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EPhEP, Année Professionnelle, le 28/11/2015

Département « Approche freudienne et lacanienne de la théologie chrétienne » 

Jorge Cacho — Je remercie beaucoup Anne à qui j’avais passé un coup de fil après les tragiques événements que la France a subis, pour lui demander si elle était d’accord avec le changement de projet qui avait été annoncé : le Concile de Nicée. Vous allez donc m’excuser parce que je n’ai eu qu’une semaine pour préparer des notes suffisamment argumentées mais sur un thème extrêmement complexe, et parce que ça me semblait inadéquat d’abord à cause de mon amitié pour votre pays où j’ai vécu pendant si longtemps et où je viens une semaine par mois, et puis parce que le temps messianique c’est un temps d’urgence, ce n’est pas l’urgence du temps. C’est autre chose et j’ai voulu prendre cette problématique si complexe chez celui qui, même pour les grands spécialistes juifs, dont je citerai les noms : Taubes[1] par exemple ou encore Cohen qui ont écrit des textes magnifiques sur The Rabbinic religion ou d’autres problèmes… j’ai voulu d’un côté prendre donc la question dans le Nouveau Testament où ces auteurs de tradition juive, considèrent l’articulation de saint Paul sur le temps messianique comme étant le traité le plus complexe et complet de ce problème qui est essentiel dans les deux traditions religieuses. Le temps messianique, c’est un temps d’urgence. Ce n'est pas l'urgence du temps, c'est autre chose, et j'ai voulu prendre cette problématique si complexe chez Saint Paul, qui est reconnu même par les grands spécialistes juifs. Et j'ai voulu d'un côté donc prendre la question dans le Nouveau Testament où ces auteurs de tradition juive considèrent l'articulation de saint Paul sur le temps messianique comme étant le traité le plus complexe et  complet de ce problème, qui est essentiel dans les deux traditions religieuses. Mais dans  la tradition juive jusqu'à très récemment il n'avait pas été soumis à un traitement articulé et doctrinal, même si il existait, surtout comme nous le verrons chez les Prophètes. Ce sont les Prophètes qui parlent du temps messianique, certains Prophètes, surtout Jérémie, et d'une manière très particulière, le deuxième Isaïe, qui développe une conception tout à fait autre que ce que la tradition juive avait essayé d'articuler concernant la problématique de ce temps, si énigmatique malgré le fait qu’ il y a des articulations. Ces articulations ont été élaborées d’une manière très rigoureuse en même temps que très énigmatique et étrange parfois chez Paul, dont je parlerai en premier.

Mais  j’avais déjà évoqué, si vous vous rappelez ma première intervention, la question du temps messianique chez Benjamin, en disant deux ou trois choses, parce que je voulais le développer dans l'avenir mais ça demande beaucoup de temps. C’est une question très complexe chez lui, il a écrit plusieurs choses. Donc je ne pouvais pas développer la question d'une manière rigoureuse. Mais quand même, j'avais indiqué des points fondamentaux, comme par exemple le fait que pour Benjamin ce temps messianique est un temps de rupture. C’est là-dessus qu’il insiste. C'est la rupture mais la rupture de quoi et de quel temps ? C’est une rupture. Ce n'est pas un changement de temps, ce n'est pas une modification de temps, ce n'est pas une manière différente de vivre psychologiquement le temps. Nous savons parfaitement que nous pouvons vivre le temps comme une sorte d'inquiétude : le temps passe, je n'y arrive pas… ou la procrastination en clinique. Enfin il y a énormément de modalités existentielles du temps dans ce qu’on appelle la psychologie. Vous savez comment celui qui a écrit sur le temps, L’Être et le Temps, Heidegger, a introduit un concept qui est le Jetztzeit, « le temps maintenant ». C'est un temps curieux. Ce n'est pas un temps qui dure, ce n'est pas un temps chronologique, c'est le temps de l'instant. Dans le discours philosophique  nous avons en France Bergson, la Durée et le Temps. Lacan d’ailleurs même sans le citer, dans Le Temps Logique, y fait référence  puisqu’il parle de « temps logique ». Qu'est-ce que ça veut dire cette nomination du temps comme étant logique ?

Je vais commencer donc, si ça ne vous semble pas excessif, à examiner d'une manière qui ne soit pas banale mais avec une certaine rigueur la question du temps messianique chez saint Paul, puisque c'est, comme je viens de vous le dire, c’est une question qui ne se pose pas seulement pour les chrétiens… Le temps messianique, on peut  demander à des chrétiens pratiquants ce que c'est que ce temps messianique, pour eux, ce n’est pas  grand-chose, alors que c'est fondamental dans la théologie de Paul. J'ai souligné chez saint Paul ce qui me semble les traits fondamentaux de ce temps appelé messianique. Ce que j'aurais envie de vous dire tout de suite, c'est que cette question du temps messianique chez Paul a été, dans les traductions et commentaires des épîtres de Paul, pratiquement effacée. C'est comme s'il n'avait pas écrit là-dessus. Il a été effacé non seulement dans les églises anciennes mais ça a continué, c'est-à-dire que c'est un sujet qu'il fallait éviter, dont il ne fallait pas parler ou écrire. Et pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y a dans ce temps qui doit être effacé, qui ne doit pas être inscrit ? Alors ce n'est pas seulement une tendance de l'église chrétienne primitive, cet effacement qui a duré des siècles, c'est maintenant, je veux dire surtout au XXe siècle, que les théologiens luthériens, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, l’évoquent (et j'ai fait une erreur d'ailleurs dans une de mes interventions. J'ai parlé du livre de Rudolf Bultmann, sur la question de la démythologisation des Évangiles, c'est vrai que dans les Évangiles spécialement ceux de l'enfance, toutes ces narrations de l'enfance de Jésus-Christ, les rois mages, tout ça… Évidemment les Pères de l'église ont compris que ce n'était pas la réalité, que ça ne correspondait pas à la réalité, mais qu'il y avait une dimension métaphorique. Ils interprétaient ça d'une  manière métaphorique, spécialement comme je vous l'ai indiqué en passant, surtout dans la tradition origénienne, c'est-à-dire dans l'École d'Alexandrie, qui était spécialisée dans ce mode interprétatif. Mais ce n'est pas seulement dans l'église chrétienne primitive que cet effacement du messianisme a été opéré. Cette tendance à l'effacement s'est opérée tout autant dans la synagogue. Donc qu'est-ce qu'il y a de dérangeant dans les deux traditions religieuses, dont l'une n'est que la branche de l'autre ? Même si c’est Paul qui a fait la théorie, si vous voulez, l'articulation la plus rigoureuse, reconnue par les grands théologiens. C'est difficile de parler de théologie dans la tradition hébraïque parce que ça se transmet par la famille. Mais dans les deux modalités de la révélation mosaïque, il y a eu cette même tendance à effacer la question. Il y a peut-être, entre autres raisons que je vais vous évoquer, le fait que ce temps messianique dans sa structure est le temps d'une aporie.

Quel type d'aporie ? Eh bien plus particulièrement, à mon sens, l'aporie de l'articulation. Comment articuler des choses qui sont contradictoires ? La mémoire par exemple, c’est-à-dire le passé, ce qui reste du passé dans la mémoire, un souvenir, et l'espoir, puisque le temps messianique  n'est pas un temps du passé, c'est un temps à venir, dans la tradition hébraïque. Voilà une des grandes différences entre ces deux traditions : pour la tradition chrétienne, le messie est déjà arrivé, alors que pour la tradition hébraïque le messie n'est pas arrivé, ce qui modifie complètement le rapport au temps.

Il n’y a  pas seulement cette aporie mais aussi l'aporie du rapport du passé et du présent, parce que ce temps messianique, dans la tradition juive, c'est un temps à venir, c'est dans le futur que ça doit se réaliser. Nous citerons des prophètes et spécialement comme je viens de le dire Jérémie et le deuxième Isaïe qui présentent une figure apparemment tout à fait contradictoire avec le peuple d'Israël concernant le statut du messie. Le deuxième Isaïe, maintenant on l'appelle plutôt le troisième Isaïe. Il présente cette figure du messie que vous connaissez peut-être, qui est pathétique. Je ne me rappelle pas… parce que quand je viens je n'apporte pas les livres mais je me rappelle quand même, parmi vous aussi il y en a aussi qui se rappellent…

Quelqu’un dans la salle : Le serviteur souffrant ?

