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Samedi 6 février 2016

            Je voudrais ici parcourir avec vous le livre III de la Politique d’Aristote pour vous montrer qu’il y est bien question d’identité, mais selon une approche à la fois novatrice et originale, puisqu’à aucun moment dans ce livre cette identité ne repose sur une assise ethnico-culturelle. De quelle assise s’agit-il ? C’est ce que nous allons voir pour nous apercevoir que c’est d’altérité qu’il s’agit dans l’approche aristotélicienne. Mais cela ne nous dispense pas de réfléchir à un autre aspect de la Politique d’Aristote et de son influence réelle ou supposée sur Alexandre, élève d’Aristote avant d’être empereur. Si nous sommes obligés de soulever ce problème, c’est que Lacan voit dans la logique aristotélicienne et son application politique les prémisses de prétentions impériales, si l’on en croit ce qu’il dit dans L’étourdit, c’est-à-dire de prétentions à réaliser une unité politique qui fasse univers, universalité et unité totale, bien au-delà des confins géographiques historiques de la Grèce, prétentions identitaires entendus au sens moderne. Peut-on dire que ces deux points de vue contradictoires coexistent chez Aristote ?  C’est ma question.

Qu’est-ce qu’une constitution ?

C’est, nous dit Aristote, « une certaine manière d’organiser ceux qui vivent dans la cité. »

Pourquoi l’idée de constitution est-elle étroitement associée à celle de citoyen ?

Il est évident, dit-il encore, que « c’est le citoyen qui doit faire l’objet de notre enquête, la cité étant une collectivité déterminée de citoyens. »

Qu’est-ce qu’un citoyen ?

Ce n’est ni un esclave, ni un métèque et il marque une certaine préférence pour une définition que l’on dira aujourd’hui formelle, voire structurale de ce qu’est un citoyen : « Un citoyen au sens absolu ne se définit que par sa participation aux fonctions judiciaires et aux fonctions publiques. » c’est une définition à la fois ancienne et moderne. Elle est ancienne, parce qu’elle caractérise la citoyenneté au sens de celle d’Athènes ou de Sparte, moderne en ceci qu’elle annonce des formes de citoyenneté qui s’épanouiront dans ce qu’on appelle la représentation. C’est le système de la démocratie directe propre à un nombre limité de citoyens au sein d’une cité que vise Aristote. Elle est liée au petit nombre de ceux qui délibèrent en Assemblée.

La question est de savoir si Aristote pose les questions de la même façon que nous le faisons. Jusqu’ici nous voyons à quel point nous lui sommes tributaires. Mais par exemple fait-il comme Voltaire ou Renan à l’époque moderne de la population ou du territoire le critère discriminant de la communauté politique que les Modernes appellent Nation ? Il se contente de dire que ces deux critères, les politiques ne doivent pas l’ignorer pour penser la cité, mais que pour lui ce ne sont pas des critères discriminants.

Qu’est-ce qui constitue pour lui réellement l’identité d’une cité ?

« Si la cité est une sorte de communauté et si c’est une participation commune des citoyens à un gouvernement, dès que la forme de gouvernement devient autre –eteras-ou simplement différentes-diaphérôsas-, il est inévitable (…)que la cité aussi ne soit plus la même, tout comme nous disons qu’un chœur, tantôt comique, tantôt tragique, n’est pas le même, bien que souvent il soit composé des mêmes personnes ; pareillement n’importe quelle forme de communauté ( …) est autre –etéran-si la forme de composition est autre. »

Pourquoi je cite ce passage ?

Parce que bien sûr si le substantif identité n’est pas une création du grec d’Aristote, c’est de l’identité qu’il s’agit dans ce même, pérenne ou non pérenne dans le temps, et qui devient autre si la forme de gouvernement  change.

C’est que c’est la seule constitution qui détermine l’identité de la communauté politique et celle du citoyen : il n’est donc pas excessif de parler pour Aristote d’une identité politique de nature constitutionnelle. Ce qui explique pourquoi il passe un temps infini à faire l’analyse dans la Politique des constitutions de son époque.

Peut-on s’en tenir à cette seule remarque ?

