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Dimanche 28 février 2016

Comité Freud, Colloque de Tel Aviv, le  29/02/2016

Peut-on parler de nos jours du traumatisme psychique sans être assailli par ceux qui envahissent notre société actuelle ? Lorsqu’il me fut proposé de parler du traumatisme, en Israël et alors que la jeunesse française se faisait lâchement abattre dans une salle de spectacle, j’avoue avoir eu un rejet du thème.

D’autant qu’à y bien réfléchir, le traumatisme n’est pas freudien. Traumatisme est un néologisme introduit par les psychologues en fin du dix-neuvième siècle, début du 20ème. Quant à Freud, s’il parla du trauma et utilisa l’adjectif traumatique, il ne parla pas de traumatismes, soit des conséquences des blessures produites par la réalité extérieure.

Au début de sa recherche, en 1895, il pensait que le trauma psychique constituait l’étiologie des névroses. Ce trauma pour lui était sexuel ; c’est dire qu’il n’était pas collectif, puisqu’il impliquait un intime ignoré du sujet lui-même. Mais, deux ans après, sans renier le trauma, il en abandonnait la théorie, pour considérer le fantasme. Le trauma soit, mais dans le fantasme.

Vint la Première Guerre Mondiale. Convié comme expert, Freud fut parmi les premiers à observer ces traumatismes dits collectifs chez les soldats de retour du front. Or il ne parla pas de traumatismes, mais de névroses traumatiques. Ceci importe. Le trauma prend place dans le fantasme d’une structure. Ainsi, les névroses traumatiques l’amenèrent à découvrir la pulsion de mort et à mettre en place la seconde topique. Si bien que, pour être discret, le trauma chez Freud est à l’origine des grands remaniements et des découvertes décisives de la théorie. Pour sa part, Lacan est loin d’avoir fait du traumatisme un concept fondamental, mais cependant et ponctuellement, il revient jusque dans les derniers séminaires.

Aussi, je propose de revenir sur l’articulation traumatisme-fantasme avec un épisode clinique bref mais précis. Si les grands remaniements théoriques se font sous la pression du trauma, cette ère du traumatisme requiert notre vigilance. C’est pourquoi je reviendrais dans un premier temps, sur la prépotence des traumatismes collectifs dans notre société

Le trop du traumatisme

Cette société semble se caractériser par sa capacité à produire des traumatismes de masse, au point d’avoir changé le statut des victimes. Freud connut l’époque où les victimes étaient méprisées, et le culte allait au héros dont on valorisait le courage et la vaillance. Mais quel héroïsme pouvait-on attendre durant la Première Guerre Mondiale de ces soldats qui pourrissaient dans les tranchées, véritables charniers où des jeunes français et allemands furent piégés là nuit et jour, durant des mois, dans l’inactivité et l’épouvante, en attendant d’être bombardés ? La définition de victime changea quand la guerre, devenue industrielle, n’engageait plus les individus dans un corps à corps, mais que des gens enfermés, étaient massacrés. Freud fut le premier à attirer l’attention sur l’état des soldats, de retour du front de la Grande Guerre, « terrible guerre » dit-il, dont on attendait pourtant qu’ils retournent se battre.

Malgré cette abjection, la Seconde Guerre saura surenchérir sur l’horreur, en venant chercher des civils innocents femmes et enfants compris, condamnés arbitrairement au nom d’une religion.

Torsion extérieure intérieure

En 2007, Richard Rechtman et Didier Fassin publiaient un ouvrage intitulé L’empire du traumatisme. Les auteurs référaient le coup d’envoi de cet Empire ni à la première ni à la seconde Guerre Mondiale, mais à l’attentat des tours de Manhattan de septembre 2001, avec les conséquences politiques qui suivirent : répression sécuritaire à l’intérieur des Etats-Unis et à l’extérieur, leur engagement militaire. Bush de façon surprenante parla à l’époque de « nouvelle croisade », puis prophétisa, ce qui ne cesse de résonner, «Désormais, le monde ne sera jamais plus le même. »

L’empire du traumatisme ? Entendez l’ambiguïté grammaticale. Est-ce à dire que le pouvoir reviendrait au traumatisme; ou bien que le traumatisme engendrerait un empire économique ou politique, ou encore que l’empire serait constitué par le traumatisme ? La préposition brouille le sens et déstabilise.

