Stéphane Renard : Jeu de paume sans serment

Alors qu’est-ce qui, dans ce noeud, vient marquer 
quand même la place de ce sujet ? 
Je vais éventuellement vous heurter : la place du 
sujet dans le noeud, c’est celle de l’objet a. Car 
c’est ça qui fait la substance du sujet, pas le un, 
le au-moins, dont il pense prendre l’autorité
le caractère sacré, son âme, mais ce qui en fait la
substance, c’est cet objet a, c’est lui qui parle en
chacun d’entre nous. 

Charles Melman, in « Conclusion du Séminaire d’été RSI », 2003.

 

VOICI FINIR LE TEMPS DES UNS

 

Psychanalyste en 2015, le temps est passé de celui où pour lire les textes traitant de la théorie psychanalytique il fallait l'écrire. Peut-être ne faut-il plus maintenant qu'un dire du Réel pour que la psychanalyse s'y lise, de surcroît, au moins pour les psychanalystes.

 

Si nous ne distinguons pas clairement le Réel, si nous ne répétons pas mille fois par jour, à chaque respiration[1], que de l'organisation humaine quelque chose est dérangée, alors à coup sûr, nous n'en serons pas. Nous pourrions courir, gémir, frémir, et même mourir aux idéaux inatteignables de nos vingt ans, comploter en philosophie, prier en religion, intellectualiser, nous ne ferions jamais que rejoindre la horde barbare au lieu d'éprouver cette humanité de bipèdes parlêtres errant dans cette grande chambre noire par laquelle 120 millions d'enfants[2] victimes de notre ignorance dorment dans la rue, refoulant leur haine de ce monde ignoble.

 

Nous pourrions, certifiés sans passe, avoir au premier tour déminé ce que nous analysons  au second des dissolutions successives des écoles de psychanalyses, proclamer la vrai foi, en brandir l'étendard, rallier sur celui-ci les aventuriers perdus de la castration[3]. Nous pourrions, aveuglés, servir le Un en tant qu'il est répétition mortifère sacrificielle de la perte signifiante ce un que nos cures, nos lectures, nos efforts n'auront pas empêché de loger dans les replis inconscients des méandres de nos jouissances. Nous pourrions servir les Uns, peut-être espérerions-nous en être un. Nous pourrions proclamer une main sur le cœur, une autre sur le portefeuille, être détenteur d'un savoir, commensal de Freud, héritier de Lacan, nous ne serions que disciple du maître[4], esclave du signifiant, serf de son caprice, détenteur de la vérité.

 

 

 

 

 

UNE PROMOTION POUR LE VERCORS

 

L'Association Lacanienne Internationale et l'Ecole Pratique des Hautes Études en Psychopathologies[5] , dont la première promotion, celle de 2010-2012, fut baptisée Vercors[6] par son doyen – c'est dire l'urgence ! – ne portent comme seul blason que les trois couleurs du nœud borroméen, un nœud borroméen à trois.

 

Que l'interdit garantit par le père puisse se voir sur le nœud borroméen comme une opération pathologique à de quoi laisser pantois, puisque ce petit nœud indique cette découverte majeure que la castration n'est que de la langue, de lalangue ! Ne voyant plus le Un, à cette occasion,  je vacillais, car avec ce projet s'ouvre un champ de ruines vaste comme le monde : le legs dédié par l'espèce humaine à l'espèce humaine. Peut-il encore après cette opération être autre chose qu'un gros tas de pierres ? Que l'on songe aux  traces de l'antique, aux cathédrales, aux églises européennes de la religion chrétienne bâties en 15 siècles, aux pyramides d'Égypte, à la muraille de Chine, aux  murets qui courent sur les collines et le long des routes limitant l'accès aux bêtes et marquant les limites des parcelles jusqu'à l'absurde des hauteurs, aux anneaux ou ring en Irlande, aux dolmens, aux pierres levées, aux alignements de Carnac : autant de représentants des représentations de l'édifice du Un dans sa continuité spatio-temporelle. Que de tonnes de pierres à sa dévotion ! Il n'est pas, jusqu'à Freud, de proposition, de réflexion, de système, de religion, de politique, de médecine qui n'en relève !

 

Ce à quoi sert de parler, c'est ça notre affaire, c'est l'affaire éternelle du temps présent. La cacophonie de perroquet peut prendre fin.

 

 

LE RÉEL, QUOI LE RÉEL ?

 

NB, NB3[7] est l'avenir de notre pratique. Participent de cette voie nouvelle les cas cliniques dont la résolution transférentielle s'élabore de sa manipulation du nœud, des raboutages des dimensions, des dessus dessous qui viennent rendre compte des intéressantes avancées dont Corinne Tyszler s'est faite à plusieurs reprises l'interprète éclairée.