C’est qu’il n’est pas seulement possible de parler d’identité constitutionnelle, mais d’un projet, celui de la Politique, qui vise à étudier la régie de ces identités et de leurs différences, c’est-à-dire comme l’illustre le passage que je vous ai lu à penser l’identité constitutionnelle de chaque communauté politique par rapport à ce qui est autre qu’elle, par rapport à de l’altérité. La régie des identités chez Aristote est celle de l’altérité en politique.

Il y a une identité constitutionnelle d’Athènes, c’est la démocratie, mais elle n’est pas pensable si elle n’est pas située et situable par rapport à ce qu’elle n’est pas, son Autre : Aristote est donc avant tout l’auteur d’une syntaxe différentielle, dont Platon dans la République avait proposé les prémisses, mais cette fois c’est sous la régie de l’altérité dans le champ politique qu’est pensée l’identité, j’en veux pour preuve le luxe de détails de l’analyse des constitutions par Aristote. C’est au sens moderne du terme un regard éloigné que porte le philosophe sur les constitutions de son temps dans la distance de l’altérité. Ce que ne fait pas Platon.

C’est pourquoi il semble reprendre la conception platonicienne des gouvernements tels qu’elle figure dans la République, mais il en fait tout autre chose.

Rappelons en les principes, pour mémoire. Il y a la République, gouvernement du plus grand nombre, dont la déviance est la démocratie. Il y a l’aristocratie, gouvernement des meilleurs par la vertu,  dont la déviance est l’oligarchie.   Il y a la royauté dont la déviance est la tyrannie.

La République dégénère en démocratie, quand ce ne sont plus les classes moyennes, ni trop riches ni trop pauvres, qui gouvernent, mais la foule des indigents.

L’aristocratie dégénère en oligarchie, quand ce n’est plus la vertu des meilleurs qui l’emportent, mais le pouvoir des plus fortunés

La royauté en tyrannie, quand le pouvoir sans partage d’un seul ne vise plus l’intérêt public, mais le seul intérêt du tyran.

Aristote a bien sûr une préférence, pas du tout platonicienne : il préfère la république modérée à mi-chemin entre l’oligarchie et la démocratie avec un régime d’assemblée ouvert à ceux qui ne sont pas dans l’indigence et de ce fait son plus sensible à la raison qu’à la passion de l’envie, mais qui ne dispose pas d’une richesse dont l’insolence leur ferait oublier les limites de leur pouvoir. Moyen terme donc.

A l’inverse il se méfie de la royauté ou de la monarchie, c’est-à-dire du pouvoir d’un seul, au motif qu’il est plus raisonnable de décider à plusieurs que seul, pour autant que plusieurs avis raisonnables sont préférables à l’arbitraire.

En quoi est-il toujours moderne ?

C’est qu’il me semble rejoindre une aspiration qu’on dit moderne par abus de langage, sans s’apercevoir qu’elle prend naissance déjà dans la Politique d’Aristote.

Je voudrais évoquer ici l’expression de Jurgen Habermas qu’il utilise dans un premier temps en 1986 au moment de la querelle des historiens que je ne vais pas ici retracer pour rappeler à certains de ses confrères nostalgiques du Troisième Reich l’enracinement de la jeune et nouvelle République allemande après la catastrophe nazie dans une loi fondamentale qui privilégie une forme politique de citoyenneté sans référence à des idéaux ethnico-culturels, c’est l’expression patriotisme constitutionnel où ce qui est visée dans cette expression c’est l’adhésion rendue possible par la constitution à des principes de libertés politiques et d’égalité de droits entre les citoyens de ce pays abstraction faite de leur appartenance ethnico-culturelle. Il reprend cette idée dans un ouvrage traduit en français en 2014 intitulé l’intégration républicaine, où il montre à propos de l’avenir de l’Etat-Nation que cette seule adhésion formelle aux principes d’une constitution démocratique suffit à définir l’identité du citoyen en Allemagne, et plus largement en Europe. Vous le savez, c’est très exactement dans ces termes que s’est exprimée Angela Merkel pour justifier l’accueil des migrants syriens, même si elle s’est un peu reprise ensuite.

En tout cas et pour conclure cette première partie, il y a dans la Politique   la matrice de la pensée constitutionnelle en Europe et au-delà, avec un intérêt pour une identité dont la définition ne serait que politique et qu’il faudrait toujours juger à l’aune de l’altérité, sans préjuger bien sûr que la république soit la seule forme admissible de gouvernement, même si la discussion qu’elle rend possible entre citoyens raisonnables est préférable au pouvoir d’un seul ou d’une oligarchie de possédants. Il est clair qu’Habermas pour penser sa théorie de l’agir communicationnel a relu la Politique et qu’en matière de politique, les progrès, si progrès il y a, sont souvent derrière nous.