Exactement, comme vous le dites. Mais de quelle souffrance ? Car nous avons tous un point de souffrance. La question est comment l'analyse permet de traiter cette souffrance, ce point nodal. Le messie du troisième Isaïe, c'est un serf souffrant, qui n'a pas de visage, humilié, enfin une image vraiment absolument pathétique et terriblement inhumaine au fond, quelqu'un qui n'a pas de représentation, qui ne peut pas être représenté, qui n'a pas droit à être représenté mais à être méprisé. C'est ça la nouvelle version du messie, dans le troisième Isaïe. Et c'est justement sur cette présentation, sur cette incarnation ou désincarnation – parce que c'est un messie désincarné – dépossédé, sur cette dépossession, que l'Église chrétienne va découvrir le vrai statut du messie, en faisant de celui du troisième Isaïe le tupos, τύπος, le modèle même du Christ. Et c'est pourquoi, le vendredi saint, pour ceux qui ont fréquenté l'Église ou qui continuent à la fréquenter, le vendredi soir, dans la liturgie du vendredi soir (qui n'est pas une liturgie eucharistique, il n'y a pas de consécration, ce qui est étonnant. C’est le seul jour de la liturgie chrétienne, dans toutes les églises chrétiennes, où il n'y a pas de consécration, parce que le Christ est mort), on lit comme texte qui devient l'axe de cette liturgie de vendredi saint le texte du troisième Isaïe. C'est-à-dire ce messie humilié, dépossédé, maltraité, non reconnu, c'est-à-dire l'homme moderne, que nous voyons tous les jours à la télévision, des hommes qu'on traite comme des chiens à nos frontières dans une Europe de la culture et du bien-être. Vous voyez bien que ce temps messianique nous concerne.

C'est donc un temps qui présente un certain nombre d'apories. J'en ai évoqué certaines et j’en rajoute une dernière. Ce n'est pas parce qu'il n'y en a que trois mais c'est pour ne pas trop développer cela parce que je vois que j'ai pas mal de choses à dire et je crains que le temps ne passe. Le temps passe, le temps passe. Le temps nous dépasse. Nous sommes dépassés par le temps. Mais cela dit, nous savons la fonction du temps dans l'analyse, parce que là, le temps, c'est comme si ça ne passait pas. On attend. On attend que ça continue. C'est le temps de l'éternel retour. À moins que l'analyste intervienne, s’il le peut et comme il le peut. Le rapport au temps, c’est une question essentielle. Ce n'est pas par hasard que Lacan a écrit ce texte  du Temps Logique. Il l’a appelé « logique » nous verrons pourquoi, si nous avons le temps aujourd’hui. Comment on fait ? Ce sera le mois prochain ?

A. Videau — Ce serait mieux aujourd'hui.

J. Cacho — Ce serait mieux aujourd’hui ?

I. Dhonte — On est pressé par le temps.

 J. Cacho — Je vais vous dire pourquoi je pose la question. Parce que je ne peux pas… mais ça c'est un trait de mon… Vous savez quand on dit « mais alors quelle serait mon identité ? » Chacun de nous se pose cette question, alors que les autres  la voient tout de suite. Les symptômes, ils les découvrent immédiatement. Alors dans Le temps logique justement ce qui se passe c'est que aucun des trois ne sait qui il est, il ne connaît pas son identité. Ce sont les autres qui voient le disque qu’il porte. Mais c'est pareil entre nous. Nous portons un disque. Lacan dit une chose encore plus radicale, c'est que nous portons une écriture, là, et que nous ne pouvons pas la lire. Ce sont  les autres qui le peuvent.

Donc une autre aporie, c'est l'aporie de la plénitude et du manque, puisque le temps messianique, c'est un temps qui est présenté , sauf dans le troisième Isaïe, comme le temps de l'accomplissement de l'espoir, de l'espoir du peuple, de l’espoir pas nécessairement spirituel mais de l'espoir du bien-être, y compris matériel, considéré, dans la tradition hébraïque, comme  un don de Dieu, comme une reconnaissance de la grâce de Dieu. Il veut que son peuple jouisse des biens de la terre. Ce n'est pas pareil dans la tradition chrétienne, précisément par cette identification du Messie au serf souffrant. La fonction de la souffrance, qui a envahi la théologie chrétienne, eh bien, fait que cette aporie entre le manque et la plénitude verse du côté du manque mais du manque, pas tel que nous analystes nous pouvons l’articuler, mais du manque au sens où on est déficient, où on cherche même à être déficient, à être pauvre, à être dépossédé, être chaste, ne pas avoir, être dans la privation des biens de la création.

Et la dernière aporie de ce temps messianique, c'est la question du rapport de l'origine et de la fin. Parce que la fin, dans le temps messianique, ce n'est pas la continuation de l'origine, ce n'est pas le développement de l'origine, c'est la fin d'un temps et l'introduction d’une autre temporalité, qui n'est pas celle de l'enseignement historiographique du temps continu. C’est fini. Quelle définition, quelle approche pouvons-nous donner à ce temps si singulier, puisqu'il apparaît très souvent, comme je viens de le noter, comme un temps contradictoire, plein de contradictions. Lisez si ça vous chante le livre XI des Confessions d'Augustin. C’est un texte… vous savez que j'adore Augustin comme écrivain. C’est une véritable merveille surtout pour ceux, Anne, qui comme vous sont spécialistes de la langue latine… J'avais préparé un texte sur le temps chez Augustin mais bon ça se fera.

C'est un temps donc contradictoire dans quel sens ? Au moins parmi certaines modalités de lecture, (parce qu'il y a plusieurs lectures de ce temps messianique), pour celle qui me semble la plus proche de la manière dont Paul le nomme et le trait qu’il isole de ce temps. La première chose que je voudrais souligner chez Paul, c'est qu’il définit ce temps avec l'expression suivante que je traduis tout de suite : ho nun kairos, ὁ νῦν καιρός, « le temps de maintenant ». C'est pourquoi j'ai parlé de Heidegger Jetztzeit, mais ce n'est pas le mot temps, ce n’est pas chronosmais kairos. Alors kairos, qu'est-ce que c'est ? Pourquoi il emploie ce mot pour désigner le temps messianique ?Kairos, c'est un mot comme vous l'avez entendu, comme vous le savez mieux que moi, c'est un mot grec. C’est « le temps de maintenant », mais dans quel sens, « de maintenant » ? C'est-à-dire qu'on le rate, puisque c'est un instant. Si vous allez voir Wilamowitz, qui est un grand philologue grec, qui est le meilleur… Chantraine, ce n'est pas mal, il a fait un gros dictionnaire étymologique mais un peu superficiel, à mon goût. Il y a toutes les données, le grec, etc., mais il n'était pas philosophe donc il reste au niveau purement philologique. Il ne voit pas les enjeux radicaux. Wilamowitz, c'est autre chose, peut-être parce que Wilamowitz, comme toute la culture allemande, est envahi par la philosophie. Il donne des traductions qui sont formidables et d'une profondeur, comment dire... C'est donc pour la traduction de Wilamowitz « le temps opportun », « occasion favorable ». Autrement dit, le temps n'est pas toujours favorable. Par contre le kairos, ho nun kairos, c’est cet instant favorable de maintenant. C'est pourquoi Paul, spécialement dans la première lettre  aux Thessaloniciens les prévient : « Soyez vigilants ». Parce que, c'est une métaphore tout à fait pertinente, il va arriver ôs kleptès, ὡς κλέπτης  « comme un voleur ». Quelle image  du Messie ! Il va arriver comme un voleur, c'est le mot qu'emploie Paul. Mais il insiste beaucoup, dans la Première Lettre aux Thessaloniciens, sur le fait qu’ils doivent être vigilants, ils ne doivent pas s'endormir, ils ne doivent pas somnoler. Le docteur Melman m'avait sollicité là-dessus, dans quel texte, vous vous rappelez, Lacan parlait de somnolence chez les analystes. Moi je n'ai jamais vu un analysant qui s'endort mais j'ai vu des analystes qui s'endorment. Bien sûr ils sont fatigués. Ce que je veux dire, c’est : pourquoi l'endormissement serait lié à cette fonction ? Peut-être parce que les patients, certains le disent, c'est très ennuyeux, mais quand les analystes sont très ennuyés, c’est ça qui m’intéresse. Pourquoi sont-ils ennuyés ? Qu'est-ce qui se passe ? « Occasion favorable », « moment opportun », « convenable ». « Convenable », c'est encore autre chose. Vous trouvez aussi ce mot de kairos chez Hésiode dansLes Travaux, dans le vers 694. Je suis allé voir aussi dans la littérature laïque ! Cet accent, cette manière d'accentuer ce temps comme étant un moment décisif… Décisif, ça veut dire que si vous le ratez, eh bien ce n'est plus récupérable. On dit, on entend chez les analystes  « rater une interprétation », c'est-à-dire ne pas intervenir au moment opportun. Vous connaissez toutes les modalités de l’interprétation, surtout dans l’École américaine, je me rappelle très bien. Ils ont toute une déclinaison des modalités interprétatives : juste /injuste ; vraie/ fausse ; adaptée/non  adaptée,  enfin c'est infini. Toutes ces classifications ne sont pas sans intérêt, parce qu'une interprétation peut être inopportune, autrement dit pas adaptée au temps, mais ce n'est pas pour autant qu'elle est fausse. Ce qui est difficile, une fois que vous ne l’avez pas faite, c’est que ce n'est pas rattrapable.

