Comité Freud, Tel Aviv, le 28/02/2016
Définition
La clinique psychiatrique désigne sous le terme d’amnésie d’identité un état particulier au cours duquel le sujet traverse une véritable éclipse, suspendue à la perte de son nom propre qui entraîne celle de l’ensemble de ses souvenirs. Cet oubli contraste avec le fait que le sujet conserve le bénéfice de ce qu’il a appris antérieurement : lire, compter, parler une langue étrangère, bricoler, tricoter, dessiner, jouer de la musique, etc. Mais également des connaissances qu’il est en mesure de s’approprier pendant l’état amnésique, notamment par la lecture des journaux ou en regardant la télévision.
L’amnésie d’identité, qui est rare sans être exceptionnelle, dont la durée peut varier de quelques heures à plusieurs semaines, voire plusieurs mois ou années, est le plus souvent spontanément réversible, ou disparaît à l’aide de certaines techniques sur le jeu de la lettre et du signifiant : l’écriture automatique et l’analyse des rêves en particulier.
Enfin, la levée de l’amnésie se produit dans la majorité des cas, complètement et en une seule fois, le plus habituellement la nuit ou le matin au réveil.
Le traumatisme psychique
J’ai inclus dans le titre de mon exposé le terme imprécis de traumatisme psychique dans la mesure où l’amnésie d’identité lui est souvent directement consécutif : il peut s’agir d’un traumatisme de guerre, la perception du bruit d’un éclat d’obus par exemple, mais également d’un coup reçu au cours d’une bagarre, parfois même d’un simple heurt involontaire avec un passant ou encore la crainte d’une collision quelconque, avec une voiture par exemple. La caractéristique de ce que j’appelle ici le traumatisme psychique consiste d’une part dans son unicité, éventuellement répétée, et d’autre part dans sa dimension d’événement inattendu dans le réel.
Le traumatisme qui précède le déclenchement de l’amnésie, est le plus souvent retrouvé, à condition toutefois de le chercher systématiquement. Il peut en effet passer inaperçu, tant l’événement peut être ténu, ainsi que le montre le cas suivant rapporté par Milton Abeles et Paul Schilder.
Madame C.
Il s’agit d’une femme de 38 ans qui s’est adressée à un policier dans la rue pour lui dire qu’elle ne pouvait pas se souvenir de son nom. Lors de son admission à l’hôpital, à 14 heures, elle se contenta de formuler, alors qu’elle était agitée et déprimée, la phrase suivante : « Je ne sais rien de moi ». Elle s’endormit jusqu’à la nuit. À son réveil, interrogée par un praticien huit heures après son admission alors que son amnésie avait disparue spontanément, elle lui rapporta son histoire dans les termes suivants. Elle avait été mariée deux fois. Le premier mariage fut un échec à cause de la stérilité de son mari. Elle s’était remariée il y a dix ans mais n’avait plus de relations sexuelles avec son mari depuis cinq ans. Elle lui était néanmoins restée fidèle jusqu’il y a huit mois lorsqu’elle de rendit en Floride, où elle tomba très amoureuse d’un autre homme. Elle aurait voulu s’installer en Floride et demander le divorce, mais ne voulait pas détruire sa vie sociale. Elle avait apprécié les relations sexuelles avec cet homme et elles lui manquaient. Elle était arrivée à New-York deux semaines avant l’épisode amnésique. La nuit précédant le déclenchement de l’amnésie, ayant faim et froid, elle sortit pour acheter quelque chose à manger. Dans la rue, elle se heurta à un homme et en fut secouée. Depuis cet incident elle ne se souvint plus de rien jusqu’à ce qu’elle retrouve la mémoire à l’hôpital.
L’interprétation du traumatisme psychique
Ainsi que je l’ai rappelé, ce qui est important n’est pas la signification de ce que j’appelle ici traumatisme psychique, mais d’une part son caractère d’unicité, qui le fait valoir comme un « un » comptable et d’autre part sa dimension d’événement inattendu qui se produit dans le réel. C’est à ces deux titres qu’il vient commémorer, dans un numérotage, la première rencontre traumatique. Ce trauma originel, avec sa signification sexuelle, a été oublié, mais il a permis la mise en place du fantasme inconscient qui soutient le désir du sujet. Comme le zéro dans la suite naturelle des nombres entiers, il est décompté, mais il est à l’origine du comptage et induit la répétition des traumatismes psychiques, leur numérotage.
La dissociation de la mémoire
Le contraste évoqué plus haut dans le tableau de l’amnésie d’identité entre la disparition de la mémoire des souvenirs qui intéressent l’histoire du sujet avec celle du nom propre d’une part, et le maintien de celle de ses acquisitions anciennes ou nouvelles d’autre part, mérite au point où nous en sommes de notre développement, de nous arrêter. Ce contraste nous montre que si l’usage du nom propre est bien social, dans la mesure où il permet d’identifier celui ou celle qui en est le porteur, ce n’est pas de cette dimension qu’il tire son origine.
