@ Philippe Levy
« Bonjour à tous.
Je vous remercie de votre présence.
Je remercie Anne Videau, directrice de l’École pratique des hautes études en psychopathologies, et Charles Melman, doyen de cette même école, de m’avoir demandé de récidiver avec mes totems et mes tambours.
Je remercie les psychanalystes Marie-Charlotte Cadeau, Nicolas Dissez et Marc Morali de leur participation active à ce séminaire.
Je tiens à exprimer aussi toute ma gratitude à Jérôme Delormas, directeur de la Gaîté lyrique, à Laetitia Roullier et à leurs collègues pour leur accueil chaleureux.
Mes remerciements s’adressent également à Claire Venzon et aux éditions Odile Jacob, à Marie-José Loverini, Brigitte Pignarre, Edouard Bertaud, Pierre-Yves Gaudard, Thibaut Jamin, Philippe Levy et Stéphane Viard pour leur soutien.
Comme vous pourrez le constater tout au long de cet après-midi, l’économie du rock’n’roll est une économie de partage. J’ai donc fait le choix de vous faire entendre en live quelques réjouissances sonores qui accompagnent mon quotidien. Pour notre plus grande gaîté – je crois que c’est le mot qu’il faut employer ici – Black Strobe et Arnaud Rebotini nous gratifient de leur présence. Un grand merci, Messieurs, pour le temps que vous voulez bien nous accorder alors que vous êtes en période de promotion pour votre nouvel album Godforsaken Roads (Les routes oubliées de Dieu). Le lyrisme brillera aussi au féminin avec Les Colettes. Remercions-les du temps qu’elles nous accordent.
D’autres acteurs de l’économie du rock’n’roll sont également présents. Je remercie les journalistes Laurence Pierre, Lelo Jimmy Batista et Alexis Bernier d’être avec nous pour ce voyage.
Je commencerai cette rencontre rock et psy en vous racontant une petite histoire. J’espère qu’elle permettra d’introduire au mieux les interventions de chacun.
Il était une fois une histoire de couleurs.
Il était une fois l’histoire du rock’n’roll et de la modernité.
Ce récit débute sur les chemins caillouteux du Sud américain, chargés d’odeurs de friture de poissons chats, de maïs grillé et de tord-boyaux d’alcool de blé. Nous sommes en 1934. Une voiture. À son bord, John Lomax, son fils Alan et une machine à cylindre, léguée par la veuve de son inventeur, Thomas Edison. Ethnomusicologues pour la bibliothèque du Congrès, tous deux descendent toujours plus bas dans le Sud, dans le Deep South, pour enregistrer les chansons profanes des Noirs, celles qui je cite, sont « les plus éloignées de la race blanche et les moins contaminées par le jazz ».
Une de leurs premières rencontres notables a lieu sur la plantation Smithers avec un dénommé Blue, un jeune homme dont la renommée n’est plus à faire dans son comté du Texas. Blue interprète une variante d’un classique du Sud qui sera enregistrée en une seule et unique prise, comme l’oblige la technicité du moment. Il s’agit d’une chanson traditionnelle intitulée StagoleeShot Billy. Elle s’inspire d’un fait divers, l’assassinat de William Lyons par Lee Sheldon, une brute notoire qui vendit son âme au diable pour faire fortune au jeu et obtenir protection contre la police.
Il faut nous rendre à présent du côté de Tunica et de Clarksdale, dans le Mississippi, quelques années plus tard, pour qu’un enregistrement dédié à la mémoire d’un pays se transforme en un objet de production et de commerce. Alan Lomax utilise désormais de grands disques d’acétate dont chaque face ouvre l’espace à quinze minutes de saisie auditive. Leadbelly, Son House, Muddy Waters : toutes ces voix passent à la gravure le long des routes 49 et 61. Ce qui vient à modifier irréversiblement le cours de notre aventure est le changement de position que décide de prendre le fils Lomax. À la différence de son père qui ne se faisait que demandeur, pour collecter et répertorier une mémoire, Alan, lui, insuffle un commandement et se met à la production. Dès lors, le récepteur devient l’ordonnateur d’un idéal sonore à produire, pour le commercialiser, et non plus son receveur muet.
Cet appel à la maîtrise impulse une dynamique de perte et de gain que la psychanalyse épingle aujourd’hui sous le terme néologique, inventé par Lacan, de plus-de-jouir : « plus »deprofit et « plus » de « jouir » grâce à l’enregistrement qui ouvre dorénavant la transmission à un espace ouvert, et donc public ; et non plus seulement au groupe d’individus qui se faisait jusqu’alors le gage d’en être le dépositaire.