Podgorny qui est un  grand philologue d'origine russe, pense…  (Je ne sais pas ce que ça vaut parce que je ne suis pas philologue ; j'ai fait de la philologie grecque, il y a très longtemps) que kairos, « temps opportun », vient du verbekeiro, κείρω, ce mot kairos, qui veut dire couper. Mais couper dans quel sens ? Et il souligne que ça veut dire couper au sens figuré, c'est-à-dire que cette coupure, ça coupe au point de rencontre d'un nœud, où il y a plusieurs éléments. Ça coupe. Je ne sais pas très bien quoi faire de cette remarque, mais ça m'a semblé intéressant. C'est un temps, si la théorie de  Podgorny est vraie, c’est un temps qui coupe. Nous ne savons pas ce que ça coupe mais ça coupe. Il ne le dit pas.

Dans son livre, W.D Davies, qui est un auteur juif fort intéressant (Paul and Rabbinic Judaism                      a été édité d'abord à Londres en 1958 ; en France, je ne sais pas s’il y a une traduction), souligne le trait fondamentalement judéo-messianique de  la foi de l'apôtre des Gentils. C'est comme ça qu'on appelle Paul, l'apôtre des Gentils, c'est-à-dire de ceux qui n'étaient pas de tradition hébraïque. C'est vrai qu'il a fondé des églises avec des adhérents qui ne venaient pas du judaïsme mais il n'était pas seulement l'apôtre des Gentils. C'est vrai qu’il a, d'une manière très marquée, consacré son apostolat, son travail, son ministère à convertir au christianisme ceux qui venaient de la religion juive. Il a écrit des lettres où il apparaît clairement qu'il s'adresse à des ex-membres de la communauté hébraïque qui, par rébellion ou pour toute autre raison non explicitée, avaient changé d'église.

Des conversions… je dois le dire en tant qu'analyste, les conversions qui s'étaient opérées avant l’analyse, j'ai trouvé que ça ne donnait pas de très bons résultats. C'est ce que je peux dire en tant que praticien. Je ne sais pas  si vous avez eu l’occasion de voir des patients qui vont passer d’une religion à l’autre…

Donc Davies souligne le trait fondamentalement judéo-messianique de Paul, il tient à affirmer que le messianisme de Paul est absolument en lien avec le messianisme juif et d’autre part il le présente aussi comme le théoricien le plus ancien du messianisme. Des Prophètes comme je viens de l’indiquer évoquent le messianisme mais ce n’étaient pas des théoriciens. Lui l’est et cela, plusieurs auteurs de tradition hébraïque le soulignent. Vous avez le livre de J. Taubes qui a été traduit en français, qui s’appelle  La théologie politique de Paul, Paris, édité aux éditions du Seuil, en 1993 ; je ne sais pas s’il a été réédité, mais de toute façon vous pouvez le trouver. Il y a des chapitres très intéressants sur cette histoire de la théologie dite politique, parce qu’il y a une dimension politique dans le temps messianique, ce qui nous intéresse beaucoup, par les temps qui courent. Je ferai quelques rappels. Vous me pardonnerez, parce que j’ai dû faire ça avec urgence, en une semaine, donc je suis un peu lent et répétitif, mais vous êtes gentils et vous allez me pardonner.

Le temps messianique chez Paul, et il le dit, c’est un temps contrasté, sunestalmenos. Vous l’avez dans la Première Lettre aux Corinthiens, ch 7, v 29, c’est donc un temps contras…, pardon, contracté,  sunestalmenos, συνεστάλμενος. Il s’agit donc d’une forme de temps. Il y a sun qui veut dire communauté, ensemble, stello, στέλλω, a beaucoup de possibilités de traductions comme tous les mots, comme nous le savons, je soulignerai que stello veut dire en grec,replier, réduire, restreindre. Ce temps donc, pour Paul, ce temps est contracté ; il insiste sur la dimension de tension de ce temps. C’est un temps de tension, ce n’est pas un temps de tranquillité. Ce n’est pas un temps qui court comme un fleuve tranquille. C’est un temps tendu. Tendu, au sens qu’il ne trouve pas d’apaisement, ce qui est le rêve de chacun, de trouver l’apaisement. Alors voilà un temps, puisqu’il est contracté, qui est tendu, qui n’est pas apaisant. Et pourtant, c’est un temps qui agit, qui introduit quelque chose que nous allons essayer de cerner le plus vite possible. Ce n’est pas un temps pacifiant, comme on voudrait. Nous voulons un temps pacifiant et nous sommes dans un temps actuel qui est le temps de l’inquiétude, qui n’est pas pacifiant, et qui pourtant fait partie du temps. Alors comment faire avec ce temps qui est nouveau, qui est différent ? On est dans un changement de temps. Certains disent changement de culture, ça m’agace parce que la culture depuis longtemps, non seulement change, mais disparaît. Et c’est justement une des causes de cette agitation violente et meurtrière du temps.

Ce n’est pas donc un temps de paix, parce que le temps de paix le plus accompli est celui des cimetières. Là, « pax æterna ». Si nous sommes vivants (c’est une condition) ce n’est pas sûr ! J’avais travaillé sur Lacan, sur le délire d’infinitude chez Cotard, le délire des négations.  Il y a beaucoup de modalités selon lui d’infinitude, des gens qui disent qu’ils sont déjà morts. Eh bien, moi, cela ne m’a pas tellement étonné, parce qu’il suffit d’être analyste pour savoir qu’il y a des gens qui vivent comme s’ils étaient déjà morts. Et nous-mêmes, cela nous arrive de chercher cette pacification, cet apaisement, si nous sommes vivants, alors le désir nous conduit. On ne sait pas d’où ça vient, mais il est là. Si je suis là, je suis là contre ma famille, qui ne voulait surtout pas que je vienne, parce que l’Espagne a connu ce que vous avez subi maintenant d’une manière terrible, non seulement du fait des djihadistes, mais de l’ETA pendant cinquante ans. Donc ils ne voulaient surtout pas que je vienne, et je me suis dit : Eh bien j’y vais. J’y vais parce que je trouve que c’est une  façon de se soutenir dans l’existence d’une manière qui ne soit pas trop honteuse. Comme Lacan le dit, il n’y a plus de honte, eh bien je pense qu’il faut en avoir un peu, au moins un peu. Il le dit je crois dans L’Envers de la psychanalyse, « Ils n’ont plus de honte », c’est vrai.