 

Dans sa deuxième conférence sur les maladies du psychanalyste[8], Melman nous dit non pas : « qui veut porter la bannière sacrée qui porte le nœud qui est le Réel ? », il nous dit de nous saisir de notre responsabilité vis à vis du Réel, et comme un bon maître, nous pousse à aller voir. Allez voir comment nous allons nous organiser pour que ce Réel auquel nous nous affrontons ensemble, pour certains depuis plus de trente ans, nous puissions le faire avec cet outil que Lacan place dans la paume de la main[9] de chacun d'entre nous. Il nous dit de faire un dit du dire de Lacan. Melman dit : «  Jacques a dit : qui veut jouer au coincement de l'objet petit a dans le trou de NB3 par les trois dimensions RSI ?»

 

Faisons le point de ce Réel : de quoi s'agit-il ? Que fait Melman ? Et que faisons-nous avec lui ? …peut-être sans le savoir. À quel Réel s'affronte Melman ?

 

Depuis Lacan, l'hypothèse d'un « réel qui serait tolérable[10] » sans le redoublement d'une  castration patriarcale venant doubler celle que le langage nous offre de structure propose, présente, ouvre une voie nouvelle. L'espoir n'est-ce pas là un bon mot de Malraux ? L'opération signifiante de la perte tente une apparition perce-neige avec le nœud borroméen de Lacan. Alors, est-ce le moment d'un printemps ? La température monte.

 

Ne s'agit-il pas de sortir de cette impasse immémorielle qu'est notre effroi du langage et de ses conséquences ? N'y aurait-il pas dans le langage même quelque chose qui nous anime d'une telle frayeur que s'est mise en place cette religion universelle multiforme du Un pour y faire face ? Ne serait-ce pas ça le Réel ? Ne pourrait-on pas le présenter ainsi avec une chance de le partager ?

 

 

L'ALTÉRITÉ CONTRE LE CHAOS

 

Il est une menace contemporaine qui subsume les divers dérèglements locaux pour embrasser dans son orbe le genre humain. Elle est première au réchauffement climatique, première aux désordres, au conflit entre les sexes, et première aux espoirs aussi en ce sens qu'elle est une menace pour la vie même, et que de s'y affronter correctement traitera de surcroît les maux inférieurs qu'elle englobe. C'est cette menace d'indifférenciation subjective qui est aujourd'hui prioritaire à laquelle il convient de faire face.

 

Si les lois du langage et le langage se maintiennent bien de la différence subjective, la disparition de l'altérité cause la disparition du langage. Spirale familière de la cause et de l'effet qui s'alimentent l'un de l'autre comme la fin de l'origine et la partie du tout. L'auto-analyse de Freud vient jusque là nous enseigner quelque chose que je n'ai vu que peu mentionné dans cet argument. Freud est le premier homme, puisque l'analyse grandit l'homme et la femme, si elle ne les fait pas. Après Freud il n'est plus possible de faire une auto-analyse vierge de précédent. Freud est le premier homme et Lacan certainement le premier père. Jamais il n'y eu de père comme celui-là, concluait Melman au séminaire d'été des Non-dupes errent[11]. Étrange père, assurément un père étranger, soit la figure de l'altérité fondamentale que nous présente Freud dans Moïse et le monothéisme[12].

 

La différence sexuée nécessite l'assomption du réel du corps. Elle autorise qu'une place structurelle en attente soit investie, conquise, puis occupée en responsabilité subjective, et fonde l'altérité. Elle se forge de la symbolisation des mots pour constater, assumer, subjectiver et dire les différences des sexes. C'est une étape essentielle[13]. C'est précisément cette construction progressive de la dimension de l'altérité qui passe par la différenciation sexuelle et la différence sexuée qui se délite sous les coups redoublés d'une certaine modernité.

 

La disparition du langage c'est la fin de la civilisation, le retour à l'ère de la bête, puisque ce qui nous en sépare est bien ce qui vient s'ancrer de notre pouvoir de symbolisation, premier matériel qui forge à coup de signifiants la différence subjective.

 

 

PROGRÈS

 

RECONNAISSANCE ET RESPECT DES LOIS DU LANGAGE

                 DIFFÉRENCIATION SEXUELLE

                             →WORLD  WILDE CIVILISATION DE L'ALTÉRITÉ

                                         →LA CULTURE DONNE LA DIMENSION COLLECTIVE

                                             DE LA RECONNAISSANCE DE L'IMPOSSIBLE

 

 

 

 

DÉCLIN

 

HORS LOIS DU LANGAGE

                   →INDIFFERENCIATION SEXUELLE

                               →INDIFFERENCIATION SUBJECTIVE

                                          →LA CULTURE COMME FAÇON COLLECTIVE DE MÉCONNAÎTRE

                                             L'IMPOSSIBLE[14]

                                                    →DISPARITION PROGRESSIVE DU LANGAGE ET

                                                        RETOUR À UNE LANGUE DE SIGNE

 

 

 

Là est notre Réel, le même que celui auquel s'affronte nos maîtres. Raison pour laquelle il n'est pas de dogme construit d'une reprise de leur enseignement, aussi chers nous soient-ils, qui puisse tenir. L'affrontement à un Réel contre lequel je parle et j'écris, nécessite pour que tienne la place d'où ça parle, ma place au créneau, cette mise en place de la différenciation sexuée, appuyée sur la différenciation subjective et cause de celle-ci, dont la disparition est précisément la menace évoquée ci-dessus.

