfois dénoncé : le système communiste. Mais c’est quand même quelque chose d’autre.

Aujourd’hui, c’est peut-être pour ça qu’il y a le thème de la pensée unique, c’est le monoïdéisme. Nous vivons dans le système qui a survécu jusqu’à présent aux effondrements. Est-ce que c’est celui que nous voulons ? Peut-être que certains le pensent ? D’autres diraient : que je le veuille ou non, je vis avec. Mais que vouloir d’autre ? On n’a jamais vécu comme ça depuis que la démocratie, on va dire « parlementaire » compétitive s’est mise en place à la fin du XIXe siècle dans le monde occidental. On n’a jamais vécu comme ça, c’est-à-dire sans alternative.

Effondrement de l’alternative. Il nous restait l’alternance, c’est-à-dire la  politique de droite et la politique sociale-démocrate. Mais la réalité, c’est peut-être moins perceptible, dans les mots c’est difficile à énoncer, dans les faits on peut le repérer, la réalité c’est que la conjonction de deux facteurs seulement – on pourra en donner d’autres – mais la conjonction de deux facteurs seulement qui sont d’un côté l’évolution démographique de l’Europe dont j’ai dit un mot, et de l’autre l’évolution de l’endettement des pays européens, fait que la social-démocratie n’a plus d’horizon en termes, au fond, de progrès social et de redistribution. Le taux d’endettement de la France était de 20% du PIB en 1980, il est de 100% cette année. Donc nous avons un endettement qui vaut le montant de la richesse nationale que nous produisons en une année. Et même si on peut, on sait qu’il y a des artifices financiers ou de la stratégie financière pour refinancer de la dette et que ça n’est jamais tout à fait la veille de la fin, tout de même, on est passé de 20% à 100%. Et à coup sûr, il y a un moment où ça ne sera plus possible. Donc c’est très difficile d’imaginer maintenant un vaste plan de relance.

Voilà ce n’est plus du tout la situation dans laquelle s’étaient retrouvés les pays européens, pas la France mais les pays européens qui avaient bâtit la social-démocratie : des sociétés démographiques jeunes, économiquement prospères avec des caisses sociales toutes excédentaires et des niveaux d’endettement qui étaient à faire et qui n‘avaient pas été faits, et puis des croissances qui étaient entre 5, 6 et 7%. Ce système-là très prospère a permis de financer des systèmes sociaux très progressistes, et c’était une grande chose que de le faire ; et il est certain qu’il y a un lien entre l’enracinement de nos démocraties, en tout cas leur stabilisation (plutôt que leur enracinement), et cette capacité à distribuer. Mais il me semble aujourd’hui - c’est le non-dit ça aussi - me semble s’éteindre comme possibilité en raison de ces réels facteurs-là. On pourrait en trouver d’autres, mais je donne ces deux-là qui me paraissent suffisants.

Et puis de tout cela, nous pourrions bien parler ensemble pour essayer de l’énoncer. Mais là aussi, peut-être un point ultime, objectif, qui s’observe, que nous vivons, c’est un des aspects de la globalisation où il y a des causes profondes. La dislocation de l’espace public médiatique auquel au fond il arrive quelque chose qui est assez semblable à ce qui arrive au système politique démocratique. Le système médiatique vit un peu cette chose-là, c’est-à-dire qu’il est le porte-parole qui se meurt en fait. D’un côté le parlementarisme suscite moquerie, dégoût, insulte, rejet. Il est commun aujourd’hui, il est courant de dire que la vraie démocratie c’est la démocratie directe. Que la démocratie qui passe par des représentants c’est une démocratie trahie, faussée, corrompue de cette forme pure qu’on peut attribuer à Rousseau,. Cela fait par exemple que la Suisse est un modèle pour beaucoup de ces mouvements populistes : le référendum législatif populaire. Moins il y a de médiateurs, plus la volonté du peuple est pure, purement exprimée, clairement intelligible ; Donc le monde représentatif est en crise. Et encore une fois, j’ai pris tout à l’heure l’exemple : ratifier un traité par ce parlement, c’est considéré aujourd’hui comme un déni de démocratie ! L’article 49.3 est pointé comme étant la négation de la démocratie. C’est un dispositif parlementaire, eh bien  ça cela a alimenté la poussée des partis antisystème, de l’antipolitique, les partis que moi je qualifie de populisme parce qu’ils proposent la présence du peuple et non pas sa représentation ; souvent le chef a un discours d’incarnation, et non pas de représentation : « Je suis le peuple ! Moi le peuple je parle et non pas je vous représente. Il n’y a pas de distance entre nous, il n’y a pas de différence ». Cela se reproduit dans l’espace médiatique, dans l’espace public, avec des média qui sont dits de plus en plus souvent des média installés, des média dominants, des média qui mentent, des média qui complètent, des média qui trafiquent et qui sont les grands média classiques : la télévision, la radio, les média professionnels, dénoncés au profit d’un monde anti-médiatique, comme il y a une antipolitique que sont les réseaux sociaux, les blogs, etc. et qui prospèrent de manière presque jumelle. Et il y a eu pendant pas mal d’années, peut-être que c’est un peu moins vrai maintenant, mais une vraie correspondance entre l’efficacité numérique, digitale, et le parti populiste, le Front National. De même pour le mouvement Cinq Étoiles en Italie. On pourrait en citer beaucoup. Partout ce sont des organisations qui ont un succès considérable sur le Web, avec tous les outils qui leur réussissent particulièrement bien, parce que les modes d’expression : la brièveté des propos, le caractère spectaculaire très polarisé, les effets de filtres. On se retrouve beaucoup plus entre nous-mêmes à penser la même chose, à intensifier un point de vue que nous avions déjà au départ, plutôt qu’à l’altérer dans l’échange. Eh bien ceci dessine un espace public de confrontation au sein duquel les partis populistes, si on repasse dans le champ politique, sont particulièrement à l’aise.