La perte, elle, est connue de tous. C’est l’âme des premiers blues, pur produit de l’oralité du griot ou du ménestrel et expression du désespoir chanté et crié par les esclaves travaillant dans les champs de coton. Si cette âme était une couleur, elle serait le bleu en guise de métaphore du fleuve Mississippi, lieu de rencontre, de commerce et de rêverie solitaire. Ce serait aussi le bleu du ciel où fut épinglé Dieu le Père par les maîtres planteurs lors de l’évangélisation généralisée des esclaves déportés.
Chanter bleu symbolise alors le gage d’une liberté accordée par les maîtres pour augmenter la productivité du travailleur. Et chanter bleu tisse les épousailles en verbiages des langues et patois déposés par l’Histoire dans le delta du Mississippi. Au fil des enregistrements, le mot apparaît de plus en plus distinctement et porte la marque d’un sujet pensant, regardant et commentant le monde qui l’entoure, partageant ses états d’âme, ses idées noires, que la langue du pays nomme « blue devils ».
Cependant, si l’âme du country blues est restée en bas, enfouie dans les eaux boueuses du bayou et les ruines de l’esclavagisme, elle n’en est pas moins devenue la mère d’une lignée que nous pourrions qualifier aujourd’hui d’innombrable et de fertile. Pourquoi ? Eh bien, peut-être par la conviction intime que chanter bleu – ou, pourquoi pas, parler bleu sur le divan d’un psychanalyste ? – est un processus tout simplement humain ou, pour être plus précis, chanter bleu serait propre à l’humain dénaturé par le langage, propre à son questionnement – celui qui peut tous nous interpeller – sur la vie, la mort, le sexe, le désir.
Ainsi, le texte se colore. Il devient un tableau où chaque interprète dépose ses couleurs vives et intimes. Je dis « vives », car l’écriture n’est en rien figée ou mortifère et peut parfois trouver, à sa réception dans le social, quelques accointances avec l’illégitimité ou la censure, comme en témoigne cette chanson interprétée par Mary Gordon. Je cite :
« Notre Père notre roc, qui êtes aux cieux,
Le pasteur me devait dix dollars,
Il m’en a volé deux.
Que votre règne vienne,
Que votre volonté soit faite.
Si j’avais voulu mieux,
J’aurais eu des clopinettes. »
Quant au Stagolee de notre ami Blue, il a connu de nombreuses variantes. Il y a par exemple le Stack O’Lee de Mississippi John Hurt et de Champion Jack Dupree ou, plus près de nous, le Stagger Lee de Grateful Dead et de Nick Cave. Aujourd’hui, nous y collerions volontiers les étiquettes de reprises, voire de remixes, c’est-à-dire, entendons-le ainsi, la bienvenue à chacun de chanter à sa guise sur le dépôt de lettres et de mélodies laissé sur un disque.
Les années 50 sont incontestablement marquées de bleu. Tout est là, sur le sol américain, pour que le rock’n’roll explose à la face du monde. C’est le temps de l’American way of life ; le tempsde l’optimisme économique, de l’avènement de la société de consommation, des loisirs et du confort ménager avec récepteurs radio standardisés « toutes ondes », télévisions et phonographes dans chaque foyer,d’une jeunesse d’après-guerre bercée par les principes d’éducation libérale du Docteur Benjamin McLane Spock. Et paradoxalement, tout cela sur fond de lois de ségrégation raciale Jim Crow et de lutte pour les droits civiques.
Le disc-jockey radio Alan Freed est un des premiers à jeter une bombe dans cette fission sociale. Il souhaite, comme le terme disc-jockey le suggère, faire se chevaucher les disques ; les disques des productions noires et des productions blanches. Il veut faire danser le public sous la nomination « rock’n’roll » en unissant le blues et le rhythm’n’blues des Noirs et les styles ruraux country et hillbilly des Blancs – « le blues des Blancs », pourrions-nous dire, également enclin aux démons bleusde la pauvreté, du pessimisme et de l’errance. Dès 1951, l’émission d’Alan Freed, émise depuis Cleveland et intitulée Moondog’s Rock’n’roll Party, envahit les ondes radioélectriques régionales. Trois ans plus tard, réaction en chaîne : le phénomène se propage sur les ondes nationales et internationales. C’est alors le temps de la haute fidélité,plus communément appelée HI-FI. Son expansion constitue un événement majeur que les économistes nomment « la bataille de vitesse » entre 45 et 33 tours.