L’étrangeté du sous-titre déroute autant : La condition de victimes. On connaissait celle des prolétaires chez Marx. Les victimes formeraient-elle une nouvelle classe sociale d’une société au chômage ? Malraux écrivait La condition humaine. Victimes en serait-il le statut ? Toujours est-il que ces traumatismes produisent des victimes, alors que, dans la psychanalyse, nous verrons comment ils supposent un sujet.

La prise en charge de ces victimes de traumatismes de masse comporte trois temps. On propose des réparations généralement pécuniaires, aux victimes du passé, ainsi que la gestion des états dépressifs post-traumatiques. Aux victimes présentes, des cataclysmes par exemple, sont proposées des cellules de crises dites « cellules de déchoquage », avec des psychologues pour déchoquer sur place; enfin, pour les traumatismes potentiels, non déclenchés, une « gestion préventive du trauma» est prévue. Toutefois, statistiques à l’appui, les auteurs observent que 6 mois après la chute du World Trade Center, une étude notait que 4% des américains avaient des troubles post-traumatiques mais, que ceux qui avaient été exposés à une diffusion d’images en boucle étaient plus traumatisés que ceux qui avaient assisté à l’événement. Ainsi, les pathologies de l’image, bien connues dans la psychose, gagnent aujourd’hui la névrose, dans une société de plus en plus travaillée par les regards. Si Freud a parlé des névroses de guerre, ne devrait-on pas considérer de nos jours les névroses du regard puisque, à ces traumatisés par images télévisuelles, s’ajoutent les addicts d’internet ; les passages à l’acte provoqués par l’abus de jeux chez des jeunes qui ne dissocient plus le virtuel de la vie ; ou encore l’augmentation de névroses obsessionnelles précoces chez des pré-ado dont une symptomatologie envahissante peut survenir à la découverte inattendue d’un site porno, par exemple.

Dans un texte de 67, De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité, Lacan parle en anglais du matter of fact du traumatisme, et d’un circuit, supposé externe en rapport avec la réalité, dont le retour est interne. Il dit : « Ce que nous avons à surprendre est quelque chose dont l’incidence originelle est marquée comme traumatisme. » Notons en passant que Lacan parle de traumatisme, pas de trauma pourtant ce qu’il dit suppose que ces traumatismes collectifs ne forment aucunement la cause traumatisante. S’il y a traumatisme, c’est-à-dire retour sur une durée indéterminée de l’effroi produit par l’extérieur sur l’intérieur, alors la cause ne peut en aucun cas être collective.

Trop imaginaire et trou réel.

Prenons un extrait de ma pratique, bref mais représentatif, suffisamment neutre et ancien pour qu’il me soit permis d’en parler. Il y a plusieurs années, je travaillais dans une structure d’accueil pour adolescents rattachée à un hôpital. Les locaux étaient ainsi conçus que pour aller de mon bureau à la salle d’attente, je devais traverser la pièce où était la secrétaire. Un jour, alors que je raccompagnais un patient, je vis la secrétaire très affairée au téléphone avec, assis devant elle, une jeune fille et un jeune garçon tamouls. J’accueille mon rendez-vous suivant, le reçois environ entre 20 mn, 1⁄2 h, puis le raccompagne. Passant devant la secrétaire, la scène n’avait pas changé. Etonnée, je lui demande ce qui se passe. Elle me dit chercher désespérément un lit d’l’hôpital pour ce jeune garçon qui n’allait pas du tout, raison pour laquelle sa sœur venait chercher secours.

Je passe, reçois le patient suivant le temps nécessaire puis, à la fin de l’entretien, je le raccompagne. Dans le bureau de la secrétaire, même scène. Devant mon regard interrogateur, elle m’explique que ce jeune, arrivé depuis peu de Ceylan avec sa famille, est traumatisé parce que son frère aîné a été sauvagement abattu dans la rue. Les parents bouleversés, craignant pour leurs autres enfants, vinrent trouver asile en France où ils sont arrivés depuis peu. Soit. Je reçois le dernier adolescent qui m’attendait puis, l’ayant raccompagné, devant la paralysie de la situation, le soir tombant, faute d’un secours de l’hôpital et voyant le jeune homme effondré, je propose de le recevoir.