Et donc je dirais pour conclure, en espérant ne pas avoir été trop long, que si nous n’arrivons pas très bientôt à dire ce qui nous arrive, si nous n’arrivons pas à en parler, je crains que le processus dans lequel nous nous sommes engagés finisse par produire un résultat qui n’a pas été loin d’être atteint ces derniers temps, c’est-à-dire l’effondrement d’une démocratie importante dans l’espace européen. On pourrait commencer par-là, en particulier dans la zone de l’euro, avec un effet de chaîne qui serait probable. Et je dirais que le pays d’ailleurs le plus exposé me paraît être la France, puisque de tous les pays démocratiques nous avons l’élection que les populistes adorent : l’élection présidentielle, « un homme à la rencontre du peuple », c’est la formule. Alors cela, c’est pour moi les idées populistes : « je me sens concerné  et s’il faut élire des représentants, ça ne va jamais, les règles ne sont pas les bonnes, nous sommes sous représentés, tout ça est un peu compliqué à la fin, il faut faire des coalitions, on ne s’y retrouve pas. Mais s’il faut aller à la rencontre du peuple, je suis là ». Donc ce système français, qui quand même n’est pas passé loin de la catastrophe en 2017, est peut-être celui qui exposerait l’ordre démocratique européen à une grande déstabilisation. Comme il s’agit de l’euro, il y a un effet mécanique qui ne manquerait pas de se produire. Nous ne sommes pas passés très loin, nous verrons pour la prochaine fois. Mais enfin, il serait temps de pouvoir en parler. Merci beaucoup.

Charles Melman – Merci beaucoup Dominique Reynié de ce tableau extrêmement précis, documenté, nous apportant à nous qui dans l’ensemble sommes des profanes, un certain nombre d’éléments importants, des perspectives également très précises ; et je dirais d’autant plus opportunes, que ce tableau que vous nous décrivez ne semble à ce jour ne pas provoquer les réponses que l’on pourrait considérer comme valables, données à la population, réponses valables venant des partis de gouvernement, des réponses valables pour tenter de remédier à ce qui semble autrement un mécanisme, qui une fois mis en marche est à chaque fois inéluctable, qu’on ne peut plus arrêter. On peut être je crois frappé par ce qui semble à ce jour la paralysie de ceux qui sont pourtant chargés, dont la profession politique est de s’occuper de ces problèmes essentiels, de leur paralysie pour répondre à une situation aussi tendue, mais qui se déroule semble-t-il devant une opinion anesthésiée. Je veux dire, il ne semble pas que ceux qui suscitent, organisent, commentent l’opinion publique, soient particulièrement informateurs, et soient particulièrement des facteurs d’alerte concernant ce qui est en train de se mettre en marche.

