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Samedi 18 novembre 2017

Reims, Journée ALI-EPhEP, le 18/11/2017

Nos enfants sont-ils devenus des SDF

       J’évoquerai ici trois points qui vont constituer la base sur laquelle je soutiens cette hypothèse. L’enfant est l’enfant de ses parents biologiques, cela va de soi en principe, mais l’expérience nous apprend que des parents biologiques ne s’engagent pas auprès de leur progéniture. Leurs enfants sont habituellement placés ou adoptés et cela les inscrit dans une nouvelle filiation et une nouvelle identité. Cela se fait normalement et sans trop de séquelles parce que le bébé a ce quelque chose de spécifique en lui qui lui permet de s’adapter aux parents et au milieu dans lequel il est élevé.  

I-      Le bébé humain est l’hypothèse de son Autre maternel. J’entends par là que cet Autre n’a pas besoin d’être la mère biologique. Cet Autre est toute personne qui s’engage auprès d’un enfant et qui l’inscrit dans son histoire et dans sa lignée. Autrement dit, cet Autre est l’incarnation par laquelle passe le Nom, qui est aussi le « non » qui castre autant la mère que l’enfant. Le « non » qui lui interdit d’intégrer l’enfant comme phallus imaginaire, et qui interdit en même temps à l’enfant de venir occuper cette place pour sa mère.

II-    Le bébé humain est disposé à apprendre toutes les langues et de se spécialiser dans la langue de son Autre maternel.

III-  Le bébé humain parle du fait même qu’on lui parle, et du fait qu’on lui parle, il est l’enfant de la langue et de la culture de son entourage familial 

     i- La difficulté principale pour le petit d’homme réside dans le fait que son humanité est le pari de son Autre maternel. Le petit d’homme n’accède à son statut de sujet désirant que dans la mesure où son Autre le compte comme sujet désirant et s’adresse à lui en tant que tel.  

     C’est la mère ou la tutrice qui assure par sa présence et par son engagement auprès de son enfant tout-petit la fonction de cet Autre. Cet Autre, par sa présence, par son savoir qui lui permet de recevoir tout signe que le bébé envoie en tant que demande inscrit l’enfant dans cette relation particulière que Winnicott appelle « la folie maternelle ». Cette « folie maternelle » est le savoir sur le désir de son enfant que toute mère est censée normalement avoir. Quand elle lui parle, cette parole qui dit non, le « non que dit le père », elle lui ouvre le champ du symbolique. L’enfant n’accèderait jamais à son statut de « parlêtre », pour emprunter un terme à Lacan, que grâce à ce pari, le pari de son humanité. C’est justement cet Autre qui fait que la pulsion n’est pas que biologique.  Elle est déjà une articulation et un montage grammatical.

     Il faut donc que quelqu’un incarne pour le bébé cet Autre, la mère en l’occurrence, pour qu’il puisse s’en passer grâce à son entrée dans le langage. Parler se fait au prix de la perte de cet Autre incarné.

     Un bébé n’est parlêtre, n’est humain, que de ce pari, le pari de ceux qui le comptent déjà comme sujet désirant et qui l’inscrivent dans leur filiation. Et pour tout dire, notre humanité n’est autre qu’un pari qu’il faut savoir tenir continuellement contre les attaques qui la menacent sans cesse.

     ii- L’enfant est international du fait même qu’il est un phonéticien universel. Il arrive au monde avec une disposition qui lui permet d’entendre et de retenir ce que l’oreille de l’adulte n’arrive plus à entendre et à cerner. Cette disposition nous dit Steven PINKER in The Language Instinct, (Penguin Books, 2015, PP261/63), n’est pas le fruit de l’apprentissage. Les chercheurs comme Jacques Muller et Peter Jusczyk ont remarqué que les enfants Kikuyu (Une des ethnies du Kenya et qui représente 22% de la population), sont capables d’entendre et de faire la différence entre le son ba de le son Pa de la langue anglaise alors que la langue kikuyu n’a pas ces sons dans le langage parlé de son groupe. Trois groupes d’enfants de 6 à 8 mois, de 8 à 10 mois et de 10 à 12 mois ont été comparés pour leur capacité à discriminer les distinctions « rétroréflexe dental » en hindi comme (Ta/ta) et guttural vélaire/uvulaire (Ki/qi) de l’inslekampx, (Un groupe de natifs d’Amérique du nord). Tous les enfants de 6 à 8 mois étaient capables d’entendre et de discriminer les deux contrastes alors qu’entre 10 et 12 mois, il n’y avait plus qu’un seul enfant sur les dix soumis à ce test qui les a entendus. La même expérience menée auprès d’adultes anglophones révèle qu’ils étaient incapables d’apprendre et de prononcer correctement ce contraste de sons après 500 essais.

