Thierry Florentin : L'effroi du sexuel

Comité Freud, Colloque de Tel Aviv, le 28/02/2016 

 

Quel est le mystérieux ingrédient qui donne joie et sens à la vie ? Y a-t-il un secret à découvrir ? John Houston

 

Dans un fascinant documentaire portant sur l’accueil et le traitement des névroses de guerre des GI américains retour du continent européen en 1945, au Mason General Hospital de Long Island, Let there be light, film tellement insoutenable que les autorités américaines en interdirent sa diffusion, John Houston pose cette question, au moment où il nous montre ces mêmes jeunes gens, arrivés brisés moralement et psychiquement des horreurs du combat, disputer dans la jubilation et le rire partagés l’incontournable partie de base-ball, signe américain de la socialisation et du bonheur de la vie en groupe. Pour ceux-là, suivis du début de leur arrivée jusqu’à la fin du film, ils ne tarderont pas à être démobilisés et revenir dans leurs foyers, non sans que le médecin ne les ait réunis une dernière fois pour leur expliquer les vertus de monter un small business, une petite affaire, telle qu’acheter un petit terrain, et se lancer dans l’élevage de poulets.

Frère d’arme, et pourtant à l’opposé de ces GI dont l’histoire semble avoir commencé avec la guerre, le film du français Arnaud Desplechin Psychothérapie d’un indien des plaines, directement adapté de l’ouvrage éponyme de l’anthropologue et ethnopsychanalyste Georges Devereux, qui soigna Jimmy Picard à Topeka, au Winter Veteran Hospital, illustre la dimension historique personnelle et familiale conflictuelle à l’œuvre dans les troubles psychiques de Jimmy Picard vétéran de guerre, ainsi que la mobilisation transférentielle énorme que Georges Devereux dut aller puiser dans ses ressources personnelles, d’homme et d’immigré (il était hongrois, ayant soigneusement dû dissimuler ses origines juives durant la seconde guerre mondiale), pour accéder à un échange de parole vraie avec le patient.

Entre les deux, je ferais une petite place à un émouvant et confidentiel film français, Les fragments d’Antonin, passé presque inaperçu, et pourtant fiction extrêmement documentée, mélangeant des images d’archive, et reconstituant le drame d’un instituteur de campagne heureux et sans histoire jusqu’à sa mobilisation et les combats de la première guerre mondiale, et qui illustre les débuts d’une science psychiatrique balbutiante, et du désarroi premier des médecins face à des lésions traumatiques persistantes, et qui ne s’avèrent cependant ni physiques, ni neurologiques.

Freud en effet, en 1914, en dehors de quelques articles d’ailleurs plutôt rédhibitoires du psychiatre Angelo Hesnard, n’est pas encore traduit en français, pour cause d’antagonisme patriotique, ce ne sera qu’en 1926 qu’une Société de Psychanalyse Française verra le jour !!

En France, en 1914, le traitement du traumatisme psychique de ces guerriers brisés, et se présentant d’ailleurs littéralement de cette manière, courbés en deux, incapables physiquement de se redresser, il a fallu inventer un mot nouveau, un signifiant dédié, l’acamprosie, c’est le courant électrique, faradique ou galvanique, rapidement surnommé la torpille, et qui donnera lieu à des procès retentissants qui pour finir permettront de mettre un terme à ces pratiques.

De l’autre côté, sur l’autre bord, dans tous les sens du terme, il y a Freud, qui se retrouve, malgré lui, puisque non mobilisable, Sur le front des névroses de guerre, pour reprendre le titre de l’ouvrage fameux de Kurt Eissler, tout comme d’ailleurs l’est Sandor Ferenczi pour la Hongrie, et Karl Abraham pour l’Allemagne.

Le témoignage de Freud sera d’ailleurs sollicité par le ministère de la Guerre autrichien, en Octobre 1920, afin d’éclairer une Commission officielle d’enquête sur de tels traitements de stimulation électrique contre le Pr Julius Von Wagner-Jaurreg. Bien que tourné de façon habilement politique, tentant de préserver la bonne intention des psychiatres militaires viennois, Jaurreg avait été son ami, Freud n’en oublie pas pour autant d’essayer de promouvoir, sans succès, on le sait par un courrier qu’il écrit à Abraham le même octobre 1920, le travail de son élève Ernst Simmel, fondateur d’une clinique pour le traitement psychique des névroses de guerre à Poznan.

Simmel, qui eut l’occasion de présenter lui-même son travail lors du Vème Congrès International de Psychanalyse, qui se tint à Budapest les 28 et 29 Septembre 1918, en compagnie des mêmes Abraham, Freud, et Ferenczi.