Il reste que si nous pouvons tirer ces enseignements de la Politique, est-il toujours  légitime de dire qu’Alexandre le Grand en a lui aussi tirer des enseignements pour sa politique impériale ? Ou encore jusqu’à quel point cette politique impériale était-elle inscrite en filigrane dans le texte de sa Politique , voire comme une conséquence de la logique universalisante propre à ses traités de logique, le De l’interprétation, les Premières et les Secondes Analytiques ? Un certain nombre d’entre vous le savent, cette question n’est pas tout à fait vaine, puisque Lacan se l’est lui-même posée à lui-même et y a répondue presque sans équivoque, indiquant par là un autre risque de l’identité politique, qui est celui de se vouloir totalisante, voire totalitaire, unifiante et exclusive au mépris de toute altérité.

Il y a dans la Politique -livre VII, chapitre 7, 1327b35- un passage gênant qui va bien dans ce sens et qu’il est inutile de censurer pour les besoins de la démonstration.

A propos de la cité idéale Aristote va vanter les mérites des nations européennes qui, dit-il, sont pleines de courage, mais selon lui manquent d’intelligence et d’habileté technique. Ce qui n’est pas le cas des nations asiatiques-ici il vise sans doute les Perses-qui sont intelligentes et ont l’esprit inventif, mais qui par manque de courage vivent dans l’esclavage.

Seule la race des Hellènes, dit-il, qui occupe une position géographique intermédiaire-on retrouve la médiété cher Aristote dans ses Ethiques-participe de façon semblable aux qualités de ces deux groupes : elle est à la fois courageuse et intelligente et par conséquent mène une existence libres sous d’excellentes institutions politiques, et, dit-il, est même capable de gouverner le monde entier, si elle atteint à l’unité de constitution. Inutile de gloser, la tentation impériale est là dans le texte.

D’autres éléments permettent-ils de corroborer cette hypothèse ? L’autre élément est sans doute moins probant ; c’est la lettre qu’Aristote est sensé avoir écrit à Alexandre en 330 avant Jésus-Christ, alors qu’il était déjà à l’apogée de ses conquêtes.

Je voudrais dire quelques mots sur l’authenticité de cette lettre. Elle nous est parvenue d’un texte arabe, lui-même traduit d’un texte syriaque et supposé traduit d’un texte grec, lui-même perdu. Autant dire que nous n’avons pas l’original du texte grec, que les noms de lieux y sont approximatifs par rapport aux conquêtes alexandrines et qu’il pourrait bien s’agir d’un pseudépigraphe bien postérieur à la vie d’Aristote. Donc inutile d’y prendre appui pour décrypter les ambitions impériales d’Alexandre à l’aune de la Politique, sauf pour constater que les aristotéliciens postérieurs se sont sentis gênés aux entournures pour penser l’Empire dans la perspective de la Politique et qu’un certain nombre d’entre eux se sont crus obligés sur la base de textes aristotéliciens épars et aujourd’hui perdus de rédiger une fausse lettre de recommandations d’Aristote à Alexandre.

Plus sérieux à mon sens sont les arguments avancés par Lacan dans l’étourdit quand il établit entre la politique impériale et la logique aristotélicienne une filiation que l’on doit dire logique. Je vous cite la phrase et je vous la commente.

Lacan regrette ce qu’Aristote n’a pas fait dans sa logique ou pas eu l’idée de faire. Il regrette qu’Aristote et Alexandre n’aient pas été lacaniens avant l’heure.