 

Il semblerait que se présente à nous la pointe avancée, les premiers pas dans le défilé duquel s'engagerait, à ne pas tenir compte des lois du langage, le genre humain.

 

 

 

RIEN NE VA PLUS, FAITES VOS JEUX

 

C'est de ce moment charnière de l'histoire de l'humanité que, semble-t-il, Melman nous parle. Nous avons pour la première fois une arme borroméenne à opposer à ce quelque chose à quoi nous prépare la courte histoire du mouvement psychanalytique pour faire en sorte que le langage ne soit pas notre anéantissement.

 

Lacan conclut L'éthique de la psychanalyse[15] en posant la question de notre devenir quand le livre aura été mangé. Le livre, picaresque en melmanie, est-il mangé ?

 

Monsieur Melman nous a livré trois conférences sur les maladies du psychanalyste. De la seconde je garde en mémoire le précieux travail d'analyse, en direct, prudent assurément, des avatars des dissolutions, reconstructions, motifs et processus subis, souhaités, proposés, adoptés par Lacan, ses élèves et ceux qui en étaient à l'époque. La conclusion achevait ce second tour sur l'interrogation du locuteur sur l'opportunité et des méthodes à engager chacun et chacune à se déterminer, à se saisir de sa responsabilité d'analyste lacanien, à interroger la question du groupe. Car il s'agit de groupe en effet, de groupe de porcs-épics.

 

Dans la troisième il fût aussi question de la passe.

 

Je suis allé voir ce qu'est une institution melmanienne : un groupe organisé par un discours qui serait exempt de la promotion du collectif phallique comme du particulier objectal qui n'est que défense contre le défaut universel de sens de lalangue[16].

 

Nous partirons en vain dans la direction du Un, c’est-à-dire que nous ferons du surplace et serons rattrapés par ce que nous aurions tenté de fuir, si nous ne prenons pas la mesure melmanienne du Réel qui se présente sous la forme de NB3, celui d'un nœud borroméen, résolument à trois. 

 

 

 

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[1][1] Sigmund Freud, Esquisse d'une psychologie scientifique, « Quand la complexité s'accroît à l'intérieur, le système neuronique reçoit des stimulations venant de l'élément corporel lui-même, des stimulations endogènes qui doivent aussi être déchargées. Celles-ci trouvent leur origine dans les cellules du corps et il en résulte les 3 grands besoins – la faim, la respiration, la sexualité – », 1895.

 

[2] Estimation 2012 de l'UNICEF

 

[3] Lors de la leçon du 10 février 2012 donnée dans le cadre de l'EPHEP, CHM utilisa cette locution à propos de la castration « Les Aventuriers de la Castration perdue

 

[4] Charles Melman, « Le psychanalyste est un maître qui n'a pas de disciple », conférence, 1993, Le trimestre psychanalytique.

 

[5] École Pratique des Hautes Études en Psychopathologie ou EPHEP, Établissement d'enseignement supérieur reconnu par l'État, 25 rue de Lille 75007 Paris.

 

[6] Charles Melman, conférence France Culture, 2 juillet 2010. « Alors l’idée, je vous le dis en une minute, c’est de reconstituer le Vercors. Autrement dit un lieu de résistance, un lieu de réflexion, un lieu d’analyse. Alors évidemment, le Vercors n’a pas eu un destin envié, mais on s’en fiche ! ».

 

[7] NB : Nœud Borroméen, NB3 : Nœud Borroméen à trois.

 

[8] Charles Melman, « Les maladies du psychanalyste », conférences, 12 octobre, 2 et 16 novembre 2015, ALI, notes de rédaction.

 

[9] Charles Melman, « Quatorze ans après… conclusions ou ouverture ? », intervention au séminaire d'été Les non-dupes errent, 1997, site de l'ALI.

 

[10] Charles Melman, « La question de l'espace dans la phobie », 2014, La phobie, Collectif, Paris, Éditions de l'Association lacanienne internationale, p.288.

 

[11] Charles Melman, « Conclusion du Séminaire des Non-dupes errent », 11 juillet 1997, Bulletin Freudien, N° 95.

 

[12] Sigmund Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, roman historique, 1939.

 

[13] Charles Melman, Fréquence Protestante, 9 juillet 2015, « C'est la distinction des sexes qui permet de reconnaître une dimension essentielle qui est celle de l'altérité ».                                                                          

[14] Charles Melman, Problèmes posés à la psychanalyse, Éditions Érès, 2009, « L'hystérique, naissance et échec de la psychanalyse », p.29.

 

[15] Jacques Lacan, L'éthique de la psychanalyse, séminaire VII, 1959-60, Éditions de l'ALI, mai 1999.

 

[16] Charles Melman, Éditorial, 7 juin 2013, site de l'ALI.