Pour essayer de façon modeste de vous donner quelques aperçus que, d’un point de vue qui est donc celui du psychanalyste, quelles sont les approches qui peuvent paraître possibles concernant ces problèmes ? Ce sont des approches qui se justifient du fait que, comme on le sait, la psychanalyse avec Freud s’est inquiétée très tôt, c’est-à-dire dès 1925, de ce type de phénomène que nous voyons aujourd’hui redémarrer, avec les travaux de Freud sur la psychologie des masses qui sont particulièrement instructifs. Et on peut dire que depuis cette date, Freud n’a pas cessé de publier des travaux divers qui pouvaient concerner aussi bien la religion par exemple qui est aujourd’hui d’actualité, et la question du pourquoi de la guerre, du goût semble-t-il populaire possible pour la guerre, et son dernier travail qui est en général, je le rappelle souvent, tenu à l’écart par ses élèves, son travail sur Moïse qui est une analyse extrêmement fine, extrêmement subtile, justement de ce qu’est une organisation collective dans sa relation au chef, dans sa relation au pouvoir. Freud a gardé ce travail dans son tiroir depuis 1935 pour ne le publier qu’en dernier recours en 1939, quand il lui semblait que « c’était cuit », et effectivement ça l’a été.

Je prendrais, si vous le voulez bien, trois points. Le premier concerne la relation contemporaine dans l’Occident, dans nos zones, la relation à l’autorité. Il est clair que nous avons aujourd’hui cette tendance absolument évidente de décrier, et de refuser, et de récuser les manifestations de l’autorité, et qu’elles concernent le domaine privé aussi bien que le domaine public. Pas la peine que je m’étale, que j’annonce ces bateaux, mais enfin il est tout à fait clair que la décomposition de la famille, ce qui n’est jamais rien dans une société et peut être par les sociologues ou par les psys considérés comme essentiel puisque c’est la première cellule organisatrice de la vie sociale, la décomposition de la famille. Et puis enfin ce qui est manifeste : le désarroi actuel de notre jeunesse dans sa relation à tout ce qui ferait autorité ; et puis également, il suffit d’ouvrir l’un des médias qui est à notre portée, pour l’entendre systématiquement brocardée, décriée, ironisée, traitée sur le mode sarcastique et dérisoire, sans évidemment qu’il soit nécessaire de s’étendre sur la traduction de cette dégradation de l’autorité dans le domaine des mœurs, qui sont évidemment d’une liberté aujourd’hui quasiment absolue. Relation donc à l’autorité, pour marquer ce point que l’on peut craindre que celle-ci ait laissé la place d’une nostalgie, d’un appel, voire d’une revendication. Et je dirais d’autant plus fort que de façon bruyante, manifeste et explosive, dans des sociétés voisines relevant d’autres religions, on peut être fasciné par la splendeur des expressions de groupes humains ainsi regroupés, ordonnés, prêts à se sacrifier, à vivre non plus dans la banalité des soucis économiques mais dans la grandeur du sacrifice de sa propre vie ; et donc l’impossibilité d’être insensible envers ce dont on est soi-même privé, quoiqu’on l’ait voulu, quoiqu’on l’ait cherché, quoiqu’on le recommande, et avec son expression que je qualifierais de brillante dans des sociétés voisines, brillantes et du même coup évidemment non seulement compétitives mais menaçantes.

Donc déjà la question de notre relation ambivalente, ambiguë à l’endroit de l’autorité, et dont je dirais que c’est un truisme de dire qu’à la fois nous réclamons – ça se dit facilement – à la fois une liberté d’autant plus grande et en même temps une sécurité néanmoins totalement affirmée, et totalement présente. Autrement dit la présence d’une autorité susceptible de nous protéger. Ça va ensemble.

Le deuxième point que je me permettrai donc d’évoquer, c’est celui que vous avez très justement souligné avec le problème de la représentation en crise. Ce qui est étrange, c’est que ce problème semble pouvoir être traité, non seulement dans le domaine politique mais dans notre relation générale à la représentation. Je veux dire que là aussi, fions-nous à ce que tous les jours nous pouvons observer sur nos écrans, la représentation ne suffit plus. Ce qu’on veut c’est la vérité, la dénudation, ce qu’il y a derrière, le vrai, la chair, le sentiment, le vécu, ce que l’on cache habituellement ; et il y a même je crois une émission qui s’appelle très simplement Déshabillons-les. Autrement dit, un rapport général à la fonction de représentation qui nous semble aujourd’hui systématiquement décevante, voire trompeuse, pour réclamer ce qui serait l’accès direct, immédiat, sans intermédiaire, sans l’intermédiaire de cette image qu’à la fois nous aimons mais en même temps qui fait obstacle à ce qui est la vérité cachée, et donc cet appétit pour l’immédiateté de l’accès à l’objet, à la vérité, que viens contrarier la forme ordinaire de représentation qui nous est habituelle.

En tout cas, pour revenir dans le champ du politique, on peut dire qu’actuellement il ne semble pas que l’on porte grande attention à nos représentants au Parlement et à leurs débats. Je crois que chacun est sensible au fait que ce n’est pas là que ça se joue, ni que ça se décide. Et il y a là, me semble-il, également une perte que pour ma part je relèverai : c’est le renoncement à la dimension oratoire.