Notons tout de même que cet enthousiasme social déclenche une batterie de troubles du comportement. Ils sont, en 1957, répertoriés dans le champ clinique de la psychiatrie américaine par le docteur Henry Angus Bowes et regroupés en une névrose, l’audiophilie, où le sujet est – je cite – : « en proie à une dépendance exagérée à l’étrange son enregistré et atteint de reproduction stérile sans considération biologique. Dans des cas extrêmes, la collection de disques d’un audiophile devient un harem symbolique. »
Alors… Rock’n’roll ?
La traduction la plus linéaire nous propose les verbes balancer et rouler. Pourtant, dans le jargon des chanteurs noirs du Sud, cette construction syntagmatique, datant approximativement des années 30, évoque tout autant la danse que, pudiquement, l’acte sexuel. Alan Freed, disons-le, marque son avènement social et sa diffusion massive, et Elvis Presley, surnommé entre autres The Pelvis, en devient l’auguste représentant.
Remarquons à ce titre que les lettres sont là et suggèrent l’écriture d’une distinction anatomique promue par le rock’n’roll : « the pelvis », le bassin, et ce, soulignons-le en éludant le patronyme Presley.
Si nous devions de nouveau traduire la musique en couleurs, nous dirions que le bleu s’unit au rouge – mélange d’ailleurs interdit et tabou dans le système nuancier chromatique du Moyen Âge. Il s’unit au rouge péché. Rouge désir. Rouge fantasme du rouge mojo. Qu’est-ce à dire ? Entendons-le ainsi. Les blue devils de l’âme trouveraient dans le rock’n’roll un possible dénouement heureux et très fortement libidinal. Je vous le rappelle : le mojo est un terme issu du culte vaudou. Il désigne un petit sac rouge rempli de bouts de tissu rouge, de pierres et de racines de jalap. Porté à la taille des hommes, sa fonction est thérapeutique. Grâce à la magie du mythique prince esclave et vengeur, Johnny Concheroo, il offre une turgescence franchement hors du commun. Si la cure fut maintes fois chantée par les bluesmen, le mojo, j’épelle m-o-j-o, devient au fil des chansons une unité signifiante hautement symbolisée et idéalisée.
Chacun ainsi, aux rythmes de la danse, participe d’une pantomime sexuelle du pelvis et d’une parade amoureuse « mojo-maniaques ».
Notons que dans certains textes du XVe siècle écrits en langues vernaculaires française et allemande, le terme écarlate désigne le drap, quelle que soit sa couleur, c’est-à-dire, le voile qui couvre les corps qui « rock » et qui « roll ».
Le bleu vient aussi à s’assombrir pour devenir bleu nuit, lorsqu’il apparaît dans le champ social, en ouvrant démocratiquement la périodicité classique d’une journée à d’autres perspectives. Le soir et la nuit, traditionnellement réservés au repos et au sommeil, nous convient à suivre un nouveau rythme. Sonne l’heure de l’apéritif et de l’expression « blue hour », scandée par toutes les bouches en guise d’invitation à boire un verre, après le travail, dans un bar de préférence. La nuit, quant à elle, embrase les pistes de danse. Les juke-box, ces fameuses machines à disques payantes permettant à chacun de choisir sa danse, envahissent les lieux de rassemblement des noctambules, effaçant dans leur sillage les très onéreux orchestres. Rock Around the Clock. Bill Haley avait raison. Cette chanson, souvent considérée comme le premier titre rock de notre histoire, ouvre symboliquement la voie royale à l’histoire du clubbing et au comptage des heures de jouissance nocturne ; du métro, boulot, disco des années 70, par exemple, jusqu’aux afters et autres renversements horaires de notre contemporanéité.
– Mais, « que recherche-t-on dans un endroit pareil ? », s’interroge Alexis Bernier et François Buot. Leur réponse : « Rien, ou alors quelque chose qui peut-être donnerait un sens à la vie ». Je leur laisse cet espace. Ils nous raconteront tout à l’heure les nuits du Palace et Alain Pacadis, l’une de ses figures parisiennes incontournables.
Mais pas de danse endiablée sans rythme. Il faut le dire, la souveraineté du rock’n’roll repose sur le nouage fondamental batterie-basse, guitare, voix.