Mais, me dit la secrétaire, ce n’est pas possible, il ne parle ni français ni anglais, seule sa sœur parle anglais. Assurément, je ne parle pas tamoul mais, je sais que si le langage est affaire de compréhension, il est également : intonation, regard, rythme, si bien que sans trop savoir comment j’allais m’y prendre, ... je le reçus.

Dans mon bureau, je m’assis bien en face de lui. Il me fit une étrange impression, tant ses yeux étaient comme vidés de son regard. Alors, le fixant dans son absence de regard, je lui demandais en Français, « Que vous arrive-t-il ? »

Immédiatement, la sœur intervint pour me rappeler qu’il ne parlait pas français. Bien que le sachant, ceci ne m’empêchait pas de m’adresser à lui dans ma langue. Sans cesser de le regarder, je renouvelais ma question en anglais à sa sœur qui, aussitôt, me répondit, en m’expliquant la scène tragique cause du bouleversement familial et de leur arrivée précipitée en France.

Je l’interrompis et lui demandai de ne pas répondre à la place de son frère mais de lui poser la question. Cette jeune, très douce, me regarda désemparée. Elle savait, me disait-elle, pourquoi il allait mal. Mais j’insistai : « non seulement demandez-le lui, mais traduisez-moi si vous voulez bien avec précision sa réponse. » Alors, se tournant vers lui, elle lui demanda : Que t’arrive-t-il ? Je ne le lâchais pas du regard et lui, détournant son regard de sa sœur pour me regarder moi d’un regard retrouvé mais avec une expression de panique, me répondit en tamoul traduit par sa sœur : « Personne ne me parle ! »

Cette réponse inattendue surprit tout le monde. Certes, depuis plus d’une heure, on ne s’occupait que de lui, mais personne ne lui parlait. Sauf, qu’étant avec sa sœur, il pouvait très bien couper court, interrompre et partir. Il ne le fit pas, et se laissa aspirer par la situation. C’est pourquoi, cet aveu ne me semblait en rien parler du présent, mais témoigner d’une constante. L’urgence où il était, la panique de son regard, la surprise produite par sa réponse dont on attendait un tout autre récit, profilait l’actualité dans une perspective infinie. Cette scène où depuis plus d’une heure la sœur parlait sans rien lui traduire de ce qui le concernait, répétait une situation ou les parents, assourdis par la douleur, survivaient sans plus rien voir autour d’eux, et ceci devait prolonger pour lui une probable position dans la fratrie etc. etc.

Ce présent de « personne ne me parle », est un présent historique, une répétition dans sa vie, comme l’actualité venait pour lui de le confirmer.

Ceci rend sensible le déplacement opéré par l’ensemble de la scène. Le bouleversement qu’il vivait depuis des semaines, la longue attente au secrétariat, mon interposition et mon adresse, l’ensemble autorisa une formulation que parfois plusieurs entretiens n’obtiennent pas. Du reste, gageons que s’il avait été reçu immédiatement, de bonne foi, il eut probablement raconté la version familiale du traumatisme comme raison de son mal-être.

Autrement dit, le traumatisme « officiel » d’un savoir collectif, ici familial, bouleverse bien sûr, mais ne dit rien de la répétition subjective où il viendra s’accrocher et qui sera différente pour chacun. Aussi, le traumatisme le sera d’autant plus que je sujet ne pourra rien en faire, ne le reconnaîtra pas comme sien, rien ne lui permettant pas de retrouver l’articulation propre à l’expression subjective et originelle qui fut traumatisante. Ainsi, d’un traumatisme dit objectif, on s’occupera du corps des victimes et de leur situation matérielle, ici le lit d’hôpital mais, si l’on considère qu’un traumatisme est toujours subjectif, alors il faut localiser le point où le sujet a été choqué. Le simple fait de le lui demander, restitue une inconnue, inconnue à lui-même, où la surprise de sa réponse peut l’éveiller. Ce trou restitué est tout autant celui du traumatisme que celui de la répétition, ou encore de l’adresse à un Autre rendue possible grâce à la balise offerte par le transfert. L’ouverture d’une parole, autre que le récit d’une réalité collective et standard, décale de l’imaginaire obstrué par l’excès traumatique toujours abêtissant. Une parole qui tolère l’inconnue reconfigure la réalité traumatique avec le réel qu’elle emporte. Cette parole permet « l’émergence de la matière réelle du fait surgit dans la réalité », comme le formule Lacan. Elle double le réel de l’expression traumatique originelle, à partir duquel le sujet se structure. L’effet subjectif est sensible : 1/ Le sujet n’est jamais là où on l’attend, 2/ Il surgit à partir de cette marque qui pour lui fit trauma, puisque là où il résiste, il compte et se compte, fut-ce par défaut. 3/ Ceci se vérifie à la tournure fantasmatique de l’expression traumatique qui assure la répétition.