     Le babil

     Ces mêmes psychologues ont démontré qu’un enfant français de 4 jours suce plus énergiquement sa tétine quand il entend la langue française que quand il entend la langue russe par exemple. Le bébé retrouve le même pic de vigueur quand il réentend la langue française après avoir entendu la langue russe. La même expérience démontre que ces bébés préfèrent le français parlé de vive voix au français enregistré. Bien que la voix enregistrée suscite toujours quelques réactions chez eux. En revanche, jouer le texte enregistré à l’envers laisse le bébé indiffèrent comme si, au fond, le bébé était d’emblée sensible à la structure grammaticale de la langue. Le texte joué à l’envers n’a plus sa sonorité habituelle, ni sa prosodie et surtout, et l’énigme est là, plus son sens. Pour le bébé, le texte joué à l’envers n’est plus que chaos. A l’âge de 6 mois, le bébé ramasse des sons divers et en constitue des phonèmes tout en continuant à pouvoir distinguer les sons de la langue maternelle des autres sons. A l’âge de 10 mois, un bébé n’est  plus un phonéticien universel. Il n’est plus capable de distinguer le tchèque de l’inslekampx que s’il était tchèque ou natif de cette tribu nord américaine. Et bien qu’il fasse cette transition avant de comprendre ou de parler la langue maternelle, tout laisse entendre que le bébé est déjà pris dans un processus de spécialisation initié par la langue de son Autre maternel.

     Entre 7 et 8 mois, les bébés commencent à babiller en formant de vraies syllabes comme ba-ba-ba, neh, neh, neh, ou encore dé, dé. S. Pinter nous dit : «  Les sons sont pareils dans toutes les langues. Ils se constituent en phonèmes et en patterns syllabiques qui sont communs dans beaucoup de langues. A la fin de la première année, les bébés ont une variété de syllabes et mélangent leur usage pour constituer des vraies phrases ‘babilles’ ». P.263

     Pourquoi le babil est-il important chez les bébés ? L’enfant, nous dit Pinter, est comme une personne adulte à qui on vient de donner un synthétiseur sans le mode d’emploi. Alors, faute de mieux, il se met à toucher aux divers boutons, aux diverses touches, expérimente et joue des sons afin de voir ce que cela va donner. C’est pareil pour le bébé. « Il lui a été donné tout un ensemble de commandes neuronales qui peuvent faire bouger les articulateurs dans n’importe quel sens, produisant des effets totalement variables sur le son. En écoutant leur propre babillage, les bébés écrivent en effet leur propre mode d’emploi. Ils apprennent comment bouger un muscle dans un sens ou un autre pour produire un changement de son. C’est une condition première pour pouvoir imiter le discours de leur parent. »

     Le babil ne s’arrête pas du fait que l’enfant accède au langage parlé. Le babil est constitué d’une série de sons similaires aux sons du langage précoce que l’enfant aura à parler par la suite. Le cerveau contrôle les deux de la même manière, de sorte que le langage parlé va puiser ses sons dans les bagages des sons du babil.

     La langue maternelle

     Nous avons là une description scientifique de « lalangue » de Lacan. On voit dans ce passage comment le bébé prend la responsabilité d’extraire dans la carrière des sons qui est lalangue, des morceaux qu’il module afin de se signaler comme « parlêtre ».       