Du rythme, retenons ceci : il est pluriel, partageable et transmissible. Le mouvement périodique qu’induit sa structure en fait le symbole séculaire de l’expression de l’identité ethnique, culturelle, philosophique, politique, militaire ou religieuse d’un groupe spécifique. Il passionne et fait du corps des initiés le réceptacle de sa résonance et le siège de l’unisson des possessions épiphaniques.
La certitude que nous offrent les premiers blues est que leur rythme est instable et sporadique, possédé par le diable et non par le divin. Déni, hésitation, rage, mélancolie sont les couleurs du message donné à entendre dans le tumulte du bruit des pierres qui roulent – des « rolling stones » comme se surnommèrent les bluesmen. C’est peut-être pour cela que la pratique du frappement du corps utilisé comme un tambour s’est répandue dans le Sud. Si elle est l’apanage de nombreux cultes ethniques, elle porte sur le sol américain le nom de « hambone », que nous pouvons traduire par « jambon à l’os » ; triste métaphore, peut-être, d’un corps vide de bénédiction…
Dans l’économie musicale et technologique du plus-de-jouir, le tambour français de Louisiane se décuple et mue en une série d’objets rythmiques. C’est avec le jazz des années 20 que l’instrument devient un ensemble, une « batterie » donc, au sens musicologique du terme. Répétition et accélération, l’essor du rock’n’roll pousse depuis les musiciens à jouer de plus en plus fort, de plus en plus vite et de mieux en mieux. La batterie devient de fait la métaphore dynamique de la maîtrise du corps exercé au comptage de la jouissance musicale et de l’esthétique, avec puissance sonore et phallicisme dignes du tonnerre d’un dieu vengeur.
Benjamin Beaulieu, Mathieu Zub @ Philippe Levy
Dame guitare, quant à elle, brille de sa présence depuis les premiers blues. J’ose dire « Dame guitare », car elle fut l’accompagnatrice des « premiers blues purs et naturels » magnifiés par Mississippi Fred McDowell et bien d’autres. Elle transmet ce que le mot ne peut exprimer et offre en gage de sa fidélité et de son altérité la langue des notes bleues. Pourtant, telle la créature romanesque du docteur Victor Frankenstein, l’électricité lui alloue une nouvelle vie dans les années 40, quand les firmes américaines Gibson et Fender la dotent de cordes en métal et d’un amplificateur électronique. D’emblée, la guitare électrique trouve sa place aux côtés des plus grands chanteurs de blues urbain de Chicago. Le temps n’est alors plus à la plainte ou à l’errance. Retentit celui de la revanche et de la domination sonore pour les descendants des « pères sans voix », comme furent surnommés les hommes esclaves par certains Blancs du Sud. À l’instar de la batterie, elle vient alors à porter la marque du masculin, de la gloire phallique et devient la métaphore de sa turgidité. « Solid body » sera alors son nouveau petit nom. Aussi, emboîte-t-elle le pas au rythme dans un élan de toujours… plus, plus, plus-de-jouir !
Il y a un riff qui « rock » et qui « roll » au fil des chansons depuis sa mise en orbite le 7 janvier 1954 dans les studios Chess Records. Il accompagne le très fameux Hoochie Coochie Man, écrit par Willie Dixon : des hommes hoochie coochie qui, comme la traduction nous l’enseigne, savent faire danser le vagin des femmes. Je vous laisse le choix du degré de métaphore… Aussi, amusons-nous un moment car il est dit que quand un homme plaît à une femme, elle entend une petite voix qui lui chantonne… Mi, La, Sol, Mi. Mesdames, peut-être pouvez-vous confirmer… ou pas ? Messieurs aussi ? Êtes-vous porteurs de ces quelques notes ? Nous écouterons la version de Black Strobe avec la chanson I Am a Man dans un court instant. Nous verrons bien si quelques effets se produisent…
Benjamin Beaulieu, Mathieu Zub @ Philippe Levy
Alors, oui ! Toute cette énergie sonore arrive aux oreilles par « haut-parleurs » et est vectorisée par Une voix qui change le cours de notre histoire.
Rappelons à cet effet la date du 8 juillet 1954 où la voix d’Elvis Presley est entendue pour la première fois sur les ondes. Elle est émise depuis la station de Memphis WHBQ durant l’émission de « Daddy-O » Dewey Phillips. Il s’agit de la chanson That’s All Right Mama, enregistrée chez Sun Records sur un petit acétate vendu pour 3,98 dollars hors taxe. Il faut dire que le message émis, d’à peine deux minutes, est simple et d’une efficacité redoutable. La voix, comme une batterie, frappe du signifiant et ne cesse de répéter « That’s all right ! »…« Papa, maman, chérie, tout baigne, pas de soucis, that’s all right, je vais quitter la ville ! ».