Toujours est-il que l’entretien terminé, il repartit apaisé et qu’un travail se mit en place.

Répétition et point panique.

« On ne m’adresse pas la parole » : cette tournure fantasmatique me surprit. Elle portait la frappe de la façon dont Freud a localisé le fantasme dans l’expression célèbre : « on bat un enfant », un enfant est battu qui devient ici : « On oublie un enfant. Un enfant est oublié.» 

Nous l’avons dit, dans Au-delà du principe de plaisir, Freud débute par les névroses traumatiques de la guerre de 14-18 et se demande pourquoi ces blessés, plutôt que de fuir la nuit dans des rêves plaisants, sont toujours ramenés par des cauchemars à la scène traumatique ? Et là, avec le culot ou le courage que seul le génie confère et qui m’enchante, Freud ne pouvant pas répondre, sans transition, coupant au lecteur la lecture comme l’on dit la parole, passe sans transition à l’observation du jeu de son petit fils âgé de 18 mois.

Quel rapport entre le terrible traumatisme de guerre des soldats et ce petit garçon que sa mère, la fille de Freud, confie gentiment à ses grands-parents quand elle s’absente ? Le rapport, Freud le trouve dans la fixation de part et d’autre à la blessure qui provoquera un étrange retour insistant sur le point de souffrance aiguë. A l’interface, le sujet en souffrance trébuche sur quelque chose où il s’éprouve, et pour cela, s’y fixera. Aux soldats, les cauchemars, à l’enfant, le même jeu à chaque nouveau départ de sa mère : une bobine lancée et ces mots : fort et da, là-bas et près.

Le désir

Dans Le désir et son interprétation, Lacan reprend la répétition chez Freud à partir de La science des rêves où il écrit : « Le désir indestructible modèle le présent à l’image du passé. » Et Lacan dit OK, on parle toujours de la répétition, mais de quoi s’agit-il ? Il déduit alors que si le désir est indestructible, il modèle le présent sur le passé parce que l’objet, pour le sujet, est alors, comme la carotte pour l’âne, toujours devant lui, à jamais inaccessible. C’est là, entre le sujet et son objet, où il y a un manque, un trou, pas plus gros qu’un point, que Lacan repère ce qu’il appelle le point panique. Ce point panique, au bord du réel, dans sa tension vers l’objet depuis toujours déjà perdu dit Freud, pousse le sujet sur le signifiant qui le représentera dans l’expression fantasmatique. C’est pourquoi, le fantasme portera la frappe traumatique.

Il me semble que l’intérêt de ce bref temps clinique avec ce jeune tamoul est d’isoler ce point panique, traumatique. Mais parce qu’il surgit par et dans le transfert, il rappelle combien le réel est au travail d’une parole transférentielle. Ainsi, accompagné au bord du réel, dans le transfert, le sujet pourra peut-être retrouver l’expression fantasmatique originelle qui, dorénavant, le présente à une réalité qui n’est pas collective, mais pour lui répétitive, d’être cadrée, protégée en quelque sorte par l’aliénation d’un fantasme angoissant mais familier.

Pour conclure, puisque le traumatisme s’avère un élément moteur de la pratique et de la théorie psychanalytique, les traumatismes de masse et ceux du regard n’invitent-ils pas les psychanalystes à interroger à partir d’eux la théorie. Cette panique qui éveille des sujets parfois transis derrière leur traumatisme où ils sont inaccessibles, pourrait aussi permettre, par le transfert, de les orienter non pas vers un objet réparateur, mais vers une parole porteuse de leurs signifiants aliénants surgis dans l’urgence. A tenter de les en libérer, leur serait peut-être permis d’oser désirer à nouveau.

Marie Jejcic

Notes