Ce temps – je continue à indiquer les traits spécifiques chez Paul, je vous donne tous les traits qu’il isole – ce temps contracté, est le temps de l’anaképhalaiôsis, ἀνακεφαλαίωσις, de la récapitulation. Dans anaképhalaiôsis,  comme vous l’entendez, il y a képhalè, κεφαλἠ, la tête. On l’a traduit par récapitulation, on peut le traduire aussi paraccomplissement. Dans récapitulation, il y a le mot tête, caput, c’est la même étymologie. C’est un temps donc qui, le mot ne me convient pas mais je n’en ai pas d’autre pour l’instant, résume, mais pas au sens de faire une synthèse,résume au sens de concentrer. C’est une concentration cette anaképhalaiôsis et en même temps un accomplissement définitif. L’anaképhalaiôsis, dans la théologie chrétienne,  se réalise dans l’eschaton, ἒσχατον, c’est-à-dire dans le dernier temps, le temps du jugement. Une fois que tout est accompli, que tout est réalisé, que l’œuvre du Christ, du messie a été portée à terme,  une fois faite cette récapitulation opérée par le messie, – il faut du temps pour qu’elle se réalise –, il y a un deuxième temps qu’on appelle l’eschaton, c'est-à-dire le temps après quoi il n’y a plus de temps, et il ne reste que le jugement dernier, quand chacun sera jugé par ses actes.

Quels sont les effets pour Paul lui-même de son entrée dans le temps messianique ? Il s’opère chez lui quelque chose d’assez singulier, c'est qu’il change de nom. Il s’appelait Saül dans sa tradition (si vous lisez le deuxième livre de Samuel, vous  trouverez la citation). Saül, c’est un personnage d’une corpulence forte, bien formé, etc., et c’est comme ça que Paul s’appelait. Et qu’est-ce qu’il fait ? Comme il veut devenir citoyen romain pour travailler avec les Gentils et pour d’autres raisons que je ne vais pas évoquer, il change son nom de Saül à Paulus, où il y a un jeu de lettres qui sont pareilles. Saül, Paul. Si ce n’est que, Paul en latin ça veut dire petit, Paulus. C’est un adjectif dont le sens est celui de petit, c'est-à-dire le contraire de ce qu’il était dans sa tradition. Voilà un acte d’auto-nomination. C’est lui qui se change de nom. D’auto-nomination à partir de quoi ? Si vous êtes allés à Rome à l’église de Santa Maria Del Popolo, vous connaissez, parmi les merveilles des tableaux de Caravaggio, celui qu’on appelle  « La Conversion de Paul » ; d’ailleurs on l’appelle « La Conversion », ce n’est pas rien. Comment elle s’est opérée ?  Selon le texte historique de celui qui était vraiment un helléniste, qui parlait une langue grecque merveilleuse, qui est saint Luc, l’évangéliste Luc, qui est l’auteur en même temps des Actes des apôtres – il le raconte d’une manière très précise –, Luc l’avait entendu, il n’avait pas vu, mais il avait entendu le récit de ce qui lui était arrivé à Paul, puisque Paul l’a raconté : Il y a eu dans sa vie un changement, une épistrophè, πιστροφήqui s’est opérée à partir d’une chute. Et ce qui est représenté dans le tableau du Caravaggio, où on voit surtout le pressentiment de ce cheval qui est la première chose qui frappe, et puis Paul qui entend une voix. Il y a une voix qui lui dit (elle l’appelle deux fois) : « Paul – pardon ! – Saül (elle l’appelle selon son nom juif), Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » Il se définissait comme le persécuteur des chrétiens. Et, c’est à partir de cet évènement, de cette chute, de cette voix – la voix,  la fonction de la voix – entendue par lui que s’est opérée cette conversion chez Paul, et cette entrée dans le temps messianique.

Dès lors, il va rajouter à son nouveau prénom, Paulus, Paulos en grec, un nouvel adjectif.  Il dira, s’appellera (ça commence comme ça, et ce n’est pas pour rien,  dans la lettre la plus importante de Paul, qui est La Lettre aux Romains, chapitre premier, verset premier, il s’appellera lui-même Paulos doulos tou khristou, Παῦλος τοῦ χριστοῦ δοῦλος, Paul, esclave du messie. Mais khristou, ce n’est pas le Christ, c’est un adjectif  qui est la traduction exacte en grec du mot hébreu messie puisque khristos, ça veut dire « oint », qui a reçu l’onction. Donc  il est le  doulos, le serf, l’esclave du messie. Pas du Christ, mais du messie puisque c’est ça que khristos veut dire. Si vous prenez la Torah, prenez le Lévitique ou d’autres livres, l’onction est réservée d’abord et d’une manière majeure au Grand Prêtre, c'est-à-dire à celui-là seul qui peut pendant son mandat rentrer dans cette zone où personne ne peut rentrer sauf lui et qui est le lieu où se trouve « l’Arche de l’Alliance ». C’est pour cela qu’il a besoin, c’est absolument une condition nécessaire, de recevoir l’Onction, la Sanctification, la Purification. C’est cela, l’onction. Il y a aussi l’onction de certains rois, notamment et d’une manière très particulière, de David. Vous lirez dans les psaumes la phrase suivante adressée à David, l’auteur des psaumes selon la tradition, qui dit « Tu es mon fils aimé, je t’ai engendré aujourd’hui ». C’est pratiquement la seule fois dans tout  l’Ancien Testament, comme on l’appelle, où indirectement Dieu, Yahvé, – indirectement puisqu’il dit : « tu es mon fils » donc il est père – est nommé père. Le mot de père n’existe pas comme appliqué à Yahvé. Il est créateur, il est shaddaï, il est tout-puissant, etc. Ce n’est que dans la tradition chrétienne que l’on donnera au créateur le titre de Père, puisqu’il a un Fils, qui est de la même nature  comme je l’expliquais la dernière fois. Cette onction  a une fonction messianique. C’est pourquoi, la fonction si importante du Roi David – il y a eu beaucoup de rois en Israël, qui ont sauvé leur peuple des catastrophes, des persécutions, des guerres – mais David était une figure tout à fait particulière et les théologiens hébraïques ont toujours évoqué la fonction messianique de David. Même s’il n’était pas le messie, il était une sorte de pré-annonciateur ou de pré-incarnation, je ne saurais pas comment  le dire, de cette fonction messianique.

Cette nouvelle nomination implique donc une rupture dans la vie de Paul. Vous avez aussi, cette présentation de Paul comme  doulos tou khristou  dans l’épître aux Philippiens, 1-1. Il se présente toujours  comme étant le serviteur, le doulos tou khristou, du messie, pas du Christ. Le mot est écrit en minuscule  pas majuscule. Il y a après une transformation de cet adjectif messie – c’est un adjectif quand même – en un nom de personne. Mais le changement de nom n’était pas une exclusivité des religions monothéistes. Dans le Cratyle, 384a, c’est intéressant, allez voir, vous avez le changement de nom justement de l’esclave. L’esclave sous certaines conditions, quand il  n’était plus un esclave,  changeait de statut,  changeait de nom. Donc le changement de nom suppose un changement de statut social aussi. Il y a d’autres textes, je passe ça, je continue.

