Bruxelle, Journée EPhEP : « Questions sur la pratique de l’Euthanasie » et débats AFB, le 14/06/2014
Introduction
En guise d’introduction, je voudrais brièvement replanter le contexte:
Les équipes de soutien en SP, équipes de deuxième ligne travaillant au domicile, ont été créées en 1999.Trois ans plus tard ont été promulguées, quasi simultanément, 2 lois sur la fin de vie : l’une dépénalisant sous certaines conditions l’euthanasie et une autre garantissant l’accès pour tout un chacun aux soins palliatifs.
Ces dispositions législatives peuvent sans doute être considérées comme l’aboutissement d’un « compromis à la Belge ». En effet, des changements dans l’équilibre des partis politiques au sein du gouvernement fédéral de l’époque ont permis de lever le verrou bloquant de longue date les propositions de loi dépénalisant l’euthanasie, et ce, tout en assurant structurellement les moyens d’offrir des soins palliatifs aux patients en fin de vie.
A l’époque, il faut s’en rappeler, euthanasie et soins palliatifs étaient majoritairement considérés comme antagonistes par essence. Les défenseurs d’un bord critiquaient avec virulence ceux de l’autre bord. On était « pour » ou « contre ».
Dans ce contexte, -et cela reste malheureusement encore parfois vrai aujourd’hui- une demande d’euthanasie était souvent entendue comme un échec des soins palliatifs ! Si le patient demandait à mourir, c’était que nous, soignants, nous avions mal fait notre boulot…
L’équipe en SP Delta sera elle aussi profondément secouée par cette loi dépénalisant l’euthanasie. Je voudrais témoigner ici de notre cheminement d’équipe face au bouleversement qu’a suscité cette loi : comment sommes-nous parvenus à articuler ce qui, au départ, apparaissait comme inconciliable ? Comment avons-nous pu dépasser la « crise » institutionnelle que cela a généré chez nous, et en « sortir par le haut » ?
Un cheminement en 4 phases
Avec le recul, la loi a plus de 10 ans aujourd’hui, il me semble que notre cheminement d’équipe peut être décrit en 4 phases :
- PHASE 1 : Les prises de position individuelles
En 2002, l’équipe Delta, comme la société belge, est polarisée sur la question de l’euthanasie. La majorité de l’équipe est plutôt défavorables à une loi, alors que certaines personnes y sont favorables. L’équipe est prise dans la tourmente des débats…
Mais Delta, c’est aussi, comme dans toute équipe, un « vivre ensemble » au service d’un projet, celui d’accompagner les patients en fin de vie à domicile.
- PHASE 2 : Les confrontations aux demandes d’euthanasie
Le « terrain » va vite nous rattraper en quelque sorte… Une fois la loi passée, même si l’équipe en débat toujours, les demandes d’euthanasie arrivent en nombre à Delta. Le téléphone sonne, des patients nous appellent pour « faire valoir leurs droits » ; des médecins traitants, souvent désemparés, nous contactent pour être informés, conseillés, accompagnés. A notre grand étonnement, on se tourne même vers nous pour des situations « hors cadre fin de vie », c.à.d. quand le décès n’est pas attendu à court terme.
En réunion d’équipe hebdomadaire -vous devez savoir que nous nous réunissons chaque jeudi avec toute l’équipe pendant 3h pour discuter de l’ensemble des patients pris en charge - il devient de plus en plus évident que nous ne pouvons pas éluder la question de l’euthanasie, qui nous avait pourtant été épargnée jusque là : « qu’est-ce qu’on répond ? » « On accompagne ces demandes ou on les réorienté ? » Certains dans l’équipe considéraient que les euthanasies n’avaient pas leur place en soins palliatifs… D’autres pensaient au contraire qu’on ne pouvait pas laisser les patients, leur entourage et les soignants de la première ligne seuls face à ces demandes.
La question était aussi de savoir comment respecter notre mission, notre cadre de travail de « soins palliatifs », de « fin de vie » ?
- PHASE 3 : L’élaboration d’une pensée d’équipe
Comme ces questions monopolisent beaucoup de temps en réunion d’équipe, nous décidons de les aborder de façon plus formelle, dans un espace de parole animé par un tiers, superviseur. Parce que nous avions quand même bien l’idée que nous avions à « répondre » quelque chose, mais pas n’importe quoi, ni n’importe comment ! Et surtout, il nous fallait relever le défi d’élaborer une position d’équipe, qui soit en même temps respectueuse des sensibilités individuelles…Un fameux challenge !
Grâce à ces séances de supervision, la confrontation des points de vue peut être « contenue », et progressivement des repères communs se dessinent. Dès ce moment là, l’équipe est d’accord sur 4 points:
- Entendre et analyser la demande d’euthanasie.
- Sortir de l’urgence face à une demande et prendre le temps : écouter, rencontrer les soignants de la première ligne et soutenir le dialogue.