L’amnésie d’identité comme métaphore du sujet de l’inconscient
J’avancerai, notamment à partir du cas de Madame C., que le nom propre est à mettre en rapport avec le statut du sujet de l’inconscient et que l’amnésie d’identité en est la métaphore symptomatique. Car l’inconscient, ce n’est pas de perdre la mémoire, c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait. Dans cette perspective, l’amnésie d’identité constitue, au même titre que l’inconscient, une énigme au sens où la définit Lacan : une énonciation sans énoncé. Il existe un savoir dans l’inconscient qui concerne le désir du sujet, soutenu par un fantasme, mais il n’existe pas de sujet qui soit en mesure de l’énoncer.
Dans le cas clinique que nous avons évoqué, il paraît possible d’avancer que l’amnésie d’identité se produit au moment où la question du désir de cette femme se pose avec une extrême acuité, sans qu’elle puisse y répondre. Non pas en l’énonçant, car, ainsi que le souligne Lacan, si le désir est articulé dans l’inconscient, il n’est pas pour autant susceptible d’être articulé, mais en posant l’acte qui viendrait en donner l’interprétation en l’autorisant à faire un choix. L’amnésie d’identité vient ici, par l’éclipse du sujet qu’elle produit, mettre ce sujet féminin à l’abri d’un engagement dans la question qui est celle que le sujet désirant pose à l’adresse de l’Autre pour la développer et y trouver une réponse : Ché vuoi ?
Nous ne savons pas comment cette femme a résolu ou pas son dilemme, mais nous pouvons avancer que son amnésie d’identité l’a délestée pendant quelques heures, dans un sommeil réparateur, de l’angoisse de l’engagement à prendre dans sa situation. Dans le même ordre d’idées, Abeles et Schindler ont remarqué que pour les 63 patients examinés, 32 femmes et 31 hommes, autant qu’ils ont pu en avoir connaissance, aucun cas d’expérience sexuelle n’a eu lieu pendant la période d’amnésie.
Remarques sur les conditions de la levée de l’amnésie
Comme la plupart de ceux qui se sont penchés sur la clinique de l’amnésie d’identité, il convient de constater que sa levée est le plus souvent spontanée. Il n’est néanmoins pas inintéressant, afin de tenter de situer le statut si particulier du nom propre et de ce syndrome, d’étudier, à partir d’un cas particulier, le mécanisme structural qui a permis que la mémoire du patronyme soit restaurée.
Ce cas concerne une amnésie d’identité qui a duré trois ans environ, de 1915 à 1918, à la suite d’un éclatement d’obus. C’est en feuilletant les dossiers de la clientèle de la maison qui l’employait en 1918, que le sujet amnésique est frappé par un nom dont la forme et la consonance lui rappelle immédiatement un camarade d’enfance ; il renoue aussitôt la chaîne de ses souvenirs et évoque par association le lieu où il l’a connu, son pays natal, sa famille, son identité. Depuis, il est entré en correspondance avec cet ami, il a retrouvé sa famille qui le croyait disparu au début de la guerre et a récupéré assez facilement presque tous ses souvenirs.
Ce qui me semble remarquable dans ce cas, c’est qu’au moment où le sujet reconnaît le nom propre de son petit camarade, ce qui vient sous ce signifiant, le sous-venir qui s’impose à lui, est la représentation de ce petit autre de son enfance, image idéale qui lui permet de retrouver son patronyme oublié. Comme si la dimension de l’imaginaire venait ici se renouer à celle du symbolique.
Conclusion
Charles Melman et Marcel Czermak se sont intéressés depuis longtemps à ce syndrome dit d’amnésie d’identité. Marcel Czermak y a même consacré un chapitre de son livre intitulé Patronymies. Pourquoi ? Ce serait à eux bien sûr de répondre à cette question. Mais pour ma part, il me semble que malgré sa rareté, l’amnésie d’identité nous renvoie à ce qui constitue le prototype, la figure paradigmatique de l’homme contemporain : libre, sans attaches, anonyme, sans qualités, sans gravité, délesté qu’il est du poids de ses engagements symboliques, de ses responsabilités, des dettes de toutes sortes qu’il a contractées, y compris financières, et il n’est pas rare à cet égard que ce syndrome survienne chez un sujet surendetté qui ne peut plus faire face. Bref, l’amnésique, le temps d’une excursion plus ou mois longue, s’allège des diverses contraintes de la vie, des tourments qui s’attachent à la nécessité de désirer en vain pour s’en faire néanmoins une éthique qui ne soit fondée ni sur la plainte, ni sur le renoncement. C’est ce qui fait de ce sujet sans nom notre frère, à la fois envié et angoissant, mais qui ne cesse pas de nous poser son énigme.
Claude Landman