Et c’est à l’occasion de la publication des travaux de ce congrès, une année plus tard, en 1919, que Freud posera, dans son introduction, Einleitung zu : Zur Psychoanalyse der kriegsneurosen, (Introduction à: Sur la psychanalyse des névroses de guerre) la question du rapport de la théorie freudienne générale des névroses sexuelles avec la névrose traumatique.

En s’adressant aux adversaires de la psychanalyse, il leur dit : « Si l’étude-encore très peu approfondie-des névroses de guerre ne permet pas de reconnaître (en italique) que la théorie sexuelle des névroses est juste, c’est tout autre chose que si elle permettait de reconnaître que cette théorie n’est pas juste.

Et cela est également vrai, continue t-il, « de l’autre face des névroses de guerre, la névrose traumatique, qui se présente en temps de paix, après une grande peur ou de graves accidents. »

Néanmoins, reconnaît-il, la névrose traumatique, pas plus que la névrose narcissique, c’est ainsi qu’il appelle alors le groupe des psychoses- dementia precox, paranoïa, mélancolie- ne nous apportent encore aucun éclairage supplémentaire sur la théorie de la libido, à l’œuvre dans la névrose ordinaire des temps de paix.

Ces trois groupes de névroses ne sauront s’intégrer que lorsque, dit-il les études sur les relations indubitables entre la terreur, l’angoisse et la libido narcissique seront arrivées à un résultat.

Mais il s’agit ici d’une présentation de travaux des collègues, Abraham et Ferenczi, et il ne saurait être question pour Freud d’y développer une théorie. Tout juste s’agit il, de ne pas refermer la question, et Freud se contentera d’amorcer l’ébauche d’un parallèle entre la névrose traumatique, où le Moi se défend contre un danger qui le menace de l’extérieur, et la névrose ordinaire où le Moi considère les prétentions menaçantes de sa libido comme l’ennemi. Dans les deux cas, libido intérieure, ou forces extérieures, il y a peur du moi devant sa propre lésion.

Et il termine par cette toute petite phrase énigmatique : A juste titre, on peut décrire le refoulement qui fonde toute névrose comme une réaction à un traumatisme, comme une névrose traumatique élémentaire.

Cette phrase est énigmatique, car en effet, elle montre une fois de plus ce qui fait l’embarras constant de Freud, son malaise, comment rendre compte de l’écart entre névrose traumatique et névrose ordinaire, en tentant de concilier d’une façon cohérente ce que nous offre la clinique et ce qu’il en est de son élaboration théorique. Elle pose par exemple le problème de la perversion, et de ce qui advient à l’enfant devant la découverte que la mère est castrée. Un trauma qui va déterminer structurellement, irréversiblement, l’ensemble de sa vie ultérieure.

Mais ne nous dispersons pas, et revenons au texte de Freud. S’il accepte de rester aussi peu précis, c’est qu’il réserve sa réponse sur un texte majeur et crucial, qu’il a déjà en tête et qu’il rédige à la même période, 1919-1920, L’au-delà du principe de plaisir.

Ce qui fait défaut au psychisme, va-t-il dire en substance, dans la névrose traumatique, c’est l’angoisse- Angst.

Et c’est précisément parce que l’angoisse manque, angoisse qui permet lorsqu’elle est là le surinvestissement des systèmes pare-excitations, et qui en manquant laisse le psychisme démuni et dans l’impréparation à accueillir l’excitation traumatique, qu’il n’y a plus place alors que pour l’effroi- Schreck, dit Freud, subit et violent, cause inattendue de l’effraction étendue de ce même système pare-excitation.

Et il propose cette idée originale, que la répétition inlassable - autant dans le rêve que dans la fixation à la scène traumatique- qui fixe le sujet à l’évocation et au souvenir permanent de l’événement, doit être perçue comme une tentative pour faire revenir l’angoisse protectrice du psychisme, et maîtriser rétroactivement, dit il, la brutalité de l’excitation traumatique.

Cette répétition n’est pas accomplissement de désir, ni symptôme de compromis, mais tentative de réparation, même si vouée à l’échec.

Dès lors, il ne saurait être question- et qui d’ailleurs y songerait !!-, de traiter la névrose traumatique par la méthode de l’association libre.

Du fait même de la stase du souvenir douloureux, auquel tout ramène, un bruit, un visage, un lieu, une date, un événement anodin, etc., et ceci sans fin, et dont pourtant rien ne part, le traitement de la névrose traumatique nécessite un abord spécifique.

Du trauma, il n’y a ni passé, ni avenir, ni transmission, ni effacement, ni oubli, ni élaboration, juste une perpétuelle condamnation à la stase douloureuse de la rumination et de l’effroi.

« Il ne dort ni ne sommeille le gardien du trauma ».