Paul donc esclave du messie, cette présentation de lui-même, cette transformation, cette épistrophè qu’il a subie, puisqu’il est tombé, modifie sa fonction, comme je l’ai indiqué, et même comme il le dit dans la Lettre aux Galates, chapitre 4, verset 19, suppose un changement de  morphé, μορφή, de l’extériorité de sa présentation. Il n’est pas le même y compris dans sa présentation,  ce qui n’est pas la chose la plus intéressante à mon avis.  Donc ce khristos, qui est un prédicat, – c’est ça qui est le point fondamental –, c’est une transformation, c’est la condition, qui sans éliminer, ni  modifier le statut précédent, parce qu’il continue à être le même d’une certaine façon, modifie pour autant  radicalement son statut juridique. Puisqu’il va être appelé klètos, κλητός, appelévocatus en latin, traduit dans la vulgate klètos qui vient du verbe  kaleo , καλέω, appeler, non seulement, c’est une nouvelle appellation, mais il rajoute que cette vocation, cette appellation, cette vocation implique qu’il est mis à part, aphôrisménos,φωρίσμενος, ça vient du verbe aphorizo, φορίζω, qui veut dire séparer. C'est-à-dire couper ce qui était en continuité, mis à part, séparer/séparé. Et c’est pourquoi, il exhorte et demande d’une manière insistante et spécialement dans la Deuxième Lettre aux Thessaloniciens que, justement parce qu’on est dans un temps messianique, chacun reste dans le statut qui est le sien. Ça semblerait comme une sorte d’indifférence, puisque tout le monde veut changer de statut, nous tous, être plus riches, plus intelligents. Donc il demande aux chrétiens à qui il s’adresse dans ses lettres qu’ils restent dans l’état où ils sont, et il cite par exemple « Si tu es esclave, tu restes esclave », « Si tu es joyeux, tu restes joyeux », « Si tu es triste, tu restes triste », etc. Donc apparemment, ce temps messianique ne modifie pas la sensibilité, disons. Vous le trouverez  dans la Première Lettre aux Corinthiens ch. 7, v. 17-22. Alors, ça c’est quand même bizarre, que chacun reste là où il était, et les gens se sont demandés : «  Mais qu’est-ce que ça veut dire, alors à quoi ça sert, le temps messianique s’il faut rester là où on était, qu’est-ce que ça introduit, qu’est-ce que ça produit ? Est-ce que c’est une pure fantaisie ? » Prenons l’exemple de celui qui était esclave, il doit le rester, mais Paul lui fait savoir que dès le moment où il est atteint par ce temps messianique, il n’est plus esclave de personne, il est esclave du messie, du khristos. Donc c’est une libération. Donc, vous voyez l’énigme que ça présente, puisqu’apparemment, on reste le même et pourtant la condition qui définit un esclave qui est celle de se soumettre au maître, a disparu, puisqu’il est bien libre. Libre de son maître du monde, et esclave du messie. C’est curieux, de dire « esclave du messie » et je ferai là référence au troisième Isaïe (je confonds toujours puisque c’est une nouvelle répartition du texte d’Isaïe). Mais dans Jérémie, vous avez ce terme, si étrange pour la conception juive, c’est qu’il y a un groupe qui est le privilégié de Yahvé et que ce prophète appelle les « pauvres » de Yahvé, les pauvres, c'est-à-dire les « dépossédés ». Alors que les biens, c’était un signe de bénédiction de Yahvé. Eh bien les Prophètes introduisent cette nouvelle modalité de lien au créateur, qui n’est possible qu’à condition d’être «  dépossédé », pas seulement des biens puisque ce serait une ascèse qui n’est pas exclusive des religions monothéistes. Il y a un tas d’écoles philosophiques, n’est-ce pas, y compris les Stoïciens… Lisez les lettres de Sénèque au  pauvre Lucilius, ce type qui était un type tout à fait énergique, qui avait des postes politiques importants, etc. Les lettres que lui écrivait constamment le sympathique Sénèque, le rendent impuissant, malheureux, plein de problèmes somatiques, il perd son poste. L‘idéal de la maîtrise…

I. Dhonte — Tu penses à Job ?

J. Cacho— Job c’est un peu différent, mais tu as raison, parce que Job c’est un moment, c’est une épreuve à laquelle il est soumis. Mais dans le cas de la philosophie stoïcienne, c’est un idéal à atteindre, très rare, puisque seul le « sage » peut l’atteindre, en même temps seul le « sage » a le droit de se suicider, autrement dit à exercer la maîtrise la plus absolue sur soi-même, à commettre l’acte qui ne peut être répété. Ils ne sont pas des propagateurs du suicide, comme on l’a cru, pas du tout, ce n’est que le Sage qui a le droit de se suicider. Mais pour  arriver à la Sagesse, que faut-il faire ? Toute une ascétique. Le livre de Hadot sur les exercices spirituels, et même le dernier séminaire de Foucault, tournent autour de cette question, le souci de soi, la maîtrise de soi. On sait bien comment ça se termine toujours, la maîtrise de soi, et nous savons comme analyste, si nous nous mettons dans la position de maître,  ce qui arrive parfois. Si nous n’avons pas les oreilles complètement bouchées, le patient va nous le faire savoir, par différents moyens…

Alors, continuons !  Il est tard, qu’est-ce que je fais, à votre avis comment on fait ?

— On contracte le temps. 

— Peut-être que je peux reprendre la prochaine fois ?

— Il y a encore une demi-heure.

— Écoutez alors, je vais aller vite.

A. Videau— C‘est très suggestif  déjà jusqu’à ce point, mais où  voulez-vous  aller maintenant ?

J. Cacho —  Il y a une formule essentielle sur laquelle je voulais insister et puis on fera par la suite, ce qui est formidable, la question du messianisme chez Benjamin, qui lui était marxiste, donc il y a comme une sorte de contradiction. Et puis nous savons comme il a fini. Mais son texte sur l’histoire Essai sur l’histoire est quelque chose d’admirable, en plus de tout ce qu’il a écrit sur la littérature, sur plusieurs auteurs français comme vous le savez, il aimait beaucoup Kafka  et puis il y a chez lui, cette correspondance avec Scholem que j’ai lue parce que j’étais obligé de me débrouiller, de me mettre au courant de plusieurs choses. Ce sont les lettres de deux personnes qui avaient un lien d’amitié très profonde mais qui n’avaient rien à voir l’un avec l’autre. Toutes les lettres de Benjamin sont des lettres où il indique en permanence un changement de lieu, un changement d’adresse. Scholem était inquiet pour l’avenir de son ami et il avait raison, il était parti en Israël, il était devenu un des professeurs éminents de la tradition mystique juive, invité en Amérique, enfin un homme d’un grand renom. Benjamin  était un grand écrivain aussi, un littéraire qui connaissait la philosophie, enfin extraordinaire ! Eh bien ses lettres sont pathétiques, parce que l’on voit qu’il n’a pas de place dans ce monde. Et toutes les lettres sont pour dire à Scholem : je désire instamment te voir, je n’ai pas d’argent, j’ai changé d’adresse, maintenant je suis…, j’espère que ma lettre t’arrivera pour que tes lettres puissent m’arriver, elles m’aident beaucoup, etc. Il y a comme une impossibilité chez lui d’avoir un lieu. Son lieu c’était de ne pas en avoir. C’était l’incarnation, une figure attachante de l’homme d’aujourd’hui, sans adresse, pas seulement sans adresse matérielle, sans adresse de rue, mais sans adresse, sans savoir à qui s’adresser.

Donc, ça je le ferai plus tard. Mais je vais terminer sur quelque chose qui me semble essentiel. C’est que ce temps messianique chez Paul implique donc cette mutation interne, radicale chez lui,  qui est exprimée, donc comme je le dis par le mot klètos.

Il a été appelé, ça n’est pas venu de lui. Ce n’est pas lui qui a choisi de devenir messianique, il a été ekklèsiaste, ἐκκλησιαστἠς, on l’a appelé. Il a reçu un appel. Si vous avez  en analyse de jeunes séminaristes ou de jeunes prêtres, immédiatement vous allez entendre que ce qui a décidé de leur choix, c’est qu’ils se sont sentis appelés. D’où la fonction de la voix. Chez Paul, l’appel a été présenté, enfin  tel qu’il apparaît dans les Actes des Apôtres de la manière que j’ai dit.