     L’expérience inconsciente chez l’être humain est l’effet de la parole et du discours de l’Autre maternel sur le corps. Cela commence très tôt, bien avant la naissance. L’enfant reçoit le discours de son entourage et s’imprègne du langage, et notamment de celui de la mère. Et nous voilà devant un vrai problème. De qui parle-t-on quand on dit mère ?  

     Les trois niveaux qui font la mère

     Dire mère implique déjà une première difficulté. Car elle ne peut transmettre le langage à son bébé que d’une perte. Une perte subie par chacun comme prix à payer pour accéder à son statut de « parlêtre ». Une mère inscrit son bébé dans le lien selon trois modalités : elle est un corps sexué qui jouit, et de ce fait, elle inscrit son enfant dans cette jouissance sauf qu’elle préfère la lui dissimuler. Le bébé est aussi l’enfant de cette jouissance. Deuxièmement, Elle parle, répond à ce qu’elle croit recevoir comme demande venant de son bébé, et quand elle répond, elle le fait avec son incomplétude. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a pas de mère idéale. Troisièmement, « La mère » est un signifiant qui par la spécificité de son lien, c’est-à-dire satisfaire ses besoins afin de lui préserver la vie, lui parler ce qui donne au nourrissage une valeur symbolique autant que jouissive, que le signifiant quelconque prend une haute valeur subjective donnant à une mère son statut de maman, le sien.

     Nous verrons plus loin qu’il suffit qu’une de ces modalités ne se mette pas en place pour empêcher le lien de parenté de se faire normalement en adoption.

     Pour qu’un petit enfant devienne « Mon bébé »

Comme nous l’avons vu en parlant de la mère, le bébé, lui aussi, est pris dans ce lien selon trois modalités : il y est inscrit comme organisme vivant, et en tant que tel, il est objet de médecine. Cet organisme a été longtemps chosifié par les médecins et la médecine. Il est publiquement connu que des bébés ont été opérés sans anesthésie jusqu’à la deuxième moitié du vingtième siècle. En 1987, une publication importante démontre que le nouveau-né souffre de douleur. A cette date le Docteur KJS Anand a mis en évidence que le système nerveux du nouveau-né et du prématuré véhicule les messages nociceptifs de la périphérie jusqu’au niveau cortical. (KJS Anand and Hickey : Pain and its effects in the human neonate and fetus. The new Engel Journal of Medecine No. 317, 1987). Autrement dit, pendant longtemps la médecine a refusé de faire l’hypothèse de la souffrance chez le bébé le réduisant à un organisme dont la mise en place en tant que corps humain n’est pas encore achevée. En 1981, j’ai assisté moi-même dans un célèbre hôpital parisien à une intervention sur les canaux lacrymogènes d’un bébé de 8 mois sans la moindre administration d’un anesthésiant. Quand j’ai fait remarquer au médecin que le bébé souffrait, il m’a répondu qu’il avait seulement peur. Ce qui était vrai en médecine, l’était aussi dans la prise en charge de l’enfant. Je me souviens d’une discussion avec F. Dolto au cours de laquelle elle m’a affirmé que quand elle s’était mise à parler aux bébés, ses collègues médecins l’avaient prise pour une folle.

     Deuxièmement, se mettre à parler aux bébés et prendre en compte l’hypothèse de leur statut de sujet désirant change complètement notre perception du nouveau-né. Il n’est plus compté comme un organisme en voie de maturation, mais en tant que corps affecté par les symptômes, autrement dit, par le langage et la jouissance.

     Troisièmement, dire qu’il est affecté par les symptômes veut dire que le nouveau-né s’inscrit dans le discours de son entourage comme sujet défini par les signifiants. Autrement dit, le corps est biologique certes, mais aussi symbolique, affecté  définitivement par les récits qui président à sa naissance ainsi que par le discours de ses parents, un discours qui fait de lui « notre bébé ».  Comme il peut aussi faire de lui : « cette chose horrible que j’ai portée dans mon ventre » comme l’avait écrit au sujet de sa grossesse    une célèbre actrice française.

     Le corps « se corporise de manière signifiante », dit Lacan. Le corps n’est corps que parce qu’il est pris dans le langage et la jouissance.

Nazir Hamad

Notes