- Faire la différence entre la « demande d’euthanasie » d’un patient et l’ « acte lui-même ». Autrement dit, pour l’équipe, toute demande d’euthanasie DOIT pouvoir être entendue, que ce soit par la 1ère ligne ou la 2ème ligne. Mais une « demande » n’ouvre évidemment pas automatiquement le devoir pour le soignant de « passer à l’acte ».
- Ne prendre en charge « que » les situations strictement de fin de vie, comme le prévoit la convention INAMI qui conditionne nos missions. Les situations pour lesquelles la mort n’est pas attendue à brève échéance sont réorientées vers l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité avec qui nous collaborons.
Ces premières balises, simples a priori, font consensus entre nous. Deux autres points vont aussi largement contribuer à l’apaisement des tensions au sein de l’équipe :
- Premier point : notre place spécifique de seconde ligne
La 2ème ligne soutient la 1ère ligne, sans s’y substituer ! Il n’est donc pas question pour Delta de poser l’acte d’euthanasie à la place de la 1ère ligne. Il est, par contre, convenu de répondre « présent de façon consistante », en maintenant une position en retrait, en recul, aux cotés de celui qui élabore ou reçoit la demande. Delta soutient un processus de parole, de pensée, plutôt que de « souffler » ce qu’il y aurait à répondre. Delta n’épargne pas le travail des soignants, ni d’ailleurs celui du patient et de son entourage, de devoir entrer en dialogue.
Delta « construit » le cadre pour que les différents acteurs se parlent, s’écoutent, s’entendent, y compris dans leurs différences de points de vue, à première vue parfois inconciliables. Delta soutient le cheminement de chacun.
- Dernier point qui nous a fait avancer : le respect des convictions personnelles au sein de l’équipe
Il est décidé que « chaque membre de l’équipe intervient dans le respect de ses convictions et de ses valeurs. »
La liberté de conscience que la Loi prévoit explicitement pour les soignants de 1ère ligne prévaut également au sein de Delta. Concrètement cela signifie que tout membre de l’équipe doit être capable d’entendre comme professionnel la demande d’euthanasie. Par contre, comme personne, le travailleur de l’équipe a le droit de demander à un collègue de se faire remplacer dans le cas rare, où Delta est sollicité pour accompagner, sur le terrain, le médecin traitant pendant l’acte euthanasique.
Comment aurait-il pu en être autrement ? L’éthique n’a de place que là où se joue la liberté de choisir tant du coté du patient que du côté des soignants, que se soit en 1ère ou 2eme ligne.
- PHASE 4 : La transcription de la position de l’équipe dans la charte de l’association
Le résultat de nos réflexions relatives à l’euthanasie se devait d’être transcrit. Il s’agissait de garder la trace de notre « long travail d’élaboration d’une position institutionnelle ».
Le consensus adopté sera inclus à la charte de l’association et signera, comme le dira plus tard notre superviseur JP Lebrun : « la capacité de l’équipe à ne pas être d’accord, à se confronter dans les mots dans le but de travailler ensemble au service de la tâche collective ».
« En sortir par le haut »
Comme je viens de le décrire, ce processus institutionnel a amené, incidemment, les membres de l’équipe à se dégager d’un positionnement individuel stéréotypé sur l’euthanasie.
Nous sommes parvenus à nous mettre d’accord, comme professionnels, sur la nécessité, à un moment donné, de travailler avec la loi, càd avec le fait que les citoyens avait un nouveau droit : celui de demander l’euthanasie sous certaines conditions. Cela a impliqué pour nous d’accepter d’informer tous ceux qui nous appelaient des aspects légaux, de rappeler, le cas échéant, les conditions de la loi, de proposer aux médecins, si besoin en était, une grille de réflexion et d’analyse des demandes (du style des grilles d’aide à la décision éthique que beaucoup connaissent ici sans doute) et de les conseiller sur le plan technique. Comme je l’ai dit plus haut, Delta voulait « rendre à chacun » sa responsabilité de se positionner par rapport à cette loi.
Lors d’une supervision d’équipe, une infirmière dira : « C’est la première fois que l’on a du trouver un consensus sur un sujet ou chacun pouvait avoir des convictions très profondes et parfois opposées. »
Une autre aura ce commentaire : « Euthanasie. Ce mot et cette pratique qui nous ont tant effrayés au départ, sont aujourd’hui une réalité plus sereine qui se présente à nous souvent comme une demande, très rarement comme un acte ultime. »
Leurs mots attestent que l’équipe avait dépassé les premières oppositions qui l’avaient clivée sur la question de l’euthanasie.
- Fonction « maternelle » et « paternelle » au sein de Delta :
Au terme de ce cheminement d’équipe, il apparait également que se met en place « une façon assez démocratique de prendre des décisions ». Delta se rend compte qu’il faut un positionnement institutionnel, qu’il faut établir des repères clairs et communs pour les travailleurs, qu’il n’est pas possible que chacun réponde au téléphone de façon individuelle en y allant de ses propres convictions. En même temps, on mesure bien l’importance pour chacun d’être entendu dans sa singularité.