Mais il y a beaucoup de modes d’appel. Il y a cette pièce magnifique de Cocteau sur la voix humaine, La Voix humaine. C'est extraordinaire cette pièce, parce que, je me rappelle, lorsque je suis allé au théâtre écouter cette pièce, écouter, oui, c'est le cas de le dire, il n'y a qu'un personnage sur la scène avec un téléphone et un fil – le fil du téléphone – qui parle à quelqu'un et ce n'est pas sûr qu'il y ait quelqu'un au bout du fil. Peu importe ! La plupart du temps quand on parle au téléphone, ce n'est pas parce qu'il y a quelqu'un, c'est parce que nous avons besoin de nous adresser. Et puis surtout je crois que le génie de Cocteau dans cette pièce de théâtre met en évidence combien l'appel n'a pas besoin d'interlocuteur réel.

Je parlais avant de l'analyste qui s'endort, eh bien ça n'empêche pas l'analysant de continuer à parler... jusqu'au moment où comme ça dure peut-être trop longtemps, par amour de son analyste, par l’amour du transfert, il sort très doucement pour ne pas le réveiller… [Rires]. Il paye quand même… il laisse l'obole ! Ça, c'est pour rendre les choses un peu plus légères puisque ce sont des questions peut-être trop…

Je termine avec cette expression qui est typique de la dimension messianique chez Paul. Cette vocation messianique s'exprime par tous ces mots que j'ai dits,  clèsis, κλῆσις, etc., changement de nom et puis cette expression ôs mè , ς μή. « ôs », je vous le dis tout de suite c'est un adverbe comparatif : omega, sigma. Mais de quelle comparaison s'agit-il ? En plus, dans cette expression qui est exclusivement paulinienne, c'est ôs mè, ce n'est pas ôs ouk, ς ούκ. La négation est  qui est une forme de la négation en grec tout à fait singulière. Ce type de négation pour nous analystes, c'est aussi très important, nous savons comme Lacan nous l'enseigne : « Je crains qu'il ne vienne ». Donc c'est quelque chose qui a affaire avec le désir. C'est, je ne dirais pas pareil mais presque, je serais tenté de dire presque la même chose en grec. D'abord ce  en grec ne s'exprime pas avec n'importe quel temps verbal mais avec des temps verbaux qui indiquent quelque chose de l'ordre du désir. Le grammatologue souligne la différence entre la négation discordantielle et la négation forclusive, le « ne »en français, il le considère comme discordantiel, Lacan travaille beaucoup là-dessus dans différents séminaires, c'est cette indication d'un désir formulé à la manière de la dénégation. Ce qui est cohérent avec Freud, puisque  pour Freud la négation « ma mère, ce n'est pas ma mère » dans le rêve, c'est comme ça que commence l'article de Freud, c'est justement par cette négation qui tombe sur l'objet, la mère, eh bien, c'est la reconnaissance que c'est vraiment la mère. C'est une Aufhebung qui fait émerger, sans que le sujet le sache. Parce que si vous lui dites «  Écoutez, c’est votre mère. Vous dites que ce n'est pas votre mère mais ça l’est », il ne va pas l'accepter. Il ne peut pas. Puisque c'est un temps suspendu, c'est la suspension du refoulement mais ce n'est pas pour autant que le refoulement disparaît. Il est suspendu.

Alors, ce «ôs mè », qu'on peut traduire ainsi « comme non », résume à mon avis la formule de la vie messianique. Dans quel sens ? Dans le sens même de l'appel. L'appel messianique en effet destitue« ôs mè » toute vocation factuelle, tout statut factuel et introduit une urgence qui n'est pas celle du temps. Ce n'est pas l'urgence du temps. Mais c'est urgent, il faut le faire, c'est urgent. Ce n'est pas de cet urgent qu'il s'agit. Ce n'est pas l'urgence du temps mais plutôt celle de l'attente. C'est l'urgence de l'attente. C'est autre chose. Et l'attente de quoi ? Qu'est-ce qu'on attend dans ce temps messianique ? Parce que nous attendons des choses. Nous attendons que ça aille mieux, que quand il y a des problèmes de santé ça puisse se résoudre, des problèmes dans les couples, bon on va voir par quelle voie on arrive à… Nous sommes tout le temps avec des moments qui ne sont pas toujours faciles et qui parfois font que notre vie vive dans une urgence qui est « autre urgence » … d'urgence messianique. C'est une urgence dont le but, ce n'est pas le mot qui me convient, le telos, τέλος, parce que le but et la fin, la finalité, ce n'est pas la même chose. Disons le telos qui consiste dans le fait que les figures de ce monde, comme les appelle Paul, schèmata tou kosmou, σχήματα τοῦ κόσμου, passent.

Et c'est intéressant parce que vous voyez la conception qu'ils avaient du kosmos. Ce n'est pas la conception grecque où le mot kosmos veut dire harmonie, beauté, forme parfaite, tout ce que vous voudrez… Lisez n'importe quelDialogue de Platon ! Le kosmos… ou dans les présocratiques, le kosmos c'est l'ordre, c'est ce que le Créateur a fait. Dans la tradition hébraïque, du chaos, du tohu-bohu, il a fait un kosmos, il a fait un ordre. Dans la tradition catholique chrétienne, pas seulement catholique mais chrétienne, le Créateur a fait, bien sûr un kosmos à partir de quoi, pas d'une matière préexistante même si elle était en forme comme tohu-bohu, mais à partir de rien, ex nihilo. Je parlerai, le moment venu, puisque je trouve ça…, je crois que notre ami Pierre-Christophe a travaillé cette question chez Aristote, vous pouvez intervenir, ce sera tout à fait formidable que vous puissiez m'aider dans ce travail qui est difficile.

Donc c'est le passage, c'est « ôs mè », c'est cette attente pour que schèmata tou kosmou passent ; on peut  traduireschèmata par formalisations, formes. Tout ce que je viens de vous dire, vous le trouvez dans la Première Lettre aux Corinthiens : 7, 29, comme je l'ai dit. Je le lis en français, je ne vais pas vous embêter avec le grec, même si les traductions sont toujours à réviser. Je passe un temps énorme à revoir les traductions parce que parfois elles sont catastrophiques. Mais faisons confiance ! Comme j'ai mis entre parenthèses certains mots grecs, je crois qu'ils ne sont pas si loin du texte originaire. Dans la Première Lettre donc aux Corinthiens : « Voici ce que j'ai dit, frères, c'est que le temps est court, sunestalménos, contracté, car la figure de ce monde παράγει, transite, passe ». C'est un passage. C'est vrai que ça se prête à une interprétation difficile puisque si évidemment, il ne dit pas que le mondepasse ; c'est la figure de ce monde qui passe, puisque le monde tout en étant créé par le Créateur,  est ce monde, organisé structurellement par quoi ? par la hamartia, ἁμαρτία, par les péchés, que Lacan traduira dans le séminaire sur l'éthique par « manque ». Curieuse traduction ! Ce n'est pas le monde en tant que création de Dieu dans la tradition chrétienne et de Yahvé dans la tradition hébraïque, ce n'est pas ça qui doit passer, c'est schèmata, c'est sa forme, c'est-à-dire cette déformation qu'il a subie du fait de l'introduction de la hamartia, de la faute.