« Cela n’eût- il pas son intérêt pourtant qu’il aiguillât son Monde du pas-tout à en nier l’universel ? L’existence du même coup ne s’étiolait plus de la particularité, et pour Alexandre son maître l’avertissement eût pu être bon : si c’est d’un ab-sens comme pas-un dont se nierait l’univers que se dérobe le pas-tout qui ek-siste, il aurait ri, tout le premier c’est le cas de le dire, de son dessein de l’univers empirer. » (in Scilicet N°4, Seuil, 1973, p25)

Il pose une question qui est une hypothèse ; il aurait pu être intéressant que l’universel, tel que formulé dans une proposition qui pourrait être issue du De l’interprétation  du type « tous les hommes sont blancs »,  soit comme le suggère la Politique Livre VII,  « tous les hommes sont destinés à être gouvernés par les Hellènes », conformément aux buts et aux ambitions d’Alexandre, soit niée et devienne « pas-tous les hommes y sont destinés. » On reconnait ici la torsion que Lacan fait subir à la logique aristotélicienne, en passant du tout de l’universel et de la particulière au pas-tout de l’existence féminine, qui ne dépend pas toute de la norme phallique, comme les peuples alentours qui n’étaient  pas tous des Hellènes pouvaient être pas-tous soumis à la norme de l’Empire d’Alexandre.

De quoi cette logique du pas-tout qui aurait été une limite à l’extension de l’Empire d’Alexandre se serait-elle doublée si Aristote y avait pensé ?

Cette logique du pas-tout se serait, s’il en avait reçu l’enseignement d’Aristote, doublée d’une logique du Pas-Un, autre caractéristique logique de la féminité, puisque pour une femme il n’y en a pas au moins un qui fasse exception aux exigences de la norme phallique. Ce qui est le cas pour tous les hommes pour lesquels il y en a au moins un qui fasse exception, par exemple le père, le chef ou l’empereur. S’il avait inclus le pas-Un en plus du pas-Tout dans sa logique cette position d’exception où il se tenait comme empereur des Hellènes se serait nuancée de ce que Lacan appelle une ab-sens, c’est-à-dire de l’idée qu’aucun chef exceptionnel ne vient garantir que le Monde politique fasse universel, totalité universel et unifié. Il n’y a en politique pas plus d’un totalisant l’Empire que de chef exceptionnel susceptible de soutenir cette totalité. Car du côté féminin de ce bord politique, l’espace est ouvert et il est Autre et ne dépend d’aucune règle universelle. L’espace universel de l’identité des Hellènes galvanisé par leur Empire rencontre l’altérité politique des autres peuples, des autres constitutions, comme d’ailleurs Aristote y insiste dans le livre III.

Informé du pas-Tout et du pas-Un par son précepteur, Alexandre aurait ri, tout le premier c’est le cas de le dire, de son dessein de l’univers empirer. Tout le premier, comme ce chef qui fait exception pour tous les hommes de son temps, il se serait moqué de son ambition de dominer l’univers, qui équivoque ici  avec l’universel aristotélicien, par un empire qui ne faisait qu’empirer les choses d’un point de vue politique.

En quoi cette citation est-elle intéressante sur la question de l’identité ?

On voit bien qu’Aristote dans la Politique livre VII a tenu à affirmer la suprématie des Grecs sur les autres peuples d’Asie et d’Europe, mais que Lacan s’est toujours tenu en alerte sur l’impasse tragique de cette promotion de l’identité qui ne tiendrait pas compte de l’altérité et sur les limites de l’ambition de faire univers et totalité à partir de sa seule identité.

 Comme je l’ai montré, le dérapage d’Aristote à la fin du livre VII qui n’est certes pas anodin est largement compensé par cette autre attention à l’altérité qu’il manifeste tout au long de la Politique si bien que son œuvre nous permet d’embrasser les différentes facettes de cette question de l’identité, qu’elle reste pensable rationnellement comme travail de l’altérité dans le champ politique et articulation des normes supposées universelles pour une cité, un peuple, une nation avec ce que ne sont pas ces normes, ou pas exactement, parce que l’universel d’une cité, d’un peuple, d’une nation dans sa constitution peut être comparé à d’autres universels et qu’aucun ne fait univers, ne fait totalité, ni monde.

Ainsi en introduisant dans le politique la logique de l’identité féminine au regard de l’œuvre d’Aristote elle-même Lacan nous permet de penser un espace politique où c’est l’altérité qui permet de juger de l’identité, et non l’inverse, car quand l’identité prend le pas de l’altérité, nous avons toujours le dessein de l’univers empirer.

Pierre-Christophep Cathelineau

Intervention à la Journée EPhEP : « Logiques du politique : l’Organon d’Aristote étudié par le biais de son positionnement sur les questions de l’identité »

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La Revue Lacanienne n°17  aborde le sujet "La politique après Freud et Lacan", soirée de présentation le 16 septembre 2016

Notes