Il y a donc à mettre en place au sein de l’équipe une fonction qui doit veiller conjointement à ces deux dimensions : d’une part, à ce que chaque membre de l’équipe se sente respecté, entendu, consulté… et d’autre part à ce que la tâche collective soit assumée de façon cohérente. Donc à trancher une seule position. Ce qui aura aussi pour résultat de décharger les membres de l’équipe de la responsabilité de la tâche collective…. Nous pourrions dire en langage simple qu’il faut à la fois soutenir une fonction « maternelle » et une fonction « paternelle » dans l’équipe. C’est ainsi qu’une fonction de coordination va être instaurée pour incarner ces 2 dimensions.
L’intégration d’une certaine verticalité au sein de l’équipe, nous a permis de nous rendre compte, que ce qui comptait, n’était pas l’unanimité mais la capacité à « ne pas être d’accord ». Si notre équipe a pu réaliser un tel chemin, c’est bel et bien à partir de la confrontation avec la loi dépénalisant l’euthanasie qui en 2002, fait irruption dans ce qui pouvait être décrit alors comme le « long fleuve tranquille » des soins palliatifs…
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La Loi dépénalisant l’euthanasie : une ouverture plutôt qu’une réponse
Enfin, si vous m’accordez encore quelques instants, je voudrais vous faire part de notre réflexion sur le fond, quant à la loi de dépénalisation de l’euthanasie.
Certes, pour nous, l’existence de cette loi est un progrès, un pas en avant. Mais, ce n’est pas une solution en soi, elle ne résout pas la question éminemment complexe de l’euthanasie.
Elle donne au patient le droit à exprimer sa demande d’euthanasie ; elle donne au médecin le droit de la pratiquer, en le libérant de la peur d’être inculpé d’assassinat. Mais cette loi ne libère ni l’un ni l’autre, d’un choix éthique. Elle met le patient à l’abri de ce que l’on pourrait qualifier d’ « élimination abusive » par une société, un entourage, ou un soignant qui ne supporterait plus l’insupportable, à savoir, un alter ego qui s’en va en souffrant, ou qui coûte trop cher, ou encore qui dérange.
Le paradigme des SP n’est pas celui de la « bonne mort » ; il s’agit pour nous d’autre chose qu’une proposition, oh combien illusoire !, de bien mourir, entouré, apaisé, réconcilié… Au moment où la personne est dans une situation d’extrême vulnérabilité, les SP tentent d’entendre le patient en fin de vie dans ce qu’il souhaite, dans ce qu’il peut ou ne peut plus supporter.
On pourrait dire que la loi de dépénalisation de l’euthanasie, et au-delà d’elle, l’euthanasie elle-même, n’est peut-être qu’un symptôme de la maitrise que l’on prétend avoir sur les choses, et qui fait penser à l’illusion actuelle prévalant dans nos sociétés occidentales, à savoir, penser que l’on maitrise tout.
Sauf que la loi dit aussi « le patient peut révoquer sa demande à tout moment » et « qu’aucun médecin n’est tenu de pratiquer une euthanasie ». Cela laisse encore quelque chose de non résolu, de non maitrisable, d’imprévisible, dans le dialogue subtil, complexe entre le patient et son médecin.
Cette rencontre humaine, rien ne peut la réglementer jusqu’au bout. Et tant mieux ! La loi n’est en aucun cas, une simple procédure à suivre ; elle permet seulement d’ouvrir le champ des possibles. Elle remet le choix de sa vie, de sa fin de vie, du côté du patient. C’est au patient - c’est à chacun de nous - de penser pour lui-même, dans les limites de la rencontre avec l’autre. La loi permet donc que la question soit posée et qu’elle interpelle le médecin qui la reçoit. Elle cadre la possibilité d’un choix, mais aussi d’un refus. C’est donc bien de la rencontre de deux Sujets qu’il s’agit.
Ceci nous éloigne de la question : « Est-ce que la loi est bonne ou mauvaise ? » L’existence de la loi permet sans doute de se situer autrement et de quitter l’alternative simpliste du bien ou du mal. Nous ne nous positionnons pas sur cette question : ni du côté de la revendication de la solution trouvée, ni du côté du regret lancinant d’un temps passé ou la loi n’existait pas.
Pour terminer, je dirais que pour nous, il n’y a ni embarras, ni triomphalisme à parler de ce que la loi a modifié dans notre pratique de SP depuis 12 ans. Il y a de notre part, ESP de 2ème ligne, une recherche incessante d’ajustements à opérer et ce, à chaque nouvelle demande d’euthanasie rencontrée. Etant donné que nous ne pouvons plus éviter d’entendre le désir d’un Sujet d’en terminer avec la maladie, il nous faut nous ajuster. Pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix, mais il ne nous est plus permis, en tous cas, de faire la sourde oreille : il nous faut y répondre.
Je vous remercie de votre attention
Dominique Briard, Delta Asbl