Dans le début de son enseignement, au début des années 50, Lacan va être amené à commenter une phrase majeure de Freud au sujet de l’hallucination de l’homme aux loups : « De la castration, même au sens du refoulement, il ne voulait rien savoir », écrit Freud, en nommant ce processus psychique du terme de Verwerfung.

Lacan propose en 1954 une première traduction à ce mécanisme « dont l’effet écrit-il est une abolition symbolique, le terme de retranchement »

 

Plus tard, lorsque l’article sera publié, en 1966, dans les Ecrits, Lacan rajoutera une petite note de bas de page : « comme vous le savez, écrit-il, à mieux peser ce terme, la traduction qui a prévalu depuis est forclusion. »

Terme qui a eu le bonheur, et la fortune que vous savez, puisqu’il est désormais chevillé au nom de Lacan et à la psychose.

Eh bien, je vous propose de ramasser ce terme de retranchement dont Lacan n’a pas voulu, qu’il a délaissé, et qui s’applique me semble t-il d’une manière assez heureuse aux suites du trauma psychique. Ce terme peut nous évoquer autant dans son sens courant une position militaire défensive, une place forte inexpugnable, que, en termes logico-mathématiques, la suppression d’une partie d’un tout. Une partie du sujet s’est, avec le trauma, isolée du vivant, retranchée sans communication ni liaison aucune, au sein d’un organisme resté as if, comme si.

Peu avant l’Au delà du principe de plaisir, auquel il y fait souvent allusion, Freud publiait en 1919 un petit texte Das Unheimliche, the Uncanny en anglais. Je ne sais pas s’il a donné des difficultés à son traducteur anglais, James Stratchey, mais sa première traductrice française, Marie Bonaparte n’était qu’à moitié satisfaite de la traduction qu’elle lui avait donné, et qui est restée L’inquiétante étrangeté, en français.

A la vérité, ce terme est tout autant indéfinissable qu’intraduisible. Freud le savait pertinemment, puisque dans toute une première partie de son article, conséquente, il passe en revue les différentes définitions qu’en donnent les dictionnaires de l’époque, qu’il reproduit intégralement, dans toutes les acceptions du terme. Il trouve même un dictionnaire qui lui dit que dans certaines régions de l’Allemagne, Unheimlich, c’est Heimlich, ce qui est Unheimlich pour les uns cela signifie Heimlich pour les autres. Puis il l’examine dans toutes les langues, le latin le grec, l’anglais, l’espagnol, l’italien, le portugais, l’arabe. En hébreu, dit-il « Unheimlich coïncide avec démoniaque : qui fait frémir ».

Je vous propose de traduire Unheimlich- et c’est bien ce qui arrive à nos patients, quelque chose de brutalement hostile et inconnu, qui fait irruption violente à l’intérieur, puisque Heim, c’est la maison, le domicile, au plus intime,-je vous propose de traduire ce terme Unheimlich par Inaccueillable.

Transformons le déjà en Inaccueilli

 

Thierry Florentin

 

 


Bibliographie :
Davoine F., Gaudilliere Jean Max: History beyond Trauma. Other Press. New-York 2004. Trad.

française: Histoire et Trauma. La folie des guerres Paris. Stock. 2006.
Eissler K.R.: Freud und Wagner-Jaurreg. Trad.française : Freud sur le front des névroses de guerre Paris.

PUF. 1992

Fassin D., Rechtmann R. : L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime. Paris. Champs Flammarion. 2007.

Freud S.:
-Das Unheimliche. Trad. française : L’inquiétant. 1919. Œuvres complètes. PUF. Paris. Tome XV. Pp.

148-188.
-Einleitung zu: Zur Psychoanalyse der kriegsneurosen. 1919. Trad. française : Introduction à: Sur la

psychanalyse des névroses de guerre. Œuvres complètes. PUF. Paris. Tome XV. Pp. 218-223
-Gutachten über die Elektrische Behandlung der Kriegsneurother. 1920. Trad.française : Rapport d’expertise

sur le traitement électrique des névrosés de guerre. Œuvres complètes. PUF. Paris. Tome XV. Pp. 226-231. -Jenseits des Lustprinzips. 1920. Trad. française : Au-delà du principe de plaisir. Œuvres complètes. PUF.

Paris. Tome XV. Pp. 274-338.

Lacan J. : Réponse au commentaire de Jean Hyppolite. In Ecrits. Paris Seuil 1966. Pp.381-399

Piketty G. : Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, Karl Abraham, Sur les névroses de guerre. Textes du Vème congrès international de psychanalyse. Trad.inédite Olivier Mannoni. Petite Bibliothèque Payot. 2010.

Tatu L., Bogousslavsky J. : La folie au front. La grande bataille des névroses de guerre. (1914-1918) Imago. Paris. 2012.

Tison S. Guillemain H. Du front à l’asile. 1914-1918. Alma Editeur. Paris. 2013