Et donc, cette question de la faute qui apparaît d'une manière si virulente, la faute et la culpabilité, et je termine là-dessus, dans la littérature de Dostoïevski par exemple. Je pourrais faire allusion à tant de ses œuvres, en particulier à ce personnage incroyablement admirable, Aliocha, dans Crime et châtiment, ce personnage presque angélique, mystique presque, hors du monde, parce qu'il n'est pas dans les crimes et les châtiments, il est dans le monde mais il n'y appartient comme dira saint Jean dans son Évangile : « Vous êtes du monde mais vous n'êtes pas dans le monde ». Évidemment ça se prête à une interprétation qui consiste à faire entendre qu'il faut la « fuga mundi ». Il faut fuir le monde. Toute la dimension monastique du monachisme égyptien qui est le premier, c'était non seulement d'abord l’érémitisme, puis par Cassien qui a compris que chacun de son côté ça ne marchait pas, il les a réunis en communauté. C'est Cassien qui a fait cette œuvre incroyable d'intelligence de leur donner un hégoumène, quelqu'un qui organise. Ça c'est un effet d'une intelligence du monde comme étant mauvais, alors que dans les Écritures le monde créé par Yahvé, à chaque étape de la création, la terre, la mer, les étoiles, les animaux, il disait : « Et ça c'est bon ». Eh bien ça s'est transformé en mal et donc il faut fuir ce mal… C'est un choix bien sûr où les éléments psychiques… il n'est pas irresponsable celui qui fait ce choix, il y est engagé. C’est un choix, même si c'est inconscient avec toutes les conséquences, les privations de tout ce qui fait partie de la vie : les biens, puisqu'ils font vœu de pauvreté, la sexualité puisqu'ils font le vœu de chasteté et la liberté puisqu'ils font vœu d'obéissance.

Voilà donc comment quelque chose qui chez Paul est nommé avec des formules si complexes, ne serait-ce que la dernière que j'ai citée, ôs mè, « comme non », ce n'est pas « non », c'est « comme non ». Eh bien, comment ça a pu être interprété ? Voilà la fonction de l'interprétation et les conséquences de certaines modalités interprétatives. Des conséquences non seulement individuelles, et c'est dommage que nous ne puissions pas aborder la question du Temps logique puisque Lacan insiste surtout dans le troisième temps, celui dans lequel ils sortent de la prison, pas de la caverne, de la prison, donc ils ont commis une faute ! On ne rentre pas en prison comme ça ! Eh bien, on ne sort pas de la prison tout seul. On sort le groupe. Et  je vais terminer là-dessus très vite. Les associations analytiques ne s'en sortiront  d'une manière disons digne de leur maître que s'ils sortent de la prison qui les enferme et qui est une prison fabriquée surtout par un manque de raisonnement, puisque c'est un temps logique.

Et là-dessus mes chers amis, je termine ma collaboration. Voilà.

Anne Videau — Jorge, merci pour ce moment extrêmement fort dans les différentes analyses que tu nous as proposées de Saint-Paul et des termes précis qu'il utilise pour nous poser dans un temps messianique à l'orée du christianisme. J'aurais des petits points sur lesquels j'aurais…, justement parce que tu travailles avec la matière même du texte, avec la matière même des signifiants qu'il utilise, en particulier sur le  ho nun kairos c'est-à-dire l'opportunité du maintenant et tu citais Podgorny que je ne connaissais pas d'ailleurs, et tu suggérais donc qu'il faisait venir ce terme, le  kairos, du verbe keiro, couper, et donc, enfin ce que j'entendais dans ce que tu disais et il me semble que tu n'es pas allé jusqu’au bout de cette possibilité quand tu énonçais au sens de « couper un nœud », mais c'est au sens peut-être où les routes, on dit en français « les routes se coupent », c'est-à-dire c'est un croisement et en même temps une coupure peut-être. En tout cas c'était ce qui me venait quand tu utilisais cette référence.

J'ai été également très passionnée par la manière dont tu as parlé du renversement de la dénomination de Paul par lui-même, de Saül à Paulus. Parvulus, ça veut dire le tout petit, c'est vraiment un diminutif en latin, c'est le plus petitquasiment. Et puis de ce qu'on peut entendre de ce que serait aujourd'hui pour nous, pour d'autres, le temps messianique et comment on peut l'interpréter ? Sur le ôs mè, tu soulignais bien que cette négation mè, c'est une négation qui est modale et tu as failli la traduire « comme si », tout à l'heure.

J. Cacho — J'ai fait un lapsus.

A. Videau — Oui, mais je me suis demandée quand même si « ôs mè », ce n’est pas : « comme si pas » ? Parce que le  mè, c'est une modalisation précisément, tu suggérais, ce n'est pas comme « pas », mais c'est « comme si pas », peut-être ? C'est ce que tu dis mais il me semble que dans la traduction on pourrait peut-être s'avancer un tout petit peu plus. Voilà pour ma part les voies qui m'ont retenue particulièrement.

J. Cacho — Merci beaucoup Anne, je tiens compte de tes remarques. Évidemment il faut une connaissance de la langue française. Comme maintenant je n'habite plus en France… Tu me poses la question des routes qui se croisent. Je te remercie pour cette observation.

Sur la problématique de « comme si pas », ça me semble  délicat. Parce que si « comme si pas », « si » laisse entendre que ça serait possible. C'est un conditionnel : « si ».

A. Videau — « Comme si », c'est « als ob », c'est-à-dire que le mè, introduit une virtualité. Voilà la difficulté…

J. Cacho — … une virtualité qui met  à l'écart, c'est «ôs mè », il n'y a pas de virtualité.

A. Videau— D'accord.

J. Cacho — C’est ça. Vous me donnez le mot exact. Il n'y a pas de virtualité dans le ôs mè, et je me suis rendu compte en le disant que j’ai fait un lapsus – comme si –, alors qu'il n'y a pas de virtualité.

I. Dhonte — Oui, moi je suis comme vous, absolument sous le charme des démonstrations de Jorge ! Si je faisais un peu le trublion… Il y avait une difficulté à cette époque, c'est-à-dire au moment de Paul, où il y avait cette hérésie du millénarisme, c'est-à-dire qu'il y aurait eu la fin du monde, d'y penser, et que le Messie étant arrivé, qu'est-ce qu'on faisait de ce temps, le temps d'après ? D'ailleurs, je vois là, la vingt-cinquième heure. C'est-à-dire comment penser ce temps entre ce que tu as dit du temps de l'arrivée du Messie, de la transformation, et du jugement. Et là, ce que tu as introduit et qui me paraît absolument fondamental, c'est la coupure. La coupure. C'est-à-dire entre le Un du Messie qui a tout accompli en soi et puis l'espèce d'anéantissement, de jugement, etc., il y a la coupure. Et là, tu as à ce niveau-là, amené ce que tu as appelé la fonction messianique. Ce n'est pas le rien, la coupure. C'est là où il y a la voix, c'est là où il y a le changement presque anthropologique, et c’est là où tu parles de ce temps contracté. Et là tu reviens à Freud, parce que Freud dans sa critique disait « Mais la religion a évacué le temps du temps et il faut ramener le monde dans le temps », là tu dis mais non, ça y était aussi si on pense cette fonction messianique, c'est-à-dire qu'il y a un temps contracté, et là aussi je trouve que c'est très éclairant pour relire quelque chose aujourd'hui, avec les angoisses qu'on a à nouveau de fin du monde, de ce temps qu'on perd et qu'on ne met pas en fonction. Voilà. C’est un petit peu débridé ce que je t'amène là, mais…

J. Cacho — Je te remercie beaucoup. Ce sont des remarques tout à fait importantes. Je vais faire une remarque qui me semble très…, je n’ai pas eu le temps… mais c'est écrit : c'est qu'à mon avis, ce qui s’est passé, c'est que les gens qui étaient autour de Paul, de différentes communautés, et je parlerai tout de suite de celle de Thessalonique, des Thessaloniciens, qui est la première lettre que Paul a écrite, des deux, il y en a deux, c'est que les gens s'en foutaient du temps messianique puisqu'il venait du judaïsme. Le temps messianique c'était un temps à venir et puis surtout un temps de bonheur. Ce n'est pas le temps comme le présente et l'articule Paul. Il n'y avait pas besoin de se transformer, c'était le temps de l'attente que ça arrive et que la situation s'améliore, ce qui est notre temps, notre manière de vivre le temps en général. Chez les Thessaloniciens, Paul se trouve avec une difficulté majeure, c'est que, comme le temps messianique va arriver, eh bien on ne foute plus rien. Et Paul leur dit « mais réveillez-vous, mettez-vous au travail ! » Le temps messianique ce n'est pas qu'il va arriver, il est déjà arrivé, c'est qu'il n'est pas arrivé encore et c'est une différence que je n'ai pas pu aborder parce que le temps passe, je n'ai eu qu'une semaine mais c'est très bien, ça arrive comme ça, chacun apporte ce qu'il peut. Et c'est que les Thessaloniciens n'avaient absolument pas compris de quoi il s'agissait, ils ne concevaient pas du tout le temps messianique comme une transformation. Une transformation dont ils ne savaient pas très bien en quoi ça consistait, ce qu'ils savaient c'est que Paul disait « tu restes dans l'état où tu es, esclave, esclave ; joyeux, joyeux ; triste, triste », mais il y a une transformation puisque tu ne seras plus triste pour les mêmes raisons, tu ne seras pas esclave d'un maître mais de Dieu, enfin les exemples que j'ai donnés. Et il s'est débattu avec ces difficultés majeures parce que personne n'attend le Messie. Qui attend ? Est-ce que parmi vous il y a quelqu'un qui attend une transformation ?

Michelle Mayer — Les djihadistes.

J. Cacho — C'est à voir s'ils attendent ça. Je ne pense pas que ce soit lié à la religion, même s'ils se prétendent comme tels. Enfin c'est une opinion, on ne va pas discuter maintenant, c'est un problème extrêmement complexe. La source, à mon avis, évidemment se trouve dans la guerre d'Irak, c’est de là que s'est organisée toute cette monstruosité.

Mais les chrétiens n'attendent rien. Parce que personne… Qui veut se transformer ? Est-ce que les analysant et les analystes… Qu'attendons-nous de l'analyse ? Comme Lacan le dit, dans un de ses écrits, il avait rencontré en Amérique un analyste freudien, complètement apathique de son boulot, mais disant : « Bon ça me permet de vivre confortablement ». Voilà. Voilà une transformation messianique ! [Rires].

A. Videau — Pierre-Christophe voudrait prendre la parole.

P.-Ch. Cathelineau — Merci de cet exposé extrêmement riche. Je voulais faire deux remarques sur le kairos et le temps opportun. J'ai pensé, et je ne sais pas si c'était dans la culture de Paul, à ce terme de l'Éthique à Nicomaquepour caractériser le temps de la prudence et de l'acte. C'est-à-dire le temps opportun c'est le temps de l'acte, comme tu l'as très bien dit, qui ne pouvait avoir lieu qu'à ce moment-là pour être un acte réussi. Ce temps opportun c'est le temps de l'accomplissement. Alors je me suis posé la question de savoir s'il y avait cette référence aristotélicienne dans la pensée de Paul, mais en tout cas, même si elle n'y était pas, ici ça faisait partie en quelque sorte du fonds culturel grec de Paul, il y a cette idée que c'est le temps d'un acte qui "épistrophait", qui transforme d'une position d'attente à une position d'accomplissement. Et alors justement je voulais te poser la question de ton intention de faire cet exposé sur le messianisme paulinien dans la perspective précisément de ce que tu viens de soulever, à savoir, qu'attendons-nous de nos actes ? C'est bien ça que tu poses comme problème en mettant en évidence l'actualité d'un messianisme, on va dire fidéiste, pour une pratique qui justement suppose que l'Autre soit vide. Donc, je voulais savoir comment, par rapport à la dernière remarque que tu as faite, tu estimes que la pensée de Paul est une incitation pour précisément la transformation de nos actes ?

Jorge Cacho — Merci beaucoup Pierre-Christophe. Sur la première question,  je ne pense pas, parce que dans la tradition chrétienne l'aristotélisme n'est entré qu'à partir de Maxime le confesseur, c'est-à-dire du VIIIe siècle. Alors, est-ce que ça faisait partie de la culture ? Chez Paul ça ne semble pas soutenable,  pour une simple raison, c’est que le grec de Paul est un grec très mauvais. Autrement dit, tous les spécialistes de Paul dont le père Lyonnet, un Français que j'ai connu à l'Institut biblique de Rome, qui a écrit beaucoup de choses, c’est un des grands spécialistes, mettent en évidence que derrière, au-dessous du grec de Paul, il y a l'araméen. C'est-à-dire que Paul n'était pas hellénisé véritablement, ce n'est pas le cas de Luc. C'est comme les textes de César. C'était un historien, médecin, très cultivé, on lisait les Actes des apôtres… c'est une histoire de l'Église primitive, qu’ils décrivent d'une manière merveilleuse. Ce n'est pas le cas de Paul, c’est pourquoi il est très difficile et on peut dire beaucoup de bêtises sur lui. Par exemple l'universalisme de notre ami Badiou. J'avais fait une note dans un numéro de La Célibataire, je ne voulais pas déployer ça parce que pour moi il est détestable, son livre sur l'universalisme de Paul. L'universalisme, nous le trouvons chez Philon d'Alexandrie, dans sa Présentation aux ambassades, pour défendre la communauté juive dont il faisait partie, dans son texte des Ambassades, puisqu'il était représentant de son peuple, eh bien, il a fait savoir que la loi juive, ce n'était  une loi contre personne, qui ne menaçait personne, qui était une sorte de loi naturelle universelle. Et toutes ces erreurs qu'on a faites, j'en ferai un jour (un texte) mais pas cette année puisque c'est déjà organisé. Je ne peux pas supporter ces erreurs, dans n'importe quelle matière, qu'on dise n'importe quoi ! Pour un analyste c'est insupportable, y compris dans la théorie analytique. Eh bien, j'ai dans la tête l'idée de faire un travail sur le statut de la loi chez Paul qui n'est pas du tout ce qu'on pense, qu'il a évacué la loi et a mis à sa place la grâce. Ce n'est pas du tout ça. C'est une articulation beaucoup plus complexe. Bon, je dis ça en passant.

Ta question m'intéresse beaucoup, qu'attendons-nous de nos actes ? D'abord, est-ce que nous faisons des actes ? Ça serait, je dirais, le propre de l'analyste et le propre de l'analysant. Et dans le Temps logique c'est d'un acte qu'il s'agit, d'un acte commun. Mais qu'attendons-nous de nos actes, ça nous ne pouvons pas le savoir avant, nous le savons après. L'assertion [de certitude] anticipée. Dans l'analyse qu'est-ce qui nous arrive ? Tout d'un coup nous nous trouvons dans une situation inattendue, c'est un acte qui a été commis, dont certains effets ne sont pas nécessairement très agréables mais qui sont décisifs dans la vie d'un sujet. Quand vous demandez « Qu'attendez-vous de vos actes ? », les gens en général répondent des choses très positives. Alors nous sommes bien placés par notre propre expérience comme analysant et comme analyste pour savoir que ce que les actes produisent ce n'est pas toujours merveilleux, mais ce sont des actes, c'est ça qui est important. C'est-à-dire que c'est un problème éthique. Ce n'est pas l'éthique de la eudaimonia, εὐδαιμονία, ce n'est pas l'éthique du bonheur, ce n'est pas un renoncement au bonheur non plus, mais ce n'est pas ça. C'est un acte éthiquement accompli. Les conséquences on verra ! D'abord, c'est après coup, « nachträglich » et puis qu'est-ce que nous pouvons en faire de ces conséquences qui nous échappent puisque c'est de la certitude anticipée. Celui qui sort de la prison, dans laquelle nous sommes, celui qui sort, eh bien il est sorti parce qu’à un certain moment il ne pouvait pas ne pas sortir mais il ne sait pas pourquoi il est sorti. Autrement dit, il ne savait pas qu'il était ce qu'il portait derrière, quels étaient ses signifiants ? Je ne réponds pas à ta question mais ta question me pose ces questions que je viens de te dire et je trouve que c'est tout à fait positif cette question qui me fait me questionner sur ce qui nous rassemble. Parce que ce qui nous rassemble, c'est l'analyse ici, non ? Enfin je pense… et j’espère.  Merci beaucoup. Et nous continuons à travailler !

Anne Videau — Merci Jorge. Nous nous retrouverons le 28 janvier 2016.

1 Jacob Taubes, La théologie politique de PaulSchmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, Traces écrites, Seuil.

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