Précisons qu’Elvis termine cette chanson en lançant : « I need your love » (J’ai besoin de ton amour). La réponse première et immédiate, rendue possible par la modernité, est celle des auditeurs, et surtout des auditrices, qui assaillent le standard téléphonique de la radio. Résultat : la chanson est passée quatorze fois sur les ondes durant la soirée. Quatorze fois… Il est vrai que les femmes répondent et participent depuis toujours à la danse. Pour utiliser une bonne vieille métaphore du Sud, je dirais, qu’elles « soufflent dans la corne », elles aussi, pour jouir de l’abondance du rock’n’roll et suivre son rythme ; en variations bleues de notes consonantes et phalliques, ponctuées aussi, selon les styles, de dissonances saphiques ou lyriques.
J’ajouterai ceci : aimée, désirée, muse ou diva, La femme a toujours représenté une excitante adresse d’inspiration divine ou lubrique pour l’homme. Bien avant le retentissant 8 juillet 1954, les premières groupies de notre histoire sont celles qui, dans le Sud, désertèrent le chemin de l’église et de l’école pour quelques fariboles et farandoles avec les bluesmen ; ces chanteurs endimanchés, toujours en costume, avec le
sou en poche pour leur offrir quelques réjouissances dionysiaques et leur prêcher à l’oreille des vers « olé-olé ». Pensons au mélange dont nous parlions il y a quelques instants, celui du bleu et du rouge qui donne par quelques frotti-frotta du vi-olet.
Comparable à la fille de l’air, cette plante du bayou prenant racine aux vents et illustrant tous les tableaux romantiques du Sud, le chanter en l’air des premiers blues sans adresse précise de réception – si ce n’est l’écho de sa propre voix – devient un chanter à un Tiers. Chanter pour les masses, pour du collectif forge alors toute la pétulance de la langue du rock’n’roll dans le dialogue : chanteur-émetteur/public-récepteur. Je crois que c’est ainsi que l’on peut entendre le sens premier du mot « fan » : celui qui répond, achète des acétates et donne son amour à un artiste qui en demande. Pourquoi un tel enthousiasme ? Je vous le propose ainsi : la langue du rock’n’roll ne parle pas la langue de papa et maman. Elle ne relève pas du discours familial. Aux rythmes d’impressions de « déjà-entendu » bleus, elle réveille l’intime sommeillant en chacun de nous. Elle muscle le moi, l’ego et tisse, en dehors des murs du foyer, les rencontres fraternelles des rockeurs et son histoire…
Je terminerai là-dessus : « Lacan Rockeur ».
Lacan était-il un rockeur ? Je ne l’affirmerai pas. Mais, avec tout le respect que je porte à mon maître Jacques Lacan et en utilisant les mots qu’il sied d’employer dans l’économie verbale du rock’n’roll, je dirais volontiers que Lacan était glam. Il avait le look. C’est-à-dire que ses chemises à jabot, ses chapeaux et ses manteaux de fourrure à longs poils, dont nous a souvent parlés Charles Melman, ne passaient absolument pas inaperçus.
Enfin, je dirais que Lacan écoutait bleu. Il écoutait la parole bleue de ses patients rue de Lille à Paris. En génie qu’il était, il leur répondait parfois par d’autres notes bleues, usant souvent d’interjections comme, si je puis dire, tout bon chanteur. Et l’unique fois où il fit une allusion au rock’n’roll, lors de son séminaire du 25 mai 1960, il utilisa le mot « hot ! » de la langue anglaise – la langue universelle de notre histoire. Si la théorie psychanalytique nous enseigne que le signifiant n’est jamais conclusif et que son énonciation joue d’un cristal de couleur et d’équivoques, pensons au mot « hot » utilisé par Lacan, car ce dernier nous fait bien entendre les résonances rouges du mojo.
Ainsi, Comme dans la chanson de Muddy Waters, Rollin’ and Tumblin’, les lettres roulent sur la chaîne du langage et chutent parfois en lapsus ou mot d’esprit.
En guise de conclusion à mon propos, je me permettrais donc un petit mot d’esprit. Comme certains le savent, Sigmund Freud avait un diminutif : « Sigi », pour les intimes. Alors, puisque « Lacan Rockeur » aujourd’hui, pourquoi pas « Sigi » played guitar comme pourrait le chanter David Bowie !
Je vous remercie. »