La tradition politique, depuis toujours, est avant tout fondée sur le discours, sur la parole. Et le pouvoir de la parole, aussi bien de conviction que de commandement, de mise en marche. Eh bien il est patent qu’aujourd’hui, le discours susceptible de retenir l’attention, ne pourra avoir que deux styles : l’un traditionnel qui est celui justement des partis populistes et qui est celui de l’appel au nationalisme ; et l’autre, sa contrepartie bien qu’elle aussi s’appuie, fasse appel au nationalisme, America First Again, l’autre style qui sera justement l’invention d’un style politique qui est décalqué des échanges sur Internet. Autrement dit qui ne relève plus du discours mais de l’interpellation et de l’adresse directe. Ça n’est en rien la même chose.

Donc il serait difficile de dire que nous-mêmes, ici, soyons suspendus à l’attente du discours, du beau discours. Et il semble que notre Président ait suffisamment de talent et de plumes autour de lui pour en faire. Mais on ne peut pas dire que nous soyons les uns et les autres, en nous couchant le soir, dans l’attente du beau discours qui le matin viendra enfin apaiser et réguler les problèmes et entraîner la majorité de la Nation vers une solution aux crises actuelles.

Le troisième point, sur lequel je me permettrai de faire une remarque, concerne la question du populisme. Qu’est-ce que c’est qu’une masse ? Gustave Le Bon, 1895 : une masse est une partie de la population qui s’éprouve comme politiquement abandonnée et qui est dans la quête d’un chef. Politiquement abandonnée, ça signifie qu’elle peut se sentir abandonnée, aussi bien dans ses intérêts économiques que dans ce que vous appelez les déterminations immatérielles, et dont après tout, moi, je dirais que fait partie le sentiment de dignité personnelle ou de dignité élective, sans parler ici forcément d’identité. Se sentir abandonné quand on peut avoir le sentiment que ceux qui occupent la scène et ceux qui s’enrichissent sont dans un état d’indifférence, de négligence, abandonnent une partie de la population. Le problème dans ce cas, c’est que le chef que va se donner la masse, justement ne sera pas représentatif de quelqu’autorité spirituelle, même s’il se réfère à une lignée ancestrale. Mais il sera bien sûr choisi à l’égal parmi la population, et du même coup se réfèrera beaucoup plus à ce que sera ses caprices et son intégrisme, que de la référence à un ordre moral qu’il s’agirait de faire observer, délivrant du même coup aux membres de la masse un sentiment de toute puissance, enfin ! Enfin voilà un chef qui, tous ces déshérités, non seulement les réhabilite dans leur dignité, mais leur donne également le pouvoir d’exaction, d’action, de possession à l’endroit de l’entourage.

La question me paraît pour ma part la suivante : ces notations sur la psychologie des masses, et qui à mon sens sont déterminantes - je ne vais pas développer les dernières manifestations électorales - eh bien il semble que ce savoir concernant donc cet état, ne soit absolument pas pris en considération dans le traitement des problèmes. Et que c’est évidemment ce qui risque de provoquer quelque inquiétude pour ceux qui restent éveillés et ne sont pas eux-mêmes hypnotisés par l’actuelle situation. On n’assiste pas, de la part des partis du gouvernement, à une élaboration politique intellectuelle, morale. Cela fait partie des déterminations immatérielles, et ce n’est pas négligeable ! On n’assiste pas à, de la part donc de nos responsables, à des réponses qui soient consistantes, cohérentes avec la situation.

Les réveils que nous allons avoir, et qui viendront de la droite et des alliances qui se préparent, ces réveils vont manifester clairement la tentative de résoudre nos difficultés actuelles par le sentiment d’égalité que procure ledit sentiment d’identité nationale. C’est traditionnel. Ça s’est toujours opéré comme ça. Il n’y a eu aucune lutte sociale, soyons en bien assurés, ni à l’époque du fascisme, ni à l’époque du communisme, il n’y avait que le bénéfice de cette dignité narcissique reconstituée, validée, célébrée, exigée, et que l’on voit effectivement, et y compris comme vous le soulignez dans les mêmes pays avec une grande rapidité, resurgir.

La question donc que j’adresse à Dominique Reynié, et je dirais à partir des charges donc qui sont les siennes, concerne l’attente dans laquelle nous pouvons être des adresses nécessaires pour que ce mécanisme ne soit pas aussi facilement, aussi aisément définitif sous nos yeux impuissants. C’est une demande.

Notes