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Quand
Samedi 18 novembre 2017

Reims, Journée EPhEP, le 18/11/2017

Nos enfants sont-ils devenus des SDF ?

Avant tout, je remercie Annie Douce et Charles Melman de m’avoir invitée à cette table pour tenter une jonction entre l’école et le questionnement psychanalytique, cad. pour conjoindre deux missions impossibles : celle de soigner et celle d’éduquer. Je veux ici leur dire ma profonde reconnaissance, ainsi qu’à Thierry Delcourt, qui m’a ouvert ces espaces de travail et de vie. Merci.

En guise d’introduction, je vais m’attarder un peu sur le titre même du séminaire : les mots, les signifiants qu’il met en jeu car cela engage déjà un certain nombre de choses.

Alors d’abord le déterminant possessif : « nos » enfants

  • Qui dit cela ajdh ? Les médias, les politiques disent plutôt : « les enfants », « la jeunesse » – article générique : une catégorie de la sociologie ou du marché. Le possessif pluriel n’est plus guère employé que par le couple parental, et encore, dans certains milieux seulement, car il connote une certaine fierté... En fait il y a dans ce possessif qqch d’un peu désuet, d’un peu famille-patrie... > c’est moins parce qu’il dit le lien filial, que parce qu’il rappelle la préséance des adultes, et par là notre responsabilité  [ Etymol. « répondre » : leur répondre, répondreà nos enfants bien sûr, être engagé dans une parole ; mais aussi répondred’eux, cad. à la fois les mettre à l’abri, et puis se porter garant, garantir leur devenir adulte. ]
  • En outre le poss. pluriel inscrit la dimension d’une responsabilité collective et donc politique : ce sont les enfants, les jeunes, que nous avons faits ensemble. On le voit, ce petit déterminant emporte discrètement tout un programme qui consiste, notamment, en un certain nombre de devoirs envers « nos enfants ».

Des « SDF »

  • Notre intitulé forme pour nos enfants l’hypothèse d'un statut pour le moins inattendu et même choquant : SDF, qu'est-ce que ça fait là ? Quel rapport avec « nos enfants » dont il est évident qu’ils ne sont pas échoués sur nos trottoirs ? Il y a dans cette question une part de provocation. Et avant de déplier la manière dont cette métaphore résonne pour moi en tant qu’enseignante, je voudrais dire un mot de ce sigle, et de ce qu’il recouvre. En effet il me paraît tout à fait exemplaire du langage dans lequel nous baignons, cad. qu’il expose les contradictions du discours que Lacan a qualifié de « capitaliste ».
  • SDF, ça veut dire quoi ? Le sigle est à la mode : ça fait sérieux, scientifique, et en plus ça permet d’abréger (cad. de voiler) des périphrases jugées nécessaires mais fatigantes ; ici sans domicile fixe c’est joli, mais c’est long. Pourquoi c’est joli ? Parce que c’est un euphémisme : cela veut dire qu'il y en a quand même un, de domicile, d'abri, un lieu de rattachement. Donc "sans domicile fixe" ce n'est pas trop grave, c'est transitoire : ça va se fixer un jour ou l'autre.
  • Mais il y a plus : SDF, c’est aussi un pléonasme : car y a-t-il un domicile qui ne soit pas fixe ? Le domicile, n’est-ce pas précisément ce qui fait point fixe, lieu de ralliement et d’ancrage, à partir de quoi on peut explorer le monde, prendre des risques ?

Bilan de ce petit nettoyage sémantique : 3 repères pour notre réflexion

  1.       Il conviendra ici de se demander non pas si le domicile est fixe ou pas, mais s’il y a, oui ou non, un domicile pour nos enfants.
  2.      Comme beaucoup d’expressions, de slogans, de néologismes à la mode, le sigle « SDF » enseigne à nos enfants l’inconsistance des discours et même l’indifférence ; il entretient donc un certain rapport à la langue qui fait problème, et c’est dans ce contexte précis, avec cet arrièreplan idéologique et linguistique, que personnellement j’aborde la question. Ce sigle exemplifie le déni politique de certaines réalités, en particulier la souffrance sociale ; il est à la fois l’arme et la forme d’un pouvoir qui justement ne répond pas, qui évacue sa responsabilité.
  3.      Si le sigle « SDF » confère un authentique statut, en même temps il voile soigneusement le danger de déshumanisation pourtant bien visible sur les trottoirs de Paris. Il me semble donc que si ce vocable peut, par métaphore, désigner la condition de « nos enfants », ce sera alors le signe d’une souffrance bien réelle dont il faudra répondre.

Alors – encore un détour avant d’en arriver à nos enfants – qu'est-ce qu'un domicile ? En quoi serait-il nécessaire ? N’avons-nous pas engendré de gentils et joyeux nomades, multi-connectés et qui, comme le vantent toutes les publicités, arpentent librement les vastes espaces numériques ? Où est le problème ?

Il faut donc revenir sur cette question du domicile, et pour contrer les effets fossilisants du sigle, prenons le mot non en son sens administratif (lieu de résidence), mais en son sens étymologique qui nous dira qqch des enjeux symboliques qui sont véhiculés : dès le latin, le domus désigne à la fois le lieu réel d’habitation, le logis, et puis de façon figurée l’espace familial, le foyer, le « chez soi ». Ainsi le « domicile » se définit de 3 coordonnées symboliques :

  1.       la racine « dôme, toit » renvoie à l’idée de protection : le domicile est ce qui fait abri, ce qui sépare un dedans d’un dehors, un espace privé / public. C’est un opérateur de division.
  2.       le domicile est ce qui fait point fixe ; d’ailleurs on dit aussi la « demeure », cad. un lieu où l’on s’arrête, où du moins l’on s’attarde : il est hors temps social.
  3.       c’est le lieu de la famille, la maisonnée ; autrefois il rassemblait les générations et incluait les « domestiques », c’est-à-dire que c’est un lieu parfaitement structuré où les places sont fixées et les rapports réglés (« domestiquer », le verbe, c’est assujettir).

> Autrement dit pour être privé, le domicile n’échappe pas à la loi, bien au contraire : il en est le berceau.

Alors évidemment les temps changent et aujourd’hui le logement ne rassemble en moyenne que 2,3 personnes ; quant à la frontière privé/public, elle est désormais pulvérisée par l’introduction des médias au sein du foyer ; enfin l’espace familial est bien souvent chargé de compenser les frustrations sociales plutôt que d’y préparer. Mais que les conditions socio-historiques d’habitation aient fortement évolué n’a pourtant pas évacué ce mot, « domicile », et s’il nous parle encore un peu, c’est je crois qu’il emporte avec lui ses enjeux symboliques : habiter quelque part, disposer d’un lieu qui fasse abri et point fixe, investir cet endroit comme espace privé, en prendre soin, le façonner à notre image... personne ne contestera qu’il s’agit là d’un invariant culturel donc d’une nécessité humaine. Comme le rappelle Ch. MELMAN, « l’homme est un animal domestique », avant que d’être politique, et le domicile est constitutif de l’identité de chacun.

=> On comprend ainsi qu’il n’est plus seulement question ici du lieu d’habitation, du logement réel, mais de l’espace qui pour chacun assure cette triple fonction : protéger (par exemple de la compétition sociale), rattacher (c’est-à-dire enraciner mais aussi faire référence : c’est notre adresse), et enfin domestiquer, apprivoiser, civiliser.

De ma place d’enseignante, ces questions d’ordre symbolique sont d’une actualité certaine, et même aiguë. Par delà la disparité des conditions réelles de logement de mes élèves, je me demande souvent ce qui peut faire abri pour eux, car ils ne donnent pas vraiment l’impression de savoir où ils habitent : sont-ils bien arrimés à une demeure ? Puis-je m’adresser à eux dans une référence, une géographie symbolique commune ?

Et de là où je parle, je vois 2 domiciles symboliques de droit pour nos enfants : l’école d’une part, le langage d’autre part. Alors comme l’indique le titre de mon intervention, je devais ici explorer ces 2 options, mais je me limiterai à la question de la langue sur laquelle il y a déjà beaucoup à dire.

[ Pour dire juste un mot de l’école, de sa fonction de domicile : c’est une question déjà largement débattue (je renvoie par exemple au JFP n°31 : « L’école : quelle transmission ? », 2008), mais enfin de mon point de vue, l’école ne fait plus guère abri. Sauf à rencontrer quelques enseignants qui tiennent bon et qui restent soucieux de faire adresse et de leur répondre, nos enfants, en tous cas nos jeunes, n’y voient pas une référence. Ici ou là, cela résiste encore, mais il ne faut pas oublier que l’école est une institution d’Etat, et comme telle soumise au projet néolibéral, prise dans sa logique marchande.  ] Alors que me disent mes élèves ? Comment habitent-ils la langue qui nous lie ?

J’ai choisi pour aujourd’hui d’interroger leurs copies : des copies de baccalauréat (fin de 1ère) et de BTS industriel, donc des travaux de jeunes et d’adultes en bout de parcours scolaire.

1-                 Avant de commencer, je dois justifier ce support d’enquête qui a paru très contestable s’il s’agitd’entendre ce que disent les jeunes

  • En effet, comme son nom l’indique parfaitement, la « copie » est le lieu d’exercice d’une parole mimétique hautement contrainte : il s’agit de traiter un sujet conformément aux méthodes enseignées, cad. en suivant un modèle, tout en respectant les codes linguistiques et stylistiques réputés acquis. Ce n’est pas tout : la copie on le sait est notée, c’est-à-dire qu’elle est l’enjeu d’une performance, d’un jugement et finalement d’une compétition. Alors comment pourrait-elle laisser entendre quoique ce soit d’une parole propre ? Pour l’adolescent bien souvent enlisé dans d’indicibles questions, quoi de plus décourageant ?
  • Alors n’aurait-il pas mieux valu partir des productions orales, contraintes ou spontanées ? Certains des collègues dont j’ai voulu recueillir l’avis pour vous parler ajdh affirment que si la copie ne peut rien délivrer d’authentique, l’oral en revanche – qui actualise la dimension de l’adresse et met en jeu le regard de l’autre – peut être l’occasion d’une véritable parole[1].
  • Certes il y a une rupture : l’écrit entérine une absence et en plus il fait trace, cad. qu’il met en jeu des compétences psychiques très élaborées ; mais à mon sens il ne fait que rendre visible ce qui n’est pas en place et dont l’oral portera aussi la marque[2]. En outre l’écrit offre théoriquement la possibilité d’une relecture, cad. d’un rattrapage, d’un après coup qui devrait réduire les flottements de la parole. Enfin je ne parle pas ici d’enfants : en principe à 16 ans et a fortiori à 20, on est capable de rédiger un récit au passé ou le commentaire d’un document. C’est en tous cas ce que valide le bac, décroché par plus de 90% des élèves.

Je postule donc – en désaccord avec les collègues que j’ai interrogés – que malgré ce cadre très formaté, les copies pouvaient indiquer qqch du rapport que nos élèves entretiennent avec le langage, savoir s’ils y ont élu domicile. Je n’examinerai pas ici le contenu de leurs réponses, les développements plus ou moins attendus (encore que pour eux, « répondre à un sujet » n’aille pas de soi, loin de là), mais le maniement même de la langue, et plus particulièrement la maîtrise de la syntaxe, cad. – puisqu’il est question ici de maison – l’architecture même du discours : comment ça tient ?

2-                 Lecture de qq extraits de copies ; florilège discutable ? J’ai choisi des copies qui offrent un condensé de ce qui me paraît poser problème, mais je vous assure que les impropriétés que vous allez entendre se retrouvent de façon plus ou moins dense dans la moitié des copies. [ … ]

Avant de proposer une lecture disons psycha-linguistique, je récapitule très rapidement les explications usuelles qui sont avancées devant ces « fautes » de tous ordres :

  • La plus ressassée : les élèves ne savent plus l’orthographe ni la grammaire, ils n’ont rien appris... Donc l’école multiplie les soutiens, aide individualisée, aide personnalisée, tutorat... ça ne marche pas.
  • A la rigueur, ce qui pose problème, c’est le rapport même au savoir : à l’heure de Google et de la mémoire augmentée, le savoir est désormais identifié à un bien externalisé et à disposition ; du coup les copies de nos jeunes ne font alors que délivrer la caricature des processus d’abêtissement, de disruption (B. Stiegler) à l’oeuvre dans tout le tissu social.
  • Ou bien, comme le suggère une de mes collègues en IUT, ce qui est en cause c’est le développement d’un rapport iconique à l’écrit : les signifiants sont pris dans l’image, ils ont envahi les villes et les écrans, si bien que le langage n’a plus pour fonction de signifier, mais seulement de captiver. C’est aussi le cas des discours politiques et médiatiques.
  • Autre explication tout aussi solide : grammaire et orthographe sont aléatoires du fait d’une relative indifférence aux règles. A l’école, l’orthographe n’est sanctionnée que dans le cadre très restreint de la dictée de français jusqu’en 3è (au bac elle n’est pénalisable qu’à hauteur de 2 points en moins, et elle ne compte pas dans les autres matières...) Or que vaut une règle qui ne vaut que dans certaines situations ?
  • On peut enfin renvoyer à l’interprétation idéologique et y lire la légitime résistance socio-culturelle de ceux qui se sentent exclus, ou encore une contestation adolescente des codes en vigueur ; dans ce maniement fantaisiste, négligé, se dit la tentative d’échapper au formatage idéologique et culturel dont évidemment l’école est un puissant agent. 

3-                 Mais à côté de ces analyses parfaitement valables, je veux ici tenter une lecture psychopathologique de ces flottements linguistiques. J’ai donc constitué un corpus de copies, groupé et analysé les écarts les plus courants, et je vais vous en présenter et commenter seulement 2 :

a- La reprise pronominale est fantaisiste, aléatoire – Exemple très banal : « les gens » ou « la

personne » deviennent un « il » singulier dans la phrase suivante. Quelques citations :

  • Les paysages sont différents, car au début il est riche tandis qu’à la fin il est pauvre.
  • Le héros de roman est fondé par l’histoire auquel il appartient.
  • Le personnage est plongé dans une histoire donc elle est entrée dans un univers fictif.

Impression que l’élève ne sait plus de quoi il parle : au bout de qq mots, le référent est comme perdu de vue, en qq sorte fuyant ; comment expliquer cela ? 3 hypothèses :

> soit qu’il n’y a aucun recul p.r à l’énoncé, ce à quoi normalement l’écrit oblige (il permet de visualiser de la phrase dans son entier, et d’y revenir)

> soit que les déterminants (comme d’ailleurs la plupart des prépositions telle que en / à / de, et les autres pronoms) sont perçus comme de simples outils, des articulations vides de sens. Or c’est une des lois fondamentales du langage que tout morphème soit lesté d’un signifié même s’il reste icst. > à moins que ce qui fasse problème par les temps qui courent, ce soit carrément la fixation en genre et en nombre.

b- Dans le développement d’un récit, d’une fiction, le maniement des temps verbaux est complètement incohérent, aléatoire également : les époques (présent / passé) se superposent, la distinction aspectuelle (accompli / inaccompli) n’est pas perçue dans l’alternance des formes verbales employées par l’élève.

  • Maintenant ce fut l'heure de partir pour un autre continent inconnu.
  • Ce fut une étape difficile mais j’ai réussi à passer.
  • L’écran devena sombre [ à noter que le PS, temps de l’action révolue, de l’accompli dans le passé, temps de l’histoire par excellence, n’est plus du tout maîtrisé par les élèves ] et un bruit désagréable apparaît.

> En fait ce qui est en cause ici, c’est la labilité de l’ancrage énonciatif : on navigue entre l’icimaintenant-hier des personnages, le temps homogène de la fiction, et l’ailleurs-autrefois de la narration ou du commentaire qui sont hétérogènes. On retrouve cette indétermination, quoique plus rarement, sur le plan spatial (J'arriva à Mexico où là-bas la chaleur est bien plus chaude qu'en France.) > Mais comme avec les pronoms, on peut aussi penser que les morphèmes grammaticaux (ici les désinences temporelles) ne sont plus lestés ni de valeur discriminante, ni de sens.[3]

>>> Dans ces exemples, tout laisse penser qu’ils ont le plus grand mal à soutenir une intention signifiante ; pris dans la solitude de l’écrit, happés par la page blanche et les signes qu’ils tracent4, ils semblent avoir oublié qu’ils parlent à qqun dont ils doivent se faire comprendre. En tous cas cet inventaire laisse penser que les structures élémentaires de la langue ne sont pas maîtrisées, et ces dernières ne relèvent pas d’un apprentissage spécifique, d’un forçage, mais d’une assimilation par imprégnation. Même si la plupart des élèves ne lisent jamais et sont noyés de bavardage médiatique, ils sont tout de même à l’école depuis 12 ans pour les 1ère, et 16 ans ou plus pour les BTS ! Et ces phénomènes montrent que la langue est maniée comme étrangère.

4-                 Pour récapituler, 3 traits psychopathologiques :

a-            un problème d’ancrage énonciatif :

En fait les instances qui supportent le discours (celui de l’élève scripteur, celui du narrateur imaginaire) sont interchangeables, ce qui je crois renvoie à un défaut d’adresse (dans la lecture, les élèves d’une part ne se sentent pas concernés, visés, et dans l’écriture ils n’adressent pas leur propre discours) ; cela rejoint les analyses psychopathol. : cf. Forget5 qui dégage une « difficulté des jeunes à trouver la place d’une énonciation, à trouver une place ménagée pour cela. » (RL p.23).

b-           Cette adresse erratique remet sans cesse en jeu la construction de la référence. Il faut bien ici insister sur le fait que l’indistinction pronominale ne vaut que pour la 3è personne, le IL, cad. le délocuté, ce qui n’est pas là, hors interlocution :

> cela signale qu’il y a d’une part une difficulté à s’abstraire de l’ici-maintenant de la situation dialogique, cad. à élaborer l’absence ;

> d’autre part une impuissance à assurer la stabilité du référent, qui signale quant à elle une désaffection de l’imaginaire. J-J. Tyszler parle d’un « imaginaire exfolié »6, parce que virtualisé.

c-            l’élève considère qu’il n’a pas à répondre du sens, délégant implicitement cette opération à son lecteur (l’élève, lui, c’est déjà pas si mal qu’il se plie à l’exercice) ; cad. qu’il se donne un lecteur omniscient, capable de deviner ses pensées – et en effet les professeurs s’escriment à reconstruire désespérément les intentions de l’élève, le « vouloir dire ». D’ailleurs la note sanctionne de moins en moins la production elle-même, mais la bonne volonté dont témoignent entre autres le soin de la copie et la quantité d’encre.

> Dès lors il faudrait se poser la question de ce « vouloir » qu’on présuppose au dire de la copie :

et s’il n’y avait qu’un vouloir faire ? Ou un vouloir dire qui ne doive rien au code ? Ou pas de vouloir du tout ? Pour vouloir dire qqch, il faut être castré7, et ces flottements me semblent indiquer que l’opération n’est pas assurée.

à notre intelligence. » - « Désormais l'employé se verra desservi d'un salaire minimum de croissance // là où il voudra aussi évoluer dans son entreprise. » - « Les conditions de travail s'améliorent de plus en plus // avec le déclin de ce qui aujourd'hui donne accès à des postes d'ingénieur. » La réflexion est constituée pour l’élève de sortes de flash explicatifs, voire d’expressions aléatoirement raccordées, mais il ne soutient aucune argumentation, comme si l’enchaînement logique était à la charge du lecteur. Ce genre de négligence ouvre sur le non sens pur et simple dont je vous épargne les inquiétants exemples.

4      La compétence écrite est liée à la capacité à faire avec l’absence [JFP, « Mal écrire, une affaire d’apprentissage ? » MarieAlice Du Pasquier et Michèle Schnaidt, p.224-228], à la réussite du refoulement [p.227] cad. intégration de la dimension de l’Autre qui fait référence, et à la compétence ludique et métaphorique / capacité de sublimation des rejetons pulsionnels refoulés.

5      « Que je naisse ! », La Revue lacanienne n°18, mai 2017, Erès, p.16-25. Voir aussi J. Giogà qui évoque une « perte de la fonction de la parole, défaut d’adresse et perte de l’armature symbolique susceptible de soutenir le sujet dans son énonciation » (« La norme comme impasse ? », p.99).

6      J-J. Tyszler, « Quand l’imaginaire s’exfolie », Ibid.,  p.46-50.

7      Pour vouloir dire qqch, il faut être castré, de même que pour apprendre qqch, il faut vouloir « savoir qqch de ce qu’il convient de ne pas savoir » S. Calmettes-Jean, « Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ? », Les dossiers du JFP, Erès, 2003, p.9-14.

> Finalement ce dont témoignent ces phénomènes, c’est je crois d’une difficulté à intégrer l’altérité, que ce soit celle de l’interlocuteur dont on n’est pas sûr et dont il est impossible de se figurer le manque, ou bien l’altérité radicale du code, cad. de l’instance tierce, de la référence obligée qu’emporte le langage[4].

5- Alors qu’en conclure : ignorance, indifférence ou rejet ? errance passagère ou durable ? de quoi ces repérages sont-ils le nom ? Egarés dans le discours capitaliste, nos enfants sont-ils devenus des SDF ? Pour répondre à ces questions, il faut se donner 3 balises :

a-                      Indices pathologiques ? Question de la fréquence : quelques impropriétés dans une même co-

pie ne font pas sens, mais c’est parfois si insistant (et alors corrélés à d’autres confusions lexicales et grammaticales) que c’est vraisemblablement l’indice que qqch n’est pas en place, que la domiciliation dans la langue n’est pas assurée.

b-                     Ces errements sont toujours rattachables à un vagabondage adolescent ordinaire, et ce d’au-

tant mieux que « nos enfants » sont appelés de plus en plus tard à se positionner, à répondre en leur nom. L'enfance et l'adolescence sont les noms de l'inachèvement et du devenir. L. Sciara[5] : l’errance « constitue un passage obligé, structurant et organisateur de la vie psychique » (RL p.69). N. Hamad10 quant à lui parle d’adolescents « clivés sans être psychotiques », clivage qui retarde l’organisation de la structure psychique (RL p.119). Ce qui m’ennuie tout de même, c’est la fréquence de ces ratages dans les sections de BTS dont j’ai la charge, soit des jeunes hommes entre 18 et 24 ans.

c-                      Symptôme individuel ou collectif ? Evidemment ces errements syntaxiques sont à interroger dans l’histoire de chaque élève, ils ne font pas sens de la même manière pour chacun, mais la diversité des problématiques individuelles n’enlève rien je crois à l’hypothèse d’un dérèglement linguistique à plus grande échelle, ce qui n’a rien d’étonnant compte-tenu du discours ambiant. Discours « capitaliste » triomphant et puissamment destructeur qui, comme l’analyse J-M. Forget, se marque de l’inconséquence, d’une absence de contradiction, et promeut une parole vide.

Si nos enfants se chargent de faire symptôme des dérèglements à l’oeuvre dans le social, il n’y a rien d’étonnant à ce que cela soit linguistiquement marqué, notamment dans cette difficulté à soutenir une position énonciative, conséquence directe de l’absence d’adresse dont ils souffrent, et dans l’échec à assurer la stabilité du référent. Ces flottements témoignent à mon sens d’une difficulté à habiter le langage, subi comme étranger. Et si cette hypothèse d’une tendance massive à une forme de désarrimage linguistique est vérifiable, alors oui, cela fait de nos enfants des SDF, et de cette souffrance aigüe nous devons répondre.

Je vous remercie.

[1]Différence écrit / oral : par rapport à la parole, l’écrit accuse 2 différences majeures : 1) il se fonde d’une position énonciative fictive et très difficile à conquérir : dans la solitude de la copie, beaucoup d’élèves n’ont plus conscience de s’adresser à qqun, d’autant qu’il leur faut parler de façon anonyme (dans le commentaire ou la dissertation, le JE est banni, sauf dans l’invention narrative) ; 2) il fait trace et quelque fois l’inscription donne lieu à deux pathologies de l’écriture : la phobie et une écriture insensée. C’est qu’elle évacue la dimension du dire, c’est-à-dire qu’on fait comme si on disait qqch, mais en réalité les phrases ont un sens aléatoire : l’écrit ne se supporte plus d’une oralité potentielle, et du coup il n’est plus de l’ordre du langage, mais du signe : les mots ne valent plus que comme indices littéraires ou scolaires. REF. : J-M. Forget, RL p.16 > l’écrit ne leur paraît pas pouvoir faire trou, il se présente comme massif, écrasant, comme une tentative de colmatage dont ils miment et ce faisant caricaturent l’inconséquence. – Diatkine (p.27-28) : « La langue écrite n'est pas un simple codage au deuxième degré de la langue orale, mais possède une fonction et une structure propres. »

[2] par exemple une parole parfaitement vide et inconsistante [anecdote de l’élève de STMG : haine à l’oral, sentiment d’être piégé + exposé sur la peinture].

[3] c- Des phénomènes de télescopage ou de trouage syntaxiques : « Le travail est un bien, il nous apporte un revenu // grâce

[4] Parlant des enfants non lecteurs qu’elle reçoit, G. Ginoux analyse les choses ainsi : « des mécanismes de transposition, d’altération de la langue, jugée le plus souvent comme parfaitement étrange et étrangère de par sa structure, son organisation, de par la violence qu’elle sous-entend dans la demande qu’elle adresse à l’enfant de se plier à sa loi. » Ibid., p.213-233.

[5] « Errances d’adolescent(e)s », Revue Lacanienne n°18, p.67-77. 10 « Les adolescents cherchent-ils le nord ? », Ibid., p